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vendredi, 23 décembre 2011

La nuance Puitspelu

D’où vient qu’à la fin du XIXème siècle, tant de grammairiens, érudits, philologues, s’intéressèrent avec passion à la langue, que ce soit le sanskrit, le sodgien ou le patois que parlaient leurs aïeux ? Et d’où vient qu’aujourd’hui, la plupart d'entre eux se soucient comme d'une guigne de la façon dont ils s’expriment, de combien ils se rendent compréhensibles à autrui ? C’est la question que je me posais à la relecture des quelques lignes d’un bon Lyonnais de ce temps-là, Clair Tisseur alias Nizier du Puitspelu. Un petit traité de style,  que voici :

« Nombre de ces bonnes gens s’imaginent que pour écrire en lyonnais, il suffit de ne pas savoir le français. C’est peut-être une erreur. Il m’est avis, au rebours, que, pour écrire parfaitement  bien le lyonnais, il serait nécessaire de savoir d’abord le lyonnais, puis beaucoup le français, et non seulement le français d’aujourd’hui, mais encore celui d’hier et celui d’avant-hier. Il faut, en effet, opérer dans son esprit comme dans un van un tri entre les expressions anciennes, saines, correctes, françaises dans les moelles, et ces expressions nouvelles, viciées, incorrectes, bâtardes, semblables à des parasites et qui auraient recouvert et à demi détruit notre vieux jardin national. On ne se figure pas combien il est difficile, en écrivant, de se garder de l’argot moderne, qui est comme engrangé dans votre peau par tous les livres, toutes les revues, tous les journaux que vous lisez, que vous ne pouvez pas même vous dispensez de lire, si vous ne voulez ressembler à Saint Siméon-Stylite sur sa colonne. C’est à ce point que je connais un quelqu’un qui s’est imposé la tâche de lire, chaque jour, au moins quelques pages des vieux auteurs, afin de ne pas se laisser envahir par l’habitude du patois, je veux dire par la langue des auteurs contemporains.

Mais  ce parler franc de bouche, qui a retenu tant de vieilles expressions de nos aïeux, ne consiste pas seulement dans l’usage d’un certain vocabulaire. Bien plus que dans le vocabulaire, le génie d’une langue gît dans le tour, dans la construction de la phrase. Il ne faut pas tomber dans l’erreur de nos pères du temps de la Restauration qui croyaient fermement ressusciter la poésie du Moyen Age en semant le discours des mots de jouvencelle, bachelette, destrier, palefroi, et quelques autres de ce genre. Sans prétendre à écrire la langue du XVIè ou même du XVIIè siècle, ce qui serait absurde, il est nécessaire que des mots un peu vieillis soient enveloppés dans des tournures appropriées sans quoi ils feraient une disparate dans le tissu du style. On doit fondre, lier tout cela, pardon pour l’image, comme une habile cuisinière une fricassée de poulet dans une sauce onctueuse. Il importe de ne pas non plus  aller trop loin dans la voie de l’archaïsme (comme cela se dit aujourd’hui) sous peine de cesser d’être compris et de tomber dans le baroque. Enfin, quoi ! tout cela, c’est affaire de nuance, dirait M. Renan. »                                                                     

Les Oisivetés du sieur Puitspelu, « Le bon parler lyonnais, pp 262 / 263 »,  1889

jeudi, 22 décembre 2011

Henriette Morel : le temps des individus

On sait peu de choses d’Henriette Morel  (1884-1956) qui est surtout connue comme l’amie (la muse) de Combet-Descombes. Une photo de Blanc Demilly la représente en sa compagnie. Lui ressemble à Toulouse Lautrec, elle à Louise Brooks. Etrange attelage. Sous un autre cliché des deux  célèbres lyonnais, elle sourit sous un chapeau blanc. Dans ses dessins sommeille pourtant le grave plaisir de tout une époque, prêt à s’éveiller pour peu qu’on s’y attarde. Si je devais réaliser un catalogue à son sujet, je lui donnerais pour titre « Le temps des individus », sans trop savoir pourquoi. C’est ce qui me vient à l’esprit en regardant les couleurs et les traits de ses dessins qui me semblent allier l’insouciance et la gravité dans un bel équilibre, pour s’attacher à la solitude des personnage. Henriette Morel a réalisé de nombreux pastels, des fusains, des huiles. Rapide tour d'horizon : 

 

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deux photos de Blanc et Demilly

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Son portrait, pastel et fusain de 1945 par le peintre Claude Juppet-Malbet

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Jeune femme  à la cigarette

Henriette Morel (1884-1956). La loge. Huile sur carton.jpg

La Loge

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Rêverie de printemps

 

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Paysage aux montagnes bleues

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Les amoureux à Sainte Croix

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Jeune paysanne et sa vache

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Jeune fille pensive

 

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Sous la neige

 

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Mon voisin d'en face (1946)

mercredi, 21 décembre 2011

La gazette de Solko n°13

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13:12 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : solko, actualité, david beckham, psg, laurent jaffrin, nouvel obs, rue 89 | | |

Des mots et des sous

De mémoire, il fut mon premier boulot. Et ne dura que quelques heures, réparties sur trois après-midis. Aide-géomètre, vous savez, ce type planté devant le tachéomètre qui griffonne sur un calepin des mesures. En tout, donc, une dizaine d’heures pas trop harassantes qui me firent découvrir plus en détail le faubourg de Vaise. Toujours ça.

Un Racine pour cette poignée d’heures fut mon premier salaire. Rien qu’un. En même temps c’était déjà ça. Déjà un. Ce prime boulot fut suivi par tout un paquet d’autres, tout un paquet d’après-midi, de semaines, d’années. C’est  pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’il m’avait appris, que les autres confirmèrent par la suite : qu’entre un boulot et un salaire, on cherche en vain le rapport. En vain.

En linguistique, on appelle ça l’arbitraire du signe. Dans le monde du travail, ce qui devrait s’appeler l’arbitraire de la monnaie se nomme du doux euphémisme de  différences de traitement. Le tout  varie du très simple au fort double. Du smic à ce que touche à présent Anelka chez les Chinois. Entre, toute la gamme, du saisonnier à l’emploi à vie. De plus en plus rare, la dernière espèce. Quant à ce que palpe Anelka, ca reste réservé aux faibles pourcentages. Des milliardièmes de milliardièmes de l’humanité. Pas la part la plus intéressante. La monnaie joue quand même à être fiduciaire. Et ça gaze. Incroyable, non ? Le mot, lui…

Vouloir réparer ces injustices, c’est comme vouloir supprimer l’arbitraire du signe, ça se peut pas. Rien qu’une illusion pour berner l’électeur. Mais comme disent les gourmets politiques : faute de pouvoir réparer les injustices, peut-être qu’on pourrait parvenir à les réduire, non ?

Mon boulot à moi, c’est plutôt de réduire l’arbitraire du signe. Pas l’inégalité des conditions. C’est pour ça que je n’aime pas les politiques. Ni ceux de gauche, ni ceux de droite, pas mieux ceux des extrêmes. Je préfère les écrivains. Je suis écrivain. On fait pas le même boulot.

Nous, on berne le lecteur consentant. C’est ça notre mandat. Moins radical. Moins dangereux. Moins définitif. Moins rentable aussi, par les temps qui courent. Il y a une trentaine d’années, une directrice de collections me disait déjà : vivre de sa plume ? A part San Antonio et les recettes de cuisine, mon petit ami…  Me souviens encore du temps qu’il faisait, place Saint-Sulpice ce matin-là. Des limaces grises et bleuâtres qui coulissaient sur Paris. Ç’aurait  pourtant été joli de construire une existence à partir de sa plume. Une existence d’homme libre. Mais établir une relation entre réduire l’arbitraire du signe et un gagner sa vie semble un doux rêve de pubère excentrique. La monnaie se cabre. Résiste. Veut pas. Elle a de nombreux adeptes. Vraie peau de chagrin.

J’en ai pris mon parti, j’écris sur ce blog pour des nèfles en termes monétaires et gagne ma vie (comme on dit) autrement. Et quand se pose cette question sans doute non réglée de l’édition, j’éprouve une grande fatigue en songeant à tous  ces mois de ma vie qui dorment dans des tiroirs, romans, pièces de théâtre, recueils de poésie. Ces textes ne figureront jamais sur ce blog car ils sont sans rapport avec Solko. Ont-ils encore un moment à attendre ? Un public à atteindre ? Ou bien sont-ils, telles ces âmes perdues errant dans les marais ? Ils naquirent en tout cas d’un but qui n’était pas mercantile d’où la difficulté que j’eus à les vendre.  Sans doute étais-je le plus mal placé. A présent, quelle envie grignotée me presserait donc encore ? Autant, somme toute, se planter devant le tachéomètre…

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00:52 | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : écriture, littérature, monnaie, vanité, racine, billets français | | |

lundi, 19 décembre 2011

Vanité du Je

Dans le silence de sa solitude, l’écrivain soucieux de style cherche à ne pas inscrire les mots du monde, les premiers à surgir, tout de suite, à s’imposer. Difficile, car tous ceux qu’il entendit depuis sa naissance lui sont venus de là, du monde. A commencer par celui par lequel sans cesse  il s’énonça, et par lequel il se présente encore en levant d’un ongle la visière de sa casquette : celui que tout le monde mâche en bouche pour parler de soi, ce risible, importun, défigurant car si peu figuratif je. Lieu commun, par excellence, territoire de tous.  Le je du simple dire.

Avoir depuis toujours qualifié de ce pronom qu’on affirme personnel et qui est si vain son visage, sa pensée, son récit, sa propre sensation, tel est le propre de chacun. L’avoir, ce mot, si souvent accolé à tant d’éléments disparates qui l’ont traversé, d’émois temporels, oui, ce je fugace qui se proclame permanent : l’écrivain n’a donc fort cruellement que ça pour dire tout ce qui s’est passé ; car même s’il préfère en son for intérieur le silence des chats, le relief des couleurs, la résonance des sons, quel autre choix la parole lui laisse-t-elle que de se qualifier au moyen de ce je ?

 

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Pour aussitôt s’en défaire. Car la parole est un tel édifice qu’il faut abandonner cette première clé pour se frotter au il, au on, au nous ou bien encore comme Kafka le fit à la virtuosité d’une simple initiale. Il lui faut, l’écrivain, laisser ce je au monde comme une sale vitre et pourtant, lorsqu’il ferme ainsi son carreau, les profanes croient déjà qu’il impose un masque et le malentendu se tisse. Tout, dans le langage, est vanité.

Le premier des mots du monde étant celui par lequel ce même monde m’apprit à me désigner face aux semblables, alors oui, on comprend de quelle vanité est faite la pate du langage; et que tout l’arbitraire du signe ne soit que déception à l’écoute attentive, et laisse démuni le visage incliné face à la page blanche. Douces, brutales, lancinantes, mornes, fiévreuses, exaltées, douloureuses sont les absences qui me traversent, et m’ont fait masque, que le murmure des mots, malgré cette malédiction, tente d’à nouveau façonner. Je…

Mon corps a une odeur, ma main a une empreinte, ma voix possède un timbre et mon pas son véritable rythme ; parler n’a que ce je à m’offrir, qui comme ce tu n’est qu’une mécanique sourde et sans relief, entonnoir par lequel se recentre sur l’exaspérant lyrisme d’un constant désaccord l’esprit des sept milliards que nous sommes.

Ecrire.

Quand, tel l’habit ôté pour que la peau frémisse, choit ce premier je trop lisse et trop  douillet, et qu’un autre s’impose (toujours à son désordre reconnu), la vanité du simplement dire cesse-t-elle enfin pour que débute la témérité de l’art ?

20:50 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature, vanité, l'exil des mots, kafka, dire je | | |

dimanche, 18 décembre 2011

Jean Seignemartin

Brève et romanesque existence, que celle du peintre Jean Seignemartin (16 avril 1848, 29 novembre 1875) dont une rue du huitième arrondissement (on ne sait pourquoi celle-ci) conserve le fin souvenir. Fils d’un tisseur, Jean Seignemartin fit tôt le forcing auprès de son père afin d'entreprendre dès 1860 (il avait douze ans) une formation aux Beaux-Arts de Lyon. Il fréquenta ainsi les classes de Michel Gemod et de Charles Jourdeuil, puis celle de Joseph Guichard qui l’intègra dès 1863 à un travail professionnel avec la décoration de l’hôtel Collet (aujourd’hui disparu) dans la rue Impériale (à présent de la République), qu’on venait tout juste de percer et qui servait de vitrine au matois  préfet de Napoléon III, l'autocrate Claude Marius Vaïsse. En 1864, âgé d’à peine seize ans, le jeune Seingemartin expose au Salon de Lyon. Il est couronné l’année suivante du Laurier d’Or, le premier prix de la classe de nature. Tout réussit au jeune prodige, jusqu’à FrançoisVernay qui, ayant remarqué au Salon de 66 l’une de ses natures mortes et l’invite à partager son atelier.

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Fleurs, musée d'Orsay

A partir de 1869, Seignemartin s’installe dans ses propres meubles, rue Jean de Tournes, où il peint des portraits et des scènes de genre. Mobilisé en 1870 dans un bataillon d’artillerie de la garde mobile, il part de Sathonay à Paris et réalise là encore plusieurs portraits de ses jeunes camarades. Il se retrouve affecté à la porte Maillot dans des baraquements précaires. L’hiver est rude. Il en revient avec la tuberculose.

 

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Autoportrait

Joseph Guichard l’accueille et le réconforte, François Vernay l’héberge à nouveau. Il peut présenter au Salon de sa ville natale  en 1872 le Ballet de Faust esquissé dès 1868 lors d’une représentation à l’Opéra de Lyon. C’est alors qu’il fait la connaissance des frères Tripier, médecins et amateurs d’art, qui lui achèteront régulièrement ces tableaux dont en 1904, ils feront don au Musée des Beaux-Arts.

 

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Le ballet de Faust

L’un des deux frères,  Raymond, devient son médecin personnel. Pour tenter de raviver santé la santé du jeune homme, il l’envoie à Amélie les Bains Palalda en Pyrénées Orientales. Seignemartin s’y ennuie profondément. Revenu à Lyon, il achève au cours des années 1873 et 1874 plusieurs tableaux de fleurs et de nombreux portraits, avant de partir une première fois à Alger. Son ami le peintre Alphonse Stengelin l’y rejoint en compagnie de sa sœur dont il fait le portrait. Il y rencontre Albert Lebourg, qui y est professeur à l’école des Beaux Arts. Il s’initie à la lumière, à la blancheur, et cherche à renouveler dans plusieurs tableaux les clichés de l’Orientalisme déjà académique. C’est la qu’il meurt prématurément lors d'un second séjour. Son corps est rapatrié et inhumé à Loyasse. Le buste qui ornait sa tombe a été dérobé il  y a peu. 

 

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Paysage d'hiver en Algérie méridionale

 

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Baiser d'adieu

 

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buste dérobé à Loyasse

17:45 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : peinture, loyasse, jean seignemartin, beaux-arts, lyon, alger | | |

samedi, 17 décembre 2011

Le cas Sneijder de Jean Paul Dubois

Monter ou descendre dans la hiérarchie sociale, dans l’estime de ses proches ; être un dominant ou un dominé, ou les deux à la fois ; monter en puissance ou se perdre en chute libre : le dernier roman de Jean Paul Dubois , Le Cas Sneijder mérite d’être lu et relu pour ce qu’il est, une sorte de fable philosophique sur la société post-moderne qu’aura pourrie l’individualisme de ses composants.

Revenu d’un coma après la terrible chute ascenseur du 28ème étage d’un immeuble situé sur Saint-Antoine » (p 42) dans lequel il a perdu sa fille, le narrateur, Paul Sneijder, « soumis à une imperceptible modification » (p 127) et à « une perception plus affinée de la réalité » (p 61) se met à voir « le mécanisme de nos vies d’une autre perspective », à « devenir attentif » des humains, un peu à la manière des chiens qu’il promène dans le cadre de son nouveau job à Montréal (dog walker).  Il sent dans l’air « quelque chose d’enfiévré, d’hystérique », qu’il appelle « une sauvagerie latente, un affolement de la vie » (p 61), dont il tente de se tenir dorénavant écarté.

C’est ainsi qu’il rejoint le point d’observation si historiquement et intrinsèquement littéraire du persan, du naïf, de l'étranger, du candide, du décalé dirions-nous aujourd’hui. Il découvre alors « qu’on ne construit pas un ascenseur autour d’un immeuble, mais un immeuble autour d’un ascenseur »(p 53), et que cet instrument du hasardeux destin est au centre de tout  le dispositif familial et social qui l’entoure.  L’ascenseur, responsable de son traumatisme concret, l’est en effet de façon plus maligne des nôtres, plus diffus : véritables métaphores d’un monde « de ruses, de mensonges, de leurres » (p 172), les ascenseurs « nous élèvent mais aussi nous dressent les uns contre les autres » (p 127). Principe organisateur de la norme urbaine du monde moderne en ce sens qu’il gère sa verticalité, l’ascenseur est bel et bien « un objet sous évalué et sous estimé » (p 109) : grâce à lui, « ce qui était dispersé est désormais concentré » (p 111), sans lui, « plus de verticalité, plus de densité ». C’est lui qui a fait l’agrégat de ce monde déréglé dans lequel on accepte de tenir sur 0,18 m2 pour grimper de quelques étages. Lui aussi, rajoute Sjneider, « qui a tué ma fille » : (p 112)

D’où le cas Sneijder ou la folie Sneijder, qui rêve un instant de créer « une thrombose » afin d'arrêter le flux de ces ascenseurs qui «transportent tous les cinq jours l’équivalent de la population de la planète » (p 55). Et qui s’observe jour après jour, non sans délice, en train de mettre en scène sa propre dégringolade sociale, au grand dam de sa femme qui passe son temps à lui conseiller « d’aller voir quelqu’un» et de ses fils, deux jumeaux aussi vaniteux qu'insignifiants, que leur mère a castrés. Devenu à la fin de cette vertigineuse dégringolade un « minable », Paul Sneijder «déclaré inapte» et placé sous tutelle par ces trois personnages pour lesquels à aucun moment le lecteur n’est invité à ressentir la moindre empathie envisage de rejoindre enfin sa fille.

« Ce sont les gens, bien plus que les immeubles, qui me posent problème» (p 61), confesse malicieusement ce héros narrateur au détour de l’une de ses introspections ceux qui « puisent dans leur vie comme dans une caisse à outils », à l’image de sa femme qui, chaque fois qu’elle « se fait baiser par son amant » lui «ramène un poulet fermier » (p 49). Parmi eux, il n’y a d’autre recours semble-t-il,  que de mordre ou d’être mordu, de monter ou de descendre, à moins de passer « par perte et profits » comme Nicholas White, ce journaliste à Business Work de 34 ans oublié durant un week-end entier dans un ascenseur .

Paul Sjneider, soixante ans, n’oublie rien de ce qu’il a vécu parmi eux, et à plusieurs reprises se rend compte que c’est bien ça le fond de son problème : il voudrait « trancher dans le passé avec un hachoir de boucher » (p 33), il « aimerait appartenir à une espèce amnésique»  (p 62) mais sa mémoire est  hélas « ignifugée » depuis l’accident du 4 janvier 2011.

Le cas Sjneider s’ouvre et se ferme sur les cadavres de cinq mille oiseaux (des carouges à épaulettes) et ceux de cent mille poissons (des tambours ocellés) qui firent récemment l’actualité : c'est une comédie noire sur la vie familiale en occident post-moderne, une fable caustique sur la place précieuse tout autant qu’insignifiante qu’occupe parmi tant d’autres une seule vie humaine, une méditation nostalgique sur la part d'étrangeté meurtrière contenue en chacun d'entre nous. A plus d'un titre, un livre à lire.

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19:48 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : le cas sneijder, jean paul dubois, montréal, ascenseur, littérature, actualité | | |

mercredi, 14 décembre 2011

Berlioz et l'inflation fantastique

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C’est du portrait peint par Emile Signol en 1832 que Lucien Fontanarosa  (1912-1975) s’inspira en 1969, lorsque la banque de France lui passa commande d’une aquarelle pour figurer sur  son dernier billet de dix francs à l’effigie d’Hector Berlioz. Lucien Fontanarosa avait déjà été sollicité en 1964 pour le 500 f (Pascal), en 1965 pour le 100F (Delacroix) et en 1967 pour le 50 F (Quentin de la Tour).

Les quelques mots qu’Hector Berlioz eut pour ce portrait non signé dans le chapitre XLII de ses Mémoires permirent d’en connaitre l’auteur : Berlioz et Signol avaient emporté le Prix de Rome la même année (1830), l’un en musique, l’autre en peinture : « Je pose pour mon portrait qui, selon l’usage, est fait par le plus ancien de nos peintres et prend place dans la galerie du réfectoire 3 », écrit-il. Mais le séjour mouvementé du musicien en Italie (interrompu par une escapade à Nice) diffère plusieurs fois la réalisation du tableau. Le 7  avril 1832, Berlioz écrit : « Le peintre qui l’a commencé ne sera libre d’achever que dans quinze jours. »

Sur le billet, Fontanarosa (qui fut, lui, prix de Rome en 1936) a coupé la lavallière rouge et bouffante qui évoquait le gilet rouge de Gautier à la bataille d’Hernani. Mais il a gardé l’ambiance de la génération des Jeunes France, avec la crinière d’un roux flamboyant et les traits acérés du visage, le verso du billet représentant Berlioz en chef d’orchestre.

Le billet fut imprimé du 23 novembre 1972 au 6 juillet 1978 : en tout, 306 alphabets, répartis en 24 dates d’impression, qui circulèrent dans une France giscardienne en passe de se fiancer longuement avec la crise. Il naquit l’année du serment des 102 au Larzac,  du suicide de Montherlant, du Bloody Sunday en Irlande du Nord et de la spectaculaire prise d’otage de sportifs israéliens à Munich. La durée de vie du 10 francs Berlioz (1972-1978) équivalut  à celle du «  serpent monétaire européen », dispositif économique destiné à limiter les taux de change entre monnaies européennes.

Il fut le billet de l’inflation par excellence ; la preuve : l'auteur de la Symphonie Fantastique céda la place à un rond de métal de 10 francs, ayant perdu une bonne moitié de sa valeur en quelques années. Que vaudrait-il, à présent ? A peine plus d'un euro : La chance d'avoir du talent ne suffit pas, avait écrit le Maître. Encore faut-il avoir le talent d'avoir de la chance...

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mardi, 13 décembre 2011

L'homme au manteau vert

Je croise en salle des ventes un type au regard clair et déterminé. L'euro, m’assure-t-il, ne passera pas le mois d'avril. C’est donc le moment d’acheter de l’or. Car  même avec ce qu’il a pris depuis le printemps dernier, il va encore grimper de 15 à 20 % d’ici le prochain. Inévitable, lâche-t-il dans son manteau vert. Tout ça m'a rappelé ce qui se passait avant le passage à l'euro, ces conversions du papier au métal pour ensuite repasser du métal au papier selon la loi financière du chiasme qui permet aux plus entreprenants et aux mieux lotis de rafler en tout 40%, crise ou pas crise, sur le gros des électeurs

Il y a dans ces pronostics quelque chose de fébrile, qui me laisse songer à ceux des turfistes de PMU. Sauf qu’ici, c’est une autre ambiance. J’ai vu partir hier un lingot à 36930 euros (+14,5% de frais de vente, faites vous-même le compte). Les maigres économies d’un type bourlingueur et distrait au monde ne m’offrent que les moyens de regarder les courses. Je regarde. Comme au casino. Toujours instructif de savoir ce qui se passe sur la pelouse.

Les 20 francs or, les 50 pesos, les demi-souverains mis successivement à l’encan trouvent preneurs à plein tarif, tout comme les débris d’or (y compris d’or dentaire). Mon bonhomme a sans doute raison : dans les milieux « informés », on anticipe sur la fin de l'euro comme il y a peu on anticipait sur la fin des monnaies nationales. Pendant ce temps, des politiciens disent au bon peuple qu’il va falloir « réguler les marchés financiers qui imposent leurs règles anti-démocratiques aux peuples ».

Cause toujours.

L’Histoire est bien un cirque, peu de progrès moral depuis l’empire d’Akkad. La monnaie ne vaut rien en soi, y’a qu’à voir le regard repu de ceux qui remportent la mise. C’est sur leur sourire qui ne fait qu’effleurer la surface des lippes que se jouent le cours et l’avenir des monnaies. Franc, euro, qu’importe ; l’homme est l’homme et les affaires sont les affaires. Seul prévaut l’adage souverain de l’homme au manteau vert : la monnaie appartient aux riches et ne survit que le temps qu’elle leur permet de faire des affaires. 

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06:34 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : crise, euro, politique, société, actualité, franc | | |