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dimanche, 23 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature (2)

« Les Anciens ont bravé la mort par le mépris de l’existence, écrit Madame de Staël en 1793. Mais nous avons vu des jeunes femmes nées timides, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, des époux qui, s’aimant, avaient dans cette vie ce qui peut seul la faire regretter, s’avancer vers l’Eternité sans croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cette abîme où l’imagination frémit de tout ce qu’elle invente et, moins lassés que nous des tourments de la vie, supporter mieux l’approche de la mort ».

Le préromantisme a connu un engouement pour la mort dont les caractéristiques sont sans doute uniques dans notre histoire, et dont la longue citation ci-dessus, de la plume de Madame de Staël, (1) témoigne. Pour ce qu’on appelle alors « l’âme expansive », le cadavre de l’autre représente pour le survivant le lieu idéal où exercer les forces conjointes du désir et de la compassion. Il devient naturellement l’objet d’une sorte de rêverie animiste qui ne distingue plus de frontière entre la vie et la mort.

Vu par le romantisme naissant, le cadavre est foncièrement transitif : médiateur de la vie sensible et de l’Invisible, il permet une confrontation directe avec l’Au-Delà et, dans une France qui n’est pas encore déchristianisée, il reste doublement sacré :

- d’une part pour un motif religieux : comme on peut le voir sur le tableau de Girodet en 1808,  se profile derrière lui un maître-cadavre, celui, en croix, du Sauveur, et le corps glorieux, que saint Paul associa à la Résurrection, qu’il est appelé à devenir. C'est le sens chrétien de l'inhumation  (2).

- d’autre part pour un motif plus philosophique, le sentiment de pitié naturelle qu’il inspire. D’après Rousseau, il ne peut exister, dans le cœur de l’homme civilisé, de compassion gratuite pour son semblable. C’est donc la tâche de l’éducateur de vérifier qu’elle se développe dans le cœur de l’enfant. Et pour favoriser ce « mouvement expansif de l’âme vers autrui », ce dernier ne trouve rien de mieux que de présenter à Emile, son élève, la figure cérémonieuse et pédagogique du cadavre :

 « Il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand, une fois, cette image s’est bien formée dans notre esprit,  il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper »

Le cadavre se rencontre à la croisée des trois préceptes fondateurs de la pitié naturelle : il est plus à plaindre que le plus démuni des vivants, le vivant ne peut se croire exempté du mal dont il souffre, et le cadavre est apte à recevoir tous les sentiments qu’on dirigera vers lui : cet apprentissage rousseauiste de la pitié naturelle a toutes les allures d’une initiation à la compassion pour soi-même. Faisant mine de les rencontrer, l’âme expansive ne fait, en réalité, qu’englober ses semblables dans son propre excès de sensibilité, dans « une commisération très douce » qui n’a qu’elle-même pour objet. Rousseau invente là le paradoxe de l’âme expansive qui, toujours en quête d’un sublime élargissement de soi à la souffrance d’autrui, ne pourra jamais faire que l’expérience de sa propre solitude.(3) Car le bonheur romantique, ce dont témoignent des récits fantastiques d’amours impossibles et de séparations emplies de ferveur au seuil des tombeaux, est un bonheur solitaire. Un bonheur d’exilé. A l’image du bonheur supposé du cadavre.

 (A suivre) 

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(1) Madame de Staël, De l'influence des passions

(2) C’est la raison pour laquelle, dans Le XIXème siècle à travers les âges, Philippe Muray fait du premier déménagement nocturne du cimetière des Innocents et des restes humains qu’il contenait dans les Catacombes en 1786 un fait inaugural de l’éradication programmée de la foi catholique : profaner un cimétière, cela revient à faire peu de cas du cadavre glorieux et de sa promesse de résurection. On trouvera ICI de plus amples développements sur l’ouvrage de Muray en question.

 (3) « Qu’il soit minutieusement décrit ou simplement évoqué, le cadavre n’est jamais pris pour lui-même. Tant pour l’écrivain que pour tout un chacun, il est bien l’outre-signifiant ; le discours sur le cadavre envoie à autre chose, il est tourné vers les vivants qui tentent désespérément d’y trouver le sens de leur vie. » ( Louis Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Payot, 1976 )

14:30 | Lien permanent | Commentaires (12) | | |

Commentaires

Très intéressant ce billet....Il est vrai que la notion expansive construit un "au delà" en dehors d'un Dieu, ce faisant elle nie un "au delà"....Sortir de la responsabilité individuelle pour envisager une responsabilité collective, ne fait pas,corollairement, de l'individu une victime mais crée une relation interactive qui devrait permettre de mieux appréhender la vérité des actes et des trajectoires, de cerner les vrais facteurs déterminants et de dégager la place réelle que tient le libre arbitre....Les religions ont évolués, le christianisme reste une religion du bouc émissaire. Ce qui est bien commode!!!

Écrit par : patrick verroust | dimanche, 23 juin 2013

C'est René Girard qui a théorisé avec succès le rôle du bouc émissaire dans la société. C'est un concept grec. Le christianisme n'est pas une religion du bouc émissaire en ce sens que le Christ n'est pas sacrifié comme le serait un bouc, il se sacrifie (rend sacré) lui-même dans un geste qui inverse le rapport de la violence au violenté. Et met fin au sacrifice humain et aux lois du genre charia que l'Islam rétablira plus tard.
C'est ça, le Génie du Christianisme, comme le dit à sa façon Chateaubriand.
Il n'est pas une religion de l'épée, mais de la croix.

Écrit par : solko | mardi, 25 juin 2013

C'est sa propre mort que chacun contemple dans le mort regardé ou imaginé.

La science sait aujourd'hui ce qu'est la mort. Mais nous ne sommes pas pénétrés de cette science, nous ne connaissons pas les éléments qui la composent. Si bien que l’irrationalité n'est pas près de disparaître.

Écrit par : Michèle | dimanche, 23 juin 2013

La science décrit la mort, en effet. Mais décrire n'est pas savoir.
Heureusement que l’irrationalité n'est pas près de disparaître. Imaginez un homme limité aux bornes de sa seule raison ! Ce que serait son art, son amour, ses peurs, sa littérature, sa religion, sa vie, sa mort ... Brrrr....

Écrit par : solko | dimanche, 23 juin 2013

Je ne dirais pas que c'est l'irrationalité qui est source de création, d'art. Mais je ne sais pas développer. J'ai toujours détesté la philosophie :)
Ce que je voulais dire c'est que la vérité est préférable à la consolation. Mais je m'éloigne de votre sujet là.

Écrit par : Michèle | lundi, 24 juin 2013

Choisir bien sûr le rêve qui ne désarme pas, l'amour qui ne confirme jamais la règle, l'herbe qui fait trembler le paysage. Choisir la poésie qui bat à nos tempes. Choisir de regarder ailleurs et autrement. Choisir (d'avoir) une vie, avant la mort.

Écrit par : Michèle | lundi, 24 juin 2013

Passionnant. N'iras-tu pas jusqu'à parler de Mary Shelley, de son Frankenstein et de sa créature ? Première partie du XIXe, et resté très contemporain pour l'idée du refus obstiné de l'inéluctable... ;)

Écrit par : Sophie K. | lundi, 24 juin 2013

J'ai de quoi tenir jusqu'à Maupassant et Huysmans, mais j'abrégerai ! Oui Shelley et Bram Stoker ne peuvent être lus sans poser d'abord cette problématique de la fascination et du dégoût qu'inspire le cadavre

Écrit par : solko | mardi, 25 juin 2013

La pitié naturelle, cette âme expansive dont parle Rousseau, c'est l'altérité, cette présence de l'autre en moi. Celle qui empêche le "tout moi", hébété de solitude, perclus d'indifférence, sinistré dans son propre vide.

Écrit par : Michèle | lundi, 24 juin 2013

En même temps, "l'âme expansive", lorsqu'elle est confrontée non plus à l'être aimé vivant mais à son cadavre, se retrouve ramenée à ce vide. A moins d'avoir la foi.
C'est ce que dit, in fine, la Julie de Rousseau qui reste selon moi un des livres les plus important du XVIIIéme siècle, pour ce qu'il dit des vertus des conflits entre le désir et l'autorité, la vie individuelle et le contrat social, la passion et le mariage (tiens, nos tenants du mariage pour tous auraient certes un peu problématisé leur copie s'ils l'avaient relu !)

Écrit par : solko | mardi, 25 juin 2013

La clef de voûte du romantisme, fut une certaine sublimation de la mort et de l'amour, ces deux mystères qui nous enferment, ou nous font tourner en rond, dans une " effroyable solitude".
Vous citiez, dans votre texte précédent "Une Charogne" de Baudelaire. Or, ce poème-là marquait justement une rupture sans appel avec le romantisme et sa vison littéraire de la mort. On entrait là dans le domaine putride de la mort, prosaïque, dramatique, en même temps dérisoire, c'est-à-dire dans son résultat le plus immédiat : le cadavre et la vanité de la beauté ( cf les deux derniers vers).
Il y a dans Les frères Karamazov et le cadavre du starets Zozime, qui se décompose très vite en répandant une odeur délétère ( c'est le tire du chapitre et ce n'est pas par hasard) une chose étonnante : un homme digne de sainteté ne peut pas passer par cette étape misérable de puanteur.

Écrit par : Bertrand | lundi, 24 juin 2013

La putréfaction, c'est aussi une métaphore de la Passion, un chemin de croix vécu par le corps en devenir, qui imite en dégradé celui du Christ. On trouve ça chez beaucoup d'auteurs chrétiens (notamment Huysmans)
J'attends d'avoir du temps pour relire les grands romans de Dostoïevski dont je me suis goinfré, mais trop jeune.

Écrit par : solko | mardi, 25 juin 2013

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