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jeudi, 08 octobre 2009

Lieu planétaire et espace universel

La question qui préoccupe à l’heure actuelle pas mal de Lyonnais est le devenir de l’Hôtel-Dieu. Ce qui est le plus stupéfiant, quand on y réfléchit avec un peu de recul, c’est que la ville elle-même, son site, est classé par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, et que l’on puisse malgré tout juridiquement transformer l’un de ses bâtiments les plus somptueux et les plus significatifs en  un quelconque hôtel pour milliardaires… Beaucoup de naïfs pensaient cependant que ce label était une sorte de  protection : ils ont désormais la preuve par l’exemple que non.

Et pourtant, Dieu sait si on nous aura endormi, durant ces années dernières, avec la "politique patrimoniale", menée de fait à l'unisson avec celle de la "protection de l'environnement".

Ces événements m’ont ramené à une réflexion sur le territoire, que j’avais menée l’an dernier avec le romancier Philippe Nauer sur l’existence (ou la non existence) de ce « lieu planétaire » qui, petit à petit, s’est substitué dans le discours des gouvernants et des idéologues de service, à la notion d’universalité comme à celle de territoire particulier.

Voici l’article que j’avais alors écrit pour CONDUCTEUR-PASSAGER, une revue en ligne dirigée par Philippe Nauer.

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Si  j’en crois les poètes, ce qui caractérise le lieu, c’est le rapport privilégié qui s’est tissé, grâce au langage, entre l’infini de l’espace et les contours limités que j’en perçois autour de moi. Le lieu, c’est l’espace dont, par le verbe, j’ai fait un logis à un moment ou à un autre de mon histoire: toutes les pistes de ma mémoire recréent ainsi pour moi des lieux dont la réalité me fut un jour un bien aussi précieux qu’obsédant : un corridor, l’entrée d’un magasin, le coin d’une rue, le bord d’une rivière ; tels sont les lieux proustiens, instance de la mémoire conçue par la parole, susceptibles de devenir de véritables pays : « Balbec, Venise, Florence,  dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient »[1].  Le poète Yves Bonnefoy a souvent usé de jolis mots, de mots soigneux,  pour désigner cela : le mot demeure. Le mot château. Le mot terrasse. Car n’est-ce pas ce que nous demandons à l’espace, dès lors que nous le nommons nôtre, un beau matin : qu’en devenant un lieu, il parvienne à offrir à notre effroi face à l’inconnu, face à l’innommable, face à l’indicible, cette demeure où vivre, ce château comme refuge, cette terrasse comme consolation ?

 Pourtant ce lieu premier, celui que Bonnefoy appelle le lieu natal, ne s’est jamais contenté de n’être qu’un lieu identitaire et clos sur lui-même. Si  j’en crois la poésie, des aèdes de la Grèce antique à Hölderlin, parce qu’il était relié à d’autres par des paysages, le lieu a toujours exigé également de tendre sa route à l’universel. Et donc, sur le sol du lieu natal, parce que quelques paroles l’avaient, là,  rassuré, l’être humain faisait son premier pas vers l’appréhension à la fois désireuse et peureuse de ce qui l’entourait, et ce, jusqu’aux limites de ce qu’il percevait. Vivre en une demeure véritable a donc  toujours été une expérience d’abord sensuelle, puis intellectuelle : celle qu’en un lieu (locus) un individu fait de l’univers tout entier, du plus proche au plus lointain, du plus concret au plus abstrait , de ce qu’il peut voir, entendre et goûter, à ce qu’il peut réfléchir. L’expérience du lieu est ainsi à la fois particulière et universelle : voilà pourquoi le pays a toujours été un espace avant tout littéraire, dont la littérature a toujours été plus apte que la peinture, la photographie ou le cinéma à rendre compte. « Rien n’est plus difficile que de prendre conscience d’un pays, de son ciel et de ses horizons, affirme Bernanos : il y faut énormément de littérature»[2]

L’espace, au contraire du lieu, se présente à moi sous un jour géographique, scientifique, administratif, juridique, pictural, climatique – tout ce qu’on voudra, tout, sauf littéraire. L’espace n’est pas nommé. J’ai pourtant bien besoin d’espace, certes : ne parle-t-on pas d’espace vital ? Mais à condition que cet espace soit circoncis dans un lieu défini. Que cet espace soit un périmètre dans mon lieu. Sorti de cet espace dans lequel voluptueusement je m’étire, l’espace ne reste qu’un concept, une simple abstraction pour mathématicien-philosophe, physicien-astronome ou intermittent de l’aventure. Certes, lorsqu’il était peuplé de dieux, l’espace ouvrait encore aux hommes quelques portes sur l’Univers. L’espace était alors un lieu foisonnant de chimères, tout en alcôves et en recoins mythologiques, un véritable lieu, oui, dans lequel  se jouaient les scènes les plus cruelles et les plus tendres. Mais depuis que la science nous a démontré que l’espace était vide de dieux, depuis que la technique en a parachevé sa clinique exploration, nous avons compris à quel point ce cosmos vide est tout le contraire d’un séjour, d’une demeure, d’une terrasse, d’un pays. Cet infini a-t-il d’ailleurs jamais été, comme le doux foyer ou la tendre patrie, hanté par les mânes, ni vraiment raconté par les poètes ?

« La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? »[3] s’interroge Hannah Arendt. Elle aura, en tous cas, singulièrement remodelé les lieux qu’à grand peine,  nous nous étions aménagés sur Terre. Désormais, le concept récent de mondialisation nous assigne en effet  comme séjour un lieu redimensionné en village global, sectorisé en zones d’influences, géré par des spécialistes en tous genres,  livré à une économie que nul ne maîtrise, médiatisé à outrance et exclusivement limité à la croûte de cette seule planète.  Mais sur cette boule endiablée, qui donc possède encore un lieu où naître, un lieu où durer, et un lieu où mourir ?  De maternités en crématoires, sommes-nous même encore désirables, le temps d’une existence entière, en un quelconque de ces points à d’autres reliés, une quelconque de ces places, à d’autres confondues, de ces endroits concurrents qui forment à notre insu l’espace planétaire et la représentation qu’on nous en livre ?  Le grand lieu de l’aventure a disparu de la Terre qui meurt de nos extravagances, que balaient nos satellites et parcourent nos réseaux. Le lieu du séjour, le pays, qu’en reste-t-il, en chaque recoin du monde ?  Il ne peut devenir, lorsqu’il survit avec ses particularités culturelles propres, que ce qu’une périphrase de la novlangue contemporaine appelle dorénavant un « lieu patrimonial »

Depuis 1978, date de la première réunion du Comité du Patrimoine Mondial, 878 « biens » ont été inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’Unesco. [4]  Il serait fastidieux d’énumérer ici la mosaïque de ces « biens », tantôt culturels  (sites ou villes), naturels (parcs ou réserves protégés) qui, désormais, sont saupoudrés sur les cinq continents. On se contentera simplement de rappeler les perspectives : il s’agit de transformer un certain nombre de lieux autonomes en espaces significatifs de la variété culturelle, dans une stratégie globale de représentation de « notre monde », c'est-à-dire de notre planète. Chaque territoire classé se retrouve réglementé comme jamais, et, selon la logique de la double pensée qui permet de fondre en une seule deux thèses normalement incompatibles,   protégé et pillé à la fois : Cette conception du lieu patrimonial n’est pas sans rappeler celle du lieu de mémoire ou bien du lieu de commémoration. On lui doit d’avoir induit au sein de l’espace local une représentation nouvelle, celle d’espace planétaire.

C’est ainsi que nos lieux concrets, intimes et privés, aux mètres carrés de plus en plus uniformes et de plus en plus onéreux, se sont retrouvés agglomérés ou imbriqués, au fil du temps et selon les cas, à des territoires plus vastes et à des espaces plus abstraits, que leur subliminale appartenance à « l’humanité » investissait d’une autorité quelque peu irrationnelle. Devant une telle autorité, l’individu lambda n’a pu que respectueusement s’incliner : En ces enclos nous existons, devenus chez nous plus passants, plus touristes, qu’habitants. L’esprit saturé d’images issues d’autres lieux, nous n’habitons d’ailleurs qu’à moitié celui où nous vivons, comme nous ne nous aventurons plus guère dans ceux qu’épisodiquement, nous visitons, l’appareil numérique au poignet. Comme si la conquête de l’espace- non pas celle des fusées, mais celle de chacun d’entre nous -  avait bel et bien assigné à cette humanité un logis commun, celui de la planète, et qu’entre le sédentaire et le nomade, une nouvelle espèce de terrien délocalisé jusqu’à l’insignifiance soit apparue. Que la dimension de cette Terre soit assimilable à celle d’un lieu vaste ou à celle d’un espace restreint, quelle importance, puisque en-dehors de ce lieu planétaire surpeuplé, n’existe plus, dorénavant,  le moindre espace à vocation universelle et que partout est entretenue la  confusion entre le sentiment de l’universel et la conscience du planétaire ?

C’est ainsi que le lieu natal, point d’origine à partir duquel chaque homme lançait, jadis, sa pensée à l’assaut de l’univers,  s’est réduit à n’être qu’un espace commercialisé  et rendu de plus en plus abstrait – un non-lieu, se plaisent à dire certains. Serions-nous, au sens propre, délogés ? Comment, dès lors, ne pas entendre avec beaucoup d’amitié, mais non sans une certaine mélancolie, ce qui soupire encore en cette strophe d’Yves Bonnefoy :

« Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,

Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,

Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse

Dehors celui qui demandait un lieu natal ?[5]



[1] Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom. »

[2] Bernanos, La France contre les robots

[3] Hannah Arendt, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in La Crise de la culture

[4] La liste du centre du patrimoine mondial de l’Unesco comprend 878 biens, dont 679 biens culturels, 174 naturels et 25 mixtes, répartis dans 145 états. Depuis novembre 2007, 185 Etats-parties ont ratifié la convention du Patrimoine mondial

[5]Bonnefoy, « La Maison natale »,  in Les Planches Courbes,  

 

 

Conducteur passager n°2  - décembre 2008

 

 

 

mercredi, 07 octobre 2009

Solennelle autant que désirée

20_quai_maison_et_impasse_de_l_ancienne_douane.jpg

Plusieurs choses arrêtent le regard :

Tout d’abord ce mur d’affiches que battent la pluie, le vent

La taille des étages, sur des boutiques basses.
Toutes ces boutiques qui, malgré matin qui luit, sont fermées.

C’est sans doute dimanche.

L’œil s’attarde aussi sur

Ce pavé dont j’aime toujours autant qu’il soit mouillé de pluie

Et ces rails de tramways et ces fils électriques

Qui profilent un itinéraire.

Un œil plus attentif se pose sur la carriole

Non loin de la porte-cochère et close.

C’est dimanche, oui, jour de repos, en ce pays encore.

L’étroitesse de la rue obscure qui attire l'attention

Au moins autant que la fuite vers la lumière, par la droite de l’immeuble

Un quai, là-bas, ou bien un boulevard.

Nos villes sont toutes faites de ces contrastes entre nuit et jour,

Saleté et luminosité,

De ces ouvertures atteintes par nos seuls regards

Mais jamais par nos pas.

 

Qu’est-ce donc encore que je recueille avec tant d'avidité

tranquille dans ce cliché ?

(Dont peut-être quelques lyonnais judicieux

Pourraient encore identifier l’endroit où il fut pris)


Le noir et blanc, bien sûr…

Cette précieuse poésie d’un réel passé et, bien que reproduit,

Transfiguré.

Supériorité indubitable du noir et blanc.

 

Et puis surtout, surtout,

Cette absence, si flagrante qu’on ne la remarque pas au premier abord,

Mais qui s'impose peu à peu au regard,

A l'âme,

Solennelle autant que désirée,

De tout bipède humain.

06:13 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, écriture, poésie, lyon, photographie, noir et blanc | | |

mardi, 06 octobre 2009

D'un dôme, l'autre

Une pétition est en ligne pour placer le maire de Lyon Gérard Collomb et son équipe municipale en face de leurs responsabilités dans l'affaire du devenir de l'Hôtel-Dieu. Elle est organisée par un collectif de médecins, de professeurs, d'infirmier(e)s et de responsables d’associations de santé et a recueilli pour l'instant plus de 800 signatures. Ci-dessous le texte du collectif. Pour rejoindre les signataires, c'est juste à côté  (bandeau déroulant sur la gauche).
 
postmortem.png

Victor Hugo sur son lit de mort, par Nadar

 

Sensation terrifiante que tout passe.

Nous discutons à la terrasse d’un café croix-roussien du crime de "Herriot le Petit", qui, alors que son prédécesseur a rasé totalement l’Hôpital de la Charité dans les années trente, songe, lui, à transformer l’Hôtel Dieu en hôtel de luxe.(1) Au prétexte que  le bâtiment est sauvé, certains s’en accommodent. Objection, votre honneur : Le bâtiment est sauvé, oui. Mais le monument ? (2)

 

Il fait bon deviser jusqu’au soir. Qu’est-ce, après tout, que ce « crime » au regard de l’actualité mondiale ? Qu’est-ce qu’un crime au regard de notre apéro, de notre digestion ?

Et puis, Collomb... un amateur, Collomb ! Un second couteau, assurément. Un couteau quand même.

Nous pensons à Hugo, à son fulgurant exil, à son combat contre Napoléon III , à cette photo de Nadar.

A Hugo au Panthéon. Tiens, le Panthéon. Nous revoilà, à nouveau avec Soufflot.

Décidément !


C’est une chose que nous avions évoquée la semaine dernière : la transformation du Panthéon et de tous ces mètres carrés scandaleusement inoccupés en plein Quartier Latin en casino. Toute la Côte d’Azur, les gars, Monte Carlo et Monte Christo, comme le chantait jadis la bonne Annie Cordy, allez hop ! tous sur la montagne Sainte-Geneviève. Dans le silence sépulcral des morts pour la République, le chant réjouissant du jackpot.

Ah ! Le Jackpot !

 

Il leur faudrait quand même, me dit un ami, virer quelques morts d'importance …

Soit ! Soit ... Qu’à cela ne tienne.

Un changement de régime est un changement de régime.

Les sans-culottes n’ont-ils pas viré tous les rois de France de leurs tombeaux ?

Alors, allez-y. Virez ceux de la République.  Virez.

Vous qui êtes capables de vous attaquer à la mémoire des pauvres en transformant leur hôtel en hôtel de luxe, au mépris de toute convenance  (3) , attaquez vous aux riches. A leur symbole, à leur mémoire. Allons !

Dôme pour Dôme, Soufflot pour Soufflot, attaquez vous au Panthéon.

Un peu de courage.

Je vous applaudirai à deux mains.

Regardez le, là-haut, le vieux polémiste.

Comme il dort bien.

 

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(1) Edouard Herriot a fait raser totalement l'Hopital de la Charité, dont il a daigné conserver, suite à une pétition des Lyonnais des années trente, le  seul clocher.  Gérard Collomb, qui n'est pas Herriot mais semble vouloir suivre ses traces en perçant un second tunnel de la Croix-Rousse, songe à reconvertir l'Hôtel Dieu en hôtel international pour milliardaires.

(2)  Ce dont un monument charge le paysage d’une ville, tel un arbre ou un mont  dans la nature, est lesté d’une double signification : ce qu’on voit de lui et ce qu’il signifie. Nous avons en effet, avec les monuments hérités du passé, la grande chance d’avoir sous les yeux une œuvre qui hisse en quelque sorte le peu de durée que nous sommes à une dimension qui nous dépasse, celle de l’Histoire. Que visiblement nous ne comprenons plus. Pauvres que nous sommes. Avancer l’argument qu’on ne touche pas aux pierres et que donc le monument sera sauf : c’est bien rapidement confondre le bâtiment (le signifiant) et le monument (le signifié). Faire œuvre de naïf, de sourd ou de cynique. Spécialité, semble-t-il, des maires de Lyon.

(3) Dans un discours prononcé devant l’Académie des Beaux Arts de Lyon,(De l’Identité du Goût et des Règles dans l’Art de l’Architecture), Soufflot évoque les quatre règles auxquelles un architecte en charge de l’utilité publique est tenu de se soumettre, et qui sont dit-il « les bases du gout » : Elles paraissent, dit-il, «renfermées dans ce qui suit » :

« l’utilité,  qui donne la disposition relative aux besoins, la solidité qui donne la sureté, la convenance qui est le rapport des édifices avec les usages et les personnes, la symétrie ou la correspondance des parties entr’elles et avec le tout qui constituent l’ensemble et l’unité »

 

dimanche, 04 octobre 2009

Rabelais et l'Hôtel-Dieu

« Les après midi se mouraient; je m'ennuyais de la somnolence des soirées mais je revivais le matin : il me plaisait d'aller parmi la brume froide de Lyon, d'entrevoir les fleuves, verts et surtout de franchir le porche, de longer les arcades de cet Hôtel-Dieu, hanté par l'ombre de maître Rabelais. Un mot dans mon esprit, unique : La Médecine anéantissait tout autre. »

Jean Reverzy :  « Histoire de cet hiver »,  Le mal du Soir, juin 1986

 

 

 

Hotel-dieu_XVIIIe_soufflot.jpg
vue du pont de la Guillotière et de sa tour (aujourd'hui détruits),
du dôme et de la façade de Soufflot
(L'hôtel-Dieu par J.B. Lallemand, fin XVIIIème - détail)

 

Le premier geste médical qui intéresse Lyon fut la fondation par Childebert (qui régna sur Lyon de 538 à 588) et par sa femme Ultrogothe d’un modeste refuge destiné à recevoir les voyageurs indigents et à soigner les malades : l’hôpital Notre Dame de Pitié du Pont du Rhône. On date l’événement de 542. A dix ans près, mille ans, avant que le bachelier en médecine François Rabelais n’y soit nommé, le 1er novembre 1532, pour une rétribution de quarante livres par an, et n’y rencontre Sébastien Gryphe, Etienne Dolet, François Juste,  Claude Nourry, et autres imprimeurs sans lesquels son œuvre n’aurait pas eu le visage qu’elle a pris.

Le poste de médecin venait d'être créé en 1528 (un certain Hector de la Tremoille en avait été le premier titulaire). C'était un poste de premier plan, puisque le médecin exerçait son autorité sur le chirurgien, l'apothicaire et tout le personnel soignant. Rabelais (qui logeait rue Dubois, non loin de Saint-Nizier) on peut donc ainsi se l’imaginer, parcourant chaque matin entre cinq et six heures le vaste édifice de 60 mètres de long et 24 de large où s’entassaient les malades. Le recteur-échevin marche devant lui, et derrière le chirurgien barbier et l’apothicaire, Simon de Beaulieu. D’un côté sont les hommes, et de l’autre sont les femmes, séparés par le milieu avec de grands piliers et treillis.  Il y a six rangs de couches d’un bout à l’autre. Et au centre, une grande cheminée pour chauffer lorsqu'il fait froid. Et tout au bout, une chapelle que tous les malades peuvent voir de leur couche, où le prêtre dit la messe chaque jour. Dans une autre salle deux autres rangs de lits reçoivent les femmes enceintes jusqu’à ce qu’elles aient accouché, et il y a des berceaux pour les enfants abandonnés, allaités par des nourrices. En tout, 74 lits contenant 180 malades, soit trois malades par lits (2).

Rabelais  examine chacun et prescrit les drogues qu’il juge nécessaire, thériaque, sirop, pilule ou électuaire.  S’il estime utile saignée, amputation, ou quelconque opération, il donne ses ordres au chirurgien barbier, qui les exécutera dans la journée.

Nous savons par Etienne Dolet (lequel  passa au bûcher en 1546) que Rabelais effectua un jour une dissection publique qui fit date, celle du cadavre d’un pendu.  (3) Une dissection de corps humain n'avait plus rien, à cette date, d'exceptionnel. En la relatant en vers et en latin, Dolet voulait saluer la science de son ami. C'était alors des barbiers qui découpaient, selon les recommandations du médecin; il est donc probable que Rabelais n'ait pas pratiqué l'opération, se révervant les commentaires et l'interprétation.. La pièce de vers porte le titre entier de "Epitaphe pour quelqu'un qui, pendu haut et court, fut ensuite à Lyon l'objet d'une dissection publique, François Rabelais, très savant médecin, faisant la leçon d'anatomie

Le départ précipité de Rabelais au début de l'année 1534 a donné lieu à de nombreuses légendes. Il quitta en effet son poste sans en avertir les recteurs, ne se sentant sans doute plus en sécurité en cette ville, "sedes studiorim meorum", le siège de mes études, écrivit-il, tandis que la Sorbonne commençait à le traquer.

C’est sous ses ordres que l’Hôtel-Dieu se dota, en 1534, peu avant son départ, d’une boulangerie qui n’utilisait que du froment, lequel « composera seul le pain du pauvre ».

 

 

(1)  A Lyon, maître Alcofribas Nasier publia son Pantagruel, chez Claude Nourry, ainsi que la Pantagruèline Prognostication. Puis son Gargantua, chez François Juste. En même temps que l’édition remaniée de Gargantua & Pantagruel, paraissent en 1542 à Lyon les Stratagèmes c'est-à-dire Prouesses & ruses de guerre du pieux & très célèbre chevalier de Langey dans la tierce guerre Césariane. L’ouvrage, écrit en latin et traduit par Cl. Massiau, est aujourd’hui perdu. En 1547, enfin, Rabelais remet au libraire lyonnais Pierre de Tours le manuscrit de onze chapitres du Quart Livre. Ces onze premiers chapitres paraissent en 1548, quatre ans avant la totalité du Quart Livre que Rabelais achève en 1550, de retour à Saint-Maur-des-Fossés, et qui sera censuré par les théologiens le 1er mars 1552.

(2)  Sources : La Police de l’Aumône, 1539, chez Sébastien Gryphe

(3) Etienne Dolet - Carminum Libri Quatuor, imprimé par Gypehe et édité par l'auteur

 

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On hésite à citer un texte de Rabelais plutôt qu’un autre, tant de l’abbaye de Thélème aux moutons de Panurge, des paroles gelées à l’os à moelle, de la méthode pour se torcher le cul au mot de la dive bouteille, ils sont nombreux et fameux. Voici cependant un extrait du chapitre 32 du Pantagruel relatant comment, après la victoire sur les Dipsodes, le géant Pantagruel qui protégeait son armée au moyen de sa langue, a permis involontairement à l’auteur qui se cache sous le pseudonyme anagrammatique d’Alcofribas Nasier de visiter plaisamment l’intérieur de son personnage :

 

rabelais.jpg

 

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19:47 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : hôtel dieu, françois rabelais, littérature, claude nourry, sébastien gryphe | | |

vendredi, 25 septembre 2009

Louis Guilloux : d'une guerre l'autre

Nous saluons l'un des événements majeurs de cette rentrée littéraire, la parution dans la collection In quarto de Gallimard (et ce à quelques semaines de l'anniversaire de sa mort) de plusieurs récits de Louis Guilloux.  Le volume en question, préfacé par Philippe Roger, comprend la Maison du peuple & Compagnons, Labyrinthe, qu'on ne trouvait jusqu'alors que dans les "Cahiers rouges" de Grasset, ainsi que  Douze balles en breloques, OK Joe, Le sang Noir et L'herbe d'oubli (publiés par la Blanche et pour seulement quelques titres en folio). Les préfaces de Camus (La maison du peuple) et Malraux (Le sang noir) complètent le volume.

On pourra s'étonner du ridicule du titre (D'une guerre l'autre), calqué sur l'expression célinienne, devenue une véritable tarte à la crême et le trait d'un snobisme autant salonnard que pseudo-universitaire fort irritant, titre que Louis Guilloux, j'en suis certain, aurait détesté.  Il n'empêche. Pour ceux qui connaissent et apprécient l'oeuvre de Louis Guilloux comme pour ceux qui, à travers cette ré-édition partielle (pourquoi n'y figure pas Le Pain des Rêves ? ) la découvriront, c'est une excellente initiative. L'occasion également de rappeler les articles consultables sur ce blogue à propos de l'oeuvre, majeure,  de Louis Guilloux

 

 

d'une guerre l'autre.jpg

 

Les articles à propos de Louis Guilloux consultables au fil de ce blog :

 

- A propos de l'émission Apostrophes que B.Pivot lui a consacré :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/13/louis-guilloux-franc-tireur.html

- Une lecture du  Pain des Rêves :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/18/louis-guilloux-et-la-chronique.html

- Une lecture du Sang Noir :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/17/louis-guilloux-l-esprit-de-fable-3.html

-Une lecture de La Confrontation :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/15/louis-guilloux-l-esprit-de-fable-22.html

- Louis Guilloux et l'esprit de fable:

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/14/louis-guilloux-l-esprit-de-fable.html

 

jeudi, 24 septembre 2009

A cheval & en latin

Le 9 juin 1508, Erasme rédige une lettre à son vieux pote Thomas More, pour lui signifier qu’il vient d’écrire, à cheval et en latin un texte à propos « des études qui leur sont communes »,  J’eus, dit-il, l’idée de «composer par jeu un éloge de la Folie ». L’idée, plus vaillante et originale encore, fut de confier son propre éloge à Folie elle-même.  Ce que souligne l’incipit en majuscules : C’EST LA FOLIE QUI PARLE.

 

Folie qui se déclare, dès le chapitre VII, fille de Plutus, « géniteur unique des hommes et des dieux, n’en déplaise à Homère et à Hésiode » et de la nymphe Hébé (la Jeunesse), entre ainsi dans le Panthéon des Humanistes. A partir de 1511, son éloge connait notamment plusieurs éditions à Lyon chez Sébastien Gryphe.  Quelques années plus tard (1555), Jean de Tournes publie le Débat de Folie & d'Amour d'une lectrice attentive d'Erasme, Louise Labé.

 

Il s’agit d’un ouvrage d'imitation néo-platonicien, conte mythologique plaisant traitant sous la forme d’un procès entre Amour et Folie (dont les avocats respectifs sont Apollon et Mercure) des aspects conflictuels de la passion et du désir.  Le conte met par ailleurs en scène de façon allégorique et fort originale la sociabilité lyonnaise de l'époque.

 

Avec cette imitation, voici donc désormais Folie admise au banquet des dieux. Et l'on connait le jugement de Jupiter, suite au différend que la dame a eu avec Amour : « Et guidera Folie l'aveugle Amour, et le conduira par tout ou bon lui semblera ». Jugement ambigu puisque la référence du pronom lui (Amour ou Folie ?) demeure floue : d’elle ou de lui, quel est celui qui devra conduire l’autre ?

 

Cet Eloge de la Folie aura donc été l’un des plus gros succès de librairie, l’une des meilleures « ventes » du XVIème siècle, l’une des fatrasies les plus appréciées et les plus imitées du lectorat de l'époque. Bref : ce qu'on nomme à présent best-seller.

 

C’est l’un des petits privilèges de ce métier curieux que j’exerce d’être, par la nécessité de « préparer des cours » conduit régulièrement à la (re)lecture des ouvrages du passé.

Ainsi, tandis que les « critiques littéraires » doivent se farcir les stars de la rentrée éditoriale, les Beigbeder, NDiaye, Chalandon, Toussaint ou Mauvignier, c’est en compagnie de Rabelais, Marguerite de Navarre, More, Montaigne et Erasme que je fais ma rentrée automnale. A cheval, le plus souvent, je dois le dire, tant ces (re)lectures tiennent plus du papillonnage que de l’immersion absolue. Et en latin, tant on ne cesse de s’étonner à quel point les grands textes littéraires sont, pour le lectorat contemporain – et pas seulement les adolescents il faut en convenir – devenus lettres mortes.

 

A cheval. Et en latin : L’attelage n’est certes plus trop au goût du jour ; c’est tant mieux.  Me demande bien de quel œil sarcastique et distant Erasme et sa redoutable Folie observeraient la rentrée si communément marchande qui amène chez les libraires des piles d’ouvrages déjà programmés pour finir leur vie en cartons de pizzas. L’une des vertus de cette satire étant de nous faire aimer ce qu’elle tourne en dérision, à savoir la folie des hommes, nul doute qu’en son plat farci, chacun en son assiette trouverait à déguster pour son compte.

 

A propos de tous les écrivains Folie ne déclare-t-elle pas, au chapitre L de son propre éloge : « Tous me doivent énormément, surtout ceux qui griffonnent sur le papier de pures balivernes. » ? Goncourt, Renaudot, Femina… à l’heure des premières sélections, et tandis qu'on ne sait quel éditeur et quel auteur emporteront cette année le pactole, saluons une fois encore, et indiscutablement, Folie notre mère à toutes et à tous, qui règne sans partage sur la grande foire d’empoigne et le grand marché aux vanités :

 

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« Voyez-les plastronner sous les éloges, et montrés du doigt par la foule : Le voilà, cet homme fameux ! Les libraires les exposent en belle place ; au titre de leurs ouvrages se lisent trois noms, le plus souvent étrangers ou cabalistiques. (…) Le fin du fin est de s’accabler d’éloges réciproques en épitres et pièces de vers. C’est la glorification du fou par le fou, de l’ignorant par l’ignorant. Celui qui vous dit supérieur à Cicéron, vous le déclarez plus savant que Platon. On se cherche parfois un adversaire pour grandir sa réputation par une bataille. Deux parties contraires se forgent dans le public ; les deux chefs combattent à merveille, sont tous deux vainqueurs et célèbrent leur victoire. Les sages se moquent à bon droit de cette extrême folie. Je ne la nie pas. Mais en attendant, j’ai fait des heureux qui ne changeraient pas leur triomphe pour ceux des Scipions. »

Erasme, Eloge de la Folie (L)

06:28 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : jean de tournes, louise labé, sébastien gryphe, érasme, littérature, écriture | | |

mercredi, 23 septembre 2009

Saint-Laurent de Choulans

  « Découverte à l’occasion de travaux effectués sous la chaussée de la montée Saint-Clair- du Port, la basilique funéraire de Saint Laurent a été fouillée une première fois en 1947. En 1976, nous avons pu reprendre la fouille et mettre au jour l’abside orientale, puis dégager à nouveau la nef, les collatéraux et le portique, tout en complétant l’étude des sépultures. En 1983 des travaux de terrassement ont fait apparaître l’extrémité sud de l’abside ; en 1985, et en collaboration avec le Service archéologique municipal, nous avons pu mettre en évidence la clôture de la nécropole, sa porte d’entrée et quelques maisons construites hors de l'area funéraire. » 

 

Jean François Reynaud, Lugdunum Christianum, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1998

 

Le quai Fulchiron est une  voie d’accès très empruntée le long des berges de la Saône, vers le centre touristique du Vieux- Lyon. C’est par là que s’engouffrent les estivants qui, de la vieille capitale des Gaules, n’auront jamais connu que le tunnel de Fourvière, l’odieux complexe autoroutier qui défigure la place Carnot, les plaisirs pollués de l’embouteillage auquel on se résigne devant les caméras s’il s’agit de faire bonne figure auprès de Bobonne et des gosses au journal de 20 heures.

Dans ce flot de véhicules sans mémoire craché par la gueule hideuse de ce tunnel, qui se doute qu’en le pénétrant, il foule du pneu les velléités de repos éternel d'antiques  dignitaires burgondes  ?  

 

Après le démembrement de la Gaule, en effet, Lugdunum fit partir du royaume de Bourgogne. Gondahaire (ou Gondicaire), le premier roi des Burgondes (ou Bourguignons) avait pénétré le Lyon gallo-romain dès l'an 435. Il défit l’’empereur Majorien, au mois de décembre 458, et fonda la dynastie des rois burgondes, laquelle dura tout juste un siècle, puisque la ville passa aux Francs en 534. Je tiens tout ceci de monsieur Josse, alias Auguste Bleton, puisant régulièrement dans sa précieuse Petite histoire populaire de Lyon (ed. Ch. Palud, Libraire de l’académie et des écoles, Lyon, 1885), qui reste une mine.

Le site archéologique de la vieille basilique Saint-Laurent de Choulans vaut le détour. Derrière une paroi de verre fumé, les niches clairsemées des sépultures ouvertes sont laissées à l’abandon, tandis qu’au rythme poussif des feux colorés de la circulation, une clignotante et ininterrompue guirlande de véhicules en tous genres se répand, tantôt venu du pont Kœnig, tantôt de la montée de Choulans, et continûment tournoie autour du sanctuaire masqué, dont nul ne soupçonne plus en ce lieu l’existence. Une époque, la nôtre, tourbillonnant autour d'une autre, la leur.

 

« Ce tombeau, déchiffre-t-on, appartient pour ses mérites à Atto, de bonne mémoire, dont saint Laurent a recueilli le corps, afin qu’il mérite le pardon ».

 

Mais, l’une après l’autre dispersée pour fortifier d’autres demeures (une chapelle carolingienne, un hôpital pour pestiférés, de multiples habitats de notables ), la basilique ancienne égara ses pierres et accomplit ce naufrage dans le mauvais oubli des hommes.  Seul demeure ce relief lisse de pierres violées, derrière cette paroi de verre et sous ces étranges ponts métalliques désertés par les passants.

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Le séjour d’Atto servit ainsi de fondations à divers bâtiments, dont le célèbre hôpital de la Quarantaine qui ne passa pas, pour autant, le dix-neuvième siècle. De ces récurrentes transactions comme de cette compilation presque pâtissière d’époques successives, placée devant mes yeux et comme glissée à mon oreille, seul, le génie décadent d’un vieux mémorialiste catholique venu séjourner là quelques heures de son siècle romantique, aurait pu façonner la méditation en périodes croustillantes sur l’ironique, démembrée et corrosive puissance des temps ; quelques ans plus tard, un poète érudit  se serait complu, en quelques maints sonnets pompéiesques, à retracer le douloureux roman d’un dieu Attys, lequel, « tant qu’il aima Cybèle en fut jaloux d’Atto ». Il aurait suffi qu’ensuite un  breton sulpicien consolidât l’édifice en jetant à l’antique déesse certaine prière démocratique dont seul il posséda le secret, pour que Saint-Laurent de Choulans entrât en littérature. Sans doute aurait-il fallu également aux récents dirigeants de la Cité, une plus saine intelligence de son passé et un véritable amour des Lettres.

Les ruines à présent révélées de saint Laurent de Choulans auraient acquis aujourd’hui quelques lettres de noblesse avérées. Mais hélas, aucun Renan n’eut jamais le loisir, à propos d'une quelconque lyonnaise Acropole, de dialoguer avec le moindre Chateaubriand, et les Chimères de ces tombes dévastées restent à composer.

Le grès rocailleux et javellisé des sarcophages ne découvre à l’œil exercé que les mégots que de récents passants y ont jetés du haut des passerelles. Fièvre patrimoniale. Quant au flot des automobiles que le quai draine juste derrière ce vitrage, il m’empêche même d’écouter le silence des tombes. Je ne perçois que l’indifférence des vivants à leur égard : qui le rompra, Atto ?  De la plate forme métallique d’où je contemple l’embarras de ces ruines, je comprends que s’est dérobé le temps de réciter le fond sec et incurvé de leur mirobolante vanité. Claquemurées au centre des embouteillages, cela ne ravirait que fort peu l’attention du public.

Ce constat attristant en tête, je quitte le bâtiment circulaire qui les abrite. En un instant, me voilà rendu sur le trottoir du quai Fulchiron. Une discrète borne kilométrique me rappelle, un peu plus loin, qu'il fut aussi sur les cartes routières la départementale D487.

 

Autres monuments perdus:

L'hôpital de la Charité :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/09/03/les-fantom...

L'amphithéâtre des Trois-Gaules :

 http://solko.hautetfort.com/archive/2008/11/03/l-abbaye-l...

Le Pont de Saône :

 http://solko.hautetfort.com/archive/2008/12/07/le-pont-de...

Le Progrès, rue Bellecordière :

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/07/23/le-progres...

La passe des Cordeliers :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/06/passe-des-...

lundi, 21 septembre 2009

Naissance de Béraud

Un 21 septembre comme celui-ci, presqu'un dernier  jour de l'été, celui de 1885, naissait à Lyon Henri Béraud. Ses parents, boulangers rue Ferrandière dans la paroisse de Saint-Nizier, avaient tous deux une ascendance dauphinoise qui inspirera grandement le futur romancier de la "Conquête du Pain", cycle de trois romans (Le Bois du Templier Pendu, Les Lurons de Sabolas, Ciel de Suie)

Voici pour le plaisir de ceux qui connaissent un peu cet auteur, ou de ceux qui souhaitent le découvrir, un bref extrait de sa prose poétique, du plus beau roman jamais écrit sur cette chienne de ville de Lyon :

 

A l'époque où il advint ce que je vais raconter, le quartier de la soie à Lyon était à peu près ce qu'il est aujourd'hui. De hautes maisons couleur d'averse et d'avarice y traçaient déjà ce gluant labyrinthe où, pour mieux se cacher, la fortune emprunte le visage de la misère.Chez nous, rien ne change, ni le ciel, ni la pierre, ni les âmes. Sur les pavés toujours gras, qui semblent renvoyer au ciel plus de clarté qu’ils n’en reçoivent, le jour tombe à plomb comme une pluie de cendres. Sans relâche, un relent de latrines s’exhale des cours et des impasses, où les gens glissent en silence, comme des noyés. C’est le Griffon. C’est le quartier des millionnaires.

L’étranger que l’aventure égare en ces lieux se demande s’il ne rêve point. Il se frotte les yeux, il se bouche le nez : « Quoi ! les plus riches commerçants de la terre vivraient là, dans cette ombre et ces odeurs ? – Ils y vivent. Et ils y meurent. »

C’est au fond de ces taudis que, poursuivant de père en fils la tâche séculaire, ils s’acharnent à la besogne. De génération en génération, l’usure des meubles leur a renvoyé le reflet de visages plus durs et plus tristes. Lyon leur appartient. Vingt mille immeubles leur suent des rentes ; leurs châteaux déserts règnent sur des lieues de vignes, de blés, d’étangs, et de bois ; leurs coffres regorgent ; ils pourraient dominer le monde et vivre comme des princes, et ils sont là, chaque jour, souvent seuls, dès l’aube et tard dans la nuit, même le dimanche. Ils ignorent la joie. Ils se refusent le moindre plaisir. Une seule passion les dévore, la plus ardente et la plus opiniâtre, celle qui ferme dans l’effort d’une suprême convoitise les doigts crochus de leurs moribonds.

A première vue, rien ne distingue le pays des canuts du pays des fabricants : mêmes bâtisses lombardes aux portiques enfumés, mêmes bruissements de ruches, mêmes puanteurs. Mais, sur son roc, l’homme de la Croix-Rousse domine la cité. Son faubourg, dont chaque rue semble conduire dans le ciel, en boit toute la lumière. On y retrouve des avenues, des arbres, des jardins. Mais à mesure qu’on descend, le réseau se resserre. A mi côte, déjà, c’est le dédale ; au Griffon, ce ne  sont plus que ruelles de coupe-gorge.

D’une enjambée on barre le chemin. Les habitants ne circulent qu’en se frôlant du coude. On dirait que, pour cerner le vieux monde des ouvriers, les soyeux ont cimenté là ce barrage de murailles et de grilles. Labeur et révolutions, tout ce que charrient les pentes torrentueuses du vieux faubourg vient s’y drainer. En silence, depuis trois siècles, le ruissellement des velours, des satins, des brocarts, traverse cette écluse, avant d’aller se répandre en fleuve sur le monde ; depuis le même temps, la peine des pauvres et la colère des affamés viennent s’y jeter en vain.

Ces grosses portes, ces lourdes murailles, ces grilles de forteresses, on s’explique leur durée quand on sait ce qui s’est passé là. Quel fabricant, tirant, à nuit close, la porte de son magasin, n’a vu parfois, dans les ténèbres du vieux carrefour, remuer l’ombre d’un drapeau noir ? Lequel n’a tremblé qu’ils ne redescendent quelque jour, ceux des cayennes et des mutuelles, les blêmes insurgés de 31 et de 34, les Voraces, cette canaille de canuts qu’on n’a jamais fini de fusiller ?

Dur et tenace comme un cœur de maître, Le Griffon guette la Grande Côte. Tant qu’il restera chez nous de  la soie et des soyeux, le sombre rempart tiendra bon – jusqu’au jour où le pic et la pioche en viendront à bout quand, à force d’égoïsme, les Crésus de la fabrique auront achevé la misère de ceux qui les ont faits ce qu’ils sont.

 (Ciel de Suie - 1933)

 

 

 

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  Chevet de l'église Saint-Nizier, vers 1896 Dessin de Joannes Drevet

in - Lyon pittoresque, d'Auguste Bleton.

 

On trouvera ci-dessous divers liens avec des billets concernant ses œuvres :

- une biographie commentée :

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/01/22/henri-bera...

- une critique de la Gerbe d'Or :

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/01/25/la-gerbe-d...

- une critique du Plan Sentimental de la Ville de Paris :

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/02/27/plan-senti...

- une critique de son roman Lazare :

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/09/08/c3066770e1...

- plusieurs commentaires de la première période de Béraud, dite "lyonnaise" (avant 1914) : 

 http://solko.hautetfort.com/archive/2008/06/19/comment-pe... 

- un commentaire de trois grands reportages de Béraud (Moscou, Rome, Berlin) :

 http://solko.hautetfort.com/archive/2009/03/02/1925-berau...

 

20:29 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : henri béraud, littérature, lyon, saint-clément les baleines | | |

dimanche, 20 septembre 2009

Ma pièce

Une pièce dans un immeuble, un immeuble dans une rue, une rue dans une ville…

On se perd, au-delà,

Si peu bâtis, sommes-nous, pour l'infini.

Au delà, ce sont des métropoles entraperçues d’un hublot nocturne,

Ces tapis de lumières que n’abattent jamais tout à fait ni l’horizon ni l’obscurité,

En lignes, en courbes, en pointillés, en paillettes,

A perte de vue :

La terrible, l'insatiable, l’infernale présence humaine, sur la boule Terre

Jusqu'au vertige rendue non, jamais totalement visible,

Pas plus qu'imaginable ...

 

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Ma  pièce, rien qu’un tout petit point lumineux parmi ces milliards d’autres pièces, disséminées,

Et pour retrouver dimension plus sereine, plus adaptée à soi-même, partout des écrans, des images :

Télés, ordis,

Page d’un livre, tracée de sillons,

Mots, qu’on lit,

Ou blanche, 

Oui, page blanche, 
Qu’on écrit.

21:00 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature, écriture, poèmes, soir | | |