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mardi, 06 octobre 2015

Séraphins de l’Église militante

Beau titre de sagesse, que Léon Bloy octroie aux Chartreux de saint Bruno dont c’est aujourd’hui la fête, au détour des lignes de son Désespéré, Marchenoir, venu mendier dans le fameux monastère alpin « l’absence du dix-neuvième siècle » et son corollaire, « l’illusion du douzième ». A l’heure des e-tombes et autres saugrenues et sataniques profanations de l’Être et des êtres, il ne restera bientôt plus guère qu’eux, ces blancs Chartreux « si austères, si suppliciés, si torturés par les rigueurs de la pénitence sur lesquels s’apitoie, légendairement, l’idiote lâcheté des mondains », pour demeurer « les seuls hommes libres et joyeux dans une société de forçats intellectuels ou de galériens de la fantaisie, les seuls qui fassent vraiment ce qu’ils ont voulu faire dans cette allégresse sans illusion que Dieu leur donne et n’a besoin d’aucune fanfare pour s’attester à elle-même qu’elle n’est autre chose qu’une secrète désolation» (1)

Pour nous être laissés mordre et emparer par le monde, nous ignorons dorénavant la matière vive du sain et saint silence. Et ce n’est pas les quelques heures de sommeil que nous autorise encore cette société gavée qui se moque de Dieu et a partout détruit la nuit qui sont à même de régénérer la paix égarée de nos fibres éperdues. Nous ne serons certes pas les premiers, nous faufilant sur le sentier pierreux grimpant jusqu’au monastère entre deux flancs de rochers non loin de l’eau blanche et  bondissante du Guiers-Mort, à appréhender l’immersion totale dans la paix intérieure à laquelle une telle retraite prépare : Le monde passe, la Croix demeure, et nous emboitons le pas à une multitude avant nous, parmi lesquels Chateaubriand et Ballanche mais aussi tant de pèlerins et de saints, saint Bernard et saint François de Sales, jusqu’au fondateur saint Bruno. François-René, dans ses Mémoires, dresse de l’endroit que la Révolution vient alors de dévaster un tableau navrant ; les bâtiments se lézardent sous la surveillance d’une espèce de « fermier des ruines » qui vient d’inhumer le tout dernier frère : Ballanche et lui contemplent « la fosse étroite fraîchement recouverte.   Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz ». Il songe aux enfants de Bruno en habits blancs, « Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant ! » Un peu auparavant, dans l’autre chartreuse, la petite de Paris (celle dite de Vauvert, au Luxembourg - elle aussi tout juste assaillie par la bêtise et la fureur de cette même Révolution), la fresque de Le Sueur contant la vie de saint Bruno s’était dressée, livide devant lui : « Il y a deux espèces de ruines, notait, le cœur flétri, l’écrivain : l’une ouvrage du temps, l’autre ouvrage des hommes. C’est à cette seconde que la Chartreuse appartient, ouvrage des malheurs et non des années (…)  Sur les murailles, on voyait des peintures à demi effacées représentant la vie de saint Bruno : un cadran était resté sur un des pignons de l’église et dans le sanctuaire, au lieu de cet hymne de paix qui s’élevait jadis en l’honneur des morts, on entendait crier l’instrument du manœuvre qui sciait les tombeaux ». (2)

L’inconscience des Occidentaux devant la radicalisation inévitable de l’Islam [on entend peu de penseurs s’en prendre à la matrice idéologique même de Daesh, et qui n’est rien moins que l’anéantissement de tout ce qui n’est pas elle], l’abandon par ces mêmes Occidentaux de leurs autels, livrés par centaines dans les campagnes aux vols [le nombre de pillages d’églises va grandissant dans l’indifférence générale], l’usure même du divertissement libéral, l'indigence intellectuelle du concept même de laïcité [ne parlons pas de ses représentants !] ainsi que l’inévitable achevement du calendrier consumériste qui se profile à l’horizon, tout cela ne plaide pas pour un futur très heureux : Nous sommes, à n’en pas douteur, à la veille d’événements extrêmement graves et meurtriers. Pourtant, l’espérance doit nous demeurer vive et chevillée au cœur :

« Prends en gré ma supplication, comme une immense clameur, pour que mes paroles soient de plus en plus dignes d'être exaucées de Toi, donne intensité et persévérance à ma prière. (…) Puisque Ta miséricorde est immense et que mon péché est grand, aie pitié de moi grandement, aussi grandement que l'est Ta miséricorde, alors je pourrai chanter tes louanges en contemplant ton nom, qui est Seigneur. Je Te bénirai d'une bénédiction qui durera aussi longtemps que les siècles, je Te louerai par la louange en ce monde et en l'autre »

Ainsi priait Bruno de Cologne, dit aussi le Chartreux : du monde inutile et sombre où végètent nos consciences appauvries,  il y a, aujourd’hui que nous le célébrons, comme un joyeux contre-pied à prendre en longeant la rue aux pavés inégaux qui mène jusqu’au porche d’une quelconque église. Car si Dieu ne date pas d’aujourd’hui [telle est même sa principale raison d’être encore], il ne date pas non plus d’hier et, moins encore, de demain. Puits sans commencement de sa propre autorité, voie assurée de toute foi sans lendemains finis, Yahweth Sabaoth siège en cette matière dense qu’ignore le bruit que nous faisons, infimes, en vivant. Ce bruit, qui rend proprement déraisonnable, ce silence, qui rend proprement empli de sens, la fin du Credo de ce même saint Bruno :

« Je crois particulièrement que ce qui est consacré sur l'autel est le vrai Corps, la vraie Chair et le vrai Sang de notre Seigneur Jésus-Christ, que nous recevons pour la rémission de nos péchés, dans l´espérance du salut éternel. »

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(1) Léon Bloy, Le Désespéré

(2) Chateaubriand, Génie du Christianisme

 

samedi, 18 avril 2015

Poésie d'exil

Je suis triste, étouffant les soupirs de mon âme,

Pleine d'émotion,

A l'aspect du soleil qui plonge, tout en flamme,

 

Dans son immersion

Au sein de la mer bleue, éteignant sa lumière,

 

Son éclat et son feu ... .

Les rayons du bel astre éclairent ma prière.

 

Et je souffre, mon Dieu I

Pareil aux blonds épis qui dorent la campagne.

 

Et sont vides et creux,

Je relève le front, bien qu'ayant pour compagne

 

De mes jours, en tous lieux,

Attachée à mon sein, une douleur amère . . .

 

Sans en faire l’aveu,

Je tremble de frayeur, éloigné de ma mère,

 

Et je souffre, mon Dieu !

Je porte mon chagrin sur la vague écumante

 

Qui soupire, ou mugit,

Couvrant le vaste abîme, et ma terreur augmente,

 

Attristant mon esprit . . .

J'aperçois, dans son vol, une blanche cigogne

 

Qui nage dans le bleu ;

Je songe alors, pensif, à ma chère Pologne,

 

Et je souffre, mon Dieu I

Loin de ma mère en pleurs, des miens, de ma patrie.

 

J'erre, pauvre exilé.

Et je cueille des fleurs sur la tombe chérie

 

De mon ange envolé . . .

Ma cendre n'aura pas d'asile au cimetière.

 

Pas de larmes d'adieu ;

Par le vent balayée elle sera sur terre . . .

 

 

Et j'en souffre, grand Dieu !

Oh ! je sais, que malgré mon bon ange qui prie,

 

L'arrêt du sort fatal

Me condamne à passer le reste de ma vie,

 

Sans voir le sol natal.

Et mon nom à périr, sans qu'il laisse de trace

 

En ce trouble milieu,

Où d'autres habitants prendront bientôt ma place

 

 

Et j'en souffre, mon Dieu ! 

 

JULES SLOWAÇKl 

 

Juliusz_Słowacki_by_Tytus_Byczkowski.PNG

 

13:50 Publié dans Des Auteurs, Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie, romantisme, exil, jules slowaÇkl, littérature, pologne, mélancolie | | |

mercredi, 22 octobre 2014

La douleur de Josef Kraszewski

Je dois à Bertrand Redonnet de m’avoir fait découvrir,  outre la beauté de la forêt de Bialowieza, l’existence de Joseph Kraszewski qui, avec ses 500 volumes, se dresse en son pays comme « le patriarche de la littérature polonaise » (On le surnomma ainsi en Pologne lors du 50° anniversaire de ses débuts dans la carrière littéraire).  J’ai passé une partie de la nuit à lire son Hymne à la Douleur, écrit juste après la mort de sa fille Laure, long poème d’une vingtaine de pages qui, dans cette Europe en partie déchristianisée, soumise au double diktat des marchés et de la fête, émerge vraiment du Passé tel un étranger absolu, un paria total dont la langue ne saurait plus être ni parlée ni comprise tant, par le seul fait d’exister, elle déroge désormais à la doxa officielle dont nous sommes abreuvés soir et matin et à notre insu. Vertu de la littérature !  Cette contradiction absolue, qui est, comme René Char l'affirma un jour à propos des pré-socratiques, le propre de la poésie (1), sera, peut-être, le moteur de sa résurgence. Qui sait ?

Car pour cette sensibilité entièrement romantique, la zone euro post-moderne, par la standardisation des êtres qu’elle implique et exige d'eux, ignore tout de ce double domaine, à la fois spirituel et territorial que les hommes d’alors nommaient la patrie, et dont ils faisaient, comme les Grecs le Destin, le cœur même de leur création littéraire. La zone n'est en effet qu'un concept, peuplé d’apatrides et d'inconscients. La pression qu’elle exerce sur ce que ces romantiques nommaient l’Âme est, de ce point de vue, comparable au terrorisme moscovite contre lequel ces poètes polonais luttèrent avec le goût de leur sol natal ancré en leur chair, un goût si totalement incompréhensible – sinon au même titre qu’un vase étrusque ou qu’un sonnet précieux – des énarques incultes qui nous gouvernent et des bavards faiseurs de lois contemporains, qu'on se demande même comment ces gouvernements ont pu, à la faveur de l'idéal démocratique, s'imposer à la prétendue sagesse des peuples. 

Je livre ici deux passages, l'un sur la Souffrance, l'autre sur la Langueur, de ce long poème aux accents dorénavant si paradoxaux, alors que nous sommes sommés, partout et par tous, de jouir du monde tel qu'il est, sous la photo, comme il se doit, de l'Artiste.

 

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Seule la douleur règne ici-bas en tyran

Tresse liens de chanvre et couronnes d'épines,

Promène ses dégâts, pareille à l'ouragan,

Et se plaît à son œuvre, entassant les ruines.

 

Écoutez les grands bois et la voix de la mer,

Vous n'y trouverez pas une note joyeuse.

Le feuillage et les flots répètent le même air

Que chante au nourrisson, sur son sein, la berceuse. '

 

La jeunesse sourit au gai printemps en fleur.

Mais voit poindre bientôt l'orage dans la rue.

Les regrets superflus remplacent dans le cœur

Les élans du jeune âge et sa candeur perdue.

 

Le désir accompli pèse au cœur dégoûté ;

Même pour le vainqueur le deuil suit la victoire,

Et l'amour, triomphant dans sa félicité.

Périt rassasié plus vite que la gloire.

 

Le bonheur envié n'est qu'une illusion ;

L'existence en ce monde une amère ironie.

Tout espoir est trompeur ; vaine est la passion,

Et l'ombre envahit l'homme au déclin de sa vie.

 

Nous allons ainsi tous, à tâtons dans la nuit,

N'ayant pour nous guider qu'une aveugle science,

Eblouis par l'éclat de l'astre au ciel qui luit.

Et nous chantons en cœur l’hymne de la souffrance.

                                                                  

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Langueur je te salue, en te livrant mon âme !

Tu la gardes dans tes liens.

Survivant au désir qui l'excite et l'enflamme,

Lugubre écho de maux anciens.

 

Compagne de mes jours, de mes nuits d'insomnie,

Je t'offre mes pleurs en tribut.

Et mes cuisants soupirs, et ma peine infinie.

Salut, triste langueur, salut ! ! . . .

 

Je suis ton homme lige et ton vassal fidèle ;

Malgré mon sourire d'emprunt,

Je sens au fond du cœur ta blessure mortelle.

Que ne suis-je déjà défunt !

 

Tu me serres tremblant de ta puissante étreinte ;

Je t'ai connue encore enfant,

Et porte depuis lors l’ineffaçable empreinte

Du bras qui presse, en m'étouffant.

 

Hommes et choses, terre et ciel, sont tes complices.

Tu frappes au cœur l'exilé

Qui rêve à la Pologne, exposée aux supplices,

Du poids de la vie accablé. . .

 

Languir, c'est ressembler à la fleur qui se fane,

Au fruit mûr, rongé par un ver,

C'est avoir à sa mort, la croyance profane

Au néant après cet enfer. . .

 

Languir, c'est aspirer sur la terre étrangère .

A revoir patrie et foyer ;

C'est ne pouvoir prier Dieu — dans notre misère —

 

Qui nous a laissé foudroyer. 

 

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(1) Au centre de la poésie, un contradicteur t'attend. C'est ton souverain. Lutte loyalement contre lui  (Char, A une sérénité crispée)

samedi, 06 juillet 2013

Le cadavre pensif (2)

Ce qui étonne le plus dans le cadavre, c’est son silence. Car le siècle a foi dans la parole. C’est cette même foi, que le XXème égarera dans la propagande et la technicité, qui caractérise ce temps que Bénichou a si bien appelé celui des prophètes. De la parole, en effet, doit naître l’avenir A la question de la survie de l’esprit, par exemple, Hugo répond par l’affirmative dans le célèbre alexandrin de Suite dans lequel il postule la toute puissance du mot sur la lumière et sur le monde sensible.

« Mon nom est Fiat Lux, et je suis ton aîné ».

Qu’un homme aussi  « éclairé » qu’Hugo ait pu donner crédit aux théories spirites interroge aujourd’hui ; d’autant plus qu’il ne fut pas le seul.

C’est que la doctrine de Kardec offre plusieurs intérêts pour qui souhaite s’affranchir du catholicisme sans quitter le domaine de la croyance :

- en donnant la parole aux défunts, le spiritisme invente un lien idéalisé entre morts et survivants. Il place la parole et la communication au cœur de son dispositif, cédant en cela à l’engouement de tout le romantisme pour elles.

- d’autre part, il transpose dans un univers spirituel où les esprits se meuvent d’eux-mêmes et sans l’intercession d’un Sauveur, le concept moderne et bourgeois du progrès social. Dans son best-seller, Le livre des Esprits, Allan Kardec fait répondre à un esprit interrogé (question 766 : « la vie sociale est-elle dans la nature ») :

« Certainement. Dieu a fait l’homme pour vivre en société. Dieu n’a pas donné inutilement à l’homme la parole et toutes les autres facultés nécessaires à la vie en relation ».

Le manifeste spirite affirme par ailleurs de nombreux principes révolutionnaires  (la liberté de penser, l’égalité devant Dieu, la fraternité entre tous) comme des droits inaliénables accordés directement par Dieu à chacun. (1) Il n’a pu se concevoir que sur la base d’une vaste idée de l’humanité en mouvement, en progrès, au sein de laquelle vivants et morts communiquent leurs savoirs solidaires : « Nul homme n’a des facultés complètes. Par l’union sociale, ils se complètent  les uns par les autres pour assurer leur bien-être et progresser ». Sans doute est-ce ce qui explique que le spiritisme ait pu être pratiqué avec une stupéfiante naïveté par des individus issus de tous les milieux, et souvent par des hommes de lettres et des artistes. En 1862, Kardec, qui est lyonnais, recense quelques 30 000 spirites dans sa ville natale, dont l’essentiel se trouve dans une population canut par ailleurs très férue d’humanisme sociale.

Ce qui intéresse dans ce phénomène, c’est là encore ce mélange de négation et d’exaltation de la mort qu’il manifeste de façon aussi intempestive que théâtrale. Les esprits des morts « incorporent » les médiums et parlent aux vivants ; devant le cadavre, les spéculations les plus folles semblent permises, comme celle de parler en son nom.

Car « Le vaste et profond silence » de la mort, dont Hugo se fait au temps des Contemplations le chantre, est en réalité peuplé de paroles :

« Mais d’où je suis, on peut parler aux morts

Ah, votre cercueil s’ouvre  - Où donc es-tu ? – Dehors,

Comme vous. – Es-tu mort ?  Presque. J’habite l’ombre. » (2)

« Le souvenir de la vie reçue dans le néant et donnée dans la mort en appelle à l’espérance folle en une Parole Absolue parfaitement identique à son effet, la vie, note D.Vasse (3), et au regard de laquelle la mort ne se donne plus à lire comme un échec, mais comme le lieu de son surgissement éternel, ce dont témoigne, dans l’espace et le temps la vie de chaque homme »

La foi en cette parole quasiment performative devient une arme pour affronter les duretés de l’existence. Dans le chapitre « Le Roi des morts » de la Sorcière, Michelet regrette qu’on ait « tiré la fête des morts du printemps, où l’antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre ». Il imagine ensuite cette prosopopée, faite de « je ne sais quelles faibles voix qui montent du cœur » :

« -Bonjour ami. C’est nous. Tu vis donc. Tu travailles comme toujours. Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous. Mais nous, pas de toi, non, jamais ».

On a bien affaire à un nouvel au-delà, dans lequel tout poète digne de ce nom se doit non seulement de croire, mais dont il doit également témoigner.

Un poème de Hugo, dont le ton mélodramatique a souvent été critiqué et qui connut un succès gigantesque auprès du public, Le Revenant, met en scène une mère dont le fils est mort et qui ne s’en console pas. Jusque là, rien que de très banal. Lorsque « elle se sentit mère une seconde fois », elle refuse d’abord cette nouvelle grossesse, ce nouvel enfant, jusqu’à ce que le nouveau-né la reconnaisse :

« Elle entendit avec une voix bien connue

Le nouveau né parler dans l’ombre entre ses bras

Et tout bas murmurer : c’est moi. Ne le dis pas »

Si un cadavre, dans un contexte aussi exalté, peut donner matière à penser, c’est bien, plus que tout autre, le mien.

Ainsi, le narrateur du Dernier Jour d’un condamné imagine sa tête décapitée, roulant comme une balle, découvrant les ténèbres dans lesquelles il va s’enfoncer :

« Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes (…) Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront que le ciel sombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin, dans le fond, de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. »

Nodier, dans cet extrait de Smara, pousse à l’extrême cette même vision, faisant de la tête de son cadavre l’instrument d’un jeu cynique et symbolique :

« Ma tête était tombée… elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l’échafaud et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants qui se jouent avec les têtes des morts, elle s’était rattrapée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la rage prête à l’agonie. »

Cette figure du cadavre, qui n’est plus appelée à ressusciter, mais pas encore à disparaître hante la littérature occidentale et traverse le XIXéme siècle à travers un genre qu’il affectionne particulièrement, le fantastique. Que sont la créature du docteur Frankenstein, et le comte Dracula, sinon des cadavres en instance de départ et de retour à la fois, des cadavres pensifs, amalgames d’un nouveau credo qui hésite entre scientisme et paganisme, et ne parvient pas à se défaire non plus du christianisme, dans une confusion des genres et des valeurs plus que jamais, si l’on peut parler ainsi, littéraire

 

rubens - The Head of Medusa. 1617. Oil on wood. 69 x 118 cm. Kunsthistorisches Museum, Vienna, Austria.jpg

 Tête de Méduse, Rubens

 

1 Allan Kardec, Le livre des Esprits

2 Hugo, Contemplations – « Ecrit en 1855 »

3 D.Vasse, « l’effet d’une parole dans le lieu de la mort », Cahiers de Psychanalyse, 5, Lumen Vitae, 1971

lundi, 01 juillet 2013

Le cadavre pensif (1)

On a pu voir dans les billets précédents comment avait émergé dans la littérature une figure, celle du cadavre glorieux. Sa description fait toujours l’économie de la matérialité du corps, esthétisant jusqu’au sublime la forme, selon les modèles de la beauté grecque. Il est d’ailleurs probable que la plupart des descriptions aient été inspirées davantage par des tableaux ou des statues que par de véritables cadavres. Par ailleurs, elle exprime toujours  l’idée de Résurrection à venir, fidèle en cela au dogme catholique. Cette esthétisation toute empreinte de religiosité des dépouilles est d’ailleurs un fait de société, comme l’a très bien noté Philippe Ariès :

« Dans les chambres les plus banales de la bourgeoisie occidentale, la mort a fini par coïncider avec la Beauté, dernière étape d’une évolution qui a commencé tout doucement avec les beaux gisants de la Renaissance. Mais cette apothéose ne doit pas dissimuler la contradiction qu’elle renferme : cette mort n’est plus la mort, elle est une illusion de l’art. La mort a commencé à se cacher malgré l’apparente publicité qui l’entoure dans le deuil, le cimetière, dans la vie comme dans l’art et dans la littérature : elle se cache sous la beauté » (1)

Lorsque Louis XVIII revient sur le trône et que s’achève l’héroïque épopée napoléonienne, une génération dont Musset a si bien dit « le mal du siècle » va se donner pour tâche d’interroger cette beauté et, à travers elle, le dogme de la Résurrection. Ce « cadavre de toi » avec lequel dialoguaient si sereinement les préromantiques, et qu’on se promettait de retrouver au Ciel, sans perdre son caractère sublime et sacré, va devenir une troisième personne, cadavre de lui,  vers qui se tournent les doutes et les questions du survivant.

« Hélas, hélas, s’écrie Musset. La religion s’en va. Nous n’avons pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. (…) Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire : quelle épaisse nuit sur terre ! et nous serons morts quand il fera jour ! » (2)

On retrouve le même constat chez Nerval :

« Pour nous, nés dans les jours de révolutions et d’orages, où toutes les croyances ont été brisées, il est bien difficile  de reconstruire l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs la figure toute tracée » (3)

Ce faisant, la description du cadavre demeure le lieu où convergent toutes les spéculations spirituelles que l’ébranlement du dogme occasionne ; que l’âme conserve ou non le souvenir de son identité terrestre, qu’elle expérimente une alternance plus ou moins heureuse de vies dans l’au-delà, qu’elle s’épanouisse en un nirvana radieux, s’abîme dans le Néant ou accomplisse une trajectoire de comètes dans un espace sans fin, les variétés imaginaires que les tenants de la « religion romantique » ont élaborées sont presque sans fin et s’expriment dans une multitude de croyances nées au carrefour de multiples influences : résurgence de l’illuminisme, prolongation du déisme voltairien ou du matérialisme enchanté de Diderot, développement du spiritisme, goût pour l’orientalisme qui introduit dans le champ des croyances le thème de la réincarnation et celui de la Maya (l’Illusion), variations sur les thèses de Swedenborg comme on en trouve jusque chez Balzac et sa Séraphita.

Cependant, même si le dogme catholique est malmené, la volonté de déchristianiser le pays bute encore sur une pratique bien installée, surtout lorsque la mort est en jeu et le deuil de mise. Le cadavre demeure donc une figure hautement sacrée. Entre Musset, Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Gautier, Nerval, par ailleurs, l’éclectisme des doctrines est tel qu’il est impossible d’évoquer une conception religieuse commune de l’Au-Delà. Pourtant, lorsqu’on lit de près les descriptions des cadavres qu’ils produisent, force est de constater qu’elles obéissent à une logique qui leur est commune : avec ces auteurs, disparait ce que nous avons appelé la figure du cadavre glorieux, et les descriptions empreintes de religiosité qui en découlent. Une autre figure surgit, plus problématique, qu’on pourrait appeler ici le cadavre pensif.

 

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« Rien n’est encore trouvé, rien n’est encore compris,

Car beaucoup, ici-bas sentent que l’espoir tombe

Et se brisent la tête à l’angle de la tombe » (4)

Au centre de cette hérésie, comme l’appelle Bénichou (5), la figure souveraine qui se détache n’est plus celle du Christ et du corps glorieux, mais celle du Moi quêtant, souffrant. La foi que le romantisme oppose au christianisme diffère « non seulement par le contenu mais par la nature même : c’est une autre région de l’esprit » écrit Paul Bénichou, dans son remarquable Temps des Prophètes. Si confuse soit-elle sur le plan conceptuel, cette « religion » prône l’émancipation de la tradition et accompagne le développement de  l’individualisme bourgeois. Il est donc de moins en moins question de salut de l’âme ou de conversion religieuse, mais de survie de l’esprit et de sublimation du désir.

Dans le même temps, la notion de paradis se matérialise : on confond l’Au-delà avec le monde sidéral où Swedenborg voit les anges voler et Kardec les esprits se purifier. La nature, de laquelle l’homme classique s’était vivement méfié comme d’un lieu diabolique, devient une sorte de Temple de Dieu ; l’idée et le sens même du péché originel se perdent : les énergies se tendent vers le confort et le progrès social. Et si l’âme du défunt se retirait dans un au-delà dont le survivant, mélancolique, pouvait encore contempler la diaphane majesté sur le front de son cadavre, l’esprit du défunt, lui, à l'image du naufragé, erre encore parmi nous :

« A chaque vent qui s’élève

   A chaque flot sur la grève

   Je dis : n’es-tu pas leur voix », peut ainsi chanter Lamartine dans sa splendide Pensées des Morts.

A suivre 

(1) Philippe Ariès, « Le temps des belles morts », L'homme devant la mort, II, 

(2) Musset, Confession d'un enfant du siècle, Première Partie

(3) Nerval, Aurélia

(4) Hugo   Chants du Crépuscule

 (5) Paul Bénichou: Le temps des prophères, Les Mages romantiques

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mercredi, 26 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature (3)

Paul Bénichou a bien montré comment la manière dont le sentiment qui, chez Rousseau, signait la présence au monde, devenait chez les romantiques l’expression d’un manque du monde :

« Le sentiment implique le désaveu de la vie présente et actuelle, il fait du passé sa nourriture de prédilection ; il vole tristement vers l’enfance, vers le pays natal, et au-delà, vers la patrie céleste dont la vie nous sépare » (1).

Ce qu’exprime par exemple Novalis dans Le Désir de Mort« Nous n’avons plus le goût des terres étrangères/ Nous voulons retourner chez nous, chez notre père »

Dans un tel contexte, la description du cadavre insiste à la fois sur sa misère (il est abandonné à son sort, nu, seul, proche de pourrir), sa  fortune (en attente de résurrection, d’un devenir glorieux), et ce qu’il représente pour le survivant : l’âme romantique rencontre dans le cadavre son frère exilé en cet autre pays dont les connotations sont toutes positives : le repos, la sagesse, le salut. Le mort dont le cadavre est la trace n’est pas véritablement mort, il est parti. Il n’est pas au sens propre anéanti, il est seulement ailleurs. Grâce à cette euphémisation, la matérialité du cadavre est occultée, voire niée ; on préfère d’ailleurs évoquer une dépouille plutôt qu’un cadavre. Ces dernières évoluent dans l’espace élégiaque de la nuit et du tombeau, qui est son palais tragique. Dans cette demeure fantastique, parfois assimilée à la chambre nuptiale, un songe librement dérivé du thème de la Résurrection se fait jour : celui du Revoir, dans une sublimation baroque du désir amoureux insatisfait. Alexandrine La Ferronays, une très jeune femme, s’écrie, devant le cadavre de son très jeune époux emporté par une phtisie pulmonaire (2) : « Ses yeux déjà fixes s’étaient tournés vers moi (…) et moi ! sa femme ! je sentis ce que je n’avais jamais imaginé : que la mort était le bonheur ».

Cette sublimation s’inscrit dans un contexte historique et militaire dont Musset, dans les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle s’est fait le chantre exalté : «La mort fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les cercueils en étaient aussi. Il n’y avait plus de vieillards ; il n’y avait que des cadavres et des demi-dieux ». (3)

Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce que la nuit dans une telle conception ? C’est la perception, infiniment prolongée par un mouvement d’intériorité qui se nourrit de l’instant présent saisi à l’envi,  du désir amoureux dont le cadavre devient la forme sublime et taboue. Tel, pour Claire, l’appel de Julie sur lequel se clôt La Nouvelle Héloïse » et qui monte du cercueil parlant, métonymie de l’effigie elle-même de Julie :

« ô ma Claire, où es-tu ? que fais-tu loin de ton amie ?... son cercueil ne la contient pas toute entière… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps. »

Objet de toute méditation sur la mort et sur le désir amoureux, le cadavre opère ainsi une entrée glorieuse en littérature à l’aube du XIXéme. L’endroit du corps mort ne se lasse pas d’être magnifié par une parole poétique foisonnante. Cette dernière contourne la corruption de la chair ainsi que la tradition du péché, dont elle est la marque dans la conception religieuse.

Le lieu du corps mort peut même devenir un point d’énonciation privilégié ; ce sera à maintes reprises la trouvaille de Chateaubriand dans ses Mémoires : « Que sont devenues Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces mémoires seront publiés. »

Il faudra donc attendre la fin du siècle pour qu’apparaissent en légions les cadavres voués à la putréfaction. Pour l’heure, le cadavre est, par nature, glorieux, et toute sa gloire se lit sur son front. « Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? » s’interroge Chateaubriand dans René.

Arrêtons-nous sur cette description du tableau de Raphaël représentant le Christ , que le héros de La Peau de Chagrin rencontre dans le magasin d'antiquités :

« Sous le front, sous les chairs, il y avait cette éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Cette peinture inspirait une prière recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait les vertus endormies »

On retrouve les mêmes termes aussi bien dans la description de Mme de Mortsauf, l’héroïne du Lys dans la Vallée dont le nom lui-même est tout un programme

« Ce fut ma première communication avec la mort. Je demeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette, fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes les tempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de ses innombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour. Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid ! combien de réflexions n’exprime-t-il pas ? Quelle beauté dans ce repos absolu, quel despotisme dans cette immobilité : tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah ! je l’aimais morte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’alla coucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heure pesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sans témoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avait jamais permis d’exprimer.» (4) 

Félix demeure ainsi toute la nuit les yeux attachés sur Henriette, Chactas avoue n’avoir rien vu de plus céleste que ce visage d’Atala : se dit alors le sentiment de se trouver devant une immense beauté, qui se donne à expérimenter comme un lien fulgurant avec un instant atemporel. Cette dernière fois est souvent présentée comme une première fois : « tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. », s’écrie Félix, à la manière de René devant le cadavre de son père : « C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. »

La blancheur du visage d’Henriette, comme la blancheur du visage d’Atala, donne à lire la transparence d’un sommeil, signe de ce que Jankélévitch appelle « l’escroquerie de la mort », et qu’il définit comme étant « l’apparence de vie que conserve le corps » (5). Devant le cadavre glorieux, le survivant est fasciné, tel le héros de La Peau de Chagrin devant le tableau de Raphaël par cette escroquerie dans lequel il lit l’image de la divinité, comme suspendue hors du temps. Tel quel, le cadavre devient un objet poétique parfaitement malléable. Il n'est plus au monde tout en s'y trouvant encore, motif à la fois abstrait et concret, incarnation somme toute parfaite du sentiment en quoi la subjectivité la plus idéalisée peut se dire, et trouver echo chez le lecteur. La période du cadavre glorieux signe ainsi l'émergence du cadavre en littérature, motif encore tout empreint de religiosité. Avec la diffusion des spiritualités en lutte avec le catholicisme, au premier lieu duquel on trouve et mysticisme de Svedenborg  le spiritisme de Kardec, la description du cadavre prendra d'autres enjeux.

 

 

(1) Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain, Corti

(2) Cité par Ariès dans son remarquable L'homme devant la Mort (chapitre 10, judicieusement nommé Le temps des belles morts)

(3) Musset, Confession d'une enfant du siècle, Première partie. Un des textes des plus limpides sur le romantisme et ses constituants historiques

(4) Balzac, Le lys dans la vallée

(5)La Mort, Jankélévtich, Champs Flammarion  « Nous serions attirés par l’apparence de vie que conserve le cadavre. Nous serions attirés par l’apparence charnelle  de la personne. Mais le sentiment que cette personne est devenue une chose inerte nous repousse. La plus sainte des apparences, celle de la personne, image de la divinité, est ici frauduleusement contrefaite. » 

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samedi, 22 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature

Plus que toute autre, la littérature du dix-neuvième siècle abonde en descriptions de cadavres. Il est peu de romans, à bien regarder, qui n’en recèlent au moins une : cadavres d’enfants, cadavres de soldats, cadavres de saintes ou de courtisanes, cadavres de vieux chrétiens et d'assassins sans foi ni loi : cadavres, si j’ose dire, en tous genres.

Qu’on en juge par ce constat : Parmi les vingt romans des Rougon-Macquart de Zola, quinze s’achèvent par l’évocation voire la description détaillée d’un cadavre. Comme si la description du corps –souvent dans un très sale état – du héros constituait un vrai dénouement. Celui de Nana demeure un modèle du genre :

« C’était un charnier, un tas d’humeur, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l'autre; et flétries, affaissées, d'un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l'on ne retrouvait plus les traits. Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonement de  la purulence. L'autre, à demi ouvert, s'enfonçait, comme un trou noir et gaté  ».

Le cadavre de la reine de Paris n’inspire plus ni regret ni compassion à ceux qui hurlent A Berlin sous ses fenêtres : on passe à autre chose, la grande Histoire – ou du moins la vision que s’en fait Zola – roule sur le cadavre condamné à l'oubli, et tel est le sens de sa fulgurante décomposition.

Le principe naturaliste de clore une narration par la desciption d'un cadavre, récurrent chez Zola, prend naissance dans l'imitation de Balzac et de son réalisme. Dans César Birotteau, La fille aux yeux d’or, La femme de trente ans, La peau de Chagrin, pour ne citer qu’eux, la description d'un mort parachève la théâtralité de tout le récit. Et le véritable dénouement n’est pas une action, mais un état post-mortem, souvent non exempt d’ironie, comme ici pour le Christ de la parfumerie :

« En présence de ce monde fleuri, César serra la main de son confesseur et pencha la tête sur le sein de sa femme agenouillée. Un vaisseau s’était déjà rompu dans sa poitrine, et par surcroit, l’anévrisme étranglait sa dernière respiration.

-Voilà la mort du juste, dit l’abbé Loraux d’une voix grave, en montrant César par un de ces gestes divins que Rembrandt a su deviner pour son tableau du Christ rappelant Lazare à la vie.

Jésus ordonne à la Terre de rendre sa proie le saint prêtre indiquait au Ciel un martyr de la probité commerciale à décorer de la palme éternelle. »

L’exhibition finale du cadavre n’a pas toujours été de mise : « N’exigez pas de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions », précise le narrateur de Manon Lescaut. On se souvient, de même, avec quelle jalouse pudeur Claire tire le voile sur le visage de Julie dans La Nouvelle Héloïse. Rousseau pourtant évoque les chairs du visage, qui « commencent à se corrompre », là où Prévost se contentait de parler d’un corps « exposé à devenir la pâture des bêtes sauvages ». 

Les romanciers du dix-neuvième siècle n’auront de cesse de prolonger cette tentation. La poésie, elle-même, s’emparera du motif : Une Charogne de Baudelaire, Souvenir de la nuit du 4 de Hugo, Le dormeur du Val de Rimbaud, pour ne citer que les plus institutionnalisés, Enfin, quand la tragédie du grand siècle interdisait qu’on mourût sur scène, tout drame romantique ne saurait se conclure sans un amas de cadavres dans les minutes qui précèdent la chute du rideau. L’acteur doit donc aussi jouer le cadavre, et c’est sur cette improbable figuration que s’achève le spectacle et que le drame trouve sa fin, dans le sentiment que le spectateur emporte.

Dans son grand Sermon sur la mort, Bossuet, au plus établi de l’âge classique, avait pourtant fait preuve d’une solennelle prémonition, rendant compte pour le futur de la difficulté de dépeindre un cadavre :

« La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera plus longtemps : il deviendra un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue ».

L’aigle de Meaux stipulait que dire le cadavre est un artifice impossible. A moins d’être – ce qu’il s’interdit par nature – un rapport d’autopsie, le discours littéraire sur le cadavre n’a donc pour seule ressource que de modaliser à l’infini toutes les variations de la peur et du désir qu’il suscite chez le survivant. 

Si l’on s’intéresse d’un peu plus près à cette mode du cadavre dont la littérature du XIXème témoigne, on découvre assez vite quel problème littéraire elle pose à chaque écrivain : l’objet cadavre étant proprement indicible et indescriptible, à moins de s’en tenir à un rapport d’autopsie  (et encore), c’est donc davantage la somme idéologique des peurs, des désirs, des pulsions et des représentations imaginaires de chacun qui se projette et se donne à lire, en lieu et place du corps mort décrit. Dans leur volonté de dire le Réel, le Beau, le Laid, le Sublime ou le Fantastique, des générations d’auteurs n’ont ainsi pas manqué d’esthétiser, chacune à leur façon, cet objet incontournable, que les siècles antérieurs avaient, plus prudemment, tenu à distance.

Ainsi, Chateaubriand décrivant le cadavre d’Atala en 1801 réconcilie l’homme et la nature dans une harmonieuse mise en scène de la foi chrétienne et du le grand rassemblement fraternel des défunts devant la promesse de la Résurrection.

« Ses lèvres comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d'une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints et ses mains d'albâtre pressaient sur son coeur un crucifix d'ébène. Elle paraissait enchantée par l'Ange de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts (…)  et l’on croyait entendre, dans les Bocages de la mort, le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du solitaire ».

Ni tristesse, ni désespoir de la part de Chactas, le survivant, mais une sérénité raffermie lorsque qu’il offre de ses mains mêmes à « la terre du sommeil » la dépouille  « comme un lys blanc », dont « le sein s’élève au milieu du sombre argile »

Cette vision du cadavre chrétien connait une fortune considérable et de multiples imitations, à tel point que le peintre Girodet s’en empare pour triompher au salon de 1808 avec Les Funérailles d’Atala.

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Du romantisme au naturalisme, dans ce XIXème ébranlé par les soubresauts convulsifs de plusieurs révolutions, hanté par les spéculations spirituelles (spiritisme, martinisme) les plus extrêmes, la représentation du cadavre a ainsi évolué en même temps que celle que l’homme a pu se faire de sa propre condition et de son propre destin, au fur et à mesure également que la représentation issue du catholicisme perdait de son emprise sur les esprits. Qu’il s’agisse d’affirmer la foi chrétienne ou celle dans le positivisme, la description du cadavre est devenu au cours du XIXème siècle un lieu idéologique, qui draine ses figures de style, ses passages obligés et ses lieux communs ; promesse de rédemption chez l'un, siège même de la pourriture excrémentielle chez l'autre, il se charge de tenir sur les vivants un discours sans ambigüité et occupe du coup dans l'oeuvre une place inédite auparavant.

(à suivre) 

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mardi, 19 février 2013

Ebauche pour une mise en scène du fragment Thalia d'Hypérion

Beauté fort rarement égalée dans la littérature que cette première version d’Hypérion, publiée dans la revue Thalia de Schiller en 1794. Le texte, comme la version définitive, est placé sous la garde d’Ignace de Loyola, avec cet épigraphe est dominerait le décor de façon à la fois évidente et énigmatique, comme la signalétique dans un aéroport : « non coerceri maximo, contineri tamen a minimo » (ne pas être limité par le plus grand, n’en tenir pas moins dans les limites du plus petit).

Entre ces deux attitudes, dont Hölderlin compose à sa manière deux idéaux soumis à la libre volonté de chacun et dont il esquisse ses deux personnages, le vide, dont je demanderai à mon technicien lumières de jouer sans retenue ; le spectateur et la perception qu’il développerait de lui-même ne serait au fond qu’une intention arcboutée entre ces deux pôles : « Nous ne sommes rien, c’est ce que nous cherchons qui est tout ». Hypérion et ses multiples autres, répandus dans la salle...

« J’ai peur pour toi quand je te vois si sombre et violent » s’écrie Mélite (1) devant Hypérion, auquel elle intime l’injonction très romantique de continuer à l’aimer sans néanmoins satisfaire son désir : « Dis à ton cœur que c’est en vain qu’on cherche la paix hors de soi quand on ne peut se la donner d’abord » : Toujours ce malentendu amoureux entre une forme de paix qui serait la satisfaction du désir, et une autre d’où, en amont, naîtrait le désir. Vertige du commencement, désolation d’en finir. Le dialogue, l’écriture se nichant dans le précaire équilibre entre les deux. Les mouvements des deux acteurs aussi, ce qu’en terme pédant on appelle la proxemie, à concevoir à partir de cette phrase. Se toucher de loin, autrement dit. S’écarter de près.

« Et comment des mots pourraient-ils apaiser la soif de mon âme ?», confesse Hypérion ou Hölderlin, fondus dans une même lettre, une même voix. Sur scène, l’acteur hésiterait devant cette phrase : simple remarque ontologique ou bien hurlement de douleur ? Il y a des deux, justement. Je demanderai à l’acteur de faire entendre les deux. Qu’il se débrouille et surtout qu’il ne se contente pas d’être technique. Ceux qui croient tout résoudre par la technique ont tué ce qu’Hölderlin et les siens nommaient le sentiment, c'est-à-dire l’art. Le paradoxe du comédien et ses multiples gloses étant leur funeste alibi.

Le projet du spectacle pouvant se déplier à partir de cette phrase d’Hypérion : « je rêve d’abolir le fardeau de la finitude (décor) qui bafoue la sainteté de notre amour (lumières) et, pareil à un homme enterré vivant, mon esprit se révolte contre les ténèbres qui le tiennent captifs (diction, jeu). Remarques et hurlements.

Il y aurait à prendre en compte le temps du spectacle, sa durée. Le fragment Thalia d’Hypérion comporte, dans l’édition de Pléiade, 20 pages  (de 113 à 123). Pas question de retrancher un seul mot. Il faudrait concevoir la durée comme la progression d’une souffrance inouïe, perceptible jusque dans l’haleine des acteurs. La durée, comme une sorte de mime : « Comme si tout le mal de l’existence provenait de la seule rupture d’une unité primitive », indique le poète dans sa langue si maladroite.  Quand un comédien ouvre la bouche, n’est ce pas ce qu’il fait ? Rompre d’avec le silence, et puis grimacer quelque chose, jusqu’à se tordre les muscles de souffrance ? Maladresse des corps comme réponse à la finitude des mots.

Le moment d’applaudir. Retour au point liminaire, en somme, toutes les préoccupations individuelles et sociétales en moins. Un texte serait passé par là. Moment d’applaudir : Sorti de l’obscurité et enfin recentré sur soi-même, le public se bouge quand même un peu, accepte de vivre (« Il est beau que l’enfant ne domine rien, alors même que la mort est à la porte »), il applaudit, geste si possible empli de ferveur, façon de répondre à la plainte du poète :

« Hélas, le Dieu en nous est toujours pauvre et seul. Où trouvera-t-il ses pareils ? Ceux qui furent, et seront là un jour ? A quand le grand revoir des esprits ? Car je le crois, nous fûmes tous réunis, autrefois. Bonne nuit Bellarmin. Demain, ma plume sera plus calme ».

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Plaine de Beotie vue du Mont Citheron, où s'achève Le fragment Thalia

 (1) Laquelle deviendra Diotima dans la version finale

11:38 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, hypérion, thalia, littérature, holderlin, schiller, romantisme | | |

vendredi, 30 mars 2012

La vie dans les bois

L’Ermite. — Je me demande ce que fait le monde en ce moment. Voilà trois heures que je n’ai entendu même une sauterelle sur les myricas. Les pigeons dorment tous sur leurs perchoirs, — sans un battement d’ailes. Etait-ce la trompette méridienne d’un fermier qui vient de retentir de l’autre côté des bois ? Le personnel rallie bouilli de bœuf salé, cidre et gâteau de maïs. Pourquoi les hommes s’agitent-ils ainsi ? Qui ne mange pas n’a pas besoin de travailler. Je me demande combien ils ont récolté. Qui voudrait vivre où l’on ne peut penser à cause des aboiements de Turc. Et… oh ! le ménage ! tenir brillants les boutons de porte du diable, et nettoyer ses baquets par cette belle journée ! Mieux vaut ne pas tenir maison. Disons, quelque creux d’arbre ; et alors pour visites du matin et monde à dîner ! Rien que le toc toc d’un pivert. Oh, ils pullulent ; le soleil y est trop chaud ; ils sont nés trop loin dans la vie pour moi. J’ai de l’eau de la source, et une miche de pain bis sur la planche. Ecoutez ! J’entends un bruissement des feuilles. Quelque chien mal nourri du village, qui cède à l’instinct de la chasse ? ou le cochon perdu qu’on dit être dans ces bois, et dont j’ai vu les traces après la pluie ? Cela vient vite, mes sumacs et mes églantiers odorants tremblent. Eh, Monsieur le Poète, est-ce vous ? Que pensez-vous du monde aujourd’hui ?

Le Poète. — Vois ces nuages ; comme ils flottent ! C’est ce qu’aujourd’hui j’ai vu de plus magnifique. Rien comme cela dans les vieux tableaux, rien comme cela dans les autres pays — à moins d’être à la hauteur de la côte d’Espagne. C’est un vrai ciel de Méditerranée. J’ai pensé, ayant ma vie à gagner, et n’ayant rien mangé aujourd’hui, que je pouvais aller pêcher. Voilà vraie occupation de poète. C’est le seul métier que j’aie appris. Viens, allons.

L’Ermite. — Je ne peux résister. Mon pain bis ne fera pas bien long. J’irai volontiers tout à l’heure avec toi, mais pour le moment je termine une grave méditation. Je crois approcher de la fin. Laisse-moi seul, donc, un instant. Mais pour ne pas nous retarder, tu bêcheras à la recherche de l’appât pendant ce temps-là. Il est rare de rencontrer des vers de ligne en ces parages, où le sol n’a jamais été engraissé avec du fumier ; l’espèce en est presque éteinte. Le plaisir de bêcher à la recherche de l’appât équivaut presque à celui de prendre le poisson, quand l’appétit n’est pas trop aiguisé ; et ce plaisir, tu peux l’avoir pour toi seul aujourd’hui. Je te conseillerais d’enfoncer la bêche là-bas plus loin parmi les noix-de-terre, là où tu vois onduler l’herbe de la Saint-Jean. Je crois pouvoir te garantir un ver par trois mottes de gazon que tu retourneras, si tu regardes bien parmi les racines, comme si tu étais en train de sarcler. A moins que tu ne préfères aller plus loin, ce qui ne sera pas si bête, car j’ai découvert que le bon appât croissait presque à l’égal du carré des distances.

L’Ermite seul. — Voyons ; où en étais-je ? Selon moi j’étais presque dans cette disposition-ci d’esprit ; le monde se trouvait environ à cet angle. Irai-je au ciel ou pêcher ? Si je menais cette méditation à bonne fin, jamais si charmante occasion paraîtrait-elle devoir s’en offrir ? J’étais aussi près d’atteindre à l’essence des choses que jamais ne le fus en ma vie. Je crains de ne pouvoir rappeler mes pensées. Si cela en valait la peine, je les sifflerais. Lorsqu’elles nous font une offre, est-il prudent de dire Nous verrons ? Mes pensées n’ont pas laissé de trace, et je ne peux plus retrouver le sentier. A quoi pensais-je ? Que c’était une journée fort brumeuse. Je vais essayer ces trois maximes de Confucius ; il se peut qu’elles me ramènent à peu près à l’état en question. Je ne sais si c’était de la mélancolie ou un commencement d’extase. Nota bene. L’occasion manquée ne se retrouve plus.

Le Poète. — Et maintenant, Ermite, est-ce trop tôt ? J’en ai là juste treize tout entiers, sans compter plusieurs autres qui laissent à désirer ou n’ont pas la taille ; mais ils feront l’affaire pour le menu fretin ; ils ne recouvrent pas autant l’hameçon. Ces vers de village sont beaucoup trop gros ; un vairon peut faire un repas dessus sans trouver le crochet.

L’Ermite. — Bien, alors, filons. Irons-nous à la rivière de Concord ? Il y a là de quoi s’amuser si l’eau n’est pas trop haute

Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, 1854,  texte intégral ICI

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Les Bois, Pier Antonio Gariazzo


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