mercredi, 25 juin 2008
Le Baron Raverat
Le baron François Achille Napoléon Raverat est né en 1812 à Crémieu (Isère), où l'ancien cours des Tilleuls a été rebaptisé à son nom. Son père avait été anobli par Napoléon 1er en raison de ses glorieux services, de ses faits d’armes et de ses blessures. Après 42 années passées à la tête d'un cabinet de dessin, Raverat fils entama une carrière "littéraire" en rédigeant une notice sur la vie militaire de ce père bonapartiste. C'était dans l'air du temps, Napoléon "le petit", comme disait alors Victor Hugo, ayant mis la main sur le pouvoir politique en France. Encouragé par ce premier succès, le baron, qui aimait se promener et qui aimait lire, se spécialisa dans un genre porteur et promis à un bel avenir, celui des «guides, promenades & excursions historiques, pittoresques et artistiques », éditant - parfois chez l’auteur, parfois dans une librairie locale - (Maisonviole à Grenoble, Maton à Lyon) une série d’ouvrages aujourd’hui quasiment introuvables. A en croire ce qu’il raconte, il aurait donc baladé ses guêtres de 1860 à 1880 dans toute la contrée rhône-alpine: Haute Savoie, Savoie, Dauphiné, Vallée du Bugey, Massif central ; la plupart de ces volumes valent, à titre de documents, le détour : et cependant furent-ils fabriqués au cours de promenades véritablement effectuées ou à l’occasion de fréquents séjours en bibliothèques ?
Les contemporains du baron pouvaient à juste titre se poser la question, car ils n’apportent que rarement une information nouvelle par rapport aux travaux d’érudition antérieurs à leurs publications. C’était probablement des recueils et des compilations de seconde main. Mais aujourd’hui, régions, villes, monuments, ayant été si transformés, on trouve un charme désuet à parcourir ces pages jaunies, parsemées ça et là de mouillures. En feuilletant les pages du baron on comprend que ce type d’ouvrage représentait alors un marché car il satisfaisait la curiosité d’un public moderne. Depuis la Monarchie de Juillet, se développait en effet un véritable engouement – voire une fascination – pour l’exploration touristique des « provinces », la découverte géographique et historique des pays. Cet engouement pour le tourisme, dont Flaubert, avec son Bouvard et Pécuchet, dressa une satire drôle et efficace, allait de pair avec le développement parallèle des chemins de fer et celui de la photographie. D’ailleurs, à son « De Lyon à Montbrison, édité en 1876, comme à son « De Lyon à Genève » (1878) et à son « De Lyon à Grenoble » (1879) l'habile baron ne manqua pas de joindre pour chacun une carte de chemin de fer ; à son « Dauphiné » de 1877, une vue photographiée de la Grande Chartreuse, en lieu et place de la traditionnelle gravure. Nul doute que ces ajouts devaient constituer un plus, un bonus, un argument de vente aux yeux du public de l’époque. C'était le début d’une forme de vulgarisation appelée à un grand avenir. Elle déplut fortement aux vrais érudits, certes, qui reprochèrent au baron ses emprunts trop fréquents, trop faciles, voire ses plagiats, sa langue un peu trop journalistique et parfois incorrecte, ses lieux communs et ses clichés ; que diraient-ils aujourd’hui ? La vulgarisation de nos aïeux ne manque pas, avec le recul, d’un certain charme, tant elle fait preuve de naïveté. Voici, pour preuve, un passage de «Notre vieux Lyon» (chez Meton, libraire, 1881), consacré à l’exploration, par le baron, du vieux quartier Saint-Paul :
«Pour l’historien et pour l’archéologue qui aiment à étudier et les mœurs et les habitudes de nos ancêtres, pour l’artiste comme pour le simple amateur, le vieux quartier de Saint-Paul était assurément l’un des plus curieux à parcourir de tous ceux qui constituaient notre antique cité. Là, on trouvait autour de l’église un véritable réseau de petites ruelles resserrées, tortueuses, sombres, inabordables aux voitures. Les maisons dataient, pour la plupart, du moyen-âge. Elles offraient à l’œil l’aspect le plus sordide. Leurs fenêtres à croisillons, quelques-unes à guillotine et munies du légendaire papier huilé n’y laissaient pénétrer qu’un jour avare ; les allées surbaissées, l’escalier à colimaçon, les cours exiguës, les impasses ou culs-de-sac, formaient un tableau saisissant de la misère et de la malpropreté. Rarement le soleil l’éclairait de ses rayons bienfaisants, et rare aussi était cet air pur, première condition de la vie. On y sentait le froid, l’humidité, on y respirait une atmosphère fétide.»
Le baron mourut à Lyon en 1890. Il avait été membre de la très provinciale Société Littéraire de Lyon, et son président depuis 1880.
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mardi, 24 juin 2008
Le précurseur
Si la Terre fut si lourde et si peu clémente à Jean Baptiste, c'est qu'il avait du Ciel dans le sang. Il « tressaillit » dans le sein de sa mère, goûtant en celui de Marie la proximité du Christ; le Ciel, déjà à portée de chacun d'entre eux, non loin de Béthanie. En ce tressaillement débute avec étrangeté l'infinie métamorphose de chaque sensation en son contraire : toute la douleur qu'il faudrait traverser pour toucher du doigt la plénitude vive; toute la facilité comme toute la difficulté, celles de naître aussi bien que celles de mourir; l'orgueil du prophète puis l'humilité du martyr; ainsi mêlées en un seul frisson, annonciateur du désert où se rencontreraient la sagesse et la folie, toutes sensations. L'arc de lumière que Jean Baptiste pose sur le sable sec d'Ain Karim en naissant serait à chacun de ses pas voué à l'instant qui s'efface autant qu'à celui qui dure. En baptisant le Christ dans les eaux mêlées du Jourdain, tout comme Marie qui lui donna naissance, Jean Baptiste s’est changé en passeur d'âmes et en artisan de civilisation, du désert savant à la source généreuse, de Temps de cruauté en Temps de sainteté, de l'Histoire antique jusqu'au Temps modernes. Eclair de feu, chute d'eau fluide, gouttes de sang, Précurseur dont la Parole clairsemée a résisté jusqu'au vouloir insensé de Salomé, jusqu'au pouvoir chétif d'Hérode, si faible malgré son règne et si hideuse malgré sa danse, ombres encore errantes et qu'il fallut racheter quand effrayée, la tête coupée devenue chef démasqua de chacun l'imposture.
Jour le plus long de toute l'année, solstice d'été à partir duquel la lumière limitera chaque extrémité de sa durée quotidienne un peu plus en s'avançant vers l'hiver puisque « Il faut qu'll croisse et que je diminue », fête nationale des Québécois, c'est aujourd'hui mardi 24 juin la fête de la Nativité de Jean-Baptiste le Précurseur.
08:10 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christianisme, culture, littérature, saint-jen baptiste, précurseur |
dimanche, 22 juin 2008
L'Ours
Octobre 1913 : Henri Béraud crée un pamphlet mensuel, dont il sera, durant onze numéros, l’unique rédacteur, et qu’il nomme L’Ours.
« Le point de vue où je veux me placer est celui des nigauds », assure-t-il dans un article du numéro un. Les nigauds, c’est-à-dire, dans son esprit, les Lyonnais : « Et nous sommes là, près de cinq cent mille Lyonnais, cinq cent mille nigauds, regardant bâtir des murs, jeter un pont, et fondre notre argent à nous demander le pourquoi de tout ce remue-ménage. Car enfin, on ne nous a pas posé la question, à nous, les intéressés. » A la croisée de Guignol et du chansonnier montmartrois, le discours de Béraud assume donc la parole satirique au nom du sans-grade et du sans avis, lui permettant (peut-être) de rire de ses faiblesses et de ses renoncements.
10:15 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, béraud, lyon, l'ours, politique, edouard herriot |
samedi, 21 juin 2008
La gauche épidermique de Carla
Réponse à Carla Bruni sur 4 points ( interview paru dans les colonnes de Libération, 21 juin 2009)
1« Mes réflexes épidermiques sont de gauche. Ce n’est pas une idéologie, ni un système ». Ah bon ! Je comprendrais la signification de tels propos dans la bouche d’une fille du peuple attachée de façon affective à un combat pour améliorer des conditions de vie difficiles; l’épiderme, c’est-à-dire l’’impulsif, l'affectif, le non réfléchi, cela fonctionne en effet comme cela . Mais chez une fille, comme le dit fort bien Laurent Joffrin, « née bien coiffée », cela sonne faux. C’est étrange et indécent. Pour ne pas dire ridicule. Non qu’une fille de la bourgeoisie n’ait pas « le droit » d’être de gauche. Mais dans ce cas, c'est avec sa tête qu'elle le devient, pas sa « peau ». « Mes réflexes épidermiques ! » Cela signifie quoi ? Car si quelque chose doit être le fuit d’une réflexion, c’est bien précisément cela : être de gauche. Toute la tradition française en témoigne et le souligne. Ceux qui sont de gauche de façon "épidermiques" appartiennent justement à cette frange de la gauche hystérique qui a diabolisé votre mari, de la même façon que la droite hystérique, en son temps, diabolisa Mitterrand. Pour être de gauche, il faut une réflexion, pas des réflexes. Une réflexion précise. Nourrie. Toute l’histoire de la gauche est celle de la pensée mise en commun, en collectif, c’est-à-dire en idéologie. Un mot sur lequel, comme votre mari, vous crachez. Parce que vous ne savez que trop que la gauche ( comme la droite, d’ailleurs) repose sur un terreau idéologique. Ceux qui crachent sur l’idéologie sont des opportunistes, rien d’autre. De tristes et scandaleux opportunistes. Et la manière dont vous balayez cette évidence au nom de l’épiderme est non seulement choquante. Elle est stupide. Et fort inquiétante.
2. A propos de la visite présidentielle à Buckingham, vous dites : « Je suis une femme moderne. Mais les traditions ne sont pas modernes. J’ai juste pris ce chapeau et ce vêtement-là ». Belle lapalissade, entre nous, beau lieu commun qui nous déplace à mille lieux de la pensée, de la culture, de la réflexion d’une autre femme, fort intelligente, sur la tradition : Je songe à Hannah Arendt et la Crise de la culture dont je vous conseille la lecture, puisque vous souhaitez peut-être « faire quelque chose » ( tels sont vos propos) sur ce terrain-là. Pour l’instant, excusez-moi de vous dire que vous êtes plus proche de France Gall que de cette grande et belle dame, même à l’instant des courbettes devant la reine d’Angleterre.
3 « Les Français sont un peuple assez nostalgique, très littéraire, et aussi assez peu musical ». Beau jugement à l’emporte-pièce. Vous les connaissez donc bien ? Depuis l’Après-Guerre, les Français vivants aujourd’hui et issus des classes moyennes, voire populaires, ont subi une série de mutations et de bouleversements sans précédent. Parce qu’un certain nombre d’entre eux ont voulu et encouragé ces changements, je ne crois pas qu’on puisse affirmer de façon aussi péremptoire que tous soient si « nostalgiques » que cela. Les Français ne sont pas « une entité », comme vous le dites maladroitement : ils sont multiples et variés. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont frappés dans l’ensemble par un phénomène constant d’appauvrissement économique, qui va de pair avec un dépérissement inévitable de la vie culturelle à laquelle ils peuvent prétendre. Et comme les Irlandais, ils se sont montrés lors d’un référendum récent en majorité peu favorables à cette Europe libérale dont votre mari et vous-même vous revendiquez si ardemment. Leur nostalgie est plus une forme de mécontentement refoulé au quotidien devant cette Europe des riches dont vous faites partie, qui révulse de plus en plus de monde, en France comme ailleurs. Littéraire ? La France, comme le rappelle Bernanos dans son essai La France contre les robots a été un pays littéraire. En effet. Un pays même lettré, ce qui était rare. Parlez aux étrangers que ce passé illusionne et qui viennent aujourd’hui parmi nous : beaucoup vous diront que la France a perdu le prestige dont ce passé l'auréolait. Les Français parlent mal leur langue, l’écrivent encore moins bien, et on ne peut pas dire qu’hormis une frange qui s’est professionnalisée dans "le littéraire", le peuple français soit un peuple de lecteurs. Abruti de CD et de DVD plus que de livres, comme l’Angleterre, comme l’Espagne, l’Italie, la Russie, le pays subit l’influence plutôt négative sur ce terrain-là des médias. Existe-t-il encore une vie intellectuelle en France ? Une réelle littérature qui ne soit pas seulement, comme l'est la chanson de variété, dédiée au divertissement ou bien à la consommation ? Beaucoup se posent la question, vous le savez bien! Ce qui est vrai de la littérature l’est aussi de la musique. Et de la peinture… On peut rajouter hélas! Ne mentez pas aux gens, s'il vous plait.
4. Que reprochez-vous à Ségolène Royal ? « Sa voix ». Pourquoi sa voix ? « Elle ne me dit rien ». Diable... Ségolène devrait-elle enregistrer un disque pour gagner votre suffrage ? l’Elysée en chansons… Un jour de "Fête de la musique", c’est donc cela, un « réflexe épidermique » de gauche ? Ni-cola, ni-Carla, j'espère que les lecteurs de Libé vont boycotter le CD de la dame... Car il est bien possible qu'au fond cet interview ne soit qu'une entreprise de promotion.
15:17 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : carla bruni, carla, sarkozy, politique, actualité, culture |
vendredi, 20 juin 2008
Le prince d'Aquitaine
Dernières nouvelles de Gérard de Nerval...
01:32 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, nerval, père lachaise, poèmes, littérature |
jeudi, 19 juin 2008
Comment peut-on être lyonnais ?
En 1912, l’éditeur lyonnais à présent disparu A. TADIEU sis au 23 rue Thomassin publie un petit chef-d’œuvre de causticité, le Voyage autour du cheval de bronze, du sieur Henry Béraud. (1) La dédicace à Maurice Zimmerman, "maître de conférence à la Faculté de Lettres et Professeur de Géographie" donne le ton en annonçant « en toute ironie » un « récit d’exploration ». A la fois pastiche des récits de voyage du dix-huitième siècle et bel exemple de sur-place, le recueil offre, en douze nouvelles que précède un avertissement de six pages, le récit acide d’une exploration douloureuse accomplie autour de la statue du Roi Soleil qui trône au centre de la place Bellecour.
« Ami des voyages, j’ai l’âme aventureuse d’un explorateur, la fureur ambulatoire d’un alpiniste, la soif de partir d’un émigrant » rugit le narrateur, dès le commencement.
En adoptant la démarche d’un explorateur, la voix narrative intègre dans son tissu l’existence d’un ailleurs ; or on sait que le narrateur ne représente que l’auteur lui-même, né à Lyon. De cet équivoque, Béraud tire un parti poétique auquel un autre lyonnais, Jean Farmer (2), s’était déjà essayé avant lui et qui repose, ni plus ni moins, que sur l’entrelacs des points de vue : c’est ainsi que Montaigne présenta ses Cannibales, Montesquieu ses Persans, Voltaire son Ingénu.
Mais le fait que le récit soit au je oriente le procédé vers une intention autrement plus moderne, autrement plus satirique : ce n’est plus un narrateur adoptant le point de vue d’un personnage étranger (cannibale de la France Antarctique, persan ou bien huron du Nouveau Monde) sur ses compatriotes, c’est un narrateur bien lyonnais devenu au fil des pages le personnage principal de l’exploration de sa propre ville, découvrant la part d’étrangeté qu’elle recèle, interrogeant autrement dit sa propre identité et celle de ses contemporains : Le texte, implicitement, finit par poser la question : D’eux ou moi, qui est le plus étranger ? D’eux ou moi, lequel est le plus barbare ?
D’une nouvelle à une autre, les pérégrinations du narrateur l’entraînent en des milieux fort divers. Tous ont un point commun: le fait d’être le théâtre d’expériences non littéraires. Dans une telle ville, quel peut-être le devenir de l’écrivain ? Avec ce qu’il porte d’énergie, de goût, de jeunesse, Béraud, fils de boulanger, toise de très haut les comportements à ses yeux scandaleux des membres de l’élite provinciale qu’il rencontre. Tant de prétentions diverses, si peu de raffinement intellectuel ou artistique… Où est-il ? Pire, peut-être… Il ne comprend pas : Comment cette ville peut-elle être sienne et leur en même temps ?
« Ai-je besoin de vous dire que je me pavanais orgueilleusement parmi les gens de la haute avec qui je croisais ? J’en saluai quelques-uns qui, je dois le confesser, ne me répondirent point. Ils tournaient la tête, ne voulant pas être vus se congratulant avec un littérateur. » ( « J’ai mon fauteuil aux grands concerts », deuxième nouvelle).
Cette remarque nous place au cœur de l’ironie et de l’amertume de tout le recueil : car la vraie question que pose ce dernier, et qui est liée à l’héritage littéraire que la bourgeoise de la ville s’est octroyée, est aussi celle-ci : comment peut-on être un écrivain à Lyon ? Ville de marchands. Ville de commerce. Ville qui, d’une Exposition Universelle à une autre, ne cherche sous la politique de son maire qu’à faire montre de ses ressources, de son luxe, de son opulence… Ou en dernière analyse : Pouvez-vous, notables lyonnais, devenir les lecteurs de mes livres? Se trouve-t-il, en vos murs, une place pour un héritier dissident des hommes de lettres du siècle précédent, contempteur de vos mœurs et désireux d’en découdre avec vos préjugés ?
Au centre de tout ceci, bien sûr, la question sociale est fondamentale. Et derrière elle, on le voit, celle du territoire. Le Lyon de 1912 est encore très cloisonné. On n’y vit pas encore confondu dans l’anonymat partagé de la métropole moderne qui n’appartient plus à personne, mais chacun chez soi. L’exploration faussement naïve du sol bourgeois (grands concerts, caveau des poètes, hôtel de ville…) entreprise par ce narrateur non-bourgeois a ceci de feint qu’il utilise l’arme de la culture pour confondre et démasquer, sur leur propre territoire, ceux qui se prétendent cultivés, (et qui sont perçus comme tels en sol non-bourgeois). C’est à dire, par exemple, à la Croix-Rousse, à la Guillotière ou dans les cabarets où, « sous des lustres de saucissons » l’on vide des pots de Beaujolais en s’empiffrant de gras double.
On comprend, dès lors, que le personnel politique municipal soit une cible de prédilection : Ce que le jeune polémiste dénonce avec fracas, c’est l’écart de plus en plus tangible et de plus en plus ridicule entre la nature industrieuse d’un régime, son mépris pour les arts et les lettres, et le lyrisme incongru de ses bardes politiques. La lyre au service de l’industrie : Voilà ce que Béraud ne supporte pas, ne pardonne pas chez les orateurs locaux et ventrus de cette Troisième République on ne peut plus flaubertienne, et dont il raille hautement l’exercice consensuel et stéréotypé de la parole. Car c’est bien à travers cet exercice, en démocratie, que se règle la question cruciale de la maîtrise du territoire, de la gestion de l’espace et du sol commun, de la res publica. On comprend aussi que le discours électoral soit à ce point parodié, mis à nu pour ne pas dire à sac : car c’est le seul discours qui, d’un territoire à un autre, assure une transition illusoire. Le discours faussement ingénu du narrateur, en en prenant le contre-pied systématique, non seulement dénonce son illusion, mais en plus revendique le droit d’occuper son terrain au nom de la tradition littéraire. Toute la stratégie de ce voyage imaginaire est celle d’une conquête, par la langue, d’un territoire symbolique que la bourgeoisie de l’époque, effectivement bornée à ses seuls intérêts immédiats, et probablement incapable de lire, refusera à son auteur.
L’interrogation universelle du comment peut-on être persan prend, dans cet espace socialement marqué et restreint à un cadre obstinément provincial, une tournure singulière, aussi ridicule qu’inquiétante : « Vous avez certainement entendu raconter l’histoire de ce monsieur qui, perdu la nuit autour de la colonne Vendôme, et étant, par suite de certaines libations, obligé de se tenir à la grille du monument, en fit plusieurs fois le tour et finit par s’y croire enfermé, à cause qu’il n’en trouvait pas la porte. En devenant comment peut-on être lyonnais, en étant posée non par un étranger fictif à des autochtones, mais directement par un lyonnais (jeune, bohême et peu fortuné) à d’autres (riches, notables et plus anciens), elle paraît cingler de front, bien sûr, l’identité même de la ville, tel que l’héritage institutionnel et culturelle l’a transmise : être lyonnais, être républicain, qu’est-ce que cela signifie ? Comment peut-on n’être, ensemble, que cela ?
La première nouvelle, "L’Age d’Or", réunit dans une interminable énumération tout le personnel politique municipal à l’occasion d’une fête à la République unifiée : le cortège ridicule des réconciliés se retrouve à la fin dispersé par le vent échappé des outres d’Eole, c’est à dire par la verve satirique de la libre parole qui, révélant la nature des haines et des dissensions, déclenche un orage de grêle phénoménal, disperse la courtoisie affectée et les humeurs pacifiques, balaie la vacuité de l’éloquence et le vain académisme des discours électoraux :
« Alors on vit M. Salles, levant au ciel effroyable des bras qui ne tenaient plus les outres. Le vent d’optimisme qu’elles répandaient sur la ville était n'a jamais tari. Un typhon de colère lui succédait, un ouragan vengeur, qui emportait dans les tourbillons toute la miséricorde et toute la tolérance de l’Age d’or. Au souffle de cette âpre bise, les vieilles haines renaissaient. Une fureur épidémique s’emparait de tous ces hommes, naguère réunis pour s’aimer. Et ce fut une explosion d’insultes, de coups, une rixe abominable, dont les clameurs furent entendues de Beaurepaire, par M. Basset et de Saint-Jean de Bournay, par M. Malescourt, dit Bibi. Le sang inondait les marches de l’escalier. M. Caillemer frappait à coups de parapluie, hâchant et sabrant la mêlée ; quand son riflard tordu l’abandonna, il martela les êtres à coups redoubles de sa grasse serviette, emplie de grimoires juridiques ; plusieurs combattants en moururent. M. Jacques Martin piétinait son propre gibus, dont il rougissait maintenant. On vit M. Fargues assommer M. Mermillon à coups de hautbois, pendant que M. Chantre hurlait les psaumes du De Profundis.. » (L’Age d’Or, première nouvelle)
Avec la satire de la rhétorique municipale, c’est à la syntaxe même du Régime que s’en prend le jeune écrivain. Formules toutes faites, vœux pieux, lieux communs de la bien-pensance de son temps : Sous sa plume, le pastiche du discours politicien devient véritablement un exercice d’écriture, au sens presque que l’Oulipo donnera plus tard à ce terme. Ce langage convenu des hommes instruits, La gerbe d’Or, nous apprendra qu’il impressionnait littéralement son père. Le jeune plébéien y décela très tôt l’intrusion du préjugé bourgeois dans la parole populaire, la confiscation par la malignité de la véritable finesse d’esprit et de la légitime liberté de la pensée. Confiscation doublement dommageable, puisqu’en ruinant le crédit du verbe, elle en détournait le public populaire, marquant la fin de l'age d'or de la République. De ce point de vue, le projet littéraire du jeune Béraud se développa dès le début de sa production autour de deux axes :
- La résistance à ce que Georg Lukács (4) appelle l’évolution historique des formes. L’œuvre maîtresse de Béraud sera, en effet, un roman épique en trois volumes, pour le moins original sur le marché éditorial des années-vingt, La Conquête du Pain.
- L’engagement jusqu’au-boutiste dans la plus pure tradition littéraire de la polémique.
La lyre, autrement dit, et puis l’épée. Percevant, sur le plan national, le déclin inéluctable de ce que Paul Bénichou appela un jour le mage romantique, c’est à dire la fin du statut spécifique qu’eut la parole de l’homme de lettres au dix-neuvième siècle, Henr(y) Béraud eut sans doute la tentation de le conquérir dans le vase clos de la ville de Lyon. Car en ces années-là, ce Lyon dont nous parle Le Voyage autour du Cheval de bronze vit encore dans la lenteur, dans les certitudes, dans les traditions du siècle précédent. Certes, les conflits de classes y sont denses et ostensibles ; mais les identités fortement déterminées offrent une matière et des sujets encore stables. Aussi, le désir, la nécessité de fuir au loin s’incline encore devant le besoin et la nécessité d’agir au sein du tissu local : « J’imagine des courses par le monde, des tournées que je ne ferai jamais. Non, jamais ! Car je suis incapable de quitter ce Lyon maussade et brumeux, où vous et moi sommes nés, et où nous serons probablement enterrés. »
En 1905, la démission du maire Gailleton avait propulsé pour cinquante ans un jeune agrégé de lettres sur le devant de la scène lyonnaise, « professeur au lycée Ampère et maître de conférences à la Faculté, après une thèse remarquée sur Madame Récamier. » L’éloquence toute universitaire du jeune Edouard Herriot, lors de ses conférences du quai Claude Bernard qui ravissent la bonne société lyonnaise, lui a valu le surnom d’attique. Car cette éloquence est en vérité au service d’un projet politique et financier : Assurer le tournant du siècle en transformant la vieille république oligarchique en une mini-république radicale ; réconcilier les couches populaires et la bourgeoisie locale en fondant un nouveau Lyon, où les capitaux des uns prospéreront en assurant le développement hygiénique, technique et social des autres. La dixième nouvelle du Cheval de Bronze, titrée « Athéna », n’a d’autre but que de ridiculiser l’assimilation d’un tel programme à celui de la démocratie grecque où rayonnaient l’intelligence et l’esprit, l’engouement de la ville pour ce chef, lui aussi, en plein grand écart, et dont il s’agit de molester la prétention quelque peu ridicule à se considérer comme un grand homme. Sous les auspices de la déesse démocratique grecque, donc, la pantomime d’un sacre burlesque fonde la trame narrative et l’argument de ce récit sarcastique : Un lundi de juillet 1912, « afin d’honorer M. Herriot, l’attique maire de Lyon, le sénateur aux rêves athéniens, le Périclès du cours d’Herbouville, (5) ils (les conseillers municipaux) n’avaient rien trouvé de plus flatteur ni de plus adéquat, pour parler comme l’archonte thesmothète Curtelin[6) – que de se vêtir à la guise des magistrats antiques ». Tous les conseillers, de quelque bord qu’ils fussent, se sont prêtés au jeu, tous : « M Regaud ressemblait à Plutarque tandis que M. Franck jouxtait, en dépit de son lorgnon et de ses moustaches effilées, la figure nerveuse et tourmentée de Thucydide (…) M.Vial (de Vaise), ami des Muses et des asthmatiques, tirait enfin quelque agrément d’une calvitie qui l’assimilait à son rival en éloquence, le grand Démosthène. (…). Enfin IL entra. (…) Il avait le visage peint des hommes de l’Attique. Sa bouche se dessinait souple et ronde comme la conque des baisers. (…) Il était beau comme un dieu nonchalant. »
Le Premier Magistrat de cette démocratie d’opérette se lance alors dans un discours parodique de sept pages, dans lequel il se félicite et se rengorge de la réussite spectaculaire de sa politique d’hygiène et d’urbanisme : « Déjà nous avons justifié notre athénienne réputation, en bâtissant dans notre ville cent monuments qui seront dans l’avenir les témoins de notre amour commun de la beauté (…) Messieurs, soyons unis dans la beauté. Construisons encore, construisons toujours. Démolissons surtout. Car pour construire, il faut, hélas, détruire ! C’est à ces transformations constantes, à ces travaux de rajeunissement que de malveillants folliculaires nomment béotisme et vandalisme qu’on reconnaît les grands administrateurs. Louis XIV et Napoléon furent des vandales ! Imitons-les. » Fort de ces riches et nombreux souvenirs d’enfant, Béraud perçoit ces réaménagements successifs comme une extension vampirique du territoire et de l’ordre bourgeois, extension abusivement assimilée à son goût à une entreprise de civilisation. L’intérêt financier qu’y trouvent certains au détriment des autres n’échappe évidemment pas à son œil, pas davantage que la volonté qu’elle cache d’amadouer certaines vieilles colères qui sont ici une tradition : dépouiller le populaire de son propre terroir afin de l’aliéner à de nouveaux rites, tout en réalisant des profits non négligeables. « Puis nous jetterons bas ce risible Pont de la Guillotière, orgueil des gens de routine et des maniaques de l’autrefois, fait-il dire à son Herriot-Périclès, ivre, aveugle et triomphant. Nous le remplacerons par un beau travail en fer et en ciment armé dans le genre du Pont de la Boucle. (…) Le Vieux Lyon, voilà l’ennemi a dit à peu près mon bon maître Gambetta, auquel il faut toujours revenir, quand on porte au cœur, comme nous, l’amour du progrès, le respect de la liberté et le culte des institutions. Vive la République ! »
Le Cheval de Bronze, centre d’un univers étroit et problématique, devient bel et bien l’allégorie de la course figée, du mouvement immobile, de l’envol (politique et littéraire) brisé. Sur la couverture du livre, publié à Lyon, un dessin (signé F) représente le déraillement d’un train, encore fumant contre son socle. Le narrateur fait ainsi cohabiter le regard du littérateur critique, incapable de s’intégrer véritablement dans le tissu social de sa ville, d’y rayonner tel un écrivain-soleil, et celui de son lecteur timoré, incapable de s’éloigner du Cheval de Bronze, en une même instance narrative, un même JE équivoque : « Avec une âme de nomade, je vis dans l’inertie casanière d’un percepteur de province » Grâce à ce Je sarcastique, Béraud mêle deux points de vue : celui du voyageur qui regarde (le narrateur), et celui du notable qui est regardé (le percepteur). Aux prises avec le même univers, tous deux sont complices d’un même mal dans la même écriture : Une absurde fidélité à l’Ame Lyonnaise, si implantée qu’on ne peut s’en défaire, un absurde enlisement dans le Lyon de nos Pères, si prégnant qu’on ne peut, malgré son mensonge, le quitter : « Je suis en quelque sorte le la Pérouse de cette ville, et le récit de mes rencontres ne le cède en rien à l’histoire de ses exploits. Si je n’ai point été massacré par les Polynésiens, j’ai fait un voyage de découverte parmi les abonnés des grands Concerts, parmi les poètes du Caveau et parmi les conseillers municipaux. »
Pour celui qui orchestre la narration, il en résulte clairement l’aveu d’une sorte de mutilation, de folie : Ce que coûte à un être conscient des écarts générationnels et sociaux la réussite de son insertion dans une société qui les nient, le constat final le dit de façon universelle : « Si ma vie n’était pas en danger, ma raison le fut souvent. » (Avertissement) Cette espèce de folie rappelle celle du héros du Bal des Ombres (7), Brummell, « roi des élégants et favori des reines », agonisant tout seul, « fasciné par le mensonge de sa radieuse folie ». Il n’y a pas, dans le Lyon comme dans la France de cette époque, de consensus pensable entre le monde de l’Art et celui de la vie publique, ni celui de la parole politique : Un simple parallélisme entre mélomanes, poètes et conseillers municipaux suffit à mettre à plat cette vérité cruelle mais, hélas, elle aussi universelle : le seul compromis possible entre l’Art et le pouvoir politique aboutit à l’instrumentalisation systématique du premier par le second, à la mort de l’Art : Or cette mystification grossière, un certain Edouard Herriot, seigneur de la municipalité en ces temps là, réussit de main de maître à effectuer. En prétendant faire de Lyon une nouvelle Athènes, nul plus que lui n’incarne aux yeux de Béraud le ridicule des temps modernes, encore écartelés entre des projets fadement prosaïques et un discours grandiloquent inadapté. Sur ce personnage, comme sur sa cour d’élégants et d’élégantes carriéristes à courte vue, Henri Béraud va cristalliser sa vindicative et ironique verve, l’élisant première tête de turc d’une galerie littéraire qui, de Gide à Léon Blum, ne cessera plus de s’accroître au fil du temps
Autres articles sur la période lyonnaise d'Henri Béraud :
Marrons de Lyon : http://solko.hautetfort.com/archive/2008/06/06/marrons-de...
L'Ours : Pamphlet satirique: http://solko.hautetfort.com/archive/2008/06/22/l-ours.html
(1) Voyage autour du bronze, Tadieu, Lyon 1913
(2) Jean Farmer, Messieurs les Fabriciens, Grasset, Paris 1911. Jean Farmer y présente une sorte d’étude des fabriciens (fabricants) de l’époque, qu’il étudie avec le ton de l’anthropologue
(3) Avocat et journaliste, député libéral de Lyon
(4)La théorie du roman, 1920
(5)Edouard Herriot habita trente ans au deuxième et dernier étage d’une maison du cours d’Herbouville, adossée à la Croix-Rousse.
(6) Philippe Curtelin (1857-1928) : Ouvrier à La Mulatière, devenu conseiller municipal en 1900
(7) Le Bal des ombres, première nouvelle des Morts Lyriques, autre recueil de nouvelles d'Henri Béraud, Basset, 1912
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samedi, 14 juin 2008
Monter en puissance
Le terme provient, je crois, du football. Un joueur monte en puissance lorsqu’il bénéficie, auprès de son entraîneur, de plus de considération et donc d’un « bénéfice » de temps de jeu. Dès lors, il devient pour son club une valeur marchande plus importante : il « monte en puissance ». Et c’est ainsi que, sur le plateau de tournage d’un navet programmé pour la rentrée, le petit figurant considère le rôle secondaire qui lorgne sur le rôle principal, qui jalouse déjà le metteur en scène, lequel se verrait bien dans la peau du producteur. A la polyclinique des Trois Phoques, l’aide-soignante se demande pourquoi elle n’est pas dans la peau de l’infirmière, l’infirmière dans celle de l’interne, l’interne dans celle du chef de clinique, le chef de clinique dans celle du directeur général, et le directeur général dans celle d’un quelconque prix Nobel. L’élève veut prendre la place du prof, le prof celle du proviseur, le proviseur celle du recteur, le recteur celle du ministre, et le ministre celle du président. Petit jeu de rôles qui conduit pareillement à l’intérieur de chaque entreprise le balayeur de service à rêver qu’il est devenu le principal actionnaire, le stagiaire le boss, et dans chaque parti politique, le militant de base le premier de liste à chaque élection… Dans la société libérale, qui est aussi société du spectacle, chacun rêve ainsi de supplanter chacun, aux yeux de toutes et de tous, dans une montée de sève qui n’aurait plus jamais de fin; métaphore de l’érection comme de l’ascension sociale, la montée en puissance est donc à la fois un jeu de séduction (on bande pour quelqu’un dans le regard de quelqu’un) et d’exercice de pouvoir (jamais satisfaisant, s’entend) ; formidable allégorie de la toute puissance fantasmatique et narcissique, la montée en puissance génère ainsi des rêves en carton pate dans l’esprit de millions de nos contemporains. Lieu commun qui ne peut exister sans son triste corollaire, la descente aux enfers, que, si on en croit Diderot et la fameuse pantomime des gueux si plaisamment mise en scène par le personnage éponyme du Neveu de Rameau, on assimilait déjà au XVIIIème siècle à une inique et interminable déchéance, figure déjà de la débandade et de la dé-bandaison : « Comment l’abbé, lui dis-je ? Vous présidez ? voilà qui est fort bien pour aujourd’hui ; mais demain , vous descendrez, s’il vous plait, d’une assiette ; après demain, d’une autre assiette ; et ainsi de suite, d’assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche, jusqu’à ce que de la place que j’ai occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra dui coglioni »
Il n’y a pas, cela dit, que les êtres humains qui soient condamnés à d’incessants jeux de yo-yo. Dans une société saturée d’objets, ces derniers peuvent désormais espérer à leur tour un bref règne. Tel produit, telle marque «monte en puissance ». Tel concept. Telle notion. Tel genre. Tel lieu. La montée en puissance d’un festival, d’une destination, d’un style, d’une émission devient synonyme d’efficience autant que de notoriété. La montée en puissance de l’écran plat a jeté dans les décharges nos vieilles télés ventrues comme celle de Laurence Ferrari est en train d’écarter de nos écrans plats le vieux PPDA. La montée en puissance est donc un phénomène intrinsèque à l’ère médiatique, à la société démocratique du libre marché, de la notoriété, de la publicité, de l’instant : la montée en puissance est marchandisation. Bonne raison, où qu’on se trouve dans la pyramide, pour ne pas bander pour elle.
17:52 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : actualité, culture, littérature, langue française, football |
jeudi, 12 juin 2008
Le cinéma-Grévin
Après Piaf, Sagan. J’ignore ce que ces deux femmes ont fait au Ciel pour mériter tel traitement. Après Marion Cotillard, Sylvie Testud et toute une production s’acharnent donc en parfaits charognards sur l’image de la pauvre Sagan, avec la bénédiction d’un pseudo-monde littéraire à l’agonie. Ce qui a marché pour Edith La-Vie-En-Rose (un césar, un oscar…) se dit-on, pourrait marcher pour Sylvie Bonjour-Tristesse : mais d’où sort-il, d'où nous vient -il, ce mauvais cinéma, cet anti-cinéma, ce cinéma dégueulasse dont l’ambition se borne à des effets de couper-coller hyper-naïfs, symptomatique d’une époque ivre de bling-bling et de pête-au-cul ? L’ « être-comme », le « ressembler » comme base de l’interprétation. Aïe ! aïe ! aïe !… C'est-à-dire l'imitation au lieu de l’interprétation. L’acteur chosifié, englué dans du maquillage comme un pitre dans sa sueur, une guêpe dans une tache de… On se souvient du Mitterand-Bouquet du Promeneur du Champ de Mars qui fut une sorte de préfiguration de ce nouveau cinéma-Grévin. Puis du carrément ridicule Torreton-Jaurès… Et la critique béate ou bien vendue, de s’extasier devant des acteurs starifiés c'est-à-dire lobotomisés au sens propre, acteurs dont le graisseux génie se borne à une prouesse de sosie : que devient le talent dans tout ça ? Et quel peut bien être l’intérêt de tels films (hormis économique) sinon impressionner pour quelques heures des masses de spectateurs eux-aussi lobotomisés (mais pas starifiés) !
Au Célestins de Lyon, Claudia Stavisky propose plus discrètement et plus intelligemment deux spectacles de marionnettes pour la saison prochaine : du 10 au 28 décembre 2007, Les embiernnes recommencent, un spectacle sur Guignol d’Emilie Valentin ( que la municipalité de Montélimar vient scandaleusement de virer de son théâtre du Fust qu’elle occupait avec talent depuis trente ans), L’Opéra de Quat’sous de Brecht, par Johany Bert, du 25 février au 7 mars. Spectacles dont on aura l’occasion de reparler. Car je me dis que face à la boulimie hystérique de l’acteur contemporain, Anatole France avait sans doute raison, qui proclamait, dans La Vie Littéraire : « J’ai vu deux fois les marionnettes de la rue Vivienne et j’y ai pris un grand plaisir. Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. S’il faut dire toute ma pensée, les acteurs, me gâtent la comédie. J’entends les bons acteurs. Je m’accommoderais encore des autres ! mais ce sont les artistes excellents que décidément je ne puis souffrir. Leur talent est trop grand : il couvre tout. Il n’y a qu’eux. Leur personne efface l’œuvre qu’ils représentent… »
Epoque étrange, n'est-ce pas ? Car au demeurant, de quoi rêvent Torreton, Bouquet, Testud, Cotillard et consorts, tous les sublimes et interchangeables maquillés de la pellicule, sinon d’avoir un jour, comme tous leurs copains politiques, leurs marionnettes aux Guignols de l'in-faux ????
10:28 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sagan, cinéma, testud, valentin, célestins, théâtre, littérature |
vendredi, 06 juin 2008
Marrons de Lyon
Le 9 janvier 1912 paraît chez Grasset une première série de nouvelles, écrites par Henri Béraud, en collaboration avec Charles Fenestrier, et titrée les Marrons de Lyon L’expression provient en droite ligne une chronique que les deux journalistes tiennent dans Le Septième Jour, une feuille hebdomadaire satirique dont Fenestrier, aussi nommé Hop-Frog, est le directeur. Il s’agit d’épingler des personnalités locales, de relever des faits divers significatifs de la semaine, de débusquer les contradictions, les ridicules, la vanité de la vie mondaine à l'orée du nouveau siècle.
En jouant sur la polysémie du mot marrons (les châtaigniers sont nombreux dans la ville), les auteurs donnent le ton dès leur invocation préliminaire et propitiatoire : « O lyonnais, grands hommes immobiles et majestueux, que nos modernes Cineas prennent pour une assemblée de rois, nous savons votre horreur de la publicité…Deux insensés forcent votre immense incognito » Il s’agit d’exposer « aux étonnements de nos contemporains » les « visages tout nus » des lyonnais, « cohorte de sots et de tartufes. ». De cogner dur et pour de bon. Et puisque Edouard, Herriot, le jeune maire de Lyon, confondant la reconstruction de sa capitale assoupie avec le fondement d’une nouvelle Athènes se prend pour Périclès, les deux compère usent d’une arme antique qui, entre Rhône et Saône, demeure un gage de sa bonne santé républicaine en temps de paix : l’épée de la polémique.
Vingt-et-une nouvelles promènent leur lecteur d’une réunion électorale dans l’arrière salle d’un café au siège de l’Automobile Club du Rhône, du foyer du Grand Théâtre à la salle minuscule du père Coquillat, (1) de la Faculté Claude Bernard qui borde le Rhône à la salle des Pas perdus du Palais de Justice que longe la Saône. Toute proportion gardée, ces vingt et une nouvelles seront, pour leurs deux auteurs ce que fut pour Joyce les Gens de Dublin : un galop d'essai réussi. Dès l'avertissement de leur "Gens de Lyon", les folliculaires déclarent adopter le point de vue de Steyert, de Tisseur ou de Vingtrinier, c’est à dire celui des littérateurs érudits de la génération précédente, les "pères" qui ont, dans chacun de leur livres, contribué à tisser la légende de "l'âme lyonnaise". Au nom de « l’amour de Lyon », les deux acolytes vont donc se livrer à une entreprise de démystification en bonne et due forme : Les Marrons de Lyon proposent, en pastichant la méthode du Lyon de nos pères, d'en prendre le contre pied idéologique. Ils dressent un tableau caustique du Lyon des fils, singulièrement dépourvus d’âme comme d’esprit, de charité comme de lyrisme, de sentiment comme de culture. Aimer Lyon, ce n’est donc pas travestir en particularisme local la banalité de ses préjugés et de ses vues, c’est au contraire mettre à nu le conformisme prude et marchand qui, scandaleusement, y sert de sagesse :
« La moindre originalité est crime aux yeux des lyonnais. Ils conspuent les femmes élégantes et laissent crever de faim les artistes pour les mêmes raisons. Quand un bourgeois d’ici veut accabler quelqu’un de son mépris, il dit : c’est un original. Non, mais regardez-moi ce cortège, Monsieur : ils se ressemblent tellement qu’ils ont l’air de porter pour uniforme la livrée de l’Ennui. »( L’étrange rencontre)
Aimer Lyon, ce n’est pas magnifier avec complaisance l’académisme de sa culture marchande et industrielle, c’est tout au contraire dévoiler publiquement la prétention ridicule et la sottise sans fonds de son élite : « Il y avait aussi M. Georges Martin, désolé qu’on ne jouât point Sigurd, et M. Verpillat, qui pleurait dans le giron de M. Aurand-Wirth l’agonie des orphéons. Sur un fond d’or, M. Leroudier portait le masque d’un Van Dyck comptable et M. Degors le facies d’un Brutus hépatique. M. Clapot poussait son ventre débonnaire. Un ennui mortel engourdissait ces personnalités diverses, qui n’avaient plus rien à dire, ni à faire, s’étant dûment congratulées. Soudain la sonnette retentit. La salle ouvrit à deux battants ses portes, où la foule s’engouffra. Le deuxième acte commença, et tout ce petit coin d’univers se tut, se retint de remuer, de respirer, de souffler, afin de juger avec plus d’impartiale quiétude le ténor, le baryton, la chanteuse. Et tout va son train dans la bonne ville de Lyon. » ( L’Africaine, troisième nouvelle)
Aimer Lyon, enfin, ce n’est pas taire les conflits qui la traversent, vanter niaisement la bonhomie de ses coutumes, c’est dénoncer tant qu’on peut la dureté des mœurs des soyeux, louer la jovialité de son peuple et ressusciter une tradition satirique qui soit digne, au moins, du premier Guignol de Laurent Mourguet. A la façon de l’héméraphile, maniaque qui collectionne anecdotes, croquis et faits divers contemporains, les narrateurs saisissent en flagrant délit d’insignifiance ou d’insipidité tous leurs illustres compatriotes, dont ils citent par ailleurs les véritables patronymes avec une minutie clinique. Leurs pères étaient, affirme la légende, dignes de mémoire ; sont-ils, eux, digne d’intérêt ? Ridiculiser les mœurs locales en retournant contre eux la méthode qui les a érigés en mythes, tel est le principe et la signification de ce premier essai. Vifs et comiques, les tableaux s’enchaînent : « Autour de nous ne se trouvent que visages convulsés, bouches béantes, têtes, bras et jambes épileptiques. Les honnêtes dames poussent de grands cris de bonheur et leurs amis crient avec elles. Le parterre et les loges sont soulevés d’une même frénésie ; on s’interpelle, on se provoque, on excite les matcheurs, on brandit des chaises et des cannes, et les messieurs graves, eux-mêmes, congestionnés et farouches, hurlent plus fort que les autres. Dans les galeries roulent les trépignements d’enthousiasme : la Terreur de la Guille et le Vampire des Charpennes « reconnaissent leur sang dans ce noble courroux ». Et c’est un merveilleux unisson de passions déchaînées ». (Sports, onzième nouvelle)
La rhétorique au service du reportage : car ces croquis en sont déjà, à leur façon. Les terrasses, les salles de café, les rues, les visages et les habits, tous ces lieux anodins, inlassablement saisis dans leur instantané, leur monotonie, finissent par former un contraste comique avec la rhétorique convoquée pour les dépeindre. L’historiographe se trouve mise à mal par la platitude du sujet traité et toute la légende du Lyon mystique s’évapore peu à peu dans causticité du propos : « Les spirites parlent souvent de photographier la pensée. Voici, mon cher monsieur, du spiritisme à la portée de toutes les bourses et de tous les cerveaux. Ce que je tâche à réunir, sans médium ni table tournante, c’est en somme, si vous me passez cette expression sternutative, une collection de photographies psychiques : l’âme de nos contemporains, dans une tache d’encre, sous le soleil : » (Un héméraphile , quatorzième nouvelle)
A ces scènes vues et glacées sur le vif, qui restituent toute l’ambivalence de l’urbanité régnant à cette époque, se mêlent des scènes loufoques et imaginaires, comme la fondation de la Société des Meilleurs Peintres de Lyon, soirée de réconciliation entre peintres, critiques et politiques, qui s’achève en pugilat et laisse sur le tapis les cadavres de ses trois organisateurs. La démystification vise à mettre à nu autant l’académisme de l’éloquence que la démagogie du discours politique, comme en témoigne le long et grotesque discours d’une réception fictive de Raoul Cinoh (2) à l’Académie de Lyon prononcé, par M. Exupère Caillemer (3): « Nous avons longtemps hésité à prononcer en votre faveur le dignus est intrare qui fait à cette heure, du petit nyonsais que vous étiez en 1880, un lyonnais digne de mémoire et qui marque votre place parmi cette galerie de bustes où resplendissent les nobles visages des Raspail, des Ballanche, des Meissonier et des Brunard. Les temps sont changés. Les raisons mêmes qui nous contraignaient naguère à vous ignorer nous font un devoir de vous appeler parmi nous. Le flot démocratique gagne tous les mondes, et singulièrement celui des bourgeois, dont nous sommes à Lyon les représentants incontestés. Nous n’aimons pas la plèbe, mais nous la tolérons, et nous n’en saurions donner une preuve plus éclatante que d’admettre celui dont le talent réalise le mieux les désirs, le goût et les aspirations du faubourg. Le peuple lyonnais tout entier, Guignol et sa tavelle[9], Gnafron et sa chopine, les jouteurs, les mutualistes, le Denier des Vieillards, le Village en Bois, les Rigolards danseurs, les Branquignols, les Guillemochains et les Panouflards même, pour ne rien dire de plus ; toute la population sordide de la Guille et celle, goguenarde, du Plateau, les canuts, les mitrons, les clarinettistes, les voituriers, les bandagistes, les ronds-de-cuir et les marchands de fromages entrent à l’Académie à vos côtés, et c’est faire montre, je pense, d’un esprit moderne que recevoir tant de monde en un seul jour… » (Soirée Académique, dix-neuvième nouvelle)
Une réalité trivialement bourgeoise, tristement démagogique et partout régnante, en lieu et place de l'aristocratique, historique et fort digne de la fameuse "Ame de Lyon"… Comment le public de l’époque pouvait-il réagir ? Car si la déconstruction d’un motif littéraire devenu aussi académique que stérile était indispensable à celui qui pressentait déjà son destin d’écrivain national, la bourgeoisie locale de l’époque pouvait-elle lui pardonner qu’elle s’opérât publiquement, et de surcroît, à ses frais ? Le différend entre Béraud et une partie de ceux qui le jugèrent durement plus tard commençait. Il se prolonge encore aujourd'hui, puisque une municipalité qui prétend être sacrée en 2013 "capitale européenne de la culture" s'apprête à faire l'impasse sur le cinquantenaire de la mort au bagne, en ocotbre 1958, de l'un de ses plus illustres écrivains.
1. Bibaste, alias le père Coquillat. Canut et comédien. De 1831 à 1915, le Père Coquillat fut le très populaire directeur du théâtre de la Gaieté sur les pentes de la Croix Rousse, rue Diderot.
2. Raoul Cinoh (anagramme de son réel patronyme, Chion) : Journaliste républicain effectivement né à Nyons, qui écrivit avec succès plusieurs revues ( Passons le pont, Ohé le gones, Perrache-Brotteaux), lesquelles furent jouées au Casino, à l’Eldorado, aux Célestins.
3. Exupère Caillemer : Directeur de la Faculté de droit depuis 1875, correspondant de l’Institut, membre de l’Académie de Lyon
14:22 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, béraud, lyon, herriot, culture, nouvelles |