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mardi, 06 mars 2012

Jacques Rancière est vieux

Jacques Rancière est aujourd’hui  non seulement un beau vieillard, mais également un orateur brillant, capable de tenir longuement et sans notes un discours émaillé de références. C’était un plaisir l’autre samedi, à la fête du livre de Bron, de l’entendre évoquer le travail sur le régime esthétique de l’Art qu’il poursuit depuis déjà des années, à l’occasion de la présentation de son dernier livre,  Aisthesis, ouvrage qui a l’ambition d’être à l’esthétique ce que celui d’Erich Auerbach, Mimesis, fut en son temps à la représentation du Réel. Tout comme lui en effet, il s’appuie sur l’étude d’extraits d’œuvres pour exposer peu  à peu un point de vue critique circonstancié.

Jacques Rancière l’avait écrit en 2008 dans Le spectateur émancipé, il appartient « à cette génération qui se trouva tiraillée entre deux exigences opposées. Selon l’une, ceux qui possédaient l’intelligence du système social devaient l’enseigner à ceux qui souffraient de ce système afin de les armer pour la lutte ; selon l’autre, les supposés savants étaient en fait des ignorants qui ne savaient rien de ce qu’exploitation et rébellion signifiaient, et devaient s’en instruire auprès de ces travailleurs qu’ils traitaient d’ignorants ». Quand on se souvient à quel point la question de l’éducation  populaire était alors au cœur des débats et des intérêts, et constituait un enjeu politique d’envergure, on est carrément effrayé d’entendre les lieux communs démagogiques que gauche et droite se jettent aujourd’hui à la figure, de « faut virer les étrangers » à « suffit de faire payer les riches », comme si les discours assénés en permanence sur la crise et le chômage depuis les années Giscard, sur le fric-roi, l’immigration et l’égalitarisme depuis les années Mitterrand, sur l’Europe, le pouvoir d’achat et la mondialisation depuis ce qu’on a pompeusement baptisé « le nouveau millénaire », avaient définitivement enfumé les esprits.

Et tandis que j’écoutais Jacques Rancière évoquer les chapitres de son livre (dont j’aurai l’occasion de reparler puisque je l’ai acheté), je me demandais quelle pertinence gardait la question de l’émancipation de l’individu par le regard ou par la  pensée, à l’heure où on ne parle plus que de socialisation et d’intégration, de catégories ou de communautés sociales, de peuple ou de nation. Le solitaire marginal est de plus en plus KO.et ne peut survivre que résolument réactionnaire. Qu’un président comme Sarkozy ou comme Hollande soit élu, quelle nourriture en sa marge le solitaire trouvera-t-il pour survivre (je parle de nourritures intellectuelles) ? Car la question qui se posait dans l’hexagone en ébullition à l’époque où Jacques Rancière a eu vingt ans et où un vieux général nostalgique de grandeur régnait sur la France est une question aujourd’hui non pas dépassée, mais plus curieusement qui ne se pose plus, ni à notre temps, ni à notre école, ni à nos medias, ni à nos intellectuels, s’il en existe encore dans ce triste village qu’on veut globalisé.  Il est d’ailleurs très significatif qu’on soit passé de l’éducation populaire à l’éducation citoyenne, de la volonté d’élever les gens à celle de les intégrer,en passant du monde où Jacques Rancière était jeune à celui où il est devenu vieux.

 

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Jacques Rancière  Photograph by Giulio Squillacciotti.