mardi, 21 juillet 2009
Le Grand Troupeau
Jean Giono a écrit le Grand Troupeau en 1931, pour exorciser les souvenirs d’une guerre qu’il a vécue parmi d’autres, quelques quinze ans plus tôt, et dont il ne parvient pas, comme ces autres, à guérir. « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la Volupté », phrase très célèbre de Louis Ferdinand Céline, tout au début du Voyage au bout de la nuit, et qui résume le mal intime de cette génération d’hommes qui sont allés au front. Dans Refus d’obéissance, texte écrit en 1934, vingt ans après la première mobilisation, Giono avoue :
« Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. »
Jean Giono écrit le Grand Troupeau parce que, comme d’autres, il sent que reviennent des temps obscurs. « Nous retournons dans la guerre ainsi que dans la maison de notre jeunesse » : ainsi s’ouvre le magnifique essai du très lucide Georges Bernanos, « Les enfants humiliés » rédigé en 1939. Est-ce un hasard si des historiens parlent aujourd’hui, pour évoquer cette période qui s’étale de 14 à 44, de guerre de Trente Ans ?
Jean Giono écrit donc un roman pacifiste. Car il est devenu viscéralement pacifiste. Ecrire un roman sur la guerre est une entreprise d’autant plus délicate que beaucoup sont déjà sortis[1], que le débat sur leur nécessité a été ouvert avec pertinence par Jean Norton Cru[2], qu’avec le temps « l’Horreur s’efface ». Il faut donc que ce roman se démarque des autres, ait une approche susceptible d’intéresser non seulement des anciens combattants, mais un lectorat nouveau.
[1] Gabriel Chevallier vient de publier La Peur (1930) ; Ma Pièce, de Paul Lintier, Le Feu, de Barbusse, datent de 1916 ; Les Croix de Bois (Dorgeles) de 1919 ;
[2] La publication de son livre Témoins date de 1929
Pour cela, Giono a recours à la métaphore : celle du troupeau, celle qui depuis Rabelais et son mouton de Panurge dénonce le suivisme des humains. Qui a une fois parcouru, ne serait-ce que l’ouverture de ce roman, ces pages où défilent, comme poussé par une force inexpugnable, le troupeau de tous ces moutons qu’on ramène au village à toute vitesse, un matin d’août, parce que les bergers aussi partent à la guerre, qui a lu ces pages un jour ne peut les oublier. Troupeaux de moutons, troupeaux d’hommes : l’assimilation des hommes aux animaux traverse tout le roman, jusqu’à sa fin où le héros, comme le renard qui se craque délibérément l’os d'une patte pour échapper au piège, le héros se fait volontairement déchiqueter une main au mont Kemmel pour pouvoir rejoindre sa famille.
Il y a dans le Grand Troupeau des scènes insoutenables: les jeunes morts, pourrissant dans la terre sous les coups des rats et des corbeaux, tandis que de tous les sentiers, d’autres morts viennent se jeter dans l’immense bourbier glougloutant. Giono, tout en même temps qu’il développe cette rhétorique de l’horreur, cherche les mots de la pitié, cultive les figures de la charité : il décrit l’horreur pour marquer la force de son opposition à l’horreur. A l’horreur, à la violence aveugle des obus, il oppose leur antithèse, la paix des champs et la douceur des femmes, la pitié des vieux rites. Ses paysans et ses paysannes, travailleurs de la terre, deviennent de prodigieuses forces, aussi érotiques que spirituelles, des forces de vie, de paix presque animalières : puisque la guerre détruit la vie, et se situe du côté de Thanatos, ils ne peuvent, eux, travailleurs de la vie auprès des bêtes et des herbes, et dans un sens quasiment biblique, qu’être du côté d’Eros, contre la guerre ; si bien que tout ce roman de guerre n’est traversé d’un bout à l’autre que par un seul lyrisme, qui chante le désir de paix.
Giono soldat
13:35 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : le grand troupeau, jean giono, littérature, guerre de quatorze, jean norton cru |
Commentaires
Vous lisez dans la collection Blanche de Gallimard, Solko. Il y en a des merveilles, dans celle-là.
Écrit par : Nénette | lundi, 20 juillet 2009
"Des bergers qui partent à la guerre", pendant que les femmes, les enfants, les ancêtres restent au village pour ramasser
le serpolet ?
Écrit par : Frasby | mardi, 21 juillet 2009
Je vais lire "Le Grand Troupeau", que je n'ai pas lu. Je viens de feuilleter, d'en lire l'ouverture... Le roman est dédicacé "A un homme mort et à une femme vivante".
Écrit par : Michèle | mardi, 21 juillet 2009
Je crois que je devine qui est le "lectorat nouveau"...
Écrit par : Porky | mardi, 21 juillet 2009
@ Nénette : Il y en a eu, oui... (parlons au passé)
Écrit par : solko | mardi, 21 juillet 2009
@ Frasby :
Et regarder passer les moutons ...
Écrit par : solko | mardi, 21 juillet 2009
@ Michèle
Oui, l'homme mort en question serait Louis David, un ami d'enfance tombé en Alsace le 30 mai 1916
Écrit par : solko | mardi, 21 juillet 2009
@ Porky : Peut-être pas "nouveau", mais "prochain"...
Écrit par : solko | mardi, 21 juillet 2009
Justement, je regardais ce matin Eleazar de Michel Tournier, dans cette collection. Pas fini encore de le lire. Je gagnerais le concours de la lectrice lente et modeste...
Écrit par : Nénette | mardi, 21 juillet 2009
...Et leur mettre des attelles quand ils reviennent avec une patte cassée ?
Écrit par : Frasby | mardi, 21 juillet 2009
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