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jeudi, 25 novembre 2010

Chronique de Zitrone et de Spinoza

 

Chronique de la colline (n° 14)

C’était hier le jour de la nèfle. Du moins, si l'on en croit le calendrier révolutionnaire du joyeux Fabre d’Eglantine, qui n'eut cours que de 1792 à 1806. Toujours selon le même calendrier, nous serions aujourd’hui exactement  le 5 de frimaire : ce qui entre en correspondance avec la vague de froid qui, comme le sussurrent en souriant les charmantes présentatrices de la météo, «s'abat,»,  «pénètre » et « s’installe » sur l’ensemble du pays depuis quelques jours. Foutre ! Selon les termes mêmes de la Convention nationale de l'époque, qui toujours se montra fort soucieuse de l'étymologie, ce mois-là tirait son nom du froid tantôt sec tantôt humide qui se fait sentir de novembre en décembre.

Wikipédia nous apprend fort doctement que, dans le Morvan, on appelle la nèfle  « cul de chien » ou encore « cul de singe », et qu’en Algérie, il n’est pas rare d’en trouver dans les faubourgs et les banlieues des grandes villes. C’est une grande chose que la vulgarisation de l'érudition qu'autorise cette précieuse encyclopédie en ligne. Grâce à elle, tout se sait, tout l’temps, même si tout aussitôt, tout s'oublie. Mon savoir sur les nèfles demeurait jusqu’à ce jour aussi nul que le score de l'Olympique Lyonnais  hier soir face à Schalke 04. Il le sera encore à nouveau demain, sans nul doute. Mais, comme aurait dit Gabin, l'acteur  au timbre inimitable, maintenant, je sais...

Entre autres anniversaires, nous fêtâmes hier la naissance de Spinoza (1632-1677) ; on raconte que pour gagner sa vie, l’auteur de l’Ethique fut contraint de tailler des lentilles optiques à l'usage des lunettes et microscopes. Cette curieuse rencontre, cette insolite réunion entre optique et éthique serait sans doute d’un grand secours aux dirigeants comme aux dirigés des temps que nous vivons, pour apprendre à reconsidérer le monde d'un oeil plus juste. Il faudrait en toucher deux mots au lyrique Premier Ministre qui, hier même, jour de la nèfle, prononça à l'Assemblée son discours de politique générale. 

En attendant, mentent les politiques de tous crins et se bercent d'illusions ceux qui les écoutent. Remarque, me disait hier mon cousin, qu'adviendrait-il si, tout à coup, les politiques se mettaient à dire la véritéTous ces débats viciés n'auraient plus lieu d'être. Le monde se dézinguerait, dans une gigantesque implosion. 

En attendant, plus que Spinoza, c’est bel et bien Michel Drucker qui engrange des succès de librairie. Michel Drucker fut durant plusieurs décennies l'infernal gendre idéal d'un peu tout le monde, lisait-on ça et là. Maintenant, même avec la chirurgie peu esthétique, comme Jeanne Moreau et Sylvie Vartan, il finit quand même par faire son âge, et c'est un bien. Gendre fané. Car pour se forger une idée de la responsabilité humaine, j’ai bien peur que le sympathique présentateur de Vivement dimanche demeure quelque peu insuffisant. Lui, et sa sympathique horde de suceurs et suceuses de micros. 

A Drucker et à ses minauderies sucrées-salées, il faut préférer la brusquerie franche de Léon Zitrone, qui eut l’étrange heur de naître et de mourir le même jour, un 25 novembre (1914-1995). Je conçois que ce brutal passage de Spinoza à Zitrone puisse à certains paraître rude. Comme je conçois que les plus jeunes de nos lecteurs puissent ignorer Zitrone, tout autant que Spinoza. Au nom de l’indéniable vocation pédagogique de ce blog, qu’ils sachent cependant que Spinoza fut à la philosophie ce que Zitrone  fut à la télévision avec ses commentaires capables d’accompagner tout autant l’enterrement d’un grand de ce monde, un concours de vachettes ou une course hippique dominicale une espèce de refondation, en plein âge d'or. Le classicisme absolu.

Un jour de mai 1959, le dix-neuf, je crois, Alexandre Vialatte - car c'est à la table de l'illustre chroniqueur des Trente Glorieuses qu'on finira toujours par se retrouver - écrivit pour son irremplaçable journal La Montagne « la chronique de la vache étonnée ». Passant du coq à l’âne (en l’occurrence du papillon à la vache) il reconduisait vers Jean Dubuffet, « poète, peintre et fakir tout à la fois » notre esprit, tel l'attention des cancres, toujours trop volage. Jean Dubuffet, qui fut un amant incarné de la vache, au point d'en dessiner des séries. Qui peut en dire autant ?

Du haut de ma modeste colline, par le carreau de ma fenêtre embuée, je la distingue, cette belle et brumeuse chaîne des Alpes, par l'évocation de laquelle s’achevait cette grandiose chronique du maître auvergnat.  Prenons de la hauteur avant de conclure : « L’auto nous montre la terre vide. Sauf d’autos. Et avec l’avion, il n’y a plus ni vaches ni papillons ; ni d’autos : il n’y a plus que les Alpes et des masses vertes. La terre est minéralogique. Dubuffet en ne la voyant que telle, la voit exactement comme elle est. » L’homme, achevait Vialatte, existe à peine. Il n’y a pas de quoi étonner la vache.

Voilà une pensée pénétrante, sur quoi méditer durant le jour. Une pensée pas pour des nèfles, en somme. A glisser dans son agenda, entre Zitrone et Spinoza.

Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand.

 

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Dubuffet : Vache au nez subtil

 


vendredi, 12 novembre 2010

Remanier, remaniement

Pour un type qu’on dit speed, n’agissant que sur coups de tête, Sarkozy pour le moins prend son temps. On devrait (paraît-il) connaître la semaine prochaine la véritable nature du remaniement ministériel annoncé depuis le printemps. Si l’on en croit les bruits qui courent un peu partout, ça risque en effet d’être un sacré remaniement puisque le même est, par les fameux observateurs, donné reconduit, Fillon devant se succéder à lui-même dans le slip du premier ministre. Ce qui serait quand même une sorte de changement, tant tout le monde s’était fait à l’idée qu’il allait partir : le changement ne serait donc qu’une impression de changement, mais à une époque où seule l’impression compte, au fond quelle importance pourrait-on dire ? Et en effet, quel changement !

Dans le milieu strictement politicien, qui croit encore, de toute façon, qui croit sérieusement à cette idée de changement, un changement qui serait dû à M. Chose ou à Mme Machin ? Rien ne serait même in fine plus conforme à l’esprit de l’époque, que ce nouveau Fillon qui, en reconduisant chaque ministre actuel à son poste exact pourrait à son tour créer dans ce vieux pays un bel effet de surprise, en effet. Un changement à l'identique, au secrétaire d'état près.

En attendant d’en connaître comme tout un chacun la teneur, j’ai eu la curiosité d’aller voir ce que le petit Robert disait de ce substantif assez laid à entendre, remaniement. Le terme date de 1690, du bon siècle de Louis XIV et signifie « l’action de remanier, son résultat ». Remanier, lui, formé en 1300 (le bon temps de Philippe le Bel) de re + manier signifie « modifier un ouvrage de l’esprit par un nouveau travail en utilisant les matériaux primitifs». Je ne sais si un gouvernement est un ouvrage de l’esprit, mais je constate que Sarkozy serait en train, consciemment ou non, de renouer avec le sens primitif du terme s’il conserve bien le matériau Fillon. Comme en toute chose il faut connaître l’étymon, je suis allé voir ensuite manier, terme dont la formation nous ramène à l’an 1160, sous le règne de Louis VII le Pieux, l’époux d’Aliénor d’Aquitaine. Manier (de maneir, main) signifie tâter, palper. On voit que, plus on remonte le temps, plus les choses redeviennent concrètes, et presque sensuelles.

Mais au fond, que peut bien nous importer les tripatouillages de la sous-préfecture élyséenne ? Sarkozy « président du G20 » depuis aujourd’hui va nous jouer à nouveau la carte de l’hyperactif omniprésent sur tous les fronts, comme si en bon VRP il faisait à nouveau peau neuve. Je me souviens de sa bobine au JT de mai 1993 lorsque, ministre du budget et porte parole du gouvernement Balladur, il quitte l’école maternelle de Neuilly avec un chiard dans les bras, cerné de micros et de caméras. Changement ?

C’est plutôt bien une lente décomposition, dans la perpétuation spectaculaire d’une même crise, qu’un changement. Nos espérances de changement, qu’elles soient de droite ou de gauche, s’enlisent au fil de septennats devenus quinquennats dans le spectacle du non-changement européen, et dans la pratique généralisée de l’illusion du changement, gestion de crise oblige : pensez que Martine Aubry, fille de Delors, incarne aux yeux des gens un espoir d’alternance

Remaniement, changement, alternance : me vient à l’esprit ce paragraphe de Chateaubriand qui date de 180 ans.

La bonne littérature, c’est comme le bon vin ; nous sommes alors en 1830 et Charles X, le vieux légitimiste chassé de Paris part en exil à Prague, laissant le trône à Louis Philippe. Ni Sarkozy, ni Aubry, ni Fillon, ni vous ni moi n’étaient encore nés. Ni Debord qui théorisa la société du spectacle, ni Brzezinzski qui théorisa le divertissement. Pour parler de changement, on ne disait pas remaniement ou alternance, on disait Révolution. Et pourtant, déjà :

 

« Maintenant, qu'était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s'émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit d'être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu'un vain souvenir. Parfois Charles X et sa famille s'arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d'une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa sœur s'amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l'auberge. Je l'avais dit : la monarchie s'en allait, et l'on se mettait à la fenêtre pour la voir passer. »

 

Il est indéniable que le rideau finira par tomber sur ceux qui nous gouvernent aujourd’hui, sans qu’il y ait besoin de tirer la ficelle plus que ça. Laisser simplement du temps filer : comme le temps vint à bout de ceux-là, il viendra aussi à bout de ceux-ci. Indéniable, également, que ceux-ci sur lequel le rideau se lèvera pour que le show continue ne produiront à leur tour qu’une impression de changement, puisque c’est malheureusement la nature même du spectacle de continuer, et que, mine pour mine et masque pour masque, faux-semblants pour faux-semblants, remanier un gouvernement reste plus faisable que remanier le spectacle tout entier.

 

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 Louis VII, dit le Jeune ou le Pieux 

mercredi, 03 novembre 2010

La mort, les morts...

On parle toujours de la mort comme si elle existait mais la mort, c’est comme la vie, ça n’existe pas. Seuls existent les vivants. Et puis les morts.

On parle toujours beaucoup plus de la mort que des morts, comme si la mort existait,  comme si quelqu’un l’avait vue : on n’a jamais vu que des morts, et sans eux, comment soupçonnerions-nous même l’existence de la mort ?

Parler de la mort plutôt que des morts, c’est au fond un pur égoïsme de vivant.

Un mensonge en papier glacé, comme le dit avec style Yves Bonnefoy :  « Pour autant qu’elle fut pensée, depuis les Grecs, la mort n’est qu’une idée qui se fait complice d’autres dans un règne éternel où, justement, rien ne meurt (…) Il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses, le vaste pouvoir des mots. » (1)

Exit la mort. On devrait donc ne parler, ne penser qu’à nos morts.

Car eux-seuls ont pleinement existé.  D’ailleurs lorsque la mort surgira, elle fera de chacun de nous un mort, tout simplement. Un de plus.

Comme ces flocons qui tombent sous le regard du Gabriel des Dubliners : quelle clôture, que celle de la nouvelle de Joyce ! « Quelle quantité ! Et tous, ils ont arpenté Dublin en leur temps. Fidèles disparus. Tels vous voici, tels nous étions » Cette façon soudain qu’a Bloom, sans prévenir, comme le grand Villon de la Ballade des Pendus, de donner la parole aux morts… De nouvelles en roman, Joyce ne parle pas de la mort. Il ne parle que des morts. Un auteur. Un grand. Et Chateaubriand : « J’ai passé comme une fleur : j’ai séché comme l’herbe des champs. », fait-il dire à Atala.  

« Mourir, écrit Jankélévitch, (2) est de tous les verbes de la langue française le seul dont la conjugaison projette irrévocablement le locuteur dans le phénomène littéraire : on peut dire à coup sûr je mourrai ; mais on ne peut dire je meurs que pour  je me pâme et je suis mort pour  je suis accablé. Conjuguer mourir à un autre temps que le futur, c’est s’immerger dans la métaphore indubitablement. »

Voilà. On ne quitte pas le verbe aussi facilement que ça.

 

Les morts, c’était leur jour, hier. Ça devrait être chaque jour leur fête : ce serait tous les jours la fête de la littérature. CQFD.

 

(1) Yves Bonnefoy, "Les tombeaux de Ravenne" L'Improbable

(2) Jankélévitch, La mort

 

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La Mort de Roland
Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet.
Tours, vers 1455-1460.

dimanche, 17 octobre 2010

Lieu planétaire et espace universel

Si  j’en crois les poètes, ce qui caractérise le lieu, c’est le rapport privilégié qui s’est tissé, grâce au langage, entre l’infini de l’espace et les contours limités que j’en perçois autour de moi. Le lieu, c’est l’espace dont, par le verbe, j’ai fait un logis à un moment ou à un autre de mon histoire: toutes les pistes de ma mémoire recréent ainsi pour moi des lieux dont la réalité me fut un jour un bien aussi précieux qu’obsédant : un corridor, l’entrée d’un magasin, le coin d’une rue, le bord d’une rivière ; tels sont les lieux proustiens, instance de la mémoire conçue par la parole, susceptibles de devenir de véritables pays : « Balbec, Venise, Florence,  dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient »[1]  .  Le poète Yves Bonnefoy a souvent usé de jolis mots, de mots soigneux,  pour désigner cela : le mot demeure. Le mot château. Le mot terrasse. Car n’est-ce pas ce que nous demandons à l’espace, dès lors que nous le nommons nôtre, un beau matin : qu’en devenant un lieu, il parvienne à offrir à notre effroi face à l’inconnu, face à l’innommable, face à l’indicible, cette demeure où vivre, ce château comme refuge, cette terrasse comme consolation ?

Pourtant ce lieu premier, celui que Bonnefoy appelle le lieu natal, ne s’est jamais contenté de n’être qu’un lieu identitaire et clos sur lui-même. Si  j’en crois la poésie, des aèdes de la Grèce antique à Hölderlin, parce qu’il était relié à d’autres par des paysages, le lieu a toujours exigé également de tendre sa route à l’universel. Et donc, sur le sol du lieu natal, parce que quelques paroles l’avaient, là,  rassuré, l’être humain faisait son premier pas vers l’appréhension à la fois désireuse et peureuse de ce qui l’entourait, et ce, jusqu’aux limites de ce qu’il percevait. Vivre en une demeure véritable a donc  toujours été une expérience d’abord sensuelle, puis intellectuelle : celle qu’en un lieu (locus) un individu fait de l’univers tout entier, du plus proche au plus lointain, du plus concret au plus abstrait , de ce qu’il peut voir, entendre et goûter, à ce qu’il peut réfléchir. L’expérience du lieu est ainsi à la fois particulière et universelle : voilà pourquoi le pays a toujours été un espace avant tout littéraire, dont la littérature a toujours été plus apte que la peinture, la photographie ou le cinéma à rendre compte. « Rien n’est plus difficile que de prendre conscience d’un pays, de son ciel et de ses horizons, affirme Bernanos : il y faut énormément de littérature»[2]  

L’espace, au contraire du lieu, se présente à moi sous un jour géographique, scientifique, administratif, juridique, pictural, climatique – tout ce qu’on voudra, tout, sauf littéraire. L’espace n’est pas nommé. J’ai pourtant bien besoin d’espace, certes : ne parle-t-on pas d’espace vital ? Mais à condition que cet espace soit circoncis dans un lieu défini. Que cet espace soit un périmètre dans mon lieu. Sorti de cet espace dans lequel voluptueusement je m’étire, l’espace ne reste qu’un concept, une simple abstraction pour mathématicien-philosophe, physicien-astronome ou intermittent de l’aventure. Certes, lorsqu’il était peuplé de dieux, l’espace ouvrait encore aux hommes quelques portes sur l’Univers. L’espace était alors un lieu foisonnant de chimères, tout en alcôves et en recoins mythologiques, un véritable lieu, oui, dans lequel  se jouaient les scènes les plus cruelles et les plus tendres. Mais depuis que la science nous a démontré que l’espace était vide de dieux, depuis que la technique en a parachevé sa clinique exploration, nous avons compris à quel point ce cosmos vide est tout le contraire d’un séjour, d’une demeure, d’une terrasse, d’unpays. Cet infini a-t-il d’ailleurs jamais été, comme le doux foyer ou la tendre patrie, hanté par les mânes, ni vraiment raconté par les poètes ?

« La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? »[3]   s’interroge Hannah Arendt. Elle aura, en tous cas, singulièrement remodelé les lieux qu’à grand peine, nous nous étions aménagés sur Terre. Désormais, le concept récent de mondialisation nous assigne en effet  comme séjour un lieu redimensionné en village global, sectorisé en zones d’influences, géré par des spécialistes en tous genres,  livré à une économie que nul ne maîtrise, médiatisé à outrance et exclusivement limité à la croûte de cette seule planète.  Mais sur cette boule endiablée, qui donc possède encore un lieu où naître, un lieu où durer, et un lieu où mourir ?  De maternités en crématoires, sommes-nous même encore désirables, le temps d’une existence entière, en un quelconque de ces points à d’autres reliés, une quelconque de ces places, à d’autres confondues, de ces endroits concurrents qui forment à notre insu l’espace planétaire et la représentation qu’on nous en livre ?  Le grand lieu de l’aventure a disparu de la Terre qui meurt de nos extravagances, que balaient nos satellites et parcourent nos réseaux. Le lieu du séjour, le pays, qu’en reste-t-il, en chaque recoin du monde ?  Il ne peut devenir, lorsqu’il survit avec ses particularités culturelles propres, que ce qu’une périphrase de la novlangue contemporaine appelle dorénavant un « lieu patrimonial »

Depuis 1978, date de la première réunion du Comité du Patrimoine Mondial, 878 « biens » ont été inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’Unesco. [4]    Il serait fastidieux d’énumérer ici la mosaïque de ces « biens », tantôt culturels  (sites ou villes), naturels (parcs ou réserves protégés) qui, désormais, sont saupoudrés sur les cinq continents. On se contentera simplement de rappeler les perspectives : il s’agit de transformer un certain nombre de lieux autonomes en espaces significatifs de la variété culturelle, dans une stratégie globale de représentation de « notre monde », c'est-à-dire de notre planète. Chaque territoire classé se retrouve réglementé comme jamais, et, selon la logique de la double pensée qui permet de fondre en une seule deux thèses normalement incompatibles,   protégé et pillé à la fois : Cette conception du lieu patrimonial n’est pas sans rappeler celle du lieu de mémoire ou bien du lieu de commémoration. On lui doit d’avoir induit au sein de l’espace local une représentation nouvelle, celle d’espace planétaire.

C’est ainsi que nos lieux concrets, intimes et privés, aux mètres carrés de plus en plus uniformes et de plus en plus onéreux, se sont retrouvés agglomérés ou imbriqués, au fil du temps et selon les cas, à des territoires plus vastes et à des espaces plus abstraits, que leur subliminale appartenance à « l’humanité » investissait d’une autorité quelque peu irrationnelle. Devant une telle autorité, l’individu lambda n’a pu que respectueusement s’incliner : En ces enclos nous existons, devenus chez nous plus passants, plus touristes, qu’habitants. L’esprit saturé d’images issues d’autres lieux, nous n’habitons d’ailleurs qu’à moitié celui où nous vivons, comme nous ne nous aventurons plus guère dans ceux qu’épisodiquement, nous visitons, l’appareil numérique au poignet. Comme si la conquête de l’espace- non pas celle des fusées, mais celle de chacun d’entre nous -  avait bel et bien assigné à cette humanité un logis commun, celui de la planète, et qu’entre le sédentaire et le nomade, une nouvelle espèce de terrien délocalisé jusqu’à l’insignifiance soit apparue. Que la dimension de cette Terre soit assimilable à celle d’un lieu vaste ou à celle d’un espace restreint, quelle importance, puisque en-dehors de ce lieu planétaire surpeuplé, n’existe plus, dorénavant,  le moindre espace à vocation universelle et que partout est entretenue la  confusion entre le sentiment de l’universel et la conscience du planétaire ?

C’est ainsi que le lieu natal, point d’origine à partir duquel chaque homme lançait, jadis, sa pensée à l’assaut de l’univers,  s’est réduit à n’être qu’un espace commercialisé  et rendu de plus en plus abstrait – un non-lieu, se plaisent à dire certains. Serions-nous, au sens propre, délogés ? Comment, dès lors, ne pas entendre avec beaucoup d’amitié, mais non sans une certaine mélancolie, ce qui soupire encore en cette strophe d’Yves Bonnefoy :

« Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,

Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,

Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse

Dehors celui qui demandait un lieu natal ?[5]  



Cet article, a été écrit pour CONDUCTEUR-PASSAGER, et a déjà été publié en octobre 2009.

 

 

 [1]   Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom. »

[2]   Bernanos, La France contre les robots

[3]   Hannah Arendt, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in La Crise de la culture

[4]  La liste du centre du patrimoine mondial de l’Unesco comprend 878 biens, dont 679 biens culturels, 174 naturels et 25 mixtes, répartis dans 145 états. Depuis novembre 2007, 185 Etats-parties ont ratifié la convention du Patrimoine mondial

[5]  Bonnefoy, « La Maison natale »,  in Les Planches Courbes,  

 

lundi, 20 septembre 2010

Du patrimoine, de l'adoration et de la droite ultra light...

Il parait que douze millions de Français, comme on dit, ont visité des sites et des monuments historiques durant ce week-end. Il paraît (dixit France 2) que les Français adorent la fête du patrimoine. Il y a fort à parier qu’ils seront aussi nombreux à l’adorer l’an prochain ! La fête du patrimoine, comme jadis celle de l’Etre suprême, même si elle n’a pas plus de sens, se veut une fête républicaine : l’une de celle par laquelle « je te tiens, tu me tiens, on se tient par la barbichette… » Moi, je n’adore pas cette fête. Je n’en adore aucune, pour parler franc. C'est-à-dire libre. Et puis, comme disaient les vieux, on n’adore que Dieu. (ad/orare = prier devant).

Remarquez bien, tous ces Français dévotement recueillis en files indiennes devant leur patrimoine en grande partie évaporé, dilapidé, ont  vraiment quelque chose de comique. D’ailleurs, osent-ils encore prier ? Non. Ils se contentent d’adorer.

Jeudi prochain, en files indiennes, quelques uns d’entre eux  iront donc adorer un autre aspect du « patrimoine » parti en fumée au rythme des mondialisations intempestives : celui des acquis sociaux (pas 12 millions de touristes, Fillon et son gouvernement peuvent pioncer en paix - disons 2 ou 3 millions de manifestants maxi). Leur retraite : Quelques-uns donc, 2 à 3 millions, sur 60, on est loin d’une « majorité » s'en iront défiler par les rues pour défendre autre patrimoine évaporé, celui des acquis sociaux. Cela permettra aux syndicats de se compter, à Ségolène, Martine et à ses copains de se booster un peu le moral , trois petits tours et puis ensuite ? Ensuite on espérera que l’antisarkosisme suffise à faire un programme. Peut-être que les Français, en effet, préféreront la droite light à la droite hard, encore que finalement, tout le monde l’a un peu oublié, mais avec son lot de ministres « de gauche » à ses côtés (Besson, Kouchner, Mitterrand) et même sa Carla, paraît-il qui serait de gauche, Sarkozy reste, malgré ses bons mots sur les roms et son boulicer fiscal à la con, de la droite light, ultra light même…

02:32 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : france, politique, société | | |

samedi, 29 mai 2010

L'ipad selon Paul Lazarsfeld

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"Le contenu de la culture populaire, le kitsch, est en train de détruire l'idéologie des travailleurs et de remplacer leur conscience de classe, leur moralité politique par des banalités sans intérêt. II a fallu des décennies aux travailleurs pour prendre conscience de leur identité de classe. Par leur pouvoir de séduction et de contrainte, les mass media les en écartent. Pis encore, l'idéologie diffusée par les produits de la culture de masse implique une acceptation bourgeoise de l'état de choses existant ; cette idéologie est presque inconsciemment absorbée par les travailleurs lorsqu'ils lisent la presse à gros tirage, lorsqu'ils vont voir des films médiocres, lorsqu'ils restent rivés à leur écran de télévision.

Les adversaires de ces arguments font observer que les ouvriers ont toujours été exposés à la culture de classe dominante, mais qu'ils ont toujours su, jusqu'à présent, préserver leur propre culture, leur conscience, leur identité de classe envers et contre tout. En outre, si leur foi militante est assez fragile pour être à la merci de la télévision, c'est qu'elle est prête à s'effondrer au premier choc.

La crainte que la diffusion de la culture de masse ne provoque un recul de la culture des classes laborieuses n'est certainement pas sans fondement. Ce processus a fait l'objet d'une bonne analyse dans le livre de R. Hoggart, The Uses of Literacy [1], et sans aucun doute, il agit aussi nettement en France que dans les milieux populaires décrits par Hoggart. Ce n'est heureusement pas mon rôle de juger du bien fondé de l'argument et de l'ampleur du péril."

 

Paul Lazarsfeld, Exposé Introductif, Communication n°5, 1965



[1] 1. Hoggart (R.), The Uses of Literacy, Changing Patterns in English Mass Culture Fairlawn, New-Jersey, Essential Books, 1957.

vendredi, 28 mai 2010

Suicides

Il parait que le taux de suicide est plus élevé chez les professeurs que chez les policiers. Mais on en parle moins, parce qu’ils ne se tuent pas avec leur arme de service...

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dimanche, 09 mai 2010

Impactés

« Si nous ne stabilisons pas la situation, c'est l'ensemble des autres places financières dans le monde qui seraient aussi impactées »

Nicolas Sarkozy, à Bruxelles (8 mai 2010)

 

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Ce terme, qui provient de la novlangue de la finance et de la communication, n’est pas recensé dans mon Petit Robert (édition de 1992). J’y trouve, en revanche, impact, du supin de impengere, (heurter) « impactum », qui signifie donc « collision, heurt » et, de manière plus molle, « effet d’une annonce forte, brutale ».

Chaque guerre de l’histoire a créé son vocabulaire. Celle qui se déroule sous nos yeux, qui est d’ordre politico-économique, invente aussi le sien. « Défendre, sauver, gagner » : ça, tout le monde comprend. Sauf qu’aujourd’hui il s’agit de défendre un territoire monétaire (la zone euro) qui n’a ni âme ni identité ni histoire, et sur lequel le commun des mortels aura bien du mal à planter et faire pousser le moindre chou.

Toutes les rotatives de propagande, celles de droite comme de gauche, vont tourner à plein régime sur le thème « il faut sauver l’euro », comme avant quatorze il fallut sauver la patrie. Z’allez voir ça ! Prononcer le moindre mot de travers contre l’euro, cela équivaudra bientôt à dire du mal de la mère patrie en Quatorze, ou de l’immigré du coin dans le conseil d’administration du MRAP. .  A chacun son terrorisme : un plan de rigueur en guise de mobilisation générale, et tout le monde au pas…

09:38 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : crise, novlangue, politique, bruxelles | | |

vendredi, 07 mai 2010

Les assis du roman

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C’est bientôt la troisième édition des Assises du Roman, qu’organisent de concert le journal Le Monde et la Villa Gillet à Lyon en partenariat avec France Inter. (du 24 au 30 mai, aux Subsistances, à Lyon). Sur la page de garde du programme , je trouve ce slogan décourageant : « le roman, tout dire ? » Et à l’intérieur : « Comment le roman nous parle-t-il du monde ? De quelle façon la littérature peut-elle non seulement refléter la réalité, mais aussi, pourquoi pas, la transformer ? » Les problématiques retenues fleurent bon la réflexion d’un boutonneux qui bachotte, mais bon : pas de préjugés, n’est-ce pas ! Un énoncé comme « de l’école primaire à l’université, vivre la littérature à tout âge », d’emblée, comme ça, me laisse sceptique. Mes amis ! Toute la fine fleur du Monde du livre sera là ! Même qu'on pourra les vouére !

Me reviennent en mémoire ces lignes si fameuses du Temps retrouvé de Proust : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas développés»...

Les Assises du roman sont-elles le lieu où l'on éclaircit les clichés, ou bien celui où on les sème à tous vents ? Grande question ! Que ne suis-je, moi, un chinois sans talent qui se bat pour les Droits de l’Homme en Chine ! C’est ce que je me dis en découvrant la promo du livre Yan Lianke, Songeant à mon père dont voici la dernière phrase : « ses romans très populaires en Chine ont obtenu des récompenses littéraires et ont souvent été interdits par la censure ».  Ce dernier critère retenu ne m'encourage guère, je l'avoue, à découvrir (comme ont dit à présent) ce romancier ; ce romancier  interdit par la censure dirait-il  ce fameux tout évoqué par le titre, et dont on perçoit à présent les limites ? Yan Lianke, un exemple parmi d’autres de ces écrivains sont je ne lirai jamais une ligne. Allez sur le programme voir le bétail exposé, c’est le salon de l’agriculture en plus intello… Et remarquez au passage que, comme les années précédentes, pas un lyonnais n’est invité. (Ah,si, le journaliste Pivot... Je dis rien que des bêtises...)

 

Des écrivains, pourtant, j’en connais quelques-uns qui vivent ici, si si : Lyon n’est pas seulement la capitale d’Aulas et le paradis libéral où se bazarde l'Hôtel-Dieu. On peut encore y faire quelques rencontres authentiques avec des gens normaux, je veux dire par là, des gens qui ne font pas commerce de tout bois : Mercredi prochain, le 12 mai  à 18h30 à la bibliothèque de la Part Dieu, Patrick Dubost reçoit par exemple Roland  Tixier et Christian Cottet Emard, deux auteurs de la maison d’édition Le Pont du Change pour « La scène poétique »

Durant cette soirée,  les deux auteurs liront des extraits de leurs livres :  Simples choses, pour Roland Tixier (haïkus urbains) et  Tu écris toujours ? pour Christian Cottet-Emard (chroniques littéraires et humoristiques). Vous pouvez y aller. Là, contrairement aux Assises où sont les people, on ne paye pas 5 euros l’entrée.

Infos à suivre sur le blog blog des éditions Le Pont du Change

 

Et, pour ne pas quitter ce qu'on appelle à présent la vie culturelle, sur le blog de Nauher (Off-shore) un excellent billet sur le marché de l'art...