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mardi, 27 juillet 2010

La Table de Claude (11)

C'est toujours un été que les enfants commencent à fumer. Un été, quand la lumière est trop vive : la mémoire des hommes n’aborde plus les monuments, il leur faut commencer à frimer. Certes,  le travail de l’écrivain pourrait se contraindre à ignorer celui des saisons. Mais il ne serait pas mortel. Qu'aurait-il à nous avouer ?

Je fus enfant, c'est bien fini et un de ces jours je serai mort. L’été, il faut trop tard attendre ce peu de fraîcheur qui trop souvent ne survient que par miettes sur la peau moite, comme si la vanité du jour futile faisait de lui un dérobeur insurmontable, et de soi un piètre idiot. Chaque pierre d'un temple, que rembrunirait la pluie  afin de rendre au regard qui se poserait sur lui sa profondeur, chaque pierre se dérobe au monument, et la pluie, chienne, se cabre : comment même songer à l'insolence d'un ailleurs-souvenir ? L’épaisse chaleur ne convient pas à l’humidité de la langue. 

N'allons pas nous imaginer cependant que ce vide de l’esprit ait la carrure du silence. Car au bout du silence hivernal rôde toujours un spectre bienveillant, telle la lueur, au seuil de l'écrin répandue.

Ici, rien.

Seule cette promesse du sec instant, sans fondation aucune. L’été, la table de Claude se maintient à l’état d’une pure et presque brutale énigme, qui sue.

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02:24 Publié dans La table de Claude | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, été | | |

dimanche, 25 juillet 2010

D'une actualité déconcertante

Ecrit en 1926, le texte suivant décrit les loisirs des Berlinois d'alors : n’est-il pas d’une actualité déconcertante en cette période rudement estivale ? Les Allemands de l’époque disaient « So ! » pour toute explication, nous rappelle-t-on. Avez-vous remarqué la façon dont la plupart des Français qui ont égaré leur langue se contentent souvent de bafouiller à toute occasion, depuis peu : « Et voilà !». Sans commentaires non plus. Deux syllabes de plus, me direz-vous !

Mais guère plus éloquent ...

« Il y a aussi les Freibaden, ou bains libres, très chers à la foule des Berlinois qui, ayant passé l’âge des oiseaux migrateurs, n’en aspirent pas moins aux délices du plein air. Les Freibaden sont des plages d’eau douce, où les bonnes gens s’en vont, par dizaines de mille, se faire rougir la peau par le soleil, dans une promiscuité quasi fabuleuse. On voit là des kilomètres de nudités, un grouillement sans limite de membres et de corps, un peuple sans nombre d’amis de la nature. Sur tout cela, nul air de fête ; un mélange de désordre nomade et de paganisme méthodique. Quand le jour tombe, tous ces êtres se lèvent dans une sorte d’ivresse triste, et ce n’est plus qu’une cohue de muets à demi-nus. C’est ainsi à peu près qu’autrefois je voyais en imagination la vallée de Josaphat, au soir du jugement dernier.

Ainsi, depuis le Mittag du samedi, toute la jeunesse et tous les amis de l’héliothérapie ont déserté la capitale. Des armées de bécanes, une mobilisation de trains spéciaux. Berlin, vidé de sa jeunesse, s’est endormi. (…)

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Ce qu’ils font ? Rien. Ils sont ensemble. Ils savourent le très allemand plaisir d’être quelque part en grand nombre, sans demander à savoir, ni cherche à comprendre ce qui les y a conduits. Ils sont là, comme ils seraient à l’école ou au régiment, où dans les tranchées. Ils sont là parce que c’est l’habitude et parce que les autres y sont. C’est ainsi. « So ! » comme ils disent, d’un mot qui coupent court à toute explication. Voilà des siècles qu’on cherche en vain les ressorts de cette volupté grégaire, et, malgré cela, nous en sommes toujours ébahis.

Quand, pour la première fois, on me conduit aux Zelte, je n’étais à Berlin que depuis deux jours. Bien que prévenu, je ne pouvais imaginer que les Allemands éprouvassent à ce point la joie de s’agglomérer et de ne penser à rien. J’avais, comme chacun, lu cela dans maintes relations de voyage, et sans trop y prêter attention. Quand on le voit de ses yeux, cela donne à réfléchir.

Ce qui d’abord frappe l’étranger, c’est qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun de ces gens-là l’envie de s’amuser ailleurs que sous les bocages à Wandervögel, sur les plages à Freibaden ou parmi les flonflons du Zelt. Ils savent depuis toujours que, là, ils trouveront leurs semblables venus en foule ; ils sont heureux de savoir que chacun de ces semblables est, comme eux-mêmes, animé de l’incomparable satisfaction de ressembler au voisin, de faire comme le voisin, et de ne penser à rien du tout – comme le voisin. Ils sont, en ces lieux, plusieurs centaines de mille – certains dimanches d’été, un million – qui sont venus là parce qu’on leur a dit d’y aller ; qui sont enchantés de s’y trouver avec les autres ; et qui, si on ne les y avait pas envoyés, et si les autres ne s’y trouvaient point, ne sauraient pas à quoi passer le temps.

Voilà.

Quand, à la nuit close, les trains de banlieue et de ceinture regagnent la capitale, silencieux et complets, comment un Français résisterait-il à la mélancolie de ces retours ? L’ordre, la méthode même, dont nos voisins se montrent si orgueilleux, achèvent de donner à ces fins de dimanche leur affreux air de service commandé.

Partout, des chaînes, des guérites, des barrières noires, des employés si rogues et si raides qu’on peut les croire automatiques. Dans la nuit, où les signaux se balancent comme des pendules, les wagons traînent leurs rangées bien droites de voyageurs sans joie (…)

Nous avons vu un peuple fait en grande série, et que l’on manœuvre, conduit, répare avec des accessoires universels et interchangeables. . Un peuple dont on a taylorisé les délassements. Un peuple avec une âme-trou, comme un réservoir d’essence. Et cela fait peur. Car tous les hommes raisonnables en Europe, tous les amis de la paix, fondent leurs espoirs sur l’avenir de la démocratie allemande. Mais qu’est-ce que la démocratie, sans le goût, le sens, la soif de la liberté ? »

Henri BéraudCe que j’ai vu à Berlin, Editions de France, Paris, 1926

A lire ICI, article plus complet sur ce reportage que Béraud fit en 1926 pour Le Journal .

09:46 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, béraud, vacances, loisirs, société | | |

jeudi, 22 juillet 2010

La lettre, le mot, la page

 9782212126211.jpg« Tout a changé à partir de 1985 pour la réalisation de certains travaux d’imprimerie, surtout dans le secteur de la publicité. Avec l’informatique graphique, une seule personne peut réaliser le travail en amont de l’imprimeur là où plusieurs personnes étaient nécessaires au temps du plomb. La transition ne s’est pas faite sans secousses. A la fin du deuxième millénaire, l’édition par informatique a remplacé presque toutes les techniques de l’ancienne imprimerie et la photogravure pour la reproduction des images. Le mot typographie ne conserve donc que son acception de style. Une typo signifie, en mise en pages, l’esthétique des rapports de masse entre les textes, les illustrations et les blancs. Le graphiste est donc moins spécialisé que ses prédécesseurs et, puisqu’il regroupe l’ensemble des métiers d’autrefois, son rôle devient plus flou. (…) Le graphiste doit acquérir une solide culture typographique pour répondre aux demandes. L’informatique graphique a remplacé l’exécution artisanale des documents et aurait dû maintenir la qualité. Malheureusement, il n’en est rien. Les cycles de la formation des graphistes sont volumineux. La connaissance typographique est une base prépondérante à notre époque où la publicité dispose d’une énorme typothèque. Si la communication graphique tombe dans la vulgarité, il ne faut pas accuser l’informatique graphique, mais le manque de formation des graphistes. Pour remédier à cette situation, il faut insister avec obstination sur la maîtrise du dessin, la connaissance de la lettre, l’histoire des arts graphiques, indispensables pour acquérir les savoirs qui permettront de répondre de façon professionnelle aux objectifs. »

 

Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un livre dont on comprend dès le premier contact qu’on est en compagnie d’un livre-testament, et c’est un peu ce qui, par hasard, vient de m’arriver avec celui de Jacques Bracquemond dont je cite quelques lignes. Jacques Bracquemond est mort en 2006.  Le livre sur lequel il a travaillé les dernières années de sa vie est sorti de presse en février 2010. C’est Jean-Luc Desong qui a parachevé l’ouvrage. Voilà une journée déjà que je prends un grand plaisir à feuilleter ses pages, lire au hasard les citations choisies, regarder les lettres de l’une ou l’autre famille qu’il commente. Sa vie durant, Jacques Bracquemond a appris à dessiner à toute sorte d’élèves du lycée d'arts graphiques Initiative à Paris, où il enseignait le trait, la lettre son histoire. Né en 1930, il appartenait à cette génération ambivalente qui s’en va à petits pas depuis que nous sommes entrés dans le millénaire du numérique. Je dis ambivalente, car elle aura été dans bien des domaines « coincée » entre l’exigence dans laquelle ses pères l’avaient façonnée, et ce rêve de facilité qu’elle a nourri pour ses enfants, au fur et à mesure que le progrès technologique lui paraissait une sorte de panacée universelle. Or le testament de Jacques Bracquemond, en ce qui concerne les arts graphiques, est clair : la facilité technologique n’est pas viable sans une véritable exigence intellectuelle en amont.

Or, ce qui est vrai de la typographie l’est de tous les domaines, comme si la typographie était l’allégorie même de la vie. Nous avons déjà payé cher – et nos enfants continueront à le faire, cette naïve croyance dans le progrès dont les gens de cette génération se sont réveillés un peu tard, lorsqu’ils se sont aperçus que la facilité technologique aurait pour corollaire ipso facto une facilité intellectuelle, pour ne pas dire une paresse, en tout cas chez le plus grand nombre, spécialement de jeunes gens. Et qu’il ne pourrait qu’en être ainsi.  

C’est cette inquiétude créative qui me plait dans ce livre, celle-là même qui motive un souci de vulgarisation intelligente et de transmission sensible à toutes les pages, et porté à son acmé jusqu’à la dernière.

 

Jacques Bracquemond, Typographie, la lettre, le mot, la page

Ed Eyrolles, février 2010

02:07 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : typographie, graphisme, jacques bracquemond, infographie | | |

mercredi, 21 juillet 2010

La scène de la Croix-Rousse se vide

La Croix-Rousse vient de perdre deux figures majeures : Après Eric Meyer, le SDF de la grande place qui n’a pu (voulu ?) survivre au meurtre de son beau chien noir, Philippe Faure, le directeur du théâtre de la Croix-Rousse, qu’un cancer vient d’emporter. Eric Meyer, les gens du Plateau ne connaissaient peut-être pas son nom, mais tous connaissaient son visage. Tout comme tous connaissaient le visage de Philippe Faure. J’ai souvent croisé le regard de l’un et le regard de l’autre, lors de mes déambulations, sur le Plateau, le boulevard, le marché. Tous deux avaient le regard aussi triste. Je n’ai jamais vraiment parlé ni à l’un ni à l’autre. Je le regrette. Les échanges silencieux que j’ai pu avoir avec Eric Meyer paraissaient nous suffire. Quant à Philippe Faure, il n’a jamais daigné répondre à mes courriers concernant ma pièce, La Colline aux canuts. Aussi ai-je fini par la monter moi-même.

Dommage.

Quand un homme est mort, il n’est plus temps de polémiquer. Si je parle de ces deux hommes en même temps, c’est parce qu’il y avait de la rue, des errances, des volutes et des circonvolutions lisibles pareillement dans leurs yeux de chiens battus. Comme aux extrêmes l’un de l’autre - je veux dire de la reconnaissance sociale - et pourtant, si proches. Voilà même que je suis certain que leurs regards se sont évidemment croisés, sur cette place où Jacquard donne la patte aux pigeons. Oui. De la même manière que mon regard a croisé chacun des leurs, chacun a dû croiser le regard de l'autre. Forcément. La Croix-Rousse, comme on le dit souvent en prenant un ton hautement ridicule, la Croix-Rousse est un villaâââge... Ils se sont croisés devant ce bureau de tabac où l’un guettait la pièce, l’autre venait acheter son journal.

Dans le monde du Réel (celui où ni les pièces de théâtre, ni les pièces de monnaie ne tombent du ciel), ils étaient aussi emblématiques l'un que l'autre d’une forme de marginalité, de solitude. Et pourtant, tandis que l’un déjà s’enfonce dans l’oubli collectif, les hommages éphémères vont continuer quelques jours à pleuvoir sur l’autre :

 

Un homme de la parole vive, dit l’adjoint à la culture.

 

Un acteur hors-pair, un metteur en scène talentueux, dit le maire.

 

Un acteur passionné, un auteur inventif, un directeur engagé, dit le député.

 

Il était l’âme et le cœur du Théâtre de la Croix-Rousse, dit le président du conseil général…

 

Le plus grandiloquent est encore le président du conseil régional : "De l’homme qui proclamait fièrement, quelques semaines avant sa mort, que le destin du Théâtre de la Croix-Rousse est en marche : une Maison du peuple pour être utile , je me risquerais à dire, comme Camus à propos de Sisyphe, qu’il faut imaginer Philippe Faure heureux..."

 

Rebondissant sur ces propos de Jean-Jacques Queyranne, je me souviens à nouveau de cette tristesse dans leurs regards, et j’imagine l’un jouant l’autre, l’autre applaudissant l’un. Oui, non plus toujours assis par terre comme un clochard, mais dans un fauteuil de la Maison du Peuple, et je dis qu’il faut aussi imaginer Eric Meyer heureux, Eric Meyer heureux grâce à Philippe Faure.

Ce serait ça, l’art de la cité.

Ça, que le patron du théâtre de la Croix-Rousse tenait ferme, au cœur de son utopie. 

 

Et pour conclure ce qui ne sont que paroles jetées, impressions fugaces tout autant que  durables, car nous y passerons, nous le savons bien, tous et toutes à la suite d’Eric Meyer et de Philippe Faure, quelques paroles décisives de Beckett sur le sujet, homme de théâtre et d’écriture, et mendiant terrestre, s’il en fut :

 

« Oui, toute ma vie j’ai vécu dans la terreur des plaies infectées, moi qui ne m’infectais jamais, tellement j’étais acide. Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et elle dure à la fois mais par quel temps du verbe exprimer cela ? Horloge qu’ayant remontée l’horloger enterre, avant de mourir, et dont les rouages tordus parleront un jour de Dieu, aux vers. »

 

Samuel Beckett, Molloy,

 

Hommage à Eric Meyer & Philippe Faure qui ont tous deux comme autre point commun celui d’être mort prématurément : 42 et 58, ce qui fait à deux, pile, pas un an de plus qu'un siècle.

 

 

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Place Joannes Ambre, non loin du théâtre de Philippe Faure, la Croix-Rousse,  qui donna son nom à tout le quartier en deuil de ses saltimbanques

12:22 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : croix-rousse, eric meyer, philippe faure, théâtre, lyon, actualité | | |

mardi, 20 juillet 2010

La Table de Claude (10)

Je voudrais faire du latin. J’y serai bien un jour, attelé à des tableaux de déclinaisons devant des photos de bustes gris ou d’épigraphes énigmatiques !  On aura  beau  sourire autour de moi : n’est-ce pas plutôt le temps des maths modernes ? J'y serai, tôt ou tard ; qu’est-ce que les maths modernes auraient donc à m’apprendre du monde qui m’intéresse pour de vrai ? de celui de Claude en l’occurrence, Claude dont les tables me demeurent plus mystérieuses que celles de Moïse, puisque aucun catéchisme ne les a jamais évoquées, elles ! J’en ignore pour de bon le plein contenu, sinon cette phrase aussi intrigante que sensuelle à mon ouïe : « il faut sauver la Gaule Chevelue… »  Sauver ? je me demande…

Un de mes oncles, celui qui tient la première épicerie qu’on rencontre sur sa droite quand on passe les voûtes de Perrache, convainc ma mère que les maths modernes, c’est vrai,  ce n’est pas si fondamental que ça… Que le latin, au contraire …  

M’y voici presque, en attendant : dans le verger des sœurs de la Compassion, fut exhumé il y a une trentaine d’années  le plus ancien théâtre de la Gaule : Ses débris contemplent le Levant. Il s’était tenu planqué là durant des siècles, est-ce possible ? à l’abri des curieux, tapi sous des sentiers seulement foulés de souliers de sœurs récitant le saint rosaire, là où je place mon soulier, là où je marque le sol à mon tour. En contrebas de la basilique, dans l’écrin de son arc creusé à flanc de colline, lui, l’Antique, fait désormais figure de revenant quelque peu démuni de tout, de ses pierres, de son mur, de ses masques et de ses sénateurs en toges, face au grand ciel qui ne coiffe jamais qu’une journée banale sur la ville besogneuse. M’y voici pourtant. Je longe son vaste corps. Mais il m’en faudrait davantage : pourquoi ne pas raser tous ces immeubles et ces maisons, somme toute vraiment moches, pourquoi ne pas rebâtir Lugdunum ? On me traite de fou. Ce que je ressens sous mes pas, pourtant, me rassure, à chaque fois que je viens ici. De longs après-midi, j’écoute le silence, j’hume jusqu’aux plus lointaines fondations. La table de Claude ? J’aime ces travées vides jusqu’au vertige : à personne je ne confie le secret de ces escapades. La table de Claude, il me semble qu’ici-même, dans ce théâtre, oui,  dans ce pauvre bâtiment déconfit qui servit de carrière à toute la ville au cours des siècles, il me sera donné d'en comprendre quelques caractères de son alphabet : ce théâtre, quelle aventure cela a dû être ! bien plus que ces réunions ridicules devant le poste en noir et blanc quand Kennedy, Piaf ou le pape meurent. Le théâtre, le vrai, alors que sont peuplés ces gradins de tout ce que la ville compte d’hommes. Le théâtre ! Le latin ! La tête me tourne  sitôt repassé par-dessus le mur d’enceinte,  la rue et les voitures du temps présent, de mon temps, les voitures qui puent ...

 

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samedi, 17 juillet 2010

Cinq cents francs...

Le cinq cents francs, dit Rose et Bleu, demeure l'un des billets les plus larges qu'on n'ait jamais imprimé en France. Pas large comme mon avant-bras, mais presque...A ma connaissance, il n'y a bien que le Flameng 5000 francs qui fut plus gourmand que lui en papier. La première fois que j'en ai tenu un exemplaire entre les mains  (car c'est malgré tout un billet assez courant, consultable dans l'album de n'importe quel numismate courtois) j'ai pensé immédiatement à ces armoires en bois, hautes et cirées, qui emplissaient naguère les chambres de nos aïeux dans les épaisses bâtisses de nos provinces. Et à leurs draps rugueux. Aux parfums de lavaande. A ces hauts buffets sculptés, dont le chêne sombre "très vieux a pris cet air si bon des vieilles gens".

Un cliché - un lieu commun - prétend que l'homme d'antan planquait volontiers là sa fortune, sous ces piles de linges odorants et jaunes, ou bien au fond de tiroirs emplis de médaillons, de mêches, de dentelles flêtries,  plutôt que de la confier à ces voleurs de banquiers. L'heureux bougre, que personne n'obligeait à ouvrir un compte  pour toucher le fruit de son travail quotidien !  Il pouvait palper son billet avant de s'endormir, en goûter tout le craquant, en savourer l'arôme ! L'heureux bougre, qui n'était jamais tenu à glisser une carte VISA dans un de ces distributeur qui font le rectangle au coin des rues. Homme sans codes, sans barres  et sans reproches. Portons à nos narines ce type de billet : quelques-uns sentent encore le thym, la lavande ou la naphtaline de l'armoire qui grince, du buffet du vieux temps dont les tiroirs ferment mal, mais qui savait bien des histoires et geignait lorsque s'ouvraient lentement  ses grandes portes noires.

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Des billets comme celui-ci, mon voisin me disait l'autre jour qu'il devait ben s'en tapir encore quelques-uns sous des lattes de parquets ou bien des faux plafonds. Je voyais son regard s'éclairer à cette idée. Avait-il quelque lieu en tête ? Vu la dégringolade du pouvoir d'achat et tout ce qu'on entend ou lit un peu partout à ce sujet, vu l'agonie du franc  ( il paraît que par ci par là on en ressort ...) , la Banque de France vous en donnera 0,76 euro l'exemplaire. Pas de quoi aller bien loin... Quand on songe que le  cinq cent francs rose et bleu fut le billet de Sully Prudhomme, des notables de Normandie, d'Ardennes ou d'ailleurs.

Les figures allégoriques roses et bleues qui s'y profilent n'ont-elles pas divine allure? N'aguichent-elles donc pas l'oeil aussi bien que des geishas, telles des madones de squares de sous-préfectures, squares où tout est correct, les arbres et les fleurs ... ? A bien y regarder, il y a du rimbaldien, en effet,  dans ce billet défunt : Coupure où tout est correct, les figures et les fleurs..., de ce Rimbaud qui confessa tout d'abord aimer les images idiotes et les enluminures, et finalement, en fin d'inspiration, les billets de banque...

 L'esthétique est donc placé au service de l'ordre, puisque tous ces massifs, ces guirlandes d'arabesques bleues furent disposées là dans le seul but de compliquer la tache des faux-monnayeurs de l'époque. La cartouche initiale date de 1868. Elle est dessinée par Chazal et gravée par Maurand. Deux ans tout juste avant la défaite de Sedan, l'exil de Napoléon III, la débâcle racontée par Zola. Arthur commençait tout juste à remplir ses premiers cahiers : On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans, et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade... Surtout quand, par un coup du sort peu heureux, on n'a jamais de billets comme celui-ci dans les poches...  Siècles passent. Les régimes défilent. Mais quoi, finalement, change ? Qui a jamais vu la plus grosse coupure en euros ( c'est laquelle, au juste ? ) traîner dans le fond de sa commode Ikéa ?

18:15 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : rimbaud, littérature, société, culture, billets français | | |

vendredi, 16 juillet 2010

Le rêve bourgeois

Il n’est pas inscrit dans nos gènes. Il n’est pas inné. Mais il est inscrit dans l’histoire du  pays. Dans le déroulement de son évolution. Et ce rêve bourgeois, nous  en portons tous, qui que nous soyons, un morceau. Qui que nous soyons, français de souche (prolétarienne, paysanne ou  bourgeoise), immigré de n’importe quel coin du monde et de n’importe quelle fortune : Nous en portons une part, dès lors que nous adhérons, enthousiastes ou contraints, aux valeurs de la société de consommation : quelle différence entre l’épouse du beauf, tant ridiculisé durant les années soixante-dix,  qui se faisait ses bigoudis sous son casque le samedi, et la jeune black de banlieue qui teint à présent ses cheveux en blond ?  Pas beaucoup, à bien y regarder.

Pourtant le bourgeois, tel que le XIXème siècle s’est plus à le ridiculiser, le bourgeois qui a produit ce rêve et l’a diffusé dans toutes les states de la société,  est bien mort. Comme l’est l’anti-bourgeois, que le XXème siècle a mythifié, qu’il soit le réactionnaire le plus virulent ou le révolutionnaire le plus radical. Les deux, à jamais bien  défuntés : demeurent leurs rêves entrelacés ; car c’est bien le rêve de la bourgeoisie qui a produit le mythe de l’anti bourgeoisie et l’a diffusé à travers ses médias durant un bon siècle. Mythe dont nous subissons l’influence, en même temps que nous  sommes part du rêve bourgeois.

En fin de compte nous ne sommes plus vraiment ni de vrais bourgeois ni de véritables anti-bourgeois. Roland Barthes, dans ses mythologies, a réussi avec une ironique habileté, à dépeindre l’univers de référence du petit-bourgeois d’après guerre. Jérôme Garcin, en 2007 a tenté de reproduire l’expérience avec l’univers techno-tolérant du bourgeois bohème dans les Nouvelles Mythologies (1). Il n’a pu renouveler la même performance. L’échec de l’entreprise nous enseigne que si le petit-bourgeois était bien un homme du peuple embourgeoisé, le bourgeois-bohème n’est pas un bourgeois qui épouserait des valeurs populaires. Le bourgeois-bohème est un mutant qui n’a plus de bourgeois qu’un vague rêve. Je dis vague, car il suffit de tremper dans sa culture quelques instants pour comprendre à quel point il s’est éloigné de la hauteur de la culture de ceux dont il se croit l’héritier (c’est par là qu’on voit à quel point la transmission de ce rêve bourgeois n’est pas affaire de génétique) : quant à la  révolte des anti-bourgeois, elle n’a plus la puissance vivifiante du mythe ;  tout juste est-elle une attitude ou un spectacle, à la mesure des jeans lacérés par les ados issus de cette classe de bourgeois-bohèmes.

Si le rêve bourgeois est certes encore constitutif du modèle de communication qui structure les démocraties planétaires aujourd’hui,  je le crois atteint d’un cancer irrémédiable. Parce que l'ado des quartiers chics en jean déchiré ou la black des banlieues métissées à la chevelure décolorée ne sont plus guère que des personnages de seconde main, reproduits à l’identique par la société du spectacle. Pour vivre et se répandre, il a eu besoin, jadis, de véritables acteurs : il ne trouve guère, pour le porter à présent, que des figurants par millions : des masses, autrement dit. Très peu d'individus.

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(1)  Nouvelles mythologies, sous la direction de J Garcin, Seuil, 2007

19:26 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : politique, société, roland barthes, france, bourgeoisie | | |

jeudi, 15 juillet 2010

Les cinq francs de Léon Bloy

Le 17 décembre 1914, dans son Journal Au seuil de l'Apocalypse, Léon Bloy rapporte la découverte providentielle, par sa femme Jeanne, d'un billet de cinq francs qu'elle ne se souvenait plus avoir laissé dans un tiroir. « De quoi vivre un jour », conclut, lapidaire mais satisfait, le bien-nommé mendiant ingrat. (1)

 

Mendiant Ingrat : Ce premier volume du Journal, précisément, se trouve dans la bibliothèque du docteur Faustroll, amicalement glissé par Alfred Jarry entre Coleridge et Saint-Luc, ce qui ne constituait pas, on en conviendra, pour un fin connaisseur du texte sacré comme de la littérature profane, un voisinage désobligeant. Les frais d'établissement du procès verbal ordonnant la saisie de cette mythique bibliothèque s'élevaient précisément à cinq francs. Du moins est-ce ce qu'affirme, si l'on en croit le texte de Jarry, un certain rond de cuir du nom de Liconet, le 4 juin 1898, au bas de la procédure. (2)

 

Lorsque mourut le créateur d'Ubu et de Faustroll, au petit matin du 1er novembre 1907, Bloy prétend avoir été réveillé, par un cri horrible, « que n'avait proféré aucun avant ». Et lorsqu'il apprend la nouvelle, il écrit deux jours plus tard : «Je pense au cri affreux entendu hier, et qui m'a jeté en bas de mon lit». Malgré tout ce qui les oppose, Léon Bloy et Alfred Jarry auront donc passé un certain nombre d'années non loin l'un de l'autre, à supporter tout en s'estimant la bêtise et la crapulerie d'une certaine et belle époque qui leur fut, sur les pentes de Montmartre comme ailleurs, un peu commune.

 

Jules Renard, autre indigène de ces temps-là, plus propre sur soi et plus bourgeois, membre de l'Académie Goncourt, et qui tint aussi son journal, relève, le 14 octobre 1906, que cinq francs, c'est « le prix d'un lit et de son sommier en salle des ventes, avec un lot de couettes et de matelas tachés. » Le ramoneur qu'il emploie le mois suivant n'en gagne, chaque mois, précise-til, que six de cette espèce.

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Ce billet de cinq francs représentait les allégories drapées d'un homme et d'une femme, chacune tournée vers l'extérieur de la cartouche. Entre les deux cercles centraux s'alignent les caractères stipulant une somme de francs dont le pouvoir d'achat a considérablement varié en presque cinquante ans. Un signe du zodiaque, sous cette somme en superbes majuscules, désigne le mois de la date de création (3). Les signatures du caissier principal et du secrétaire général fleurent bon les pleins et les déliés de l'ancienne école, celle où l'on apprenait encore aux gens à écrire, ne serait-ce que leur nom, avec estime, en prenant sa place et le temps. A présent, je ne sais trop pourquoi, la plupart des gens signent à toute vitesse, en barrant eux-mêmes leur propre nom, comme s'ils n'en voulaient plus, l'avaient assez porté, ou bien ne  faisaient que semblant de s'aimer.

Ce billet assura non seulement le lien entre un siècle et un autre, mais aussi entre une guerre et une autre puisque sa première version noire date de 1871-1874 et sa seconde, en bleu de cobalt, de 1912-1917. Comme au cours de chaque guerre, la capitulation de Sedan avait engendré des incinérations de billets : environ 30 millions de specimen de toute valeur  détruits dans les succursales, fin d'éviter leur saisie par les Allemands. Sur le marché numismatique de nos foutus temps postmodernes, une coupure de ce genre, surtout à l'état neuf, coûte plusieurs milliers d'euros. A peu de choses près, le même prix qu'une édition originale, avec envoi de l'auteur, du Révélateur du Globe de Léon Bloy.

L'autre nuit, en fouinant dans les rayons d'un bouquiniste qui avait la tête du docteur Faustroll, non loin de Corps enneigé où avait vécu la petite Mélanie, j'en découvris justement un bel exemplaire, que je feuilletais. A l'intérieur, glissé je ne vous dirai pas entre quelle et quelle pages, un billet de cinq francs, presque neuf. L'un que Jeanne Bloy, par mégarde, aurait laissé ?  « De quoi vivre un jour », avait maugréé Léon...

On peut rêver.

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La République semble ici tenter de consoler l'Industrie (à gauche) et l'Agriculture (à droite) particulièrement affligées. Malgré le souci du détail qui caractérise l'ensemble de la cartouche, malgré également les avertissements solennellement reproduits de part et d'autre, elle fut évidemment copieusement imitée. Ce billet fut donc l'un des derniers billets monochromes de la BdF. Avec le siècle suivant, la polychromie allait faire une entrée retentissante dans le domaine du billet de banque.

 

(1) Une belle chose est arrivée à Jeanne. Pleine de tristesse en songeant qu'elle allait être forcée de courir au mont-de-piété, elle ouvre son tiroir et, parce que c'était l'anniversaire de la mort de sa mère, elle regarde douloureusement des fleurs desséchées que sa soeur lui rapporta de Danemark, en souvenir de cette mort. Sans demander auun miracle, elle se prend à espérer un secours quelconque. Tout à coup, elle aperçoit dans ce même tiroir un billet de 5 francs qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir laissé. De quoi vivre un jour. Cette chose nous est arrivée souvent.  (Au seuil de l'Apocalypse, 17-12-1014)

(2) Les amateurs d'Alfred Jarry savent que la liste des vingt-sept volumes dépareillés, tant brochés que reliés se trouve au chapitre 4 des Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman néo-scientifique paru en 1911, chez Fasquelle.

(3) Certains billets eurent donc, comme les tristes humains, un ciel astral :  Celui qu'on voit sur la photo est ainsi un sagittaire (18 novembre 1972).

 

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mercredi, 14 juillet 2010

Cache toi, salope

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Jour de fête pour une République sans garden-party : particulièrement d’actualité, cette première page de Steinlen pour le n° 28 du Chambard socialiste, du 23 juin 1884, dans l'arôme de décomposion qui se prolonge comme irrémédiablement, de septennat en quiquennat ! Sous le regard rempli de reproches de deux ouvriers, Marianne, éhontée, cache sa tête avec son manteau et se réfugie vers le bourgeois ventru qui l’a corrompue. Une illustration pour  fêter pour la République.

Théophile Alexandre Steinlen aura été, avec Forain, Couturier, Rouveyre, Caran d’Ache, Willette, une figure complexe de ce Paris montmartrois, qui ne se concevrait même plus à présent. Il était né à Lausanne en 1859 ; comme Van Gogh, il aurait d’abord souhaité être pasteur, et avait commencé des études à cet effet. Et finalement, il s’était installé là, sur la colline romantique comme on disait, en 1881, avec en tête la volonté de ne compter qu'avec soi-même et de se tenir ferme et droit sur le chemin des artistes pauvres. Du moins est-ce ce qu'il écrivait alors.

C’est lui qui pour Salis réalisa cette fameuse affiche du Chat Noir, celle dont les touristes lobotomisés achètent la reproduction dans les mauvaises échoppes de Saint-Michel ou de Chatelet,  en cartes postales, cravates, tasses, posters, et autres produits dérivés. Peut-être même que certains se la font tatouer sur le ...

Steinlen collabora évidemment avec la revue du Chat Noir, rencontrant Forain, Bruant, Lautrec, Vallotton, Capiello, Verlaine… Ses meilleurs dessins revinrent à des revues contestataires, La Revue illustrée, La Caricature, Le Gil Blas illustré (où il réalisa plus de 700 illustrations), L’Assiette au beurre, La Feuille de Zo d’Axa et dès décembre 93 et pour 32 numéros, ce fameux Le Chambard socialiste, où il signait PP (Petit Pierre).

Il n’était, dirent ceux qui le connurent, pas du tout un humoriste. Mais plutôt un gars à l’humeur en dents de scies, tantôt euphorique et tantôt neurasthénique : un bipolaire, dirait un psy d’aujourd’hui ?

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10:20 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : steinlen, politique, quatorze juillet, république, le chambard, montmartre | | |