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jeudi, 24 septembre 2009

A cheval & en latin

Le 9 juin 1508, Erasme rédige une lettre à son vieux pote Thomas More, pour lui signifier qu’il vient d’écrire, à cheval et en latin un texte à propos « des études qui leur sont communes »,  J’eus, dit-il, l’idée de «composer par jeu un éloge de la Folie ». L’idée, plus vaillante et originale encore, fut de confier son propre éloge à Folie elle-même.  Ce que souligne l’incipit en majuscules : C’EST LA FOLIE QUI PARLE.

 

Folie qui se déclare, dès le chapitre VII, fille de Plutus, « géniteur unique des hommes et des dieux, n’en déplaise à Homère et à Hésiode » et de la nymphe Hébé (la Jeunesse), entre ainsi dans le Panthéon des Humanistes. A partir de 1511, son éloge connait notamment plusieurs éditions à Lyon chez Sébastien Gryphe.  Quelques années plus tard (1555), Jean de Tournes publie le Débat de Folie & d'Amour d'une lectrice attentive d'Erasme, Louise Labé.

 

Il s’agit d’un ouvrage d'imitation néo-platonicien, conte mythologique plaisant traitant sous la forme d’un procès entre Amour et Folie (dont les avocats respectifs sont Apollon et Mercure) des aspects conflictuels de la passion et du désir.  Le conte met par ailleurs en scène de façon allégorique et fort originale la sociabilité lyonnaise de l'époque.

 

Avec cette imitation, voici donc désormais Folie admise au banquet des dieux. Et l'on connait le jugement de Jupiter, suite au différend que la dame a eu avec Amour : « Et guidera Folie l'aveugle Amour, et le conduira par tout ou bon lui semblera ». Jugement ambigu puisque la référence du pronom lui (Amour ou Folie ?) demeure floue : d’elle ou de lui, quel est celui qui devra conduire l’autre ?

 

Cet Eloge de la Folie aura donc été l’un des plus gros succès de librairie, l’une des meilleures « ventes » du XVIème siècle, l’une des fatrasies les plus appréciées et les plus imitées du lectorat de l'époque. Bref : ce qu'on nomme à présent best-seller.

 

C’est l’un des petits privilèges de ce métier curieux que j’exerce d’être, par la nécessité de « préparer des cours » conduit régulièrement à la (re)lecture des ouvrages du passé.

Ainsi, tandis que les « critiques littéraires » doivent se farcir les stars de la rentrée éditoriale, les Beigbeder, NDiaye, Chalandon, Toussaint ou Mauvignier, c’est en compagnie de Rabelais, Marguerite de Navarre, More, Montaigne et Erasme que je fais ma rentrée automnale. A cheval, le plus souvent, je dois le dire, tant ces (re)lectures tiennent plus du papillonnage que de l’immersion absolue. Et en latin, tant on ne cesse de s’étonner à quel point les grands textes littéraires sont, pour le lectorat contemporain – et pas seulement les adolescents il faut en convenir – devenus lettres mortes.

 

A cheval. Et en latin : L’attelage n’est certes plus trop au goût du jour ; c’est tant mieux.  Me demande bien de quel œil sarcastique et distant Erasme et sa redoutable Folie observeraient la rentrée si communément marchande qui amène chez les libraires des piles d’ouvrages déjà programmés pour finir leur vie en cartons de pizzas. L’une des vertus de cette satire étant de nous faire aimer ce qu’elle tourne en dérision, à savoir la folie des hommes, nul doute qu’en son plat farci, chacun en son assiette trouverait à déguster pour son compte.

 

A propos de tous les écrivains Folie ne déclare-t-elle pas, au chapitre L de son propre éloge : « Tous me doivent énormément, surtout ceux qui griffonnent sur le papier de pures balivernes. » ? Goncourt, Renaudot, Femina… à l’heure des premières sélections, et tandis qu'on ne sait quel éditeur et quel auteur emporteront cette année le pactole, saluons une fois encore, et indiscutablement, Folie notre mère à toutes et à tous, qui règne sans partage sur la grande foire d’empoigne et le grand marché aux vanités :

 

erasme.jpg

 

« Voyez-les plastronner sous les éloges, et montrés du doigt par la foule : Le voilà, cet homme fameux ! Les libraires les exposent en belle place ; au titre de leurs ouvrages se lisent trois noms, le plus souvent étrangers ou cabalistiques. (…) Le fin du fin est de s’accabler d’éloges réciproques en épitres et pièces de vers. C’est la glorification du fou par le fou, de l’ignorant par l’ignorant. Celui qui vous dit supérieur à Cicéron, vous le déclarez plus savant que Platon. On se cherche parfois un adversaire pour grandir sa réputation par une bataille. Deux parties contraires se forgent dans le public ; les deux chefs combattent à merveille, sont tous deux vainqueurs et célèbrent leur victoire. Les sages se moquent à bon droit de cette extrême folie. Je ne la nie pas. Mais en attendant, j’ai fait des heureux qui ne changeraient pas leur triomphe pour ceux des Scipions. »

Erasme, Eloge de la Folie (L)

06:28 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : jean de tournes, louise labé, sébastien gryphe, érasme, littérature, écriture | | |

Commentaires

Beau zeugma, en tout cas....
J'avais tenté de lire Erasme, par le passé, séduit par le titre. J'avais abandonné, sans doute pas tous les éléments pour ouvrir les portes et sans doute faudra t-il y revenir un jour.
C'est effectivement, comme vous le soulignez, un grand privilège de la profession qui est la vôtre, que de reprendre les grands textes que la foire d'empoigne a passé aux oubliettes.
Ceci dit, j'ai fait ma rentrée littéraire en compagnie de Jacques Collin, ou abbé Carlos Herrera, et le Grand Meaulnes....

Écrit par : Bertrand | jeudi, 24 septembre 2009

En bagnole et en globish.
La jeunesse (Hébé) et le pognon (Plutus) ont en tout cas le vent en poupe !
Vivement une "Attaque de la Folie" !

Écrit par : Pascal Adam | jeudi, 24 septembre 2009

@ Bertrand :
Les auteurs du XVIème restent pour moi de grands mystères sur pattes, franchement. Leur langue à la fois me fascine, me parait proche et tout à coup, je perçois une sorte d"humour fort lointain avec lequel j'entre en résonance diffuse, mais jamais en connivence totale et j'éprouve le sentiment curieux qu'on ressent quand on parle à quelqu'un qu'on ne comprend qu'à moitié - ou plutôt à qui on fait semblant de croire qu'on le comprend complètement alors que des choses nous échappent et qu'on ne le comprend bel et bien qu'à moitié - Proche et soudain dépassé par la distance du temps. Cette ambiguité prend dans "l'eloge de la folie" une proportion gigantesque, c'est sans doute ce qui fait que je ressors régulièrement ce livre...

Écrit par : solko | jeudi, 24 septembre 2009

@ Pascal : Elle est bien en cours, déjà (l'attaque)
La folie masquée derrière la bien pensance et maquée avec les medias ne s'est-elle pas saisie de la planète entière ? Filles et fils de l'argent et de la jeunesse, en effet, les Turbo Bécassine et les Cyber Gédeon sont bien à son image...

Écrit par : solko | jeudi, 24 septembre 2009

Et il n'est même pas besoin d'aller au XVIème s. pour trouver des auteurs qui, pour beaucoup, sont "lettres mortes" aujourd'hui. Le XIXème suffit souvent, hélas.

P.S. : sinon, j'avance Arendt dont j'ai lu tant de bien ici : sa réflexion est complexe mais vraiment intéressante.

Écrit par : Zabou | vendredi, 25 septembre 2009

Erasme ici c'est superbe ! En latin à cheval, et pourquoi pas Rabelais, Villon en ancien français à draisienne ?
"Les stars de la rentrée éditoriale", damned ! Qu'est ce que c'est que ce jargon là, Solko ? ;-)

Écrit par : frasby | vendredi, 25 septembre 2009

@ Zabou :
La lecture de "La crise de la culture" a vraiment été un choc, oui. Dans la mesure où, pour la première fois, je rencontrais une pensée philosophique faisant autorité qui prenait en compte et l'Antiquité et Hiroshima, et l'héritage des humanités, et la conquête technologique, tentant de faire la critique de la modernité à partir d'une vraie synthèse entre des courants fort disparates. Une somme, véritablement.

Écrit par : solko | vendredi, 25 septembre 2009

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