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dimanche, 22 juin 2008

L'Ours

Octobre 1913 : Henri Béraud crée un pamphlet mensuel, dont il sera, durant onze numéros, l’unique rédacteur, et qu’il nomme  L’Ours.

« Le point de vue où je veux me placer est celui des nigauds », assure-t-il dans un article du numéro un. Les nigauds, c’est-à-dire, dans son esprit, les Lyonnais : « Et nous sommes là, près de cinq cent mille Lyonnais, cinq cent mille nigauds, regardant bâtir des murs, jeter un pont, et fondre notre argent à nous demander le pourquoi de tout ce remue-ménage. Car enfin, on ne nous a pas posé la question, à nous, les intéressés. » A la croisée de Guignol et du chansonnier montmartrois, le discours de Béraud assume donc la parole satirique au nom du sans-grade et du sans avis, lui permettant  (peut-être) de rire de ses faiblesses et de ses renoncements.


L’Ours, c’est en tout premier lieu une pantalonnade, fabriquée de pastiches en tous genres, de cancans habilement ficelés et de canulars savamment désobligeants, dans le style de ce que le populaire nomme la vanne

Dans la « danse préliminaire » du n°1, le polémiste, solitaire et désormais rival de Monsieur Delaroche et ses 100 000 lecteurs du Progrès affirme, n’écrire tout au plus que pour cent personnes. « Lyon et la haine de l’art » : l’article le plus important de ce numéro 1 reprend l’essentiel de la polémique qui oppose Béraud à sa ville natale depuis déjà une bonne décennie : mépris affichée pour les peintres lyonnais, inculture théâtrale et musicale (le bourgeois lyonnais préfère Witkowsky à Wagner), platitude désolante de la vie littéraire, inexistence chronique de la vie intellectuelle entre Rhône et Saône… Contre toute attente, ce ne sont pourtant pas cent personnes, mais bien sept mille qui se procureront le premier numéro, qu’il faudra au demeurant retirer plusieurs fois. Succès donc.

Dans le deuxième numéro, le folliculaire se fera une joie d’épingler la tête de Turc de "l'attique  Herriot" tout occupé déjà à préparer l’Exposition Universelle de 1914.

Le numéro trois ( un numéro de Noël) a pour couverture une caricature du polémiste lui-même, revêtu en guise de défroque d’une peau d’ours rouge, et porteur d’une méchante épée en bois, brisée et rafistolée. On y trouve face à face, les échos du Tout Lyon et les fausses nouvelles de la semaine : « M. Poincaré offre la présidence du conseil à M. Herriot. Mais les conférences et les voyages d’études ne laissent pas à Edouard assez de loisirs pour qu’il puisse accepter des responsabilités supplémentaires. » Quelques pages plus loin, la (fausse) Bibliothèque de l’Ours propose à ses lecteurs une liste d’ouvrages (fantaisistes), tous oeuvres des « cloportes » de la mairie,  les sieurs Aynard, Augagneur, Witkowski, Rambaud, Lacassagne, Gourju, Desvernay, Bach-Sisley, Cantinelli, Salles, un ouvragee sur deux étant préfacé, bien sûr,  par le maire omniprésent faute d’être omniscient, Edouard Herriot. Au 15 janvier 1914, L’Ours revendique 813 abonnés et déclare passer prochainement le cap des 1000 lecteurs. Le canular prend corps.

A l’occasion des élections législatives de 1914, un numéro sept propose une liste farfelue, rassemblant pour la totalité des arrondissements les professions de foi de sept candidats, lesquels,  « appartenant à tous les partis, ne peuvent manquer de satisfaire tout le monde » La candidate Jean Bach Sisley (égérie des salons littéraires de l’époque, candidate du 5ème arrondissement) y annonce une causerie dans laquelle elle expliquera « pourquoi les brunes sont radicales, pourquoi les blondes sont réactionnaires, pourquoi les rousses sont socialistes. »

Un journal socialiste parisien, Le Bonnet rouge, répercutera l’information comme étant sérieuse, et Béraud devra répliquer, dans son numéro 8 : « Mes confrères du Bonnet Rouge ne savourent guère la farce lyonnaise. Ces socios prennent tout au sérieux, même l’Ours ! » Ce huitième numéro s’attaque de front au maire de Lyon en retraçant « la véritable histoire de l’exposition universelle de 1914 » Le neuvième numéro ouvre ses colonnes aux révolutionnaires de quatre vingt-neuf, revenus malencontreusement sur Terre à la suite d’une messe spirite ratée. Occasion de s’exercer avec brio à l’art du pastiche, occasion de mesurer l’écart entre l’Idéal fondateur et la triviale réalité d’une République de professeurs. Camille Desmoulins, premier des revenants de 89, y déplore que les tribuns de cette Troisième République manquent décidément de fougue, que leurs discours ne soient  pas animés du feu de la conviction  : « L’esprit de la grande Révolution s’est consumé, et le langage s’est tari aux lèvres des orateurs de la République moderne ! ». Le pastiche autorise alors une virulente polémique entre ce revenant critique et la démocratie industrielle :

« République, nous t’avons acclamée dans la sainte ardeur de notre jeunesse, nous avons fécondé de notre sang le sol de la Nation, nous fûmes des brigands  qui, dans la nuit du 13 juillet, forcèrent la porte des arquebusiers afin d’armer le premier bataillon des sans Culottes ; nous avons eu l’audace de la Révolution, et nous avons ensuite, comme Fabino Germinus,  pleuré la mort de ses fils chéris. Et tout cela pour que le bonnet rouge, foulé aux pieds, serve de tapis aux pas alourdis des cacochymes ! Tout cela pour que des gens d’affaires se réclament de nous ! ».

Une série d’aphorismes de Rivarol, un discours de Danton adressé à Poincaré,  le texte d’une proscription nécessaire visant les soyeux rédigé par Marat dénoncent pareillement la victoire des comptables sur les tribuns, du règne de la confiscation des pouvoirs sur celui de l’esprit révolutionnaire, du capitalisme bourgeois sur la Liberté. Une remarque attribuée à Danton retient l’attention, car elle est significative du projet romanesque futur de Béraud, et éclaire le sens de la croisade qu’il mènera contre la littérature élitiste des gallimardeux : « Nous ne saurions plus parler au peuple ». Encore le constat d’un écart. De taille, celui-ci.

La caricature, le pastiche, la vanne, soit. Autant de moyens de communiquer, d’appréhender son temps, son lieu. Derrière cette défroque, comme dans celle de l’Ours dont il se représente vêtu en couverture, Béraud revendique aussi le droit de tenir sur le Réel le discours qui lui convient. Il prône ainsi l’indépendance idéologique de son journal vis à vis du pouvoir municipal en plaçant en avant la liberté, la gratuité et le plaisir de la parole publique :

Le plaisir de parler… D’un numéro à l’autre, le débat essentiel qui oppose Béraud à Herriot porte sur les conditions d’organisation de l’Exposition Universelle de 1914, ainsi que sur les faveurs accordées par l’équipe municipale à l’Allemagne de Guillaume II, afin d’obtenir sa participation, dans un climat de compétition commerciale déjà proche de l’affrontement militaire. L’Allemagne tergiverse. L’Allemagne se fait prier. Et Herriot prie. Trop, au goût de l’ours Béraud. Dans le long chapitre qu’il consacre à la création de la foire aux échantillons de Lyon, qui s’est tenue pour la première fois du 1er au 20 mars 1916, Herriot lui-même n’évoque qu’en quelques lignes cette exposition universelle, pour saluer "l’éclat splendide dont notre soierie lyonnaise avait revêtu l’entreprise, si traversée, de 1914" Et cela dans le seul but de distinguer l’entreprise spectaculaire qu’est une Exposition Universelle de la simple foire, réservée à des professionnels, que le maire bien libéral de Lyon songe désormais à organiser pour lutter, précisément, contre l’Allemagne et sa politique impérialiste. Cette Exposition de 14… Pour celui qui avait parié sa survie politique dessus, un souvenir à oublier.

Il n’est pas question d’entrer ici dans un débat historique hors propos. Pour Béraud, c’est encore l’opportunisme du maire de Lyon, celle de sa « bande des cinq » (Jules Courmont, Mascart, Clément Sahuc, Tony Garnier et Richard Cantinelli) ainsi que leur politique de prestige qu’il brocarde, à l’occasion de la préparation de cette Exposition Universelle de 1914. Dans les numéros 8 et 10 (mai et août 1914), l’insurgé Béraud reprend à son compte, par antiphrase, l’accusation de mauvais lyonnais qui lui est faite. Lui, le bourru de service (ber, en germanique signifie l’ours) se dresse tel un singulier s’érigeant seul sur ses pattes contre les dirigeants de la cité (les bons lyonnais) qui firent de Lyon le faubourg de Berlin en dispersant l’argent du contribuable afin de solliciter l’adhésion des industriels de Guillaume II à l'organisation de grande foire. Seul, car les autres journaux,  rendus conciliants par la caisse de publicité des Expositions,  ont bel et bien enterré la hache de guerre.

Béraud dresse alors le procès de la fausse ingénuité d’Herriot face à son interlocuteur, le consul Lowengard. Il fait le bilan de la construction des pavillons et ceux des frais de bouche. Il rend compte de la germanisation des esprits à l’œuvre dans toutes les manifestations officielles… Il s’en inquiète : «Cela est plus grave qu’on ne l’imagine. L’invasion économique ne fait sans doute que présager d’autres moyens de pénétration (…) Pouvons-nous oublier que la guerre de 1870 eut de semblables prodromes ? En 1868 et en 1869 ce fut la même pluie d’Allemands et le même entrain commercial. On ne vida jamais tant de bouteilles de champagne  dans les ambassades et chez les consuls de Guillaume Ier. Et Berlin achetait les premiers impressionnistes, tout comme aujourd’hui il fait – avec moins de bonheur – la cote des cubistes et des futuristes. La camelote allemande sévissait avec la même intensité. Et on eut, comme nous en avons, des congrès pacifistes, des discours pour le désarmement ».  Il conclut enfin, en un mot, que « ces Pavillons splendides, dont la lumière aveugle tant d’imbéciles, ces festins, et le reste, sont ni plus ni moins que des postes d’espionnage ». 

Deux ans plus tard, Edouard Herriot lui-même ne dira pas autre chose lorsqu'il conseillera aux Anglais de se méfier du nid d’espions qui, à Corfou, « répand l’or à profusion ». L’Allemagne, déclare-t-il, alors n’improvise rien. « Notre service de renseignement a été au-dessous de sa tâche. Les Allemands ont connu certains mouvements avant même qu’ils ne fussent exécutés ». Et, plus loin : « La guerre a tout remis en cause. Saurons-nous, dit-il ailleurs, profiter de la leçon et tirer parti, pour échapper à une situation périlleuse, du formidable événement qui, soudain, nous a ouvert les yeux? »

Un plan de conquête visant à la domination économique, industrielle et militaire entière de l’Europe, et visant en premier lieu la France, l’histoire montra que tel était bien le projet impérial de Guillaume II. Douze années plus tard, lors d’un reportage à Berlin, (Ce que j’ai vu à Berlin, Ed. de France, Paris, 1926.) Henri Béraud reviendra sur cet instant précis d'août 1914 : « Il me souvient d’avoir lu, au front d’un édifice construit en France par des Allemands, cette pensée de Goethe : Il n’est pas étranger, celui qui sait comprendre. C’était à Lyon, à l’Exposition de juillet 1914. Quinze jours avant la mobilisation. »

 

Autres articles sur la période lyonnaise d'Henri Béraud :

Marrons de Lyon :  http://solko.hautetfort.com/archive/2008/06/06/marrons-de...

Voyage autour du cheval de Bronze : http://solko.hautetfort.com/archive/2008/06/19/comment-pe...

10:15 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, béraud, lyon, l'ours, politique, edouard herriot | | |

Commentaires

Des onze numéros de L'Ours, ce pamphlet mensuel écrit " du point de vue du nigaud, du dans grade, du sans avis ", j'eusse aimé lire le numéro 8 :
" La véritable histoire de l'exposition universelle de 1914 ".

Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 19 avril 2009

@ Michèle : Qui s'achève par une déclaration de guerre et le début d'une catastrophe. En lisant ces vieux pamphlets, on s'aperçoit surtout que les modes de fonctionnements entre administrés et administrateurs, par exemple, changent peu : ces expositions universelles étaient déjà des opérations de com' et de prestige, fort couteuses, mais divertissantes, et qui parfois capotaient par manque de lucidité politique.

Écrit par : solko | dimanche, 19 avril 2009

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