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mercredi, 22 octobre 2014

La douleur de Josef Kraszewski

Je dois à Bertrand Redonnet de m’avoir fait découvrir,  outre la beauté de la forêt de Bialowieza, l’existence de Joseph Kraszewski qui, avec ses 500 volumes, se dresse en son pays comme « le patriarche de la littérature polonaise » (On le surnomma ainsi en Pologne lors du 50° anniversaire de ses débuts dans la carrière littéraire).  J’ai passé une partie de la nuit à lire son Hymne à la Douleur, écrit juste après la mort de sa fille Laure, long poème d’une vingtaine de pages qui, dans cette Europe en partie déchristianisée, soumise au double diktat des marchés et de la fête, émerge vraiment du Passé tel un étranger absolu, un paria total dont la langue ne saurait plus être ni parlée ni comprise tant, par le seul fait d’exister, elle déroge désormais à la doxa officielle dont nous sommes abreuvés soir et matin et à notre insu. Vertu de la littérature !  Cette contradiction absolue, qui est, comme René Char l'affirma un jour à propos des pré-socratiques, le propre de la poésie (1), sera, peut-être, le moteur de sa résurgence. Qui sait ?

Car pour cette sensibilité entièrement romantique, la zone euro post-moderne, par la standardisation des êtres qu’elle implique et exige d'eux, ignore tout de ce double domaine, à la fois spirituel et territorial que les hommes d’alors nommaient la patrie, et dont ils faisaient, comme les Grecs le Destin, le cœur même de leur création littéraire. La zone n'est en effet qu'un concept, peuplé d’apatrides et d'inconscients. La pression qu’elle exerce sur ce que ces romantiques nommaient l’Âme est, de ce point de vue, comparable au terrorisme moscovite contre lequel ces poètes polonais luttèrent avec le goût de leur sol natal ancré en leur chair, un goût si totalement incompréhensible – sinon au même titre qu’un vase étrusque ou qu’un sonnet précieux – des énarques incultes qui nous gouvernent et des bavards faiseurs de lois contemporains, qu'on se demande même comment ces gouvernements ont pu, à la faveur de l'idéal démocratique, s'imposer à la prétendue sagesse des peuples. 

Je livre ici deux passages, l'un sur la Souffrance, l'autre sur la Langueur, de ce long poème aux accents dorénavant si paradoxaux, alors que nous sommes sommés, partout et par tous, de jouir du monde tel qu'il est, sous la photo, comme il se doit, de l'Artiste.

 

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Seule la douleur règne ici-bas en tyran

Tresse liens de chanvre et couronnes d'épines,

Promène ses dégâts, pareille à l'ouragan,

Et se plaît à son œuvre, entassant les ruines.

 

Écoutez les grands bois et la voix de la mer,

Vous n'y trouverez pas une note joyeuse.

Le feuillage et les flots répètent le même air

Que chante au nourrisson, sur son sein, la berceuse. '

 

La jeunesse sourit au gai printemps en fleur.

Mais voit poindre bientôt l'orage dans la rue.

Les regrets superflus remplacent dans le cœur

Les élans du jeune âge et sa candeur perdue.

 

Le désir accompli pèse au cœur dégoûté ;

Même pour le vainqueur le deuil suit la victoire,

Et l'amour, triomphant dans sa félicité.

Périt rassasié plus vite que la gloire.

 

Le bonheur envié n'est qu'une illusion ;

L'existence en ce monde une amère ironie.

Tout espoir est trompeur ; vaine est la passion,

Et l'ombre envahit l'homme au déclin de sa vie.

 

Nous allons ainsi tous, à tâtons dans la nuit,

N'ayant pour nous guider qu'une aveugle science,

Eblouis par l'éclat de l'astre au ciel qui luit.

Et nous chantons en cœur l’hymne de la souffrance.

                                                                  

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Langueur je te salue, en te livrant mon âme !

Tu la gardes dans tes liens.

Survivant au désir qui l'excite et l'enflamme,

Lugubre écho de maux anciens.

 

Compagne de mes jours, de mes nuits d'insomnie,

Je t'offre mes pleurs en tribut.

Et mes cuisants soupirs, et ma peine infinie.

Salut, triste langueur, salut ! ! . . .

 

Je suis ton homme lige et ton vassal fidèle ;

Malgré mon sourire d'emprunt,

Je sens au fond du cœur ta blessure mortelle.

Que ne suis-je déjà défunt !

 

Tu me serres tremblant de ta puissante étreinte ;

Je t'ai connue encore enfant,

Et porte depuis lors l’ineffaçable empreinte

Du bras qui presse, en m'étouffant.

 

Hommes et choses, terre et ciel, sont tes complices.

Tu frappes au cœur l'exilé

Qui rêve à la Pologne, exposée aux supplices,

Du poids de la vie accablé. . .

 

Languir, c'est ressembler à la fleur qui se fane,

Au fruit mûr, rongé par un ver,

C'est avoir à sa mort, la croyance profane

Au néant après cet enfer. . .

 

Languir, c'est aspirer sur la terre étrangère .

A revoir patrie et foyer ;

C'est ne pouvoir prier Dieu — dans notre misère —

 

Qui nous a laissé foudroyer. 

 

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(1) Au centre de la poésie, un contradicteur t'attend. C'est ton souverain. Lutte loyalement contre lui  (Char, A une sérénité crispée)

Commentaires

Kraszewski n'écrit-il pas en polonais ? Comment la traduction peut-elle honnêtement conserver la rime et la métrique ???

Écrit par : Benoit | mercredi, 22 octobre 2014

Ah ça, c'est le mystère de toutes les "belles infidèles" du XIXe... (cette traduction date de 1881)

Écrit par : solko | mercredi, 22 octobre 2014

Dans la logique de sa vie, Kraszewsky était passionné d'archéologie.
Il fut notamment séduit par les découvertes faites à Halstatt, parallèlement aux prémices des recherches sur la langue indo-européenne.

Le monde se divise en deux camps, comme dirait Leone, ceux qui creusent leurs racines, et ceux qui les refusent...

Écrit par : tamet de bayle | mercredi, 22 octobre 2014

Le monde politique se présente à nous divisé en deux camps, oui, en raison de ses redoutables et stupides simplifications idéologiques. Nationaliste ou fédéraliste, nous dit-on.

Pour ce qui est des poètes, le lien entre le spirituel et le territorial n'est-il pas un peu plus complexe, emmêlé, éblouissant. La Terre et le Ciel, belle et idéale unité...

Écrit par : solko | mercredi, 22 octobre 2014

Les nourritures apportés aux racines font l'arbre et sa complexité.

Écrit par : tamet de bayle | mercredi, 22 octobre 2014

Merci, Solko.... La maison natale de Kraszewski ( mais vous savez cela :)))est voisine de la mienne et cet écrivain, tombé dans en désuètude dans un monde de pacotille et de fiers imbéciles) me fascine aussi comme une voix douloureuse du passé, une voix de la Pologne sous la botte tsariste.
Je suis assez ému de voir Tamet de bayle connaître aussi bien Kraszewski.
Il était ce que le XVIe siècle chez nous a appelé "l'honnête homme," érudit, passionné d'archéologie, d'astronomie, de dessins, de peinture...

A Benoît : Et comment Baudelaire a-til fait pour rendre à Edgar Poe ses rimes ?

Écrit par : Bertrand | jeudi, 23 octobre 2014

^^' Haha, n'ayant pas lu Edgar Poe, ni l'original ni la traduction, je ne peux pas répondre à la question rhétorique !
La traduction en vers rimés est une véritable prouesse, artistique autant que technique, et on ne peux que louer la qualité de cette poésie !
Néanmoins, ça ne change rien au schmilblick... Finalement : excellente traduction ou excellent traducteur ? (Les deux me direz-vous ! :-)) Je ne suis pas en mesure de donner la bonne réponse, mais la question me semble légitime.

Écrit par : Benoit | jeudi, 23 octobre 2014

Je m'étonnais, justement, de la qualité de la traduction, notamment pour la mise en pieds, totalement juste et souple, à l'ancienne ("sci-ence" et pas "science", "pa-ssi-on" et pas "pa-ssion"). Outre la beauté de ces poèmes, je me disais que les traducteurs d'aujourd'hui seraient très peu nombreux à savoir écrire en alexandrins ou octosyllabes de cette qualité. C'est un bain frais pour les yeux que de lire et de savourer ainsi une oeuvre, sans frémir ou grincer des dents (et Dieu sait qu'avec la grammaire et l'orthographe en deuil total ces temps-ci, on frémit et on grince des dents).
Merci de cette découverte.

Écrit par : Sophie K. | jeudi, 23 octobre 2014

En effet.
Si ces traducteurs veillaient tant à ne pas faillir dans leurs vers, c'est parce que pour le public de leur temps, poésie et versification ne faisaient qu'un et que ne pas traduire en vers justes eût été à leurs yeux ne pas traduire du tout le poète. Ils devaient traduire à la fois d'une langue à une autre, tout en restant dans le "carmen"

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2014

"je me disais que les traducteurs d'aujourd'hui seraient très peu nombreux à savoir écrire en alexandrins ou octosyllabes de cette qualité."

Vous vous disiez fort juste, Sophie ! Hélas !

Écrit par : Bertrand | jeudi, 23 octobre 2014

@ Benoît... La question est tout à fait légitime.
La traduction est un art à part entière. Je crois pouvoir le dire y étant très souvent confronté du polonais au français.
En fait, il s'agit de capter un esprit, une sensibilité, un but, une vision poétique, un imaginaire et de comprendre avec quels mots, sur quel rythme cela serait dit si le texte émanait d'un Français. Mieux : si c'était le traducteur qui l'avait écrit dans sa syntaxe.
J'ai eu à corriger une maîtrise universitaire d'une étudiante polonaise en philologie romane sur le sujet, il y a quelques années.En fait, deux écoles de traducteurs s'affrontent gentiment. L'une dit qu'il ne faut pas trop s'éloigner du texte source, au détriment de l'esprit, l'autre, au contraire, prend toute liberté avec le texte source et en traduit la sémantique générale, mais précise, dans le texte cible.
L'art de la bonne traduction consiste à trouver le juste équilibre entre les deux écoles.
Pas facile. Je vous le concède bien volontiers. C'est parfois un casse-tête pas possible.
D'où mon admiration, effectivement, pour les traducteurs de versifications. Un traducteur qui n'aurait jamais écrit en vers ne saurait, à mon avis, jamais offrir une traduction digne de ce nom d'une poésie rimée.

Écrit par : Bertrand | vendredi, 24 octobre 2014

Les dualismes, dans l'histoire des Arts, apparaissent continus et nécessaires…

Les églises massacrées par les bienfaits de la Révolution seront, deux générations plus tard, violées par Leduc.
Nouveau massacre ou sauvetage ?

Le violoniste qui s'escrime sur une sonate de Bach ?
L'interprète-t-il ou l'exécute-t-il ?

Écrit par : tamet de bayle | vendredi, 24 octobre 2014

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