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dimanche, 04 octobre 2009

Rabelais et l'Hôtel-Dieu

« Les après midi se mouraient; je m'ennuyais de la somnolence des soirées mais je revivais le matin : il me plaisait d'aller parmi la brume froide de Lyon, d'entrevoir les fleuves, verts et surtout de franchir le porche, de longer les arcades de cet Hôtel-Dieu, hanté par l'ombre de maître Rabelais. Un mot dans mon esprit, unique : La Médecine anéantissait tout autre. »

Jean Reverzy :  « Histoire de cet hiver »,  Le mal du Soir, juin 1986

 

 

 

Hotel-dieu_XVIIIe_soufflot.jpg
vue du pont de la Guillotière et de sa tour (aujourd'hui détruits),
du dôme et de la façade de Soufflot
(L'hôtel-Dieu par J.B. Lallemand, fin XVIIIème - détail)

 

Le premier geste médical qui intéresse Lyon fut la fondation par Childebert (qui régna sur Lyon de 538 à 588) et par sa femme Ultrogothe d’un modeste refuge destiné à recevoir les voyageurs indigents et à soigner les malades : l’hôpital Notre Dame de Pitié du Pont du Rhône. On date l’événement de 542. A dix ans près, mille ans, avant que le bachelier en médecine François Rabelais n’y soit nommé, le 1er novembre 1532, pour une rétribution de quarante livres par an, et n’y rencontre Sébastien Gryphe, Etienne Dolet, François Juste,  Claude Nourry, et autres imprimeurs sans lesquels son œuvre n’aurait pas eu le visage qu’elle a pris.

Le poste de médecin venait d'être créé en 1528 (un certain Hector de la Tremoille en avait été le premier titulaire). C'était un poste de premier plan, puisque le médecin exerçait son autorité sur le chirurgien, l'apothicaire et tout le personnel soignant. Rabelais (qui logeait rue Dubois, non loin de Saint-Nizier) on peut donc ainsi se l’imaginer, parcourant chaque matin entre cinq et six heures le vaste édifice de 60 mètres de long et 24 de large où s’entassaient les malades. Le recteur-échevin marche devant lui, et derrière le chirurgien barbier et l’apothicaire, Simon de Beaulieu. D’un côté sont les hommes, et de l’autre sont les femmes, séparés par le milieu avec de grands piliers et treillis.  Il y a six rangs de couches d’un bout à l’autre. Et au centre, une grande cheminée pour chauffer lorsqu'il fait froid. Et tout au bout, une chapelle que tous les malades peuvent voir de leur couche, où le prêtre dit la messe chaque jour. Dans une autre salle deux autres rangs de lits reçoivent les femmes enceintes jusqu’à ce qu’elles aient accouché, et il y a des berceaux pour les enfants abandonnés, allaités par des nourrices. En tout, 74 lits contenant 180 malades, soit trois malades par lits (2).

Rabelais  examine chacun et prescrit les drogues qu’il juge nécessaire, thériaque, sirop, pilule ou électuaire.  S’il estime utile saignée, amputation, ou quelconque opération, il donne ses ordres au chirurgien barbier, qui les exécutera dans la journée.

Nous savons par Etienne Dolet (lequel  passa au bûcher en 1546) que Rabelais effectua un jour une dissection publique qui fit date, celle du cadavre d’un pendu.  (3) Une dissection de corps humain n'avait plus rien, à cette date, d'exceptionnel. En la relatant en vers et en latin, Dolet voulait saluer la science de son ami. C'était alors des barbiers qui découpaient, selon les recommandations du médecin; il est donc probable que Rabelais n'ait pas pratiqué l'opération, se révervant les commentaires et l'interprétation.. La pièce de vers porte le titre entier de "Epitaphe pour quelqu'un qui, pendu haut et court, fut ensuite à Lyon l'objet d'une dissection publique, François Rabelais, très savant médecin, faisant la leçon d'anatomie

Le départ précipité de Rabelais au début de l'année 1534 a donné lieu à de nombreuses légendes. Il quitta en effet son poste sans en avertir les recteurs, ne se sentant sans doute plus en sécurité en cette ville, "sedes studiorim meorum", le siège de mes études, écrivit-il, tandis que la Sorbonne commençait à le traquer.

C’est sous ses ordres que l’Hôtel-Dieu se dota, en 1534, peu avant son départ, d’une boulangerie qui n’utilisait que du froment, lequel « composera seul le pain du pauvre ».

 

 

(1)  A Lyon, maître Alcofribas Nasier publia son Pantagruel, chez Claude Nourry, ainsi que la Pantagruèline Prognostication. Puis son Gargantua, chez François Juste. En même temps que l’édition remaniée de Gargantua & Pantagruel, paraissent en 1542 à Lyon les Stratagèmes c'est-à-dire Prouesses & ruses de guerre du pieux & très célèbre chevalier de Langey dans la tierce guerre Césariane. L’ouvrage, écrit en latin et traduit par Cl. Massiau, est aujourd’hui perdu. En 1547, enfin, Rabelais remet au libraire lyonnais Pierre de Tours le manuscrit de onze chapitres du Quart Livre. Ces onze premiers chapitres paraissent en 1548, quatre ans avant la totalité du Quart Livre que Rabelais achève en 1550, de retour à Saint-Maur-des-Fossés, et qui sera censuré par les théologiens le 1er mars 1552.

(2)  Sources : La Police de l’Aumône, 1539, chez Sébastien Gryphe

(3) Etienne Dolet - Carminum Libri Quatuor, imprimé par Gypehe et édité par l'auteur

 

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On hésite à citer un texte de Rabelais plutôt qu’un autre, tant de l’abbaye de Thélème aux moutons de Panurge, des paroles gelées à l’os à moelle, de la méthode pour se torcher le cul au mot de la dive bouteille, ils sont nombreux et fameux. Voici cependant un extrait du chapitre 32 du Pantagruel relatant comment, après la victoire sur les Dipsodes, le géant Pantagruel qui protégeait son armée au moyen de sa langue, a permis involontairement à l’auteur qui se cache sous le pseudonyme anagrammatique d’Alcofribas Nasier de visiter plaisamment l’intérieur de son personnage :

 

rabelais.jpg

 


 

Le texte original, puis sa traduction :

 

« Mais, ô Dieux et Deesses, que veiz je là ? Juppiter me confonde de sa fouldre trisulque si j'en mens. Je y cheminoys comme l'on faict en Sophie à Constantinoble, et y veiz de grands rochiers, comme les mons des Dannoys, je croy que c'estoient ses dentz, et de grands prez, de grandes forestz, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poictiers.

Le premier que y trouvay, ce fut un bon homme qui plantoit des choulx. Dont tout esbahy luy demanday : " Mon amy, que fais tu icy ? ­ Je plante, (dist il), des choulx. ­ Et à quoy ny comment, dis je ? ­ Ha, monsieur, (dist il), chascun ne peut avoir les couillons aussi pesant q'un mortier, et ne pouvons estre tous riches. Je gaigne ainsi ma vie, et les porte vendre au marché, en la cité qui est icy derriere. ­ Jesus ! dis je, il y a icy un nouveau monde ? ­ Certes, (dist il), il n'est mie nouveau ; mais l'on dist bien que, hors d'icy, y a une terre neufve où ilz ont et soleil et lune et tout plein de belles besoignes ; mais cestuy cy est plus ancien. ­ Voire mais, (dis je), mon amy, comment a nom ceste ville où tu portes vendre tes choulx ?

- Elle a, (dist il), nom Aspharage, et sont christians, gens de bien, et vous feront grande chere. "

Bref, je deliberay d'y aller.

Or, en mon chemin, je trouvay un compaignon qui tendoit aux pigeons, auquel je demanday :

" Mon amy, d'ont vous viennent ces pigeons icy ?

- Cyre, (dist il), ils viennent de l'aultre monde. "

Lors je pensay que, quand Pantagruel basloit, les pigeons à pleines voléee entroyent dedans sa gorge, pensans que feust un colombier.

Puis entray en la ville, laquelle je trouvay belle, bien forte et en bel air ; mais à l'entrée les portiers me demanderent mon bulletin, de quoy je fuz fort esbahy, et leur demanday :

" Messieurs, y a il ici dangier de peste ?

- O, Seigneur, (dirent ilz), l'on se meurt icy auprès tant que le charriot court par les rues.

- Vray Dieu, (dis je), et où ? "

A quoy me dirent que c'estoit en Laryngues et Pharingues, qui sont deux grosses villes telles que Rouen et Nantes, riches et bien marchandes, et la cause de la peste a esté pour une puante et infecte exhalation qui est sortie des abysmes despuis n'a gueres, dont ilz sont mors plus de vingt et deux cens soixante mille et seize personnes despuis huict jours.

Lors je pensé et calculé, et trouvé que c'estoit une puante halaine qui estoit venue de l'estomach de Pantagruel alors qu'il mangea tant d'aillade, comme nous avons dict dessus.

De là partant, passay entre les rochiers, qui estoient ses dentz, et feis tant que je montay sus une, et là trouvay les plus beaulx lieux du monde, beaulx grands jeux de paulme, belles galeries, belles praries, force vignes et une infinité de cassines à la mode Italicque, par les champs pleins de delices, et là demouray bien quatre moys et ne feis oncques telle chere pour lors.

Puis descendis par les dentz du derriere pour venir aux baulievres ; mais en passant je fuz destroussé des brigans par une grande forest, que est vers la partie des aureille.

Puis trouvay une petite bourgade à la devallée, j'ay oublié son nom, où je feiz encore meilleure chere que jamais, et gaignay quelque peu d'argent pour vivre. Sçavez-vous comment ? A dormir ; car l'on loue les gens à journée pour dormir, et gaignent cinq et six solz par jour ; mais ceulx qui ronflent bien fort gaignent bien sept solx et demy. Et contois aux senateurs comment on m'avoit destroussé par la valée, lesquelz me dirent que pour tout vray les gens de delà estoient mal vivans et brigans de nature, à quoy je congneu que, ainsi comme nous avons les contrées de deçà et delà les montz, aussi ont ilz deçà et delà les dentz ; mais il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.

Là commençay penser qu'il est bien vray ce que l'on dit que la moytié du monde ne sçait comment l'autre vit, veu que nul avoit encores escrit de ce pais là, auquel sont plus de xxv royaulmes habitez, sans les desers et un gros bras de mer, mais j'en ay composé un grand livre intitulé l'Histoire des Gorgias, car ainsi les ay-je nommez parce qu'ilz demourent en la gorge de mon maistre Pantagruel.

Finablement vouluz retourner, et, passant par sa barbe, me gettay sus ses epaulles, et de là me devallé en terre et tumbé devant luy.

Quand il me apperceut, il me demanda :

" D'ont viens tu, Alcofrybas ? "

Je luy responds :

" De vostre gorge, Monsieur.

- Et despuis quand y es tu, dist il ?

- Despuis, (dis je), que vous alliez contre les Almyrodes.

- Il y a, (dist il), plus de six moys. Et de quoy vivois tu ? Que beuvoys tu ? " Je responds :

" Seigneur, de mesmes vous, et des plus frians morceaulx qui passoient par vostre gorge j'en prenois le barraige.

- Voire mais, (dist il), où chioys tu ?

- En vostre gorge, Monsieur, dis je.

- Ha, ha, tu es gentil compaignon, (dist il). Nous avons, avecques l'ayde de Dieu, conquesté tout le pays des Dipsodes ; je te donne la chatellenie de Salmigondin.

- Grand mercy, (dis je), Monsieur. Vous me faictes du bien plus que n'ay deservy envers vous. »

 

 

 

TRADUCTION 

 

Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Que Jupiter m'abatte de sa triple foudre si  je mens. J’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie à Constantinople, et j’y vis des  rochers grands comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents) et de  grands prés, d'imposantes et de grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers. Le premier individu que j’y rencontrai, ce fut un bonhomme qui plantait des  choux. Aussi, tout ébahi, je lui demandai :

« Mon ami, que fais-tu ici ?

- Je plante des choux, dit-il.

- Et pourquoi et comment ? dis-je.

- Ah ! monsieur, dit-il, tout le monde ne peut pas avoir un poil dans la main, et nous ne pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie, et je vais les vendre au marché  dans la cité qui est derrière.

- Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?

- Certes, dit-il, il n’est pas nouveau ; mais l’on dit bien que, hors d’ici, il y a une nouvelle terre où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles affaires, mais celui-ci  est plus ancien.
- Oui, mais, dis-je, mon ami, quel est le nom de cette ville où tu vas vendre tes  choux ?
- On le nomme Aspharage, dit-il, les habitants sont Chrétiens, ce sont des gens de bien, ils vous feront bon accueil.

Bref je décidai d’y aller.

Or, sur mon chemin, je rencontrai un compagnon qui tendait des filets aux  pigeons et je lui demandai. « Mon ami, d’où vous viennent ces pigeons ici ?

- Sire, dit-il, ils viennent de l’autre monde. » Je pensai alors que, quand Pantagruel  bâillait, les pigeons entraient à toutes volées dans sa gorge, croyant que c’était un colombier. Puis j’entrai dans la ville, que je trouvai belle, imposante et d'un bel aspect, mais  à l’entrée les portiers me demandèrent mon laissez-passer, ce dont je fus fort ébahi, et je leur demandai :

« Messieurs y a-t-il ici danger de peste ?

- Ô seigneur, dirent-ils, on meurt tant, près d'ici, que le corbillard va et vient par les rues.
- Vrai Dieu, dis-je, et où ? »

 A ces mots, ils me répondirent alors que c’était à Laryngues et Pharyngues, deux villes aussi grosses que Rouen et Nantes, des riches villes très commerçante, que l'origine de la peste était une puante et infecte exhalaison sortie depuis peu des abîmes, et que plus de deux millions deux cent soixante mille seize personnes en étaient mortes depuis huit jours. Alors je réfléchis et calculai, et découvris que c’était une puante haleine qui était venue de l’estomac de Pantagruel, quand il mangea tant  d’aillade, comme nous l'avons dit plus haut.

Partant de là, je passai entre les rochers, qui étaient ses dents, et fis tant et si bien que je montai sur l'une d'elles; là je trouvai les plus beaux lieux du monde, de beaux et grands jeux de paume, belles galeries, belles prairies, force vignes, et une infinité de villes à l'italienne dans les champs pleins de délices, et là je demeurai bien quatre mois, et je ne fis jamais meilleure chère qu'alors.

Puis je descendis par les dents de derrière pour aller aux lèvres ; mais en passant, je fus détroussé par des brigands dans une grande forêt, qui se trouve vers les oreilles.

Je trouvai ensuite une petite bourgade en redescendant encore, où je passai un bon moment et où je gagnai un peu d’argent pour vivre.  Savez-vous comment ? A dormir ; car on loue les gens à la journée pour dormir, et ils gagnent cinq à six sous par jours ; mais ceux qui ronflent bien gagnent bien sept sous et demi. Je racontai aux sénateurs comment on m’avait détroussé dans la vallée ; ils me dirent qu’en vérité les gens qui vivaient au-delà étaient méchants et brigands de nature ; à cela je vis que de même que nous avions des contrées en deçà et au-delà des monts, de même ils en avaient en deçà et au-delà des dents ; mais il fait bien meilleur vivre en deçà, et l’air y est bien meilleur. Là, je me mis à penser qu’il est bien vrai, comme on le dit, que la moitié du monde ne sait pas comment l’autre vit, vu que personne n’avait encore écrit sur ce pays-là, où il y a plus de vingt-cinq royaumes habités, sans compter les déserts et les gros bras de mer ; mais j’ai composé là-dessus un grand livre intitulé l’Histoire des Rengorgés ; je les ai nommés ainsi parce qu’ils demeurent dans la gorge de mon maître Pantagruel.

Finalement, je voulus m’en retourner, et, passant par sa barbe, je me jetai sur ses épaules, et de là je descendis à terre et tombai devant lui.

Quand il m’aperçut, il me demanda :

« - D’où viens-tu, Alcofribas ? »

Je lui réponds :

« De votre gorge, Messire.

- Et depuis quand t’y trouves-tu ?

- Depuis que vous êtes allé contre les Almyrodes.

- Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ?

Je réponds :

«- Seigneur, de même que vous, et sur les plus friands morceaux qui passaient dans votre gorge, je prélevais des droits de douane.

- Oui mais, dit-il, où chiais-tu ?

- Dans votre gorge, Messire, dis-je

- Ha ha ! Tu es un gentil compagnon, dit-l. Nous avons, avec l’aide de Dieu, conquis tout le pays des Dipsodes, et je te donne la châtellenie de Salmigondis.

- Merci beaucoup, dis-je, Messire. Vous me faites plus de bien que j’en ai mérité de votre part. »

19:47 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : hôtel dieu, françois rabelais, littérature, claude nourry, sébastien gryphe | | |

Commentaires

Reverzy, oui, médecin des pauvres. Il faut absolument que j'achète ses Oeuvres complètes dans l'édition 1001 pages de Flammarion. Reverzy qui écrivait dans "Nécropsie" : J'affectais involontairement l'amour de la médecine alors que James Joyce était le dieu que j'adorais. Reverzy qui serrait ses deux livres publiés de son vivant entre ceux d'Edgar Poë et ceux de Bossuet. Reverzy qui n'avait presque rien chez lui et passait du temps à la Bibliothèque municipale de Lyon...

Rabelais et sa "Pantagrueline prognostication" publiée en 1532 à Lyon où il venait d'arriver à l'Hôtel-Dieu ; cet almanach comique à destination de ses malades :
"Ceste annee les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guieres. Les riches se porteront ung peu mieulx que les pouvres et les sains mieulx que les malades."

Écrit par : Michèle | dimanche, 04 octobre 2009

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