samedi, 06 juillet 2013
Le cadavre pensif (2)
Ce qui étonne le plus dans le cadavre, c’est son silence. Car le siècle a foi dans la parole. C’est cette même foi, que le XXème égarera dans la propagande et la technicité, qui caractérise ce temps que Bénichou a si bien appelé celui des prophètes. De la parole, en effet, doit naître l’avenir A la question de la survie de l’esprit, par exemple, Hugo répond par l’affirmative dans le célèbre alexandrin de Suite dans lequel il postule la toute puissance du mot sur la lumière et sur le monde sensible.
« Mon nom est Fiat Lux, et je suis ton aîné ».
Qu’un homme aussi « éclairé » qu’Hugo ait pu donner crédit aux théories spirites interroge aujourd’hui ; d’autant plus qu’il ne fut pas le seul.
C’est que la doctrine de Kardec offre plusieurs intérêts pour qui souhaite s’affranchir du catholicisme sans quitter le domaine de la croyance :
- en donnant la parole aux défunts, le spiritisme invente un lien idéalisé entre morts et survivants. Il place la parole et la communication au cœur de son dispositif, cédant en cela à l’engouement de tout le romantisme pour elles.
- d’autre part, il transpose dans un univers spirituel où les esprits se meuvent d’eux-mêmes et sans l’intercession d’un Sauveur, le concept moderne et bourgeois du progrès social. Dans son best-seller, Le livre des Esprits, Allan Kardec fait répondre à un esprit interrogé (question 766 : « la vie sociale est-elle dans la nature ») :
« Certainement. Dieu a fait l’homme pour vivre en société. Dieu n’a pas donné inutilement à l’homme la parole et toutes les autres facultés nécessaires à la vie en relation ».
Le manifeste spirite affirme par ailleurs de nombreux principes révolutionnaires (la liberté de penser, l’égalité devant Dieu, la fraternité entre tous) comme des droits inaliénables accordés directement par Dieu à chacun. (1) Il n’a pu se concevoir que sur la base d’une vaste idée de l’humanité en mouvement, en progrès, au sein de laquelle vivants et morts communiquent leurs savoirs solidaires : « Nul homme n’a des facultés complètes. Par l’union sociale, ils se complètent les uns par les autres pour assurer leur bien-être et progresser ». Sans doute est-ce ce qui explique que le spiritisme ait pu être pratiqué avec une stupéfiante naïveté par des individus issus de tous les milieux, et souvent par des hommes de lettres et des artistes. En 1862, Kardec, qui est lyonnais, recense quelques 30 000 spirites dans sa ville natale, dont l’essentiel se trouve dans une population canut par ailleurs très férue d’humanisme sociale.
Ce qui intéresse dans ce phénomène, c’est là encore ce mélange de négation et d’exaltation de la mort qu’il manifeste de façon aussi intempestive que théâtrale. Les esprits des morts « incorporent » les médiums et parlent aux vivants ; devant le cadavre, les spéculations les plus folles semblent permises, comme celle de parler en son nom.
Car « Le vaste et profond silence » de la mort, dont Hugo se fait au temps des Contemplations le chantre, est en réalité peuplé de paroles :
« Mais d’où je suis, on peut parler aux morts
Ah, votre cercueil s’ouvre - Où donc es-tu ? – Dehors,
Comme vous. – Es-tu mort ? Presque. J’habite l’ombre. » (2)
« Le souvenir de la vie reçue dans le néant et donnée dans la mort en appelle à l’espérance folle en une Parole Absolue parfaitement identique à son effet, la vie, note D.Vasse (3), et au regard de laquelle la mort ne se donne plus à lire comme un échec, mais comme le lieu de son surgissement éternel, ce dont témoigne, dans l’espace et le temps la vie de chaque homme »
La foi en cette parole quasiment performative devient une arme pour affronter les duretés de l’existence. Dans le chapitre « Le Roi des morts » de la Sorcière, Michelet regrette qu’on ait « tiré la fête des morts du printemps, où l’antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre ». Il imagine ensuite cette prosopopée, faite de « je ne sais quelles faibles voix qui montent du cœur » :
« -Bonjour ami. C’est nous. Tu vis donc. Tu travailles comme toujours. Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous. Mais nous, pas de toi, non, jamais ».
On a bien affaire à un nouvel au-delà, dans lequel tout poète digne de ce nom se doit non seulement de croire, mais dont il doit également témoigner.
Un poème de Hugo, dont le ton mélodramatique a souvent été critiqué et qui connut un succès gigantesque auprès du public, Le Revenant, met en scène une mère dont le fils est mort et qui ne s’en console pas. Jusque là, rien que de très banal. Lorsque « elle se sentit mère une seconde fois », elle refuse d’abord cette nouvelle grossesse, ce nouvel enfant, jusqu’à ce que le nouveau-né la reconnaisse :
« Elle entendit avec une voix bien connue
Le nouveau né parler dans l’ombre entre ses bras
Et tout bas murmurer : c’est moi. Ne le dis pas »
Si un cadavre, dans un contexte aussi exalté, peut donner matière à penser, c’est bien, plus que tout autre, le mien.
Ainsi, le narrateur du Dernier Jour d’un condamné imagine sa tête décapitée, roulant comme une balle, découvrant les ténèbres dans lesquelles il va s’enfoncer :
« Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes (…) Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront que le ciel sombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin, dans le fond, de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. »
Nodier, dans cet extrait de Smara, pousse à l’extrême cette même vision, faisant de la tête de son cadavre l’instrument d’un jeu cynique et symbolique :
« Ma tête était tombée… elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l’échafaud et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants qui se jouent avec les têtes des morts, elle s’était rattrapée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la rage prête à l’agonie. »
Cette figure du cadavre, qui n’est plus appelée à ressusciter, mais pas encore à disparaître hante la littérature occidentale et traverse le XIXéme siècle à travers un genre qu’il affectionne particulièrement, le fantastique. Que sont la créature du docteur Frankenstein, et le comte Dracula, sinon des cadavres en instance de départ et de retour à la fois, des cadavres pensifs, amalgames d’un nouveau credo qui hésite entre scientisme et paganisme, et ne parvient pas à se défaire non plus du christianisme, dans une confusion des genres et des valeurs plus que jamais, si l’on peut parler ainsi, littéraire
Tête de Méduse, Rubens
1 Allan Kardec, Le livre des Esprits
2 Hugo, Contemplations – « Ecrit en 1855 »
3 D.Vasse, « l’effet d’une parole dans le lieu de la mort », Cahiers de Psychanalyse, 5, Lumen Vitae, 1971
00:20 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : rubens, michelet, nodier, hugo, romantisme, bénichou, cadavres, littérature, france, fantastique |
vendredi, 05 juillet 2013
Résultats du bac
Surpris ce matin sur la place de la Croix-Rousse un dialogue entre deux lycéens :
- Alors ?
- C'est bon !
- Cooool...
Je vous laisse imaginer de quoi ils parlaient.
Aujourd'hui que le bac n'est qu'une formalité, je me demande pourquoi les gouvernements successifs s'ingénient à le maintenir sous une forme nationale. Pour des raisons électoralistes, sans aucun doute. Dès lors que l'examen n'est plus sélectif, et il ne l'est plus depuis longtemps, cela ne sert à rien de mobiliser toute cette énergie, tout ce temps et tout ce pognon pour le conserver sur le plan national et en gros recaler deux individus sur 10. On pourrait tout aussi bien le faire passer dans les lycées, un peu comme le permis dans les auto-écoles.
Mais je crois que le bac est un des ingrédients de ce qu'on pourrait appeler la fatuité française, ce grand mal bourgeois déjà dénoncé par le bon La Fontaine en son temps. Or la fatuité est un des élements constitutifs du vote en démocratie. C'est peut-être la raison pour laquelle l'état, qui est un grand rusé, aura préféré renoncer à sa monnaie et à ses frontières; plutôt qu'à ce rite de passage archaïque, dont il ne fait plus, à grands frais, qu'organiser chaque année la pantomime. Il sait bien que quand tout le monde est bourgeois, au moins en apparence, il n'y a plus de prolétariat ni de défavorisés.. Du moins, en apparence.
Je ré'edite pour l'occasion un texte de 2009 (comme quoi, rien ne change) qui, en substance mais de manière plus humoristique, disait déjà ça :
11:39 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : bac, éducation, france, culture, société, résultats |
mercredi, 03 juillet 2013
Aux plages, citoyens !
Eté: 5.000 policiers et gendarmes déployés pour la sécurité des vacanciers
On prend presque peur en lisant le titre de 20 Minutes : Al Qayda aurait-il envoyé des hordes de terroristes islamistes ? Le vilain Bachar, las d’entendre les rodomontades fabiusiennes, aurait-il lâché ses armes chimiques sur les plages de la Douce France ? A moins que ce ne soit une armée de fachos, électeurs de Marine, homophobes et ultra-catholiques, tout prêts à répandre leur peste brune sur le sable chaud et citoyen des vacances ?
Pas d’inquiétude. Ce contre quoi les policiers et gendarmes payés par le contribuable sont censés protéger le sacrosaint vacancier en bermuda et crème à bronzer du 1er juillet au 31 août, c’est tout simplement lui-même. Pas-même son voisin qui risquerait, au vu de l’état délabré de la sociabilité, savamment entretenu par la classe dirigeante dans ce pays, pour un oui pour un non, de l’agresser. Non. Si l’Etat bonne maman délègue pour ce triste boulot 3000 gendarmes, ainsi que 2000 agents, CRS et motards, afin de prêter mains fortes aux équipes déjà existantes sur les plages et sur les montagnes, vous avez bien entendu, c’est pour le protéger de lui-même...
Des vacances en toute liberté, en somme. L’Etat protégeant les citoyens d’eux-mêmes. A bien les regarder vivre et penser et consommer, on admet, certes, qu’il y a du travail. Mais tout de même. Tout de même…
On voit bien sur quelle base repose cette propagande. Je prends un exemple : Vous êtes en pleine possession de vos moyens intellectuels, vous partez à la Réunion et vous ne trouvez pourtant rien de mieux à faire que d’aller vous essayer au surf, afin de ressentir quelque chose, une sensation, dire à quel point votre vie sur Terre est fascinante ! Vous voilà donc en train d’aller et venir sur la grande bleue comme un Christ balnéaire sur un Tibériade façon Trigano, quand tout à coup un requin qui vous prend pour une otarie (se trompe-t-il tant que ça ?) vous dénoyaute une jambe. La mer est toute rouge, femme et enfants parcourent la plage en tout sens, un américain crie « My Goodness ! », et une jeune néerlandaise s’évanouit à la vue de votre cadavre rejeté par l’Océan outragé. Finalement, votre mort fait le 20 heures de l’austère Pujadas qui, aussi flegmatique que devant un Tapie déchaîné, lâche : «une nouvelle attaque de requin, que fait l’Etat ? ». Il est vrai que laisser les gens libres et responsables d’eux-mêmes et de leur propre connerie serait, pour certains cercles influents, une atteinte intolérable aux Droits de l’Homme festif et de l’Electeur abruti ; interdire tout simplement le surf serait un acte insensé d’autoritarisme qui risquerait d’être mal vécu « au niveau du ressenti ». Les cercles d’influence préfèrent gérer. 5000 policiers, gendarmes et CRS, donc. Comme le consommateur a pris l’habitude de faire la fête devant les matraques, il prendra bien aussi l’habitude de faire bronzette et toutes les conneries qui vont avec devant des unitormes. « Hélas ! prophétisait Bernanos en 1945, le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir gardé l’habitude de s’en servir » (1)
Nous y voilà : Aujourd’hui, Google rend « hommage » à Kafka pour l’anniversaire des 130 ans de sa naissance (ce qui ne manque pas de sel en soi) ; c’est pourquoi, sur sa page d’accueil, on peut voir cette espèce d’horrible Pinocchio en nœud pap’. Ce que les régimes autoritaires ne sont pas parvenus à faire par la répression, les régimes prétendus démocratiques l’ont fait par la prévention : Le monde libre est devenu une gigantesque crèche, surveillée par un Big-Brother aux allures de Big-Nounou socialisante, lequel peut se frotter les mains. Au vu de l’universelle connerie, il est au pouvoir pour longtemps encore. Où faudra-t-il aller pour ne pas être observé, imposé, cultivé, sondé, informé, distrait et – le pire – protégé par l’Etat ? La question mérite d’être soulevée. Au fond de son lit, peut-être. Au fond d’un trou, sans doute. Et encore… Dans son infinie bienveillance, il parait que l’état démocratique prépare une loi sur le comment mourir pour tous, afin de nous y conduire aussi. par la main L’état, qui est un bon bougre, ne dit d'ailleurs pas conduire, mais accompagner. En attendant, le soleil arrive. Réjouissez-vous, et aux plages, citoyens !
(1) La France contre les Robots, Georges Bernanos
08:49 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : france, culture, sécurité, bernanos, surveillance, kafka |
mardi, 02 juillet 2013
La beauté des paysages
De mauvais esprits diront que le Tour de France commence aujourd’hui. Jusqu’ici, il n’a fait que barouder trois jours en Corse, pour quitter l’île de Beauté avec un maillot jaune aussi belge qu’inattendu, Jan Bakelants, dont c’est la première participation à la Grande Boucle. Derrière lui, 71 coureurs classés en embuscade à 1 seconde. Quand le profane voit ça, il se demande à quoi servent tous ces coups de pédales enchaînés les uns aux autres durant tant d’heures : la vie de cycliste est ingrate, croyez moi.
Celle de commentateur aussi. Cette année, pour cause de rétro-dopage, le service public a perdu Jalabert qui racontait parfois ses souvenirs ou donnait tel argument d’autorité sur tel ou tel point technique. En Corse, ses collègues n’ont fait qu’insister sur la beauté des paysages, l’Empereur et Tino Rossi, tandis que le peloton, après avoir laissé filer durant des heures une échappée, la rattrapait sans grande surprise au final. Avant et après l’étape, Gérard Holtz pose des questions toujours aussi stupides aux différents coureurs, genre : « Vous êtes heureux d’avoir gagné le maillot vert ? » ou « C’est pas trop dur d’avoir perdu l’étape ? », en donnant du Alberto, du Peter ou du Sylvain, comme un instituteur dans sa classe distribue parole, bons et mauvais points à la remise des copies.
Je ne sais pas pourquoi je trouve Pierre Rolland si niais lorsqu’il répond. Peut-être parce que ses propos n’ont vraiment aucun intérêt. Je ne vois que Ribéry pour faire pire, quand il vous explique que le foot, c’est que du bonheur. Tout à l’heure, Pierre Rolland disait qu’il était content d’avoir le maillot à poix sur les épaules. Dieu le garde ! Lui, il est toujours content de sa course et finit toujours par conclure qu’il fera encore mieux la prochaine fois. On a dû le briefer comme ça chez Europcar. D'un ton paternel, Gérard Holtz l'assure immanquablement qu’il est très heureux pour lui, avant de sauter sur Christopher ou Andy, qui passent à portée de micro. Quand Holtz commence à interviewer en anglais, c’est un grand moment de téléfranchouillarde. On sentirait presque que Danièle Gilbert n'est pas loin. Surtout quand celui qu’il interviewe est, par exemple, allemand ou italien. Il y a du Babel dans cet aimable baragouinage. C’est une des choses qui, dit-on, fait son charme.
Mais le Tour de France, on le disait au début, débute aujourd’hui. Dans l’étape de contre la montre par équipes, les Sky devraient « faire la différence », comme on dit, et Christopher prendre la tête du général. Oui, moi aussi, je fais mon Gérard. Non pas que je sois un fan des Britanniques, qui roulent comme des bulldozers, à la Lance (voyez ce que je veux dire. Le d…., c’est comme la corde au théâtre, paraît qu’il ne faut pas prononcer le mot.) Mais bon. On a beau leur préférer la Française des jeux par chauvinisme, à en croire les spécialistes, la messe est déjà dite.
En parlant de spécialiste, question Tour de France et petite reine, si vous voulez du sérieux, c’est par ICI
Groenheyde Albert, Cycle race
00:08 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : cyclisme, tour de france, france, groenheyde albert, gérard holtz, europcar, pierre rolland |
lundi, 01 juillet 2013
Le cadavre pensif (1)
On a pu voir dans les billets précédents comment avait émergé dans la littérature une figure, celle du cadavre glorieux. Sa description fait toujours l’économie de la matérialité du corps, esthétisant jusqu’au sublime la forme, selon les modèles de la beauté grecque. Il est d’ailleurs probable que la plupart des descriptions aient été inspirées davantage par des tableaux ou des statues que par de véritables cadavres. Par ailleurs, elle exprime toujours l’idée de Résurrection à venir, fidèle en cela au dogme catholique. Cette esthétisation toute empreinte de religiosité des dépouilles est d’ailleurs un fait de société, comme l’a très bien noté Philippe Ariès :
« Dans les chambres les plus banales de la bourgeoisie occidentale, la mort a fini par coïncider avec la Beauté, dernière étape d’une évolution qui a commencé tout doucement avec les beaux gisants de la Renaissance. Mais cette apothéose ne doit pas dissimuler la contradiction qu’elle renferme : cette mort n’est plus la mort, elle est une illusion de l’art. La mort a commencé à se cacher malgré l’apparente publicité qui l’entoure dans le deuil, le cimetière, dans la vie comme dans l’art et dans la littérature : elle se cache sous la beauté » (1)
Lorsque Louis XVIII revient sur le trône et que s’achève l’héroïque épopée napoléonienne, une génération dont Musset a si bien dit « le mal du siècle » va se donner pour tâche d’interroger cette beauté et, à travers elle, le dogme de la Résurrection. Ce « cadavre de toi » avec lequel dialoguaient si sereinement les préromantiques, et qu’on se promettait de retrouver au Ciel, sans perdre son caractère sublime et sacré, va devenir une troisième personne, cadavre de lui, vers qui se tournent les doutes et les questions du survivant.
« Hélas, hélas, s’écrie Musset. La religion s’en va. Nous n’avons pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. (…) Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire : quelle épaisse nuit sur terre ! et nous serons morts quand il fera jour ! » (2)
On retrouve le même constat chez Nerval :
« Pour nous, nés dans les jours de révolutions et d’orages, où toutes les croyances ont été brisées, il est bien difficile de reconstruire l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs la figure toute tracée » (3)
Ce faisant, la description du cadavre demeure le lieu où convergent toutes les spéculations spirituelles que l’ébranlement du dogme occasionne ; que l’âme conserve ou non le souvenir de son identité terrestre, qu’elle expérimente une alternance plus ou moins heureuse de vies dans l’au-delà, qu’elle s’épanouisse en un nirvana radieux, s’abîme dans le Néant ou accomplisse une trajectoire de comètes dans un espace sans fin, les variétés imaginaires que les tenants de la « religion romantique » ont élaborées sont presque sans fin et s’expriment dans une multitude de croyances nées au carrefour de multiples influences : résurgence de l’illuminisme, prolongation du déisme voltairien ou du matérialisme enchanté de Diderot, développement du spiritisme, goût pour l’orientalisme qui introduit dans le champ des croyances le thème de la réincarnation et celui de la Maya (l’Illusion), variations sur les thèses de Swedenborg comme on en trouve jusque chez Balzac et sa Séraphita.
Cependant, même si le dogme catholique est malmené, la volonté de déchristianiser le pays bute encore sur une pratique bien installée, surtout lorsque la mort est en jeu et le deuil de mise. Le cadavre demeure donc une figure hautement sacrée. Entre Musset, Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Gautier, Nerval, par ailleurs, l’éclectisme des doctrines est tel qu’il est impossible d’évoquer une conception religieuse commune de l’Au-Delà. Pourtant, lorsqu’on lit de près les descriptions des cadavres qu’ils produisent, force est de constater qu’elles obéissent à une logique qui leur est commune : avec ces auteurs, disparait ce que nous avons appelé la figure du cadavre glorieux, et les descriptions empreintes de religiosité qui en découlent. Une autre figure surgit, plus problématique, qu’on pourrait appeler ici le cadavre pensif.
« Rien n’est encore trouvé, rien n’est encore compris,
Car beaucoup, ici-bas sentent que l’espoir tombe
Et se brisent la tête à l’angle de la tombe » (4)
Au centre de cette hérésie, comme l’appelle Bénichou (5), la figure souveraine qui se détache n’est plus celle du Christ et du corps glorieux, mais celle du Moi quêtant, souffrant. La foi que le romantisme oppose au christianisme diffère « non seulement par le contenu mais par la nature même : c’est une autre région de l’esprit » écrit Paul Bénichou, dans son remarquable Temps des Prophètes. Si confuse soit-elle sur le plan conceptuel, cette « religion » prône l’émancipation de la tradition et accompagne le développement de l’individualisme bourgeois. Il est donc de moins en moins question de salut de l’âme ou de conversion religieuse, mais de survie de l’esprit et de sublimation du désir.
Dans le même temps, la notion de paradis se matérialise : on confond l’Au-delà avec le monde sidéral où Swedenborg voit les anges voler et Kardec les esprits se purifier. La nature, de laquelle l’homme classique s’était vivement méfié comme d’un lieu diabolique, devient une sorte de Temple de Dieu ; l’idée et le sens même du péché originel se perdent : les énergies se tendent vers le confort et le progrès social. Et si l’âme du défunt se retirait dans un au-delà dont le survivant, mélancolique, pouvait encore contempler la diaphane majesté sur le front de son cadavre, l’esprit du défunt, lui, à l'image du naufragé, erre encore parmi nous :
« A chaque vent qui s’élève
A chaque flot sur la grève
Je dis : n’es-tu pas leur voix », peut ainsi chanter Lamartine dans sa splendide Pensées des Morts.
A suivre
(1) Philippe Ariès, « Le temps des belles morts », L'homme devant la mort, II,
(2) Musset, Confession d'un enfant du siècle, Première Partie
(3) Nerval, Aurélia
(4) Hugo Chants du Crépuscule
(5) Paul Bénichou: Le temps des prophères, Les Mages romantiques
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samedi, 29 juin 2013
Jean Vilar et Louis Guilloux
C'est assez réjouissant d'écouter Vilar raconter ses tournées dans un pays qui a disparu. Pas d'affiches, mais des parades à l'accordeon pour annoncer les Comédiens de la Roulotte de Paris qui joueront le soir Georges Dandin. Vilar parle de son accent sétois, de son ami André Schlesser, des vaches maigres et des salles pleines. Il porte cravate et cigarette, comme en son temps, prédit un grand avenir à Jean Désailly, et déclare tout de go qu'il n'aimerait pas avoir un théâtre à Paris.
Louis Guilloux parle de Coco Perdu dans ces premières minutes d'Apostrophes. Il parle de morlingue et de coûter bonbon, en vrai homme du XIXème siècle, puisqu'il est né en 1899. Guilloux a cette manière qui n'appartient qu'à lui de faire sentir à Pivot que ses questions sont ...
21:09 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : théâtre, jean vilar, andré schlesser |
jeudi, 27 juin 2013
L'émergence du cadavre en littérature (4)
Comme le souligne Yves Bonnefoy dans les Tombeaux de Ravenne, le concept et l’ornement ont ceci de commun qu’ils cherchent à fonder la vérité sans la mort, à faire enfin que la mort ne soit plus vraie. ». Or écrit-il « il y a un mensonge du concept en général »(1) ; comme il y a, pourrait-on avancer ici, un mensonge de la description en général, dès lors qu’elle s’applique à un objet aussi improbable que le cadavre.
Dans cette esthétique du cadavre glorieux, il s ‘agit donc de sauver le cadavre de la décomposition qui l’attend, en lui prêtant un prestige qui n’est pas le sien. Au début de son conte Aria Marcella, Gautier met en scène un jeune héros examinant une momie de Pompéi dans le musée archéologique de Naples : « C’était un morceau de cendre noire coagulée, portant une empreinte creuse ». Jusque là, rien de très glorieux, jusqu’à l’introduction d’un comparant dont les auteurs du XIXème usent et abusent pour parler du cadavre : « On eût dit un fragment de moule de statue brisé par la fonte ; l’œil exercé d’un artiste y eut reconnu la coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque ».
La progression du syntagme, de fragment à fragment d’un moule, puis de statue à statue grecque, le tout placé sous l’autorité de « l’œil exercé de l’artiste » invite le lecteur à suivre la composition de l’œuvre d’art en marbre dans l’atelier, à rebours du mouvement de l’universelle décomposition qui frappe le corps de chair. L’objet esthétique se recompose à la croisée de deux chemins culturels : une tradition chrétienne présente dans les termes coupe et flanc, une autre grecque dans les termes pur, style et grecque. Cette éternité esthétique factice du corps s’inscrit dans la même tradition littéraire du sublime que les corps rêvée dans l’Au-delà de Mme de Mortsauf ou d’Atala. Le commentaire de Gautier rend à la momie sa dimension sacrée de relique humaine : « Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous. Le rondeur d’une gorge a traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé de trace »
La comparaison du cadavre et de la statue est un cliché repris à travers de multiples périphrases (corps de cire, de marbre, de bois) de Gautier et sa Morte Amoureuse à Mérimée et sa Vénus d’Ille ou, plus tard, Barbey et ses Diaboliques. Le cliché procède, à bien le regarder, du syncrétisme entre la théologie chrétienne qui postule l’attente de la Résurrection, et de l’héritage platonicien. Le cadavre incarne à la fois l’éternelle beauté des Idées et la Beauté évangélique du corps du Christ : il est une sorte de produit culturel accompli.
« L’artiste s’occupe paisiblement à sentir sous le monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, écrit Sainte Beuve, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence. Il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clé des symboles et l’intelligence des figures, ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance de la lyre universelle » (2)
A suivre(1) « Pour autant qu’elle fut pensée, depuis les Grecs, la mort n’est qu’une idée qui se fait complice d’autres, dans un règne éternel où, justement, rien ne meurt (…) Il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses, le vaste pouvoir des mots » Yves Bonnefoy, L'Improbable
(2)Sainte-Beuve, Pensées sur Joseph Delorme
09:01 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, gautier, bonnefoy, pompei, cadavres, sainte-beuve |
mercredi, 26 juin 2013
L'émergence du cadavre en littérature (3)
Paul Bénichou a bien montré comment la manière dont le sentiment qui, chez Rousseau, signait la présence au monde, devenait chez les romantiques l’expression d’un manque du monde :
« Le sentiment implique le désaveu de la vie présente et actuelle, il fait du passé sa nourriture de prédilection ; il vole tristement vers l’enfance, vers le pays natal, et au-delà, vers la patrie céleste dont la vie nous sépare » (1).
Ce qu’exprime par exemple Novalis dans Le Désir de Mort. « Nous n’avons plus le goût des terres étrangères/ Nous voulons retourner chez nous, chez notre père »
Dans un tel contexte, la description du cadavre insiste à la fois sur sa misère (il est abandonné à son sort, nu, seul, proche de pourrir), sa fortune (en attente de résurrection, d’un devenir glorieux), et ce qu’il représente pour le survivant : l’âme romantique rencontre dans le cadavre son frère exilé en cet autre pays dont les connotations sont toutes positives : le repos, la sagesse, le salut. Le mort dont le cadavre est la trace n’est pas véritablement mort, il est parti. Il n’est pas au sens propre anéanti, il est seulement ailleurs. Grâce à cette euphémisation, la matérialité du cadavre est occultée, voire niée ; on préfère d’ailleurs évoquer une dépouille plutôt qu’un cadavre. Ces dernières évoluent dans l’espace élégiaque de la nuit et du tombeau, qui est son palais tragique. Dans cette demeure fantastique, parfois assimilée à la chambre nuptiale, un songe librement dérivé du thème de la Résurrection se fait jour : celui du Revoir, dans une sublimation baroque du désir amoureux insatisfait. Alexandrine La Ferronays, une très jeune femme, s’écrie, devant le cadavre de son très jeune époux emporté par une phtisie pulmonaire (2) : « Ses yeux déjà fixes s’étaient tournés vers moi (…) et moi ! sa femme ! je sentis ce que je n’avais jamais imaginé : que la mort était le bonheur ».
Cette sublimation s’inscrit dans un contexte historique et militaire dont Musset, dans les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle s’est fait le chantre exalté : «La mort fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les cercueils en étaient aussi. Il n’y avait plus de vieillards ; il n’y avait que des cadavres et des demi-dieux ». (3)
Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce que la nuit dans une telle conception ? C’est la perception, infiniment prolongée par un mouvement d’intériorité qui se nourrit de l’instant présent saisi à l’envi, du désir amoureux dont le cadavre devient la forme sublime et taboue. Tel, pour Claire, l’appel de Julie sur lequel se clôt La Nouvelle Héloïse » et qui monte du cercueil parlant, métonymie de l’effigie elle-même de Julie :
« ô ma Claire, où es-tu ? que fais-tu loin de ton amie ?... son cercueil ne la contient pas toute entière… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps. »
Objet de toute méditation sur la mort et sur le désir amoureux, le cadavre opère ainsi une entrée glorieuse en littérature à l’aube du XIXéme. L’endroit du corps mort ne se lasse pas d’être magnifié par une parole poétique foisonnante. Cette dernière contourne la corruption de la chair ainsi que la tradition du péché, dont elle est la marque dans la conception religieuse.
Le lieu du corps mort peut même devenir un point d’énonciation privilégié ; ce sera à maintes reprises la trouvaille de Chateaubriand dans ses Mémoires : « Que sont devenues Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces mémoires seront publiés. »
Il faudra donc attendre la fin du siècle pour qu’apparaissent en légions les cadavres voués à la putréfaction. Pour l’heure, le cadavre est, par nature, glorieux, et toute sa gloire se lit sur son front. « Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? » s’interroge Chateaubriand dans René.
Arrêtons-nous sur cette description du tableau de Raphaël représentant le Christ , que le héros de La Peau de Chagrin rencontre dans le magasin d'antiquités :
« Sous le front, sous les chairs, il y avait cette éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Cette peinture inspirait une prière recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait les vertus endormies »
On retrouve les mêmes termes aussi bien dans la description de Mme de Mortsauf, l’héroïne du Lys dans la Vallée dont le nom lui-même est tout un programme
« Ce fut ma première communication avec la mort. Je demeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette, fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes les tempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de ses innombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour. Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid ! combien de réflexions n’exprime-t-il pas ? Quelle beauté dans ce repos absolu, quel despotisme dans cette immobilité : tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah ! je l’aimais morte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’alla coucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heure pesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sans témoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avait jamais permis d’exprimer.» (4)
Félix demeure ainsi toute la nuit les yeux attachés sur Henriette, Chactas avoue n’avoir rien vu de plus céleste que ce visage d’Atala : se dit alors le sentiment de se trouver devant une immense beauté, qui se donne à expérimenter comme un lien fulgurant avec un instant atemporel. Cette dernière fois est souvent présentée comme une première fois : « tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. », s’écrie Félix, à la manière de René devant le cadavre de son père : « C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. »
La blancheur du visage d’Henriette, comme la blancheur du visage d’Atala, donne à lire la transparence d’un sommeil, signe de ce que Jankélévitch appelle « l’escroquerie de la mort », et qu’il définit comme étant « l’apparence de vie que conserve le corps » (5). Devant le cadavre glorieux, le survivant est fasciné, tel le héros de La Peau de Chagrin devant le tableau de Raphaël par cette escroquerie dans lequel il lit l’image de la divinité, comme suspendue hors du temps. Tel quel, le cadavre devient un objet poétique parfaitement malléable. Il n'est plus au monde tout en s'y trouvant encore, motif à la fois abstrait et concret, incarnation somme toute parfaite du sentiment en quoi la subjectivité la plus idéalisée peut se dire, et trouver echo chez le lecteur. La période du cadavre glorieux signe ainsi l'émergence du cadavre en littérature, motif encore tout empreint de religiosité. Avec la diffusion des spiritualités en lutte avec le catholicisme, au premier lieu duquel on trouve et mysticisme de Svedenborg le spiritisme de Kardec, la description du cadavre prendra d'autres enjeux.
(1) Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain, Corti
(2) Cité par Ariès dans son remarquable L'homme devant la Mort (chapitre 10, judicieusement nommé Le temps des belles morts)
(3) Musset, Confession d'une enfant du siècle, Première partie. Un des textes des plus limpides sur le romantisme et ses constituants historiques
(4) Balzac, Le lys dans la vallée
(5)La Mort, Jankélévtich, Champs Flammarion « Nous serions attirés par l’apparence de vie que conserve le cadavre. Nous serions attirés par l’apparence charnelle de la personne. Mais le sentiment que cette personne est devenue une chose inerte nous repousse. La plus sainte des apparences, celle de la personne, image de la divinité, est ici frauduleusement contrefaite. »
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dimanche, 23 juin 2013
L'émergence du cadavre en littérature (2)
« Les Anciens ont bravé la mort par le mépris de l’existence, écrit Madame de Staël en 1793. Mais nous avons vu des jeunes femmes nées timides, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, des époux qui, s’aimant, avaient dans cette vie ce qui peut seul la faire regretter, s’avancer vers l’Eternité sans croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cette abîme où l’imagination frémit de tout ce qu’elle invente et, moins lassés que nous des tourments de la vie, supporter mieux l’approche de la mort ».
Le préromantisme a connu un engouement pour la mort dont les caractéristiques sont sans doute uniques dans notre histoire, et dont la longue citation ci-dessus, de la plume de Madame de Staël, (1) témoigne. Pour ce qu’on appelle alors « l’âme expansive », le cadavre de l’autre représente pour le survivant le lieu idéal où exercer les forces conjointes du désir et de la compassion. Il devient naturellement l’objet d’une sorte de rêverie animiste qui ne distingue plus de frontière entre la vie et la mort.
Vu par le romantisme naissant, le cadavre est foncièrement transitif : médiateur de la vie sensible et de l’Invisible, il permet une confrontation directe avec l’Au-Delà et, dans une France qui n’est pas encore déchristianisée, il reste doublement sacré :
- d’une part pour un motif religieux : comme on peut le voir sur le tableau de Girodet en 1808, se profile derrière lui un maître-cadavre, celui, en croix, du Sauveur, et le corps glorieux, que saint Paul associa à la Résurrection, qu’il est appelé à devenir. C'est le sens chrétien de l'inhumation (2).
- d’autre part pour un motif plus philosophique, le sentiment de pitié naturelle qu’il inspire. D’après Rousseau, il ne peut exister, dans le cœur de l’homme civilisé, de compassion gratuite pour son semblable. C’est donc la tâche de l’éducateur de vérifier qu’elle se développe dans le cœur de l’enfant. Et pour favoriser ce « mouvement expansif de l’âme vers autrui », ce dernier ne trouve rien de mieux que de présenter à Emile, son élève, la figure cérémonieuse et pédagogique du cadavre :
« Il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand, une fois, cette image s’est bien formée dans notre esprit, il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper »
Le cadavre se rencontre à la croisée des trois préceptes fondateurs de la pitié naturelle : il est plus à plaindre que le plus démuni des vivants, le vivant ne peut se croire exempté du mal dont il souffre, et le cadavre est apte à recevoir tous les sentiments qu’on dirigera vers lui : cet apprentissage rousseauiste de la pitié naturelle a toutes les allures d’une initiation à la compassion pour soi-même. Faisant mine de les rencontrer, l’âme expansive ne fait, en réalité, qu’englober ses semblables dans son propre excès de sensibilité, dans « une commisération très douce » qui n’a qu’elle-même pour objet. Rousseau invente là le paradoxe de l’âme expansive qui, toujours en quête d’un sublime élargissement de soi à la souffrance d’autrui, ne pourra jamais faire que l’expérience de sa propre solitude.(3) Car le bonheur romantique, ce dont témoignent des récits fantastiques d’amours impossibles et de séparations emplies de ferveur au seuil des tombeaux, est un bonheur solitaire. Un bonheur d’exilé. A l’image du bonheur supposé du cadavre.
(A suivre)
(1) Madame de Staël, De l'influence des passions
(2) C’est la raison pour laquelle, dans Le XIXème siècle à travers les âges, Philippe Muray fait du premier déménagement nocturne du cimetière des Innocents et des restes humains qu’il contenait dans les Catacombes en 1786 un fait inaugural de l’éradication programmée de la foi catholique : profaner un cimétière, cela revient à faire peu de cas du cadavre glorieux et de sa promesse de résurection. On trouvera ICI de plus amples développements sur l’ouvrage de Muray en question.
(3) « Qu’il soit minutieusement décrit ou simplement évoqué, le cadavre n’est jamais pris pour lui-même. Tant pour l’écrivain que pour tout un chacun, il est bien l’outre-signifiant ; le discours sur le cadavre envoie à autre chose, il est tourné vers les vivants qui tentent désespérément d’y trouver le sens de leur vie. » ( Louis Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Payot, 1976 )
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