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mardi, 06 mars 2012

Jacques Rancière est vieux

Jacques Rancière est aujourd’hui  non seulement un beau vieillard, mais également un orateur brillant, capable de tenir longuement et sans notes un discours émaillé de références. C’était un plaisir l’autre samedi, à la fête du livre de Bron, de l’entendre évoquer le travail sur le régime esthétique de l’Art qu’il poursuit depuis déjà des années, à l’occasion de la présentation de son dernier livre,  Aisthesis, ouvrage qui a l’ambition d’être à l’esthétique ce que celui d’Erich Auerbach, Mimesis, fut en son temps à la représentation du Réel. Tout comme lui en effet, il s’appuie sur l’étude d’extraits d’œuvres pour exposer peu  à peu un point de vue critique circonstancié.

Jacques Rancière l’avait écrit en 2008 dans Le spectateur émancipé, il appartient « à cette génération qui se trouva tiraillée entre deux exigences opposées. Selon l’une, ceux qui possédaient l’intelligence du système social devaient l’enseigner à ceux qui souffraient de ce système afin de les armer pour la lutte ; selon l’autre, les supposés savants étaient en fait des ignorants qui ne savaient rien de ce qu’exploitation et rébellion signifiaient, et devaient s’en instruire auprès de ces travailleurs qu’ils traitaient d’ignorants ». Quand on se souvient à quel point la question de l’éducation  populaire était alors au cœur des débats et des intérêts, et constituait un enjeu politique d’envergure, on est carrément effrayé d’entendre les lieux communs démagogiques que gauche et droite se jettent aujourd’hui à la figure, de « faut virer les étrangers » à « suffit de faire payer les riches », comme si les discours assénés en permanence sur la crise et le chômage depuis les années Giscard, sur le fric-roi, l’immigration et l’égalitarisme depuis les années Mitterrand, sur l’Europe, le pouvoir d’achat et la mondialisation depuis ce qu’on a pompeusement baptisé « le nouveau millénaire », avaient définitivement enfumé les esprits.

Et tandis que j’écoutais Jacques Rancière évoquer les chapitres de son livre (dont j’aurai l’occasion de reparler puisque je l’ai acheté), je me demandais quelle pertinence gardait la question de l’émancipation de l’individu par le regard ou par la  pensée, à l’heure où on ne parle plus que de socialisation et d’intégration, de catégories ou de communautés sociales, de peuple ou de nation. Le solitaire marginal est de plus en plus KO.et ne peut survivre que résolument réactionnaire. Qu’un président comme Sarkozy ou comme Hollande soit élu, quelle nourriture en sa marge le solitaire trouvera-t-il pour survivre (je parle de nourritures intellectuelles) ? Car la question qui se posait dans l’hexagone en ébullition à l’époque où Jacques Rancière a eu vingt ans et où un vieux général nostalgique de grandeur régnait sur la France est une question aujourd’hui non pas dépassée, mais plus curieusement qui ne se pose plus, ni à notre temps, ni à notre école, ni à nos medias, ni à nos intellectuels, s’il en existe encore dans ce triste village qu’on veut globalisé.  Il est d’ailleurs très significatif qu’on soit passé de l’éducation populaire à l’éducation citoyenne, de la volonté d’élever les gens à celle de les intégrer,en passant du monde où Jacques Rancière était jeune à celui où il est devenu vieux.

 

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Jacques Rancière  Photograph by Giulio Squillacciotti.

vendredi, 06 janvier 2012

Visiter Jeanne d'Arc

On va beaucoup parler de Jeanne d'Arc aujourd'hui, d'une Jeanne devenue un symbole politique brandi, honni, vénéré, récupéré, quand Jeanne, je préfère m'en souvenir,  c'est d'abord de la littérature, dans le sens le plus joyeux du terme. 

C’est d’abord la petite Jeanne qui demande régulièrement au poète en le tutoyant : Dis Blaise, sommes-nous loin de Montmartre, comme si un élastique de plus en plus fin se tendait entre la pointe de son épée devant la basilique et les terres de plus en plus glacées du parcours en Transsibérien : « tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie du Sacré Cœur contre lequel tu t'es blottie », repond Cendrars.

C’est ensuite cette Dame du Temps Jadis chantée par Villon, la «bonne lorraine qu’Anglais brulèrent à Rouen », à l’égal de la très sage Hélois, une sorte de Moyen Age à elle toute seule, portée par ces quelques paroles dans le vacarme de notre présent, et nous éprouvons cette distance qui nous sépare également de ce point lointain.

C’est enfin un mystère blotti le long d’une Meuse endormeuse, celui de Péguy et celui si universel de la partance :

« Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

Qui demeures aux prés où tu coules tout bas,

Meuse adieu : j’ai déjà commencé ma partance

En des pays nouveaux où tu ne coules pas. »

Telle n'est pas hélas la chanson qu'on nous chantera à son propos dans l'actualité aujourd'hui...

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statue équestre de Jeanne d'Arc devant Montmartre

09:39 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : jeanne d'arc, politique, actualité | | |

lundi, 14 novembre 2011

Le leurre Hollande

Le François made in Corréze n’est pas encore élu qu’il est déjà critiqué par son aile gauche, comme s’il était aux affaires depuis dix ans : « capitaine de pédalo  dans la tourmente », pourquoi diable la formule de Mélanchon fait-elle si joliment mouche ? Voilà une question que les soutiens du candidat devraient se poser avec plus de sérieux qu'ils ne le font. J’entends ces gens qui se rêvent déjà ministres utiliser de plateaux télé en plateaux télé la même méthode Coué en martelant que « les Français ne supportent plus Sarkozy », que « les Français en ont marre de la droite », etc, etc. C’est certes vrai des 2 à 3 millions de militants et sympathisants de la primaire socialiste qui se sont déplacés et y sont allés de leur écu. Cela dit, comme ne s’est pas privé de leur faire remarquer Copé, 3 millions, ça ne fait pas une majorité : la preuve ? C’est encore moins que le score de Jean Marie Le Pen au premier tour de 2007 ( 3 millions 834 530, soit 10,44 % très exactement). Moi, ce n'est pas de Sarkozy que j'ai marre, mais de quelque chose de beaucoup plus vaste, une sorte de tartufferie politicienne qui dure depuis longtemps, et dans laquelle les socialistes autant que les sarkozistes sont inclus. D'ailleurs, tous ces barons locaux ne sont-ils pas déjà aux affaires dans les régions, dilapidant tout autant que ceux de droite au gouvernement, l'argent et le patrimoine public de la même façon ? 

Voilà pourquoi, que ce soit Sarkozy ou Hollande, je n’en ai pas grand-chose à faire. Je sais déjà que le changement en France n’arrangera que les élus ou les militants d’un bord ou de l’autre qui ont des dents à planter dans le gâteau. Comme le remplacement par Monti de Berlusconi, celui de Papandréou par Papadémos  (quel nom, le père du peuple, ça fait un peu froid dans le dos…) celui de Sarkozy par Hollande ne serait qu’un leurre de fort courte durée, un leurre jeté dans les eaux troubles pour créer, faute de rêve, du répit. On le voit déjà, le pli au front, errer parmi les tombes de 14/18 pour se trouver une stature, quelle inspiration !

Giscard d’Estaing et sa loi de 1973 ont permis à Mitterrand de financer sa « politique sociale » au point de devenir ce Dieu-grenouille ridicule qu’on a connu, qui fut le premier, il faut le rappeler, à précariser la jeunesse avec les TUC de 1983 (le socialisme militant eut la vie brève). Puis cette même loi permit à deux présidents de droite de maintenir à grands frais un geste de hauteur – faute de grandeur (car ceux qui taclent constamment Sarkozy ont oublié que ce dernier n’est que le fils conjoncturel de Chirac en matière de grossièretés et de revirements de veste) – geste de hauteur de plus en plus grotesque, tout en arrosant les plus riches. Chacun des trois derniers présidents a donc laissé creuser le déficit à des fins électoralistes, selon le vieil adage de Louis XV, je crois, « après moi le déluge ». Mitterrand est mort, Chirac à moitié gâteux, Sarkozy presque carbonisé : que peut-on attendre de l'énarque Hollande en train d'ouvrir les narines et d'humer l'air, lui qui n’a jamais dirigé que le PS et ce dans son époque la plus corrompue  (et on peut à nouveau savourer là la bonne blague de son copain Mélanchon) quel renouveau, quelle vertu, quelle discipline ? Comme Sarkozy, Hollande ne serait jamais qu’un leurre, qui peut en douter ? d’ailleurs ce vieux roué de Mitterrand le savait fort bien, qui traita un jour Chirac de « faux-dur entouré de vrai professionnel ». Et qui, songeant à l’héritage de souveraineté qu’il laissait à celui qu’il ne considéra jamais autrement que comme son premier ministre, déclara un jour dans l'un de ces sourires mortifères dont il avait le secret qu’il serait, lui, le dernier président français. Après avoir vendu le pays à Maastricht, en faisant basculer de ce côté catastrophique le vote des Français, il savait ce dont il parlait. Toujours en parlant de Chirac, Hollande balança : «Si ce type entre à l’Elysée, n’importe qui peut y entrer…. »  On ne saurait mieux dire…

En attendant, le choix que les urnes laissent en 2012 aux classes moyennes est celui de la rigueur imposée (UMP) ou de la rigueur consentie (PS). Entre la peste et le choléra, je ne choisirai pas. Le système a toujours fait passer qui il voulait, on sait bien que Sarkozy & Hollande sont ses deux candidats et que l’un comme l’autre ferait son affaire. Durant les dernières décennies, le peuple, comme ils disent tout le temps (et qu’est-ce que ça a le don de m’énerver), a foutu deux fois le bordel dans leurs belles prévisions : Le Pen au deuxième tour en 2002 et le Non à la Constitution en 2005. Contempteur blasé de ce vieux rite démocratique fatigué et désormais placé sous la Haute surveillance des marchés, j’attends de voir, un peu comme on attend sans l'attendre le dénouement d’une série à laquelle on s’est laissé prendre, autant par lassitude ou désœuvrement, quel leurre sera à l'arrivée en 2012. 

 

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lundi, 31 octobre 2011

L'argent des écrivains

"Il y a peu, j’ai reçu un exemplaire du livre fort intéressant et utile de sir Stanley Unwin, La Vérité sur l’édition, qui a été publié à plusieurs reprises depuis 1926 et a récemment été étoffé et remis à jour. Je l’apprécie tout particulièrement parce qu’il rassemble certains chiffres qu’on aurait du mal à trouver ailleurs. Il y a un an ou deux, dans un article pour Tribune concernant le coût de l’imprimé, j’ai essayé de deviner le coût moyen annuel des livres dans ce pays et je l’ai estimé à une livre par personne. Il semblerait que j’avais visé trop haut. Voici les chiffres des dépenses nationales pour 1945 :

 

Boissons alcooliques : £ 685 millions

Tabac                            : £ 548 millions

Livres                            : £ 23 millions

 

Autrement dit, le citoyen britannique dépense en moyenne environ 2 pence par semaines en livres, alors qu’il dépense presque 10 shillings en boisson et en tabac. Je suppose que ce très noble chiffre de 2 pence doit inclure l’argent dépensé pour les manuels scolaires et pour d’autres livres achetés, pour ainsi dire, par obligation. Comment s’étonner alors que, en réponse à un questionnaire envoyé il y a quelque temps par le magazine Horizon qui demandait à vingt et un poètes et romanciers le meilleur moyen de gagner sa vie pour un écrivain, aucun d’entre eux n’a dit simplement qu’il pourrait la gagner en écrivant des livres ?"

 

George Orwell

« Combien dépense-t-on pour les livres ? » - 13 décembre 1946 –

A ma Guise, Agone 2008


 

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vendredi, 30 septembre 2011

Nocives primaires

Ségolène Royal fait souvent cette espèce de lapsus qui consiste à nommer premier tour des présidentielles ce qui va se passer le 16 octobre 2011 en France, à savoir le  second tour des primaires socialistes. Si l’on prend ce propos autrement que comme une boutade servant une stratégie personnelle éculée, il pose néanmoins question puisqu’il revient à tirer une croix définitive sur le 1er tour de la présidentielle elle-même, lequel aura lieu en avril. Et donc sur les candidatures indépendantes qu’il occasionne, et qui sont une des spécificités du scrutin direct français, sa principale richesse.

Car les Primaires ne sont une tradition qu’aux Etats-Unis, où l’opinion s’est résolue depuis longtemps à se contenter pour tout débat démocratique des prises de becs internes aux deux partis qui constitue ce « premier tour » très médiatisé entre démocrates et républicains qui structure leur pouvoir politique. Aux quatre conditions émises par la Constitution américaine pour se présenter (être âge de plus de 35 ans, être citoyen des USA à la naissance, avoir résidé aux USA pendant au moins 14 ans et ne pas être candidat à un troisième mandat), il eût donc fallu rajouter être membre influent de l’un des deux partis.  On m’objectera qu’aux Etats Unis, rien n’empêche en théorie des candidatures indépendantes. Certes. Dans les faits, tout le monde sait qu’en pratique, le bipartisme et le coût faramineux des campagnes n’autorisent in  fine que deux candidats, et la médiatisation incessante de la rhétorique faite des lieux communs de leurs partis respectifs. Les primaires sont bel et bien là-bas l’équivalent de notre premier tour.

Telle est la raison pour laquelle il faut craindre, en cas de succès des primaires socialistes, puis d’élection de celui ou de celle qui en sera sorti « vainqueur », la fin définitive de tout ce qui fonde l’élection française, à savoir ce premier tour et son panel de candidats, premier tour qui est le véritable moment de débats. Car il est bien évident que si cette stratégie de communication et de conquête du PS français devait se révéler payante, il y aurait de forte chance de voir la droite républicaine s’organiser de la même manière en 2017, avec tous les risques que ce bipartisme ne s’institutionnalise devant les télé-electeurs ahuris que les Français finissent de devenir de scrutin en scrutin.

J’ai feuilleté l’autre jour dans un centre de distribution d’objets culturels non identifiés un petit essai de Remi Lefebvre sur ces primaires socialistes, qui, sans aller jusqu’à énoncer clairement cette menace, insiste beaucoup sur les éléments négatifs de cette investiture en trompe l’œil : personnalisation du débat public, présidentialisation du système politique, mais surtout domination des logiques d’opinion et appauvrissement de la réflexion militante. Cela équivaut, dit-il, à une véritable trahison historique et à la  décomposition du parti militant des années 70 au profit d’un parti de notables. J’ajouterai pour ma part que cette trahison peut aussi s’entendre comme un retour aux sources, si l’on se souvient de la bonne vieille SFIO des années trente, laquelle ne laissa pas que des bons souvenirs, loin s’en faut.

Il est certain en tout cas que quel que soit le nom du lapin socialiste que cette primaire fera émerger de son chapeau médiatique, contrairement à la propagande que l’on entend un peu partout, je suis convaincu qu’une participation massive à cette mascarade de consultation ne sera pas une bonne nouvelle pour la vie démocratique et l’avenir du pays, et qu’il aurait mieux valu qu’elle se bornât à un simple vote de militants. 

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Les primaires socialistes ; la fin du parti militant

Rémi Lefebvre (auteur)  Editeur : Raisons D'Agir.  Date de parution : 14/08/2011.

09:57 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : politique | | |

jeudi, 22 septembre 2011

Sécurité musicale

C’était en  1980, les premiers walkmans en France, on allait jusqu'aux States pour les avoir moins cher -environ 1500 balles là-bas quand même- le boitier bleu et gris SONY dans lequel  se glissait lestement la cassette et hop -pas laisser la bande magnétique se prendre dans les fourches -, et puis les écouteurs en mousse noire, cette sensation soudain, ce décollage tu dirais, écouter le Messie d’Haendel dans la rue comme dans sa piaule et se déployer en stéréo au milieu des badauds comme un oiseau large de vingt mètres ou du Janis Joplin qui défonçait toute la place, toute la brume, toute la ville, les barres qui se dissipaient sous nos yeux et tout ce quartier de cons qui disparaissait en imagination, tout à coup la rue cessait d’être ici toute seule comme juste une rue et devenait du tout là-bas, où l’on voulait, le territoire feignant d’être large devant nos pas - même dans le bus de banlieue on était comme sur l’autoroute-, tout quoi qui s’élargissait et alors chacun avait le sublime ou le grandiose facile, ce qu'ils en ont produit à Taïwan t'as pas idée mon pote, à portée d’oreilles, comme si on était quand même libres, tu vois. Libres. La musique déplaçait les frontières locales et nationales et ça mon pote, ça faisait drôlement bien de trouver ça wouaahhh, l'air inspiré, en même temps chaque individu sans s’en rendre compte commençait à s’enfoncer en soi-même, tout recroquevillé à disparaître à force d’écouter Janis ou Haendel rue Victor Hugo, jamais tant coincés en soi depuis qu'on défonçait les frontières à coups de musique, comme si c’était fait pour ça la rue, à force que l’espace public devienne mon espace, ma piaule et c’est tout, là où j’écoute toute la musique que j’aime comme le braillait le Johny Ah que, trente ans avant de devenir, tu sais pas, comédien de théâtre, un vrai, mais oui. Bref, dans la rue, tu rencontrais Haendel, Janis ou Johny, le reste, c’était en gros plus que des beaufs, toi compris.

Aujourd’hui rien de plus simple, rien de plus commun que ce quotidien musicalisé à ma guise, à ta guise, la sensation est usée et dès l’aube dans le bus chacun l’a dans l’oreille sa fuite, son slam, son évasion, y’a même des gars des garces qui n’ont jamais connu le monde d’avant, le silence pesamment indécrottable dans la rue, l’enfermement entre voisins dans le quotidien de ces quelques rues et le monde vrai qu’on imaginait loin tout autour quand fallait prendre son sac à dos et poireauter des heures sur une bretelle pour le rejoindre, on se demande même parfois ce qu’ils faisaient et ce à quoi ils pensaient les néanderthaliens du siècle dernier, quand ils n’avaient rien dans les oreilles chaque jour durant les trajets qui les emmenaient métro boulot dodo, comment ils respiraient, comment ils s'animaient, ce qu’ils devaient (pour parler poliment) se faire chier avec rien que leurs pauvres pensées à eux dans les oreilles, en ces temps-là que la musique ne s'écoutait qu'au salon, non, franchement, ça devait être insupportable, non, raconte, toi qui as connu cette préhistoire, cet autre siècle-là... 

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mercredi, 29 juin 2011

A vomir

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Je me souviens de ma vieille Remington qui devait ressembler à peu près à ça, je lui trouvait un air vachement sensuel et moderne, qui faisait un vacarme d’enfer avec ses touches comme à ressorts, lequel vacarme m’accompagnait pourtant dans le rythme de mes phrases qui emportaient mon silence et, sur la feuille de papier glissée contre le rouleau noir au mou épais, fixaient des scènes, des personnages, leur colère, leur désir, leurs dialogues, leurs décors aussi, mes fautes de frappe : je me souviens soudain de ces rubans correcteurs et aussi de ces minces feuilles qu’il fallait glisser entre la lettre déjà frappée et celle de fonte qui s’abattait, attention les doigts, et de toute la poussière blanche qui finissait par se répandre partout comme de la sciure de bois scié, une marque s’appelait je crois typo ou typex, je me souviens du retour à la ligne et de son cling d’horloger et aussi de la touche majuscule, on aurait dit tout à coup que la machine se mettait à bailler, elle s’élevait et se rabattait de toute sa mâchoire sur son support,  c’était en mille neuf cent soixante douze ou quinze, par là, nos passeports étaient encore bleus, je m’en souviens aussi pour passer les frontières et nous rendre vraiment à l’étranger, oui, l’Italie, la Yougoslavie, la Grèce, la Roumanie, c’était je m’en souviens l’étranger, presque une insulte à présent, avec ses gens, ses paysages, ses langues, ses monnaies, ses iles et ses chemins même pas goudronnés partout, même si, pour relier tout ça, les autoroutes et les stations services, ça commençait à se répandre, et les grosses villes comme Copenhague, Amsterdam, Hambourg, Paris, Munich étaient à leurs portes emplies d’auto-stoppeurs dont bien peu étaient de vrais routards, mais juste des étudiants voire des lycéens qui se la jouaient un peu Kerouac un peu Arthur un peu aussi Lennon ou Dylan, Ferré aussi, il y avait de tout, et tout ça se retrouvait sur les feuillets de cette vieille Remington et dans la cuisson d’un désir, d’une ambition, d’un idéal, appelez ça comme vous voudrez, les sciences humaines n’avaient pas encore tout encarté et quelque chose du romantisme de 1830 flottait encore dans l’air vicié d’après 1960, comme la queue d’une mémoire avec la grâce d’une comète qui s’étirait encore sur nos livres, nos chants, nos vagues projets qui de toute façon n’auraient jamais pu se réaliser tant le simple mot de Réel nous paraissait à vomir, oui, se réaliser, c’était une expression à vomir, je me souviens…

vendredi, 17 juin 2011

Gallimard & les gallimerdeux

Gallimard, rue Sébastien-Bottin ;  je ne sais pas vous, mais je trouve quand même que ça sonne mieux que le tautologique Gallimard, rue Gallimard. Et Solko, rue Solko, vous imaginez ?

La modification de deux numéros de la rue Sébastien Bottin (les 5 et 7) en rue Gaston Gallimard, qui agite le landernau éditorial me parait malgré tout d’un intérêt digne d’une sous-préfecture. Des éditeurs numériques indignés (Numerikkivres, Actualitte.com, Publie.net) en ont pourtant profité pour se faire un coup de com’ et ont lancé avec emphase un « appel du 15 juin »,  croyant sans doute tenir là un débat ou/et un combat de haute résistance, susceptible d’intéresser le chaland franchouilleux. 

Non à la Gallimardisation du quartier crient certains. Au 9 de la rue Sébastien Bottin, que précèdent les 5 et 7 de la rue Gaston Gallimard, il paraît que les riverains ne savent plus trop quelle est leur adresse. Cela me rappelle la polémique humoristique de Béraud avec ceux qu’il nomma les Gallimardeux – Gide, Claudel, Suarès, Romain Rolland, à l’époque…

On nage en pleine controverse de type Troisième République.

Pauvre France ! Le 15 au soir, Jonathan Littell, Jean-Marie Rouart, Chantal Thomas, Philippe Djian, Alain Mabanckou, Philippe Sollers, Jean d’Ormesson, Philippe Labro, et toute l’écurie était donc là, d’après notre envoyé spécial, pour trinquer à la garden party en l’honneur de Gaston, après le discours du maire de Paris qui change les noms des rues un peu comme on change de chemises… 

Pendant ce temps, la Grèce coule et le Japon devient, c'est le mot, de plus en plus inhabitable…  


 centrale de Fukushima, nuit du 10 au 11 juin 2011

 

dimanche, 12 juin 2011

Les années Chirac

Les années Chirac tentent de reprendre vie dans les bacs des librairies. C’est ce qu’on appelle des mémoires. Quelques-uns sont illustres : Saint-Simon, Chateaubriand, De Gaulle… Le premier a su dépeindre à merveille les intrigues de la Cour et les mesquineries des grands règnes ; le deuxième a su comme nul autre imposer entre deux époques la trace frêle et sublime de son passage ; dans les troubles de son temps, le troisième a su ériger la grandeur de sa statue.

Qu’a su Chirac ? Cet homme médiocre qui a beaucoup trahi (Giscard, Barre, Séguin, l’héritage gaulliste) et qu’on aura en retour beaucoup trahi (Balladur, Pasqua, Sarkozy), aurait pu, dans le motif du retournement de veste et du coup de poignard dans le dos, puiser le ciment et l’épice (c’est-à-dire le contenu et le style) qui font cruellement défaut à son pensum éditorial. Il aurait pu laisser trace vivante des nombreuses ambigüités de son temps, fait de reniements tacticiens, de compromis politiciens et de décomposition des convictions, lui que trois cohabitations et une réélection digne de Pantalon ont placé au centre d'un jeu de chaises aussi pitoyable que carnavalesque. Mais pour ça, il eût fallu qu’il fût un tant soit peu écrivain, un tant soit peu historien. Or cet homme à peine journaliste a le style terne et le contenu insipide. Cela surprendra-t-il grand monde ? Ce qui fait que son bouquin se parcourt tel une gare routière presque déserte au matin, une autoroute privatisée, dans le creux d'un mardi, sous un ciel mi-gris.

Le style, tout d’abord : celui d’un inventaire, ou d’un catalogue. « J’ai vu que, j’ai décidé que, j’ai pensé que… »  Pas la moindre  mise en scène de soi (ce qui fait l’intérêt du genre), pas d’ironie ni de lyrisme, pas d’exploration de l’être intime ni le moindre point de vue sur l'Histoire, mais une exposition fade et presque fossile de l’ego, orchestré par une abondance d'un je gestionnaire de faits plus que d’actions.

Le seul souci « historique » que Chirac parait  avoir dans l’exercice convenu qui consiste à écrire ses mémoires est la volonté d’éliminer les rivaux qui pourraient lui jeter de l’ombre dans son propre camp. Aux Giscard « aigri et prétentieux », Balladur « calculateur froid » du tome 1 répond à présent le Sarkozy « nerveux, impétueux » du tome 2. Glissé entre un Mitterrand qu’il oint d’un sentencieux et suspect respect (celui qu'on doit aux vieillards ?), un Le Pen devant qui il cherche à faire figure d’honorable et ferme gentil, et le cadet Sarkozy dont il savonne la planche sans même la moindre espièglerie, ce piètre président tente de se forger une place. Il laisse entendre qu’au fond, le plus honnête et le moins pourri dans son camp, le plus « normal » (pour paraphraser celui en qui il parait avoir trouvé son clone corrézien) et le seul valable  (hormis Juppé, persiste-t-il), serait lui. Sa pomme. Ce personnage qu’il donne à lire se présente au final pour ce qu’il fut : un président par défaut. Cela explique-t-il sa médiatique et républicaine boutade de faux soutien au candidat par défaut que tente d'être à présent François Hollande ? Du marketing ! On attendait autre chose, en tous cas, de celui qui fut, dans l'ombre des partis, le plus redoutable casseur de droite de son temps.

Pour ce qui est du contenu, ni secret ni révélation. Pas une ligne sur l’actualité judiciaire, bien évidemment. Les trois événements majeurs qu’auront été la dissolution, la non-participation à la guerre d’Irak et le fameux autant que fumeux 21 avril, sont traités sur le mode mineur du témoin privilégié qui, dans sa déposition, répète ce que la presse avait déjà dit. Conséquence d’un tel vide : les commentateurs, on les comprend, ne retiennent finalement que les remarques acerbes contre son successeur : mais surfer sur un « anti-sarkozisme » vaguement revanchard,  comme n’importe quel chroniqueur, c’est n’exister que dans l’air du temps volage, le persiflage politicien, exister -une fois de plus- a contrario. Piètre projet, piètre ambition. Voilà pourquoi, après une bonne heure et quelques minutes passées à traverser cet ouvrage de circonstance sur un fauteuil rosâtre de Virgin Megastore, je l’ai finalement reposé sur la pile. Au pouvoir, son auteur fut-il jamais autre chose que ça : le mari de Bernadette dont un musée, en Corrèze, conservera seul la trace ?

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19:26 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : chirac, politique, édition | | |