Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 31 août 2009

Chronique du gras, de l'idiotie, de l'oursin et du prolétaire

« J'étais il y a quelques jours sur les plages de Sète, de plus en plus emplies de familles de gros (voire d'obèses), qui ne se déplacent plus sans un attirail littéralement dément (pliants, parasol, crèmes, serviettes, balles, vêtements de rechange, musique, magazines...) et je pensais à Jules Michelet qui ne venait dans ce genre de lieu qu'avec une plume et une page de papier, pas pour y piailler ou y cuire sur le sable, pas pour y draguer ou y mater ses voisin(e)s, mais pour  y comparer par exemple un oursin à un prolétaire (1)ou une baleine (2) à une mère universelle : quels dégâts auront fait, quand même, et la mal-bouffe et cette confusion incessante entre culture et divertissement, me disais-je. »  

Consignant à l’instant cette phrase dans un commentaire laissé sur le blog de Bertrand Redonnet à la suite d’un superbe texte de lui sur sa lecture de l’Histoire de la Révolution Française de Jules Michelet, me sont revenues ces images que la société de consommation a faites peu à peu du littoral maritime, si éloignées de celle du rêveur romantique, seul avec son papier, son esprit. Si humain, lui.

Si humain car pour lui (Jules Michelet) les grands événements de l’histoire (Histoire de la Révolution française), les grands éléments (La Mer) et les grands corps sociaux (Le Peuple) avaient le pouvoir  métaphorique de se signifier les uns les autres : ainsi, dans l’œuvre de l’historien romantique, le Peuple du dix-neuvième siècle est presque au sens propre un océan, dont le cours est aussi inévitable que ne l’est celui du temps, transformant un moyen âge en renaissance. Il y a ainsi chez Michelet une même vision économique et sociale de la marche du monde, qui embrasse et les grands espaces (La Mer) et les grandes périodes historiques (Moyen Age, Renaissance, Révolution) pour acquérir une véritable valeur poétique et spirituelle, fascinante, vraiment.

Mais je ne veux pas développer outre mesure la poétique de Michelet, j’en serais incapable au-delà de ces quelques généralités et surtout, tel n’est pas le propos de ce billet.

Le propos de ce billet est juste de livrer à vous tous une sorte d’étonnement devant ce peuple d’occidentaux abondamment et si universellement gras (y compris les enfants) du XXIème siècle ; ce peuple vautré sur ces plages du XXIème siècle où l’on rencontre à bien y regarder si peu de lecteurs ; ce peuple littéralement noyé (comme aurait dit Jules) dans la mer du divertissement et dans la graisse de la mal-bouffe.

Georges Pompidou, auteur d’une anthologie de la poésie française qui a fait date, aurait dit que les Français ne lisaient pas assez (je crois que c’est Claude, sa veuve, qui rapporte ces propos) et qu’à l’origine, le centre Pompidou était censé n’être « qu’une bibliothèque, avant de s’ouvrir à d’autres champs disciplinaires ». Il est vrai que jamais, dans l’histoire de l’humanité, la culture n’a été aussi disponible. Il me semble aussi que jamais, dans l’histoire de l’humanité, la culture n’a été autant confondue avec tout et n’importe quoi. Et que jamais, les autorités ou les institutions chargées de la porter aux gens (je pense en premier lieu à l’école) n’ont autant trahi leurs missions.

Ainsi, comme on dit que le design d'une carosserie est poétique, on dit que le très bling bling BEIGDEGGER est un écrivain, ou que la première dame de France est une chanteuse,  et autres terrifiants foutages de gueules, comme le fait que les Français seraient des lecteurs.

Et pourtant je ne peux m’empêcher de constater que de la Mer de Michelet à celle de mes contemporains, un océan, si je puis dire, un véritable abîme, pour reprendre les métaphores romantiques, s’est creusé, se creuse encore…  Qui fait qu’on croise à Sète (voir billet du jour précédent) des prolétaires embourgeoisés, défaits de tous piquants et armés d'un seul barda photographique, sautant hystériquement d’un cimetière à l’autre, de la tombe de Valéry à celle de Vilar ou de Brassens, sans trop savoir qui est qui, au nom de ce sacro-saint divertissement culturel qui engouffre dans l’’idiotie aussi surement que la malbouffe généralisée dans le gras des êtres dont je ne peux m’empêcher de penser, comme Vilar en son temps, qu’ils méritaient autre chose.

Et c'est ansi que Jules et Alexandre sont grands.

 

 

(1)  La Mer, folio 1470 – II, 7, « le piqueur de pierres »

(2)  La Mer, folio 1470 -  II,12, «  la baleines »

dimanche, 30 août 2009

Trompettes de la renommée

Il y a deux choses à voir à Sète. Enfin deux choses parmi d’autres… La mer, diront la plupart, soit. Mais la mer est partout la même et n’est donc ni le plus spécifique ni le meilleur de Sète. Les joutes, diront certains autres. Vrai que la Saint-Louis y est le prétexte à des tournois qui obéissent à la plus stricte tradition. Mais les joutes nautiques sont bien vite répétitives pour le non spécialiste que je suis. Et puis des joutes, n'en déplaise aux sétois, il n'y en a pas qu'à Sète...

Deux choses donc, la chapelle de Notre Dame de La Salette, qui domine la ville et d’où le point de vue est incomparable et, bien sûr, le cimetière marin.

Je ne me suis donc privé ni de l’un ni de l’autre et rapporte, en guise de souvenir quelques propos sur le vif.

Celui d’un curé, tout d’abord, à qui je demandais pourquoi et comment naquit une telle dévotion envers Notre Dame de la Salette, si loin de Corps et de Grenoble, à Sète, quelques années seulement après « l’apparition ». Sa réponse : «la dévotion des sétois à Notre dame de la Salette est due à l’extrême pauvreté des pécheurs de l’époque. Il ne faut pas oublier que l’apparition est contemporaine de la rédaction du manifeste du parti communiste par Marx ! » ( NDLR 1846 et 1847). Devant ce curé sympathique et chaleureux (il m'avoue être en vérité un ch'ti du Nord), je ne peux m'empêcher de penser à Léon Bloy, et à son magnifique Celle qui pleure..., et à son non moins superbe Sang du pauvre...

Ceux de quelques touristes, ensuite. Nous étions quelques-uns, comme en hypnose métaphorique devant « ce toit tranquille où marchent les colombes », la mer surplombant la tombe de Paul Valéry. Passe un premier touriste qui me demande où se trouve la tombe du « poète Brassens » (prononcez avec l’accent anglo-saxon). Lui explique qu’il n’est pas dans le bon cimetière. L’humble troubadour étant, comme nous le rappelle Bertrand en commentaire d’un autre billet, enterré dans un autre lieu que le bon maître. Quelques minutes après, rebelote : deux jeunes filles en quête de Georges. Nous leur montrons la tombe du pauvre Paul. Elles font la moue. La palme (sans jeux de mots) revient à un couple de franchouillards, vers la soixantaine : Brève explication pour leur dire qu’ici c’est le cimetière marin où se trouve inhumé Valéry, mais le type insiste : non, non, n’est-ce pas Brassens qui a écrit le cimetière marin, non ? Nous hésitons à lui expliquer la différence entre un cimetière et une plage, et finissons par lui dire qu’ici, c’est quand même Paul Valéry.

Il zyeute enfin la tombe. Comme les jeunes filles, fait la moue. Et puis du ton du type qui a choisi sa pizza, déclare : « Ah Paul Valéry … non ! »

Je le regarde partir et disparaître sous le toit tranquille ...

Tout cela aurait-il plu à Brassens ?

Pas sûr, pas sûr… Trompettes de la renommée…

La rentrée s'annonce chaude.

 

19:11 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : georges brassens, paul valéry, sète, notre dame de la salette | | |

jeudi, 27 août 2009

Bergère, ô Tour Eiffel

Gustave.jpg« Le billet de 200 francs à l’effigie de Gustave Eiffel (1832-1923) rend hommage au génie créatif et au talent de cet ingénieur à travers son chef-d’œuvre le plus connu, la Tour Eiffel, construite pour l’Exposition universelle de 1889. La Tour Eiffel illustre à merveille la révolution que constitua l’introduction du fer dans l’art de la construction et symbolise l’esprit d’invention et de découverte de la fin du XIXe siècle. »

C'est ainsi que la BdF présente au public l'émission, fin octobre 1996, de son nouveau billet de 200 francs. Il fait partie de la dernière gamme du Franc, gamme hyper sécurisée (filigrane, strap, motifs à couleurs variables, encre incolore brillante,  transvision, microlettres, numérotation magnétique, code infrarouge...) où l'on rencontre également  le Saint Exupéry, le Cézanne et le Curie.

Ces billets de la dernière série, qui ressemblent à des coffre-fort de papier, sont de véritables allégories de la société qu'on met alors en place, monde de codes, d'alarmes et de surveillance-vidéo : Sont-ils encore des francs ( rappelons que franc signifie libre ) ou déjà des euros ?  La question demeure pendante.

Ce que le prospectus de la Banque de France omet de dire, c'est qu'Eiffel et sa Tour ont remplacé in extremis un autre projet consacré aux frères Lumière et au cinéma, projet brusquement abandonné en raison d'une polémique quant à l'attitude des deux frères durant le gouvernement de Vichy.

 

Au recto, le portrait de Gustave Eiffel se détache devant la silhouette du viaduc de Garabit, construit entre 1880 et 1884 dans le Massif central. Eiffel a la barbe bien coupée et la mèche dynamique des sages élèves de la Modernité. Il regarde vers la gauche (vers le passé, dit-on). De part et d’autre de l’arche métallique du viaduc, des lignes courbes violettes, bleues, rouges et jaunes — inspirées d’une étude aérodynamique du patron — forment des cercles concentriques et symbolisent le mouvement. À l’arrière plan du portrait, on distingue le détail d’une charpente évoquant la Tour Eiffel, dont la structure métallique seule pèse 7.300 tonnes (avec les équipements, le poids total de la Tour s’élève à plus de 10 000 tonnes).

 

 

billet%202.jpg

Au verso, une vue de la Tour Eiffel et du Champ de Mars lors de l’Exposition universelle de 1889. Au loin, le dôme du Palais des Beaux-arts ainsi que la verrière de la Galerie des Machines, construite à l’occasion de la même exposition et démolie au début du XXe siècle. En haut, à gauche du filigrane, une partie de la structure métallique de la Tour Eiffel est reproduite de manière symbolique ; lors de la construction de l’ouvrage, 2 500 000 rivets ont été utilisés pour assembler les quelques 18 000 pièces composant l’édifice. Au pied de l'édifice, quelques silhouettes de Parisiens de la Belle Epoque : les messieurs ont des gibus et les dames portent ombrelles et crinolines.

Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l'étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d'émotions. On chercha à le détourner, il était trop tard, le succès était venu, écrivit Rémy de Gourmont en 1901 dans Le Chemin de Velours. »

billet%201.jpg

« Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel... » : Tout le monde connait la pétition des artistes contre l'érection de la Tour, qui parut dans le Temps du 14 février 1887, parmi lesquels on retrouve François Coppée, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant... Dans la polémique qui alors faisait rage, on retrouve toujours la comparaison avec Notre-Dame de Paris, et l’opposition entre leurs hauteurs réciproques, leurs matériaux réciproques – et ce débat entre pierre et fer n’en était qu’à son commencement – leurs structures et leurs rôles dans la cité réciproques. En face de la maison du Seigneur s’élevait en effet la Tour du Commerce universel.

« Nul monument, depuis les cathédrales et peut-être depuis les pyramides, n'a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l'humanité

 

 

Léon Bloy consacre un article entier (qu'on peut trouver dans Belluaires et Porchers) à la promenade qu'il effectua dans les entrailles de cette nouvelle « Babel de Fer » alors qu'elle n'était qu"en cours de construction:

« J’aime Paris qui est le lieu des intelligences et je sens Paris menacé par ce lampadaire véritablement tragique, sorti de son ventre, et qu’on apercevra la nuit de vingt lieues, par-dessus l’épaule des montagnes, comme un fanal de naufrages et de désespoir. J’en appelle, néanmoins l’achèvement de tous mes vœux, parce qu’il faut, une bonne fois, que les prophéties s’accomplissent et parce que j’ai le pressentiment que cette quincaillerie superbe est attendue par les destins.

Ah ! Ce noble Paris, comme il ne sera plus rien du tout, aperçu de cette hauteur ! Il s’humilie déjà bien assez du point où les ferrailleurs sont parvenus. Il lui faudra donc rentrer sous terre, quand on aura boulonné sur son front de gloire quelques dizaines d’arbalétriers de plus.

Et puis cette tour, on ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d’Orient, et on devine qu’elle n’aura jamais pitié de nos pauvres. »

 

 

eiffel-construction-photos.jpg

samedi, 22 août 2009

Les fantomes de la charité

J'emprunte ce titre, que je trouve très beau, à Gérard Chauvy (1). Et ce pour évoquer un illustre incongru : j'ai nommé "le clocher de la Charité". Il est planté entre Rhône et Bellecour, tel un phare aussi élevé qu'éteint, et pour toujours inutile. Son étrange silhouette solitaire et connue de tous a développé un charme réellement magnétique. Parce qu'il ne sert plus à grand chose. A rien, même. Survivant indigne et obstiné, entre un Hôtel des Postes à l'esthétique stalinienne et les terrasses bistrotières partiellement bondées de la place Antonin Poncet, le clocher de la Charité est devenu au fil du temps le symbole parfaitement heureux d'un espace outrageusement gratuit, inutilisé, avec sa porte de bois à jamais close, telle une bouche qui s'est tue.  

En effet, quel passant (fort pressé ou non), sur le  parcours de la rue de la Charité, se souvient aujourd'hui des 14 corps de bâtiment et 11 cours intérieures du vieil hôpital qu'elle a longés durant quatre siècles ?

09419.jpg

Je ne suis pas spécialement un adepte de la mélancolie, ni de la nostalgie, ni du passéisme. Mais j'ai compris il y a fort longtemps qu'une ville n'existe véritablement qu'en esprit : à la fois dans l'espace et dans le temps, dans la chair de la pierre qui demeure comme dans celle de son histoire. Car il n'y a pas de réalité acceptable de façon brute, sans mémoire ni imaginaire. Réduire la perception qu'on peut avoir d'elles au simple espace qu'elles dévoilent au moment d'aujourd'hui, c'est abolir le charme des villes, et tel fut, tout spécialement à Lyon, le crime des bétonneurs. Décor plat, sans polysémie, simple lieu, la ville, alors, n'est plus la ville.

Voilà pourquoi j'aime ce titre ; "les fantômes de la charité". Irai-je jusqu'à croire que l'Hôtel des Postes et la place Antonin Poncet (dont négligemment, et comme dissous, évaporés dans le seul souci de nous-mêmes et dans le seul souvenir d'aujourd'hui, nous égratignons le sable rouge lorsque nous la traversons) sont hantés d'âmes errantes (celles de tant de petites mémés, de frères mendiants, de jeunes accouchées, de soldats amputés, de mendiants pestiférés, défuntés de siècle en siècle, le front en sueur et les doigts accrochés à des crucifix en ivoire ou en chêne dans le bel édifice de la charité lyonnaise d'antan?) Et pourquoi ne le croirais-je pas ?

Je suis vraiment cgranderoue20.jpgertain, en tout cas, qu'Herriot le laïc, dans le contexte politique assez tendu des années trente, a voulu la peau de la Charité, en raison du symbole qu'il représentait, celui de la vieille Aumône Générale de la cité sous l'Ancien Régime.  Herriot savait bien que le frère jésuite Etienne Martellange, qui en avait dessiné les plans, n'était pas Soufflot. Il n'a donc pas osé toucher à l'Hôtel-Dieu, en raison du dôme historique. Mais il a tenu à faire tabula rasa de la Charité. Et sans la pétition initiée dès 1932 par la Société d'Histoire de la Médecine, les Amis du musée de Gadagne, et relayée par le Nouvelliste, il n'en resterait aujourd'hui plus même plus le clocher dont je vous entretiens à présent. Car la construction nécessaire d'un nouvel hôpital (celui qui porte aujourd'hui le nom d'Edouard à Montchat) ne n’impliquait pas obligatoirement la destruction de onze cours intérieures et de quatorze corps de bâtiment historiques faisant, dans le prolongement de l'Hôtel-Dieu, un rempart de pierre ininterrompu au-dessus des eaux tumultueuses du Rhône. Les cours intérieures spacieuses - du moins celles rendues au public - sont-elles si nombreuses à Lyon ?

 

 La ville a donc perdu, comme si elle en avait des dizaines à sa disposition, un bâtiment du seizième siècle, une perspective de façades classiques qui se prolongeait en bordure de Rhône. C'est le même Herriot qui brada fort légèrement, au nom de la libre circulation des sacrées automobiles, l'ancien pont du Rhône. Les temps heureusement ont changé, et nul ne songe, avec l'expatriation prochaine des services hospitaliers hors de l'Hôtel-Dieu, de liquider dans la foulée les murs, les toits et les bâtiments. Du moins l'espère-t-on.

Gérard Chauvy : Lyon Disparu, 1880-1950, Editions lyonnaises d'art et d'histoire

 

 Autre bâtiment lyonnais disparu : l'Amphithéâtre des Trois Gaules

 

08:41 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : charité, lyon, histoire, culture, edouard herriot | | |

mardi, 18 août 2009

Les écrivains de la Banque de France

Du temps des Rois, le pouvoir politique cherchait volontiers du côté de l’épée et du goupillon l’aide nécessaire pour régner. Avec l’avènement progressif d’une relative démocratie, c’est la plume que les puissants ont tenté d’instrumentaliser. Est-ce un hasard, par exemple, si les présidents de la Troisième République, suivis par tous leurs successeurs, se sont quasiment tous, et même le dernier en date, fait tirer le portrait dans la bibliothèque de l’Elysée. Je n’ai pas la naïveté de croire que la France est un pays littéraire, ni que les Français aiment la littérature. Flaubert, qui avait compris beaucoup de choses, écrivait même à Louise Collet que « la haine de la  littérature est la chose la mieux partagée au  monde » Mais les Français ont la superstition de la plume et du livre, plus peut-être que d’autres. Le livre ornemental, type alignement de Pléiade dans le salon, au-dessus du bar, a leur faveur. Gallimard l’a bien compris qui, comme la Banque de France tire régulièrement des pièces commémoratives, chaque année sort son album.

 

Le premier écrivain à figurer sur un cartouche de la BDF fut un philosophe, René Descartes. Son visage orna un billet de cent francs qui circula durant les années d’Occupation, du 15 mai 1942 au 14 décembre 1944.

Vint ensuite celui que ses contemporains nommèrent l’Enchanteur, François René de Chateaubriand, qui eut lui les honneurs d’un billet de 500 francs signé Robert Pougheon, du 19 juillet 1945 au 2 juillet 1953.

François-René fut talonné par Toto, alias Victor Hugo, dont l’obsession était, on le sait « d’être Chateaubriand ou rien ». Les éminences de la Banque de France comprirent son désir, puisque c’est lui qui succéda au génial mémorialiste sur les coupures de cette même valeur, du 7 janvier 1954  au 7 novembre 1965, vivant la création des nouveaux francs qui vit sa valeur faciale passer de 500 AF à 5 NF

Le premier dramaturge que la finance choisit d’honorer fut un comique : lors du passage au nouveau franc, le visage de Molière orna la coupure au montant le plus élevé, celle 500 NF (du 2 juillet au 6 janvier 1966). Le pouvoir d’achat de cette coupure avoisinait alors les 600 euros.

Faut-il y voir une influence du général De Gaulle, seul président de la République à être aussi un authentique écrivain, même si Mitterrand pondît quelques essais et Giscard d’Estaing se risquât à un roman ? Ou à celle de son premier ministre, le futur président Pompidou, agrégé de lettres et auteur d’une anthologie de la poésie toujours d’actualité ? Ou à celle de leur ministre de la culture André Malraux ?

En tout cas les écrivains furent à l’honneur sous la Présidence de Charles De Gaulle, puisque de 1962 à 1968, fait sans précédent qui ne se renouvela jamais plus, on choisit quatre des leurs pour représenter le pays sur ses coupures : Voltairesur les billets de 10 (du 4 janvier 1963 au 6 décembre 1973), Racine sur ceux de 50 (du 7 juin 1962 au 3 juin 1976), Corneille sur ceux de 100 (du 2 avril au 1er février 1979) Pascal sur ceux de 500 (du 4 janvier 1968 au 2 septembre 1993).

Giscard intronisa, lui, la figure du Montesquieu sur une valeur faciale de 200 francs, qui fut imprimée de 1981 à 1994. Et curieusement, le seul écrivain distingué sous l’ère mitterrandienne fut Saint-Exupéry, sur le dernier billet de cinquante francs, de 1992 à la fin de la monnaie historique.

En tout, donc, dix hommes de Lettres eurent l’honneur (ou le déshonneur) de voir leur effigie sur les prospectus de la banque de France.  Cinq du XVIIème, deux du XVIIIème, deux du XIXème, un du XXème. Parmi eux, deux philosophes (Pascal et Descartes) deux penseurs des Lumière (Montesquieu et Voltaire), trois dramaturges (Molière, Racine, Corneille – quatre accessoirement si l’on y intègre Hugo), et trois prosateurs (Chateaubriand, Hugo, Saint-Exupéry).

 

Le lecteur pourra s’amuser à regretter quelques grands absents : Par exemple, ne figure pas un seul poète (hormis peut-être Hugo, encore que je m’obstine à voir en lui surtout un romancier). La Fontaine n’aurait-il pas mérité son billet. Et Baudelaire ? Et Balzac ? Honneur ou déshonneur ? Reconnaissance ou récupération ?

 

Nous vivons très bien aujourd’hui sans eux, il suffit pour cela de regarder les euros que nous avons entre les pattes où pas un écrivain ne figure, pas un peintre, pas un savant, pas un politique et, pour tout dire, pas un être humain.

Le dessin et la gravure de ces effigies républicaines, confiés à des professionnels, obéissaient, certes, à des impératifs fort pragmatiques (il s’agissait avant tout de lutter contre les faussaires). Mais ces portraits reproduits à des millions d’exemplaires, un peu comme les bons points qu’on distribuait aux enfants ou les images pieuses vendues dans les magasins de bondieuseries, possédaient aussi un charme en ce sens qu’elles racontaient encore une histoire aux gens, l’histoire de leur pays, et les sortaient de leur malencontreuse contemporanéité. J’appelle cela le pragmatisme naïf des vieux billets. A travers eux se décline, quoi qu’on en pense, une vue poétique sur l’histoire récente des Français du vingtième siècle.

Le lecteur que la (re)découverte d’une ou l’autre de ces coupures intéresse plus particulièrement peut donc suivre les liens, en cliquant sur le nom des écrivains respectifs.

lundi, 17 août 2009

Gabriel Chevallier

Né à Lyon en mai 1895, mort à Cannes le 4 avril 1969, Gabriel Chevallier est surtout connu du grand public pour un roman au ton sarcastique, Clochemerle (1934) et ses suites, dont Clochemerle Babylone. Il l'est d'un public plus restreint pour son témoignage courageux sur la première guerre mondiale, La Peur (1930); des amateurs de littérature intimiste, enfin, pour son récit de souvenirs en deux tomes, Chemins de Solitude et Carrefour des hasards.

 

A Vaux en Beaujolais, Gabriel Chevallier, qui est devenu un véritable héros, possède son musée depuis 2006. Sur la place du village, on a installé une maquette grandeur nature de la fameuse pissotière qui à elle seul cristallise les passions dans le roman. Plusieurs fois réédité en livre de poches, Clochemerle,  « la truculente épopée beaujolaise » a assuré la gloire et sa fortune de son auteur, en étant par ailleurs plusieurs fois adapté pour le ciné et la télé (dernière adaptation en date, 2003, avec Bernard-Pierre Donnadieu et Macha Méryl). En 1947, Chevallier avait signé le scénario de la première, Clochemerle, par Pierre Chenal, qui sortit interdit aux moins de seize ans. Dix ans plus tard, il signe celui de la suite (Clochemerle Babylone), qui devient sur la toile Le Chômeur de Clochemerle. Fernandel y excelle, entre Maria Mauban et Ginette Leclerc. C'est dans ce film qu'aux côtés de sa mère Jacky Sardou, Michel fait ses débuts à l'écran dans le rôle d'un petit gamin.

 

La saga Clochermerle se déroule donc dans cette France où curés et libres penseurs se font face à la bonne franquette, c'est à dire au son des cloches et des trinquées de bouteilles. Le romanesque désuet de ce qu'on a longtemps appelé « les Deux-France » fonctionne à plein régime. Les démêlés comiques du clan des laïcards (représenté par Barthélémy Piéchut, le maire de la commune et Ernest Tafardel, l'instituteur) avec le clan des cathos (composé de Mme la baronne Alphonsine de Courtebiche, du curé Ponosse et du notaire Girodot), autour de la construction d'une pissotière au centre du village et sous le regard de la grenouille de bénitier bien nommée Justine Putet, forment un ensemble de cinq cent pages qui a fait date.

Dans son autobiographie, Chevallier raconte qu'il composa  Clochermerle à partir des souvenirs d’un « bourg mi-agricole et mi-industriel du Charollais où il avait passé quelques vacances de jeunesse, à vingt-cinq kilomètres de Paray le Monial » (Il s'agit probablement de La Clayette). Mais, précise-t-il, pour se distinguer de Joesph Jolinon qui plaçait dans son charollais de naissance ses paysanneries, il le situa dans le Beaujolais, et céda rétrospectivement aux pressantes sollicitations des habitants de Vaux, qui crurent reconnaitre leur village dans son roman-chronique devenu best-seller : « J’ai dit ce qu’il en était ; que le véritable Clochemerle est de pure invention. Mais devant tant de gentillesse, je ne peux guère disputer à Vaux  (cliquer pour suivre le lien) la gloire qu’il s’attribue.»

 

La Peur dépeint l'expérience de son auteur, simple soldat blessé à la bataille d'Artois et renvoyé, après un bref passage à l'hôpital, sur les Chemin des Dames, puis dans les Vosges. Gabriel Chevallier relate la peur, la déchéance, le cafard, l'atroce souffrance de ces hommes terrés parmi les cadavres dans la boue, ainsi que la stupidité criminelle des « stratèges » du haut commandement, planqués à l'arrière. Ce récit, contemporain de celui de Jean Giono (Le Grand Troupeau) s'inscrit donc dans la tradition de dénonciation de la guerre, et dans le sillon de Galtier Boissière et du SitePeur.jpgCrapouillot, de Béraud, de Lintier. On est loin des plaisanteries rabelaisiennes de Clochemerle, le ton est caustique, voire cynique.  La Peur n'est pas n'importe quel chef-d’œuvre en péril.

 « C'est l'un des plus grands livres sur la guerre des tranchées, un livre d'une liberté, d'une honnêteté et d'une lucidité imparables. On avait lu Céline, Barbusse et Dorgelès, il faut lire maintenant Gabriel Chevallier qui savait bien en matière de peur de quoi il retourne. » écrit Eric Dussert dans Le Matricule des Anges, lors de la réédition en 2002 au Passeur.

« A cette date, (1929) confiera Chevallier, je croyais fermement qu’on pouvait déshonorer la guerre et ainsi éviter le retour d’un fléau dont j’avais vu de près l’inanité. Déshonorer la guerre, je m’y employais de tout mon cœur pendant quelques mois, en pensant aux camarades morts sous mes yeux, des garçons de vingt ans qui portaient en eux de grandes espérances, qui avaient représenté pour des mères un long passé de dévouement et d’affection. Je pensais réellement faire œuvre utile. Si l’on était venu me dire que je reverrais une guerre de mon vivant, certainement, je ne l’aurais pas cru. »

 Avec beaucoup de finesse et de goût, les Chemins de solitude s'inscrivent dans un genre : le récit d'enfance. Ils seront suivis de Carrefour des hasards :  Dix ans après Béraud, son ainé, Chevallier y raconte les premières années de sa vie, toutes lyonnaises, dans le cinquième arrondissement, "fils d'une bourgeoisie un peu déclinante, qui avait eu des revers depuis une trentaine d'années" et qui dut grandir « au plus épais des brouillards » . Pour ces deux livres il choisit ce titre général : Souvenirs apaisés : 

 « Cette époque de mon enfance avait assurément, outre ses inconvénients, des travers et des ridicules. Cependant, aux jeunes hommes trop imbus de mécanisation et d’accélération, qui la diraient déplorablement arriérée, je demanderais s’ils croient que les commodités modernes ont engendré un fier relèvement de l’intelligence et coïncidé avec des événements bien fameux pour l’humanité. L’époque désuète que j’évoque, si elle manquait d’éclairages nocturnes, de baignoires, d’ondes et d’un confort devenu courant, ne manquait pas d’une certaine tenue. A l’âge du pétrole, qui succédait à celui de la dentelle, on avait le loisir d’être aimable et de se plaire à son sort. Une certaine ultime lenteur, dont on ne soupçonnait ni le prix ni l’utilité, présidait encore à la vie, à la veille que les  hommes se ruassent à l’assaut des distances, croyant le bonheur caché aux antipodes. La tache accomplie tenait lieu de diplôme à des citoyens estimés, qui s’efforçaient de leur mieux, à tous les échelons de la confuse condition sociale. Faire plaisir était une obligation aussi élémentaire que celle de dire merci ou pardon. » (ICI la suite de ce texte)

Sur ce temps de l’immédiat après-guerre (années folles ?), sur le temps de sa jeunesse (Belle Epoque ?), époque qu'il mythifie, Chevallier jette un œil rétrospectif également assez lucide.

Les aspects négatifs : « Il s’agit d’une histoire provinciale, on le comprend. Nous cherchions notre voie dans une époque incertaine, entre un monde englouti par la guerre, et un monde qui naissait sous les auspices de l’inflation. Les changements ne nous concernaient qu’à demi. Alors que la prospérité s’entamait, nous étions fort ignorants et maladroits en matière d’argent, mal placés dans la société. Nous convoitions une richesse absurde, sous la forme d’une estime que nous nous décernions les uns aux autres, dans un petit clan parfaitement ignoré du monde et, à peu près ignoré de la ville. Ce clan était notre seul tremplin. »

Les aspects positifs : « Tout était facile en ce temps-là. Les villes n’étaient point surpeuplées, les appartements ne faisaient pas l’objet de folles surenchères. On voyait un peu partout des pancartes de locaux à louer, que des propriétaires, point dédaigneux du moindre revenu, louaient même à des mineurs. Le billet de cent francs valait cinq louis, qui tintaient clair et représentaient une immensité de plaisir. La pièce de cent sous, la thune, avait un pouvoir d’achat considérable. Avec une seule de ces pièces en poche, on pouvait emmener une mignonne plus loin que l’Ile-Barbe, et tout un jour, sur les bords de Saône, la régaler de campagne, de fleurs et d’horizons, de saucisson et de fritures, de promesses et de caresses, la gaver d’enchantements ».

 

chevallier.jpgOn le sait moins, mais Chevallier fut également un peintre, proche des Ziniars et de Marius Mermillon, client fidèle de la Brasserie du Nord, qui laisse derrière lui plusieurs tableaux importants, notamment des paysages et des natures mortes : Lyon, écrit-il, est une ville de peintres. Son ciel, ses perspectives, ses fleuves et ses environs prédisposent à l’expression plastique. Il rencontre le splendide Jacques Martin «  seigneur de la peinture opulente et de l’art sans contrainte », Adrien Bas, peu avant sa disparition prématurée, Charles Sénard, Philippe Pourchet.

Sur ce petit monde règne Henri Béraud, alors dans la toute puissance de sa prodigieuse carrière parisienne. Les souvenirs de Gabriel Chevallier, dont le premier tome est publié en 1946 et le second en 1956, sont intimement calqués sur ceux, antérieurs, de Béraud (La Gerbe d’Or, Qu’as-tu fait de ta jeunesse). Une façon de construire le récit, le choix des thèmes (les gones des rues, les noyés du Rhône, Lyon la ville ingrate, la bohême adolescente, la beauté des collines, l’avarice des marchands, la rupture de Quatorze …). Gabriel Chevallier sait pourtant se démarquer du maître qu’il imite, et raconter son originalité propre : un milieu social différent, une retenue plus grande, moins d’empathie et plus de distanciation, une verve et une création moindre, davantage « d’analyse » ou d’intériorité.

Contrairement à d’autres, on peut reconnaitre au passage à Gabriel Chevallier ce mérite : la gratitude. Alors que des gens comme Marcel Pagnol, Marcel Achard, et d’autres imitateurs dont Béraud avait lancé la carrière, non seulement ne bougèrent pas le petit doigt pour le tirer d’embarras lors de son procès, mais se bouchaient quasiment le nez dès qu’on prononçait son nom avec une belle veulerie de notables indignés, Gabriel Chevallier écrivait, lui, en 1946 :

« Je publiais mes premières pages dans une petite revue locale. Je faisais pour vivre, un métier obscur. J’étais hésitant et seul. Un homme vint, un soir, de Paris, qui était dans tout le fracas de sa propre gloire. Vous avez du talent mon petit !  L’homme qui me faisait cet éblouissant présent se nommait Henri Béraud. Puis-je l’oublier ? Quelques-uns, s’ils s’interrogent, peuvent-ils ne pas se souvenir que le condamné d’aujourd’hui leur fut parfois de bon conseil, aida au démarrage de leur carrière ? Que cela, du moins, ne lui soit pas retiré.»

 

En suivant ce lien, il est possible de voir quelques séquences (ou le fim  le film  en entier, du Chômeur de Clochemerle, avec Fernandel au mieux de sa forme

Dans cette suite de Clochemerle, ce qui divise la commune n'est donc plus la construction d'une pissotière, mais l'indémnisation chômage que le maire doit accorder à un braconnier insolent et joyeux drille, Baptiste (dit Tistin), interprété par Fernandel.

"Je ne fais rien, pour dix mille francs par mois" peut-il dès lors affirmer bravement à tout un chacun dans le village, éveillant suffisamment de jalousies et de ragots pour lever l'intrigue.

 


 

 

mercredi, 12 août 2009

Petrus Sambardier (1875-1938)

Petrus Sambardier naquit à Régnié, en pays de Beaujolais, le 21 février 1875. Il mourut un cinq de ce même mois, en 1938, deux ans avant que ne disparaisse la Troisième République. Pour tenter sa chance, son père, vigneron à l’allure altière,  avait débarqué très jeune à Lyon, où il était devenu menuisier, rue Molière. Pétrus reçut l’enseignement des frères des Ecoles chrétiennes. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il ne trouva d’abord qu’une maison de commerce pour gagner sa croute et s’y fit embaucher sans grand entrain. Mais il  publia très rapidement, sous le pseudonyme de Léon Varigny, quelques chroniques au style incisif dans une gazette titrée L’Avenir et se fit ainsi remarquer des milieux politiques locaux. Assez tôt, il put s’orienter vers le journalisme. Car pour le plus grand bonheur des fils de menuisiers venus chercher la gloire dans les salles de rédaction, la Belle Epoque qui ne connaissait ni la radio ni la télé aimait les gazettes : le Viennois Stefan Zweig, dans son essai Le Monde d'Hier, rappelle à quel point les cafés, les tramways, les bancs publics étaient alors emplis de lecteurs de journaux.  Sambardier écrivit tour à tour dans le Réveil Républicain, l’Express, la Dépêche de Lyon, le Sud-Est, le Salut Public.  Sous le pseudonyme de Petrus Battillon (1), il fut, le 21 novembre1920 co-fondateur de l’Académie des Pierres Plantées en compagnie de Justin Godart, Antoine Salles, Jean Odile Gros et Emile ptSambardierP.jpgLeroudier.  Sambardier fut à la fois un plume, une gueule et une gloire lyonnaise. Hélas, Barbey d’Aurevilly le disait déjà en son temps : au contraire du véritable écrivain, le destin du journaliste est de voir sa gloire s’éclipser dès qu’il ne produit plus. De fait, quand on songe à la production journalistique de la planète entière dans la totalité du vingtième siècle, et au nombre vertigineux de petites pattes de fourmis qui frappèrent toutes sortes de clavier pour alimenter le Moloch de jour en jour, on peut ressentir une sorte d’effroi devant la vanité des choses humanes, comme aurait dit Bossuet.  Qui, en août 2008, songe encore à Pétrus Sambardier, mort il y a soixante dix-ans et quelques mois, des suites d’une longue maladie comme on dit toujours avec cette étrange pudeur ? Eugène Brouillard, qui fut l’un de ses vrais amis, illustra le recueil d’articles que préfaça Edouard Herriot (2) et qui parut en guise d’hommage après sa mort, grâce aux soins de Martin Basse, son exécuteur testamentaire. Cent-dix articles sélectionnés au sein de presque quarante années de journalisme, cent-dix articles qui foSambardier_IMG_1042.jpgnt revivre non seulement des lieux (ancienne bourse du travail, chez « ma tante », les masures de la grande côte, les anciennes ficelles, les puces de la place du pont), mais aussi des figures (le dernier garde-champêtre, les lavandières des plattes, des patrons de cafés disparus) des gens (Justin Godart, Edouard Herriot, Joseph Serlin, Paul Duquaire…), des traditions, des habitudes, des enseignes  et des odeurs de quartiers.  Et puis aussi une langue sure, avisée, précise, on dirait aujourd'hui, traversé d'un air un peu sot : "pro". Ce recueil d’articles, intitulé «La vie à Lyon de 1900 à 1937» constitue une petite mine, à la fois historique, idéologique, topographique,  pour qui aime la « capitale de la province » -l’expression est d’Albert Thibaudet (3). Aussi, si vous croisez l'édition originale chez un bouquiniste ou un libraire spécialisé, n’hésitez pas. Sinon, il faut vous rappeler que les Editions Lyonnaises d'Art et d'Histoire ont ré-édité l'ouvrage en 2003, agrémenté de quelques deux cents clichés de Guy et Marjorie Borgé. Ci-dessus, la sculpture à sa mémoire -Jardin des Chartreux Lyon 1er.

(1)    Un battillon est un battoir de bois qui servaient aux lavandières à frapper le linge sur les plattes. Mais comme les lavandières avaient la réputation d’être très bavardes, le battillon était aussi la langue qui tourne et fait du vent. Beau surnom pour un journaliste.

(2)    En cinquante ans de vie politique lyonnaise, le nombre de préfaces rédigées – ou du moins signées - par ce maire intarissable est proprement ahurissant !

(3)    Dans La République des Professeurs, exactement, où Thibaudet, en parlant d’Herriot écrit, en 1927 : « La France, c’est un pays où la littérature s’appelle Paris,  exclusivement Paris, et où la politique s’appelle la province, rien que la province ».

07:48 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : pétrus sambardier, littérature, thibaudet | | |

lundi, 10 août 2009

Le Chantre Premier

Aimer un SCEVE.jpgpoète de la Renaissance, c'est vouloir marcher sur ses pas, rêver sur ses paysages, boire ses vins et tourner ses pages. Dans ce Lyon dont le salon de la Belle Cordière est le cœur, Olivier de Magny, Ponthus de Thyard, Clément Marot, Champier, Dolet forment un premier cercle, il est un maître en exil déjà, dans la verdoyante plaine d'Ecully. Aux livres, au grec, au latin, il préfère souvent les flâneries le long de Saône en bordures de l'Ile Barbe. Là l'attend l'Idée, sa Délie

« En toi je vis, où que tu sois absente

En moi, je meurs, où que je sois présent »

 

Non loin, la délicieuse Pernette, tout juste âgée de quatorze ans, venue au bord de cette eau limpide laver sa blanche et délicate peau. « Apercevant cet ange à forme humaine... » dira Scève; « Mais qui dira que la Vertu, dont tu es richement vêtu, en ton amour m'intercella », poursuivra Pernette. Début d'une longue et troublante histoire d'amour, objet de plus haute vertu, vraiment :

 

« Amour me presse et me force de suivre

Ce qu’il me jure être pour mon meilleur

Et la Raison me dit que le poursuivre

Communément est suivi de malheur »

 

Scève, amant de l'absence, chantre de l'Idée, dont il décèle l'incarnation dans le paysage de l'Ile Barbe qu'au loin domine le mont Fourvière, et dans le corps idéal de Pernette, un corps de quatorze ans, au bain. Dans la rime, également,  le dizain et le décasyllabe, le maître-mètre du XVIème de cette poésie que la ville a rendue savante, ce Lyon plus doux que cent pucelles vient de prononcer Marot, et dont il est lui, Maurice Scève, le chantre premier

 

 

 Je voy en moy estre ce mont Forviere
En mainte part pincé de mes pinceaulx.
A son pied court l'une et l'autre Riviere.
Et jusqu'aux miens descendent deux ruisseaulx.
 Il est semé de marbre a maintz morceaulx,
Moy de glaçons : luy aupres du soleil
Se rend plus froid, & moy pres de ton oeil
Je me congele : ou loing d'ardeur je fume.
Seule une nuict fut son feu nompareil :
Las tousjours j'ars, & point ne me consume.

Plus tost seront Rhosne et Saone desjoincts,
Que d'avec toy mon coeur se desassemble ;
Plus tost seront l'un et l'autre Mont joinctz
Qu'avecques nous aulcun discord s'assemble :
 Plus tost verrons et toy, et moy ensemble
Le Rhosne aller contremont lentement,
Saone monter tresviolentement
Que ce mien feu, tant soit peu, diminue,
Ny que ma foy descroisse aulcunement.
Car ferme amour sans eulx est plus, que nue.

ile barbe.jpg

07:16 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (23) | Tags : lyon, louise labé, maurice scève, poésie, littérature | | |

vendredi, 07 août 2009

Paul Lintier

Il est dans le deuxième arrondissement de la bonne ville de Lyon une petite rue assez courte et peu connue, dans le quartier de Bellecour. C'est la rue Paul Lintier. Ce dernier est à présent presque complètement oublié.

Pour acquérir  ses ouvrages, il faut veiller à l'affût sur ebay, ou les commander sur un site de bouquinistes.  

Paul Lintier, critique d'art dans le civil puis artilleur sur le front, est l’auteur de deux journaux de guerre importants : Le tube 1233 (1917) et Ma pièce (1918). L'Académie couronna le premier, l'Humanité publia le second en feuilleton. Dans le premier, Lintier a cette expression pour désigner la guerre moderne dont il découvre l'horreur sur le front : « la guerre n'est rien d'autre que l'absurde victoire du fer sur l'esprit » Sensation insupportable de compter pour du beurre, dans l'héroïsme autant que dans la lâcheté : « Pourquoi, au lieu de nous leurrer de victoires imaginaires, ne pas nous avoir dit : Nous avons affaire à un ennemi supérieur en nombre. Nous sommes obligés de reculer en attendant que notre concentration s’achève et que les renforts anglais arrivent ? Avait-on peur de nous effrayer par le mot retraite, alors que nous en connaissions la réalité ? Pourquoi ? Pourquoi nous avoir trompés, nous avoir démoralisés ? » 

Ecrit à froid, au jour le jour, sans complaisance, sans emphase, sans plainte, Lintier, un jeune homme cultivé, tolérant, énonce cet effroi, ce cafard qui s'est saisi de lui devant l’énigme moderne de la machine mise au service de la destruction.  Jean Norton Cru (1), on le sait, ne fut pas tendre avec les romanciers de la guerre, du type de Roland Dorgelès ou d'Henri Barbusse  : « Ceux qui souhaitent que la vérité de la guerre se fasse jour regretteront qu’on ait écrit des romans de guerre, genre faux, littérature à prétention de témoignage, où la liberté d’invention, légitime et nécessaire dans le roman strictement littéraire, joue un rôle néfaste dans ce qui prétend apporter une déposition. Tous les auteurs de romans de guerre se targuent de parler en témoins qui servent la vérité, qui révèlent au public la guerre telle qu’elle fut. ils s’indignent si on élève un doute sur le moindre détail de leurs récits. Comment concilier cette prétention avec la liberté d’expression et l’indépendance de l’artiste ? En fait les romans ont semé plus d’erreurs, confirmé plus de légendes traditionnelles, qu’ils n’ont proclamé de vérités, ce qui était à prévoir. » Or les seuls écrits qu'il sauve, dans son petit opuscule Du Témoignage, sont précisément ceux de Paul Lintier.

De même Henri Béraud, qui écrit dans la préface du journal de 1917 : « Et le dernier fut Paul Lintier, l’auteur de Ma Pièce et, de loin, le plus grand écrivain de la guerre, l’espoir assassiné de notre génération (…) Il fut tué le 15 mars 1916 sur l’Hartmanswillerkopf, en laissant deux livres pétris de la terre des morts et du sang des soldats. Sur la manche gauche de sa vareuse, il avait fait tailler une poche et, dans cette poche, il y avait un carnet de notes où ses compagnons de pièce lurent à travers leurs larmes : Je vais mourir. Sur les perspectives de l’avenir qui toujours sont remplies de soleil, un grand rideau tombe. C'est fini. Cela n'aura pas été long. J’ai vingt ans. »

Béraud et Lintier s'étaient bien connus à Lyon. Ils étaient amis des mêmes peintres. Lintier avait réalisé une étude sur Adrien Bas (2), dont Béraud avait déjà signé la préface. 

« Je fus probablement le seul confident littéraire de Paul Lintier, le seul écrivain qui l’eût connu, fréquenté, encouragé durant son éphémère et charmant passage (…) Nous nous aimions comme s’aiment deux poètes dans les romans de 1830», écrit-il.

Et, plus loin :

« Très tôt, il avait compris que la plus haute tâche du romancier a pour fins la notation des grands rythmes humains et de l’âme complexe, convulsive et décevante des foules. Il accumulait les observations sans rien noter, riche d’une extraordinaire mémoire. Surtout, il regardait. Et il savait voir. C’est le don le plus rare chez l’écrivain autant que chez le peintre. Il mourut quand il atteignait à peine vingt trois ans – un âge où la plupart n’ont guère dépassé les projets, les doutes et les intentions. Et, déjà, il projetait des grands livres. Si l’on en publie un jour les plans, les ébauches, les fragments, nous connaîtrons que Lintier eût porté l’un des plus beaux noms des lettres françaises modernes. »(3)

Tout cela n’a pas empêché Lintier d’être foudroyé par un obus, alors qu’il était en train d’écrire, précisément.

Écrire :

 « Ceux qui viendront ici, et qui verront le grand geste uniforme que tracent sur la terre les croix, lorsque le soleil roulant dans le ciel fait bouger les ombres, s’arrêtent et comprennent la grandeur du sacrifice. C’est cela que veulent nos morts. C’est cela que nous voulons, nous qui demain, serons peut-être des morts. »  (Paul Lintier, Ma Pièce )

1. Jean Norton Cru, Du Témoignage, Ed. Allia, Paris, 1990. Notons également que Dorgelès, lui-même, évoque  allusivement dans la dernière phrase de son de son roman  le remords « d’avoir ri de vos peines » et « le pipeau » qu’il aurait « taillé dans le bois de vos croix ».

2. Un peintre, Adrien bas, Paul Lintier, L’œuvre nouvelle, 1913

3. "Souvenirs sur Paul Lintier", préface de Le Tube 1233, Paul Lintier, Paris, Plon, 1917

13:30 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature, paul lintier, ma pièce, le tube 1233, jean norton cru | | |