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mercredi, 21 juillet 2010

La scène de la Croix-Rousse se vide

La Croix-Rousse vient de perdre deux figures majeures : Après Eric Meyer, le SDF de la grande place qui n’a pu (voulu ?) survivre au meurtre de son beau chien noir, Philippe Faure, le directeur du théâtre de la Croix-Rousse, qu’un cancer vient d’emporter. Eric Meyer, les gens du Plateau ne connaissaient peut-être pas son nom, mais tous connaissaient son visage. Tout comme tous connaissaient le visage de Philippe Faure. J’ai souvent croisé le regard de l’un et le regard de l’autre, lors de mes déambulations, sur le Plateau, le boulevard, le marché. Tous deux avaient le regard aussi triste. Je n’ai jamais vraiment parlé ni à l’un ni à l’autre. Je le regrette. Les échanges silencieux que j’ai pu avoir avec Eric Meyer paraissaient nous suffire. Quant à Philippe Faure, il n’a jamais daigné répondre à mes courriers concernant ma pièce, La Colline aux canuts. Aussi ai-je fini par la monter moi-même.

Dommage.

Quand un homme est mort, il n’est plus temps de polémiquer. Si je parle de ces deux hommes en même temps, c’est parce qu’il y avait de la rue, des errances, des volutes et des circonvolutions lisibles pareillement dans leurs yeux de chiens battus. Comme aux extrêmes l’un de l’autre - je veux dire de la reconnaissance sociale - et pourtant, si proches. Voilà même que je suis certain que leurs regards se sont évidemment croisés, sur cette place où Jacquard donne la patte aux pigeons. Oui. De la même manière que mon regard a croisé chacun des leurs, chacun a dû croiser le regard de l'autre. Forcément. La Croix-Rousse, comme on le dit souvent en prenant un ton hautement ridicule, la Croix-Rousse est un villaâââge... Ils se sont croisés devant ce bureau de tabac où l’un guettait la pièce, l’autre venait acheter son journal.

Dans le monde du Réel (celui où ni les pièces de théâtre, ni les pièces de monnaie ne tombent du ciel), ils étaient aussi emblématiques l'un que l'autre d’une forme de marginalité, de solitude. Et pourtant, tandis que l’un déjà s’enfonce dans l’oubli collectif, les hommages éphémères vont continuer quelques jours à pleuvoir sur l’autre :

 

Un homme de la parole vive, dit l’adjoint à la culture.

 

Un acteur hors-pair, un metteur en scène talentueux, dit le maire.

 

Un acteur passionné, un auteur inventif, un directeur engagé, dit le député.

 

Il était l’âme et le cœur du Théâtre de la Croix-Rousse, dit le président du conseil général…

 

Le plus grandiloquent est encore le président du conseil régional : "De l’homme qui proclamait fièrement, quelques semaines avant sa mort, que le destin du Théâtre de la Croix-Rousse est en marche : une Maison du peuple pour être utile , je me risquerais à dire, comme Camus à propos de Sisyphe, qu’il faut imaginer Philippe Faure heureux..."

 

Rebondissant sur ces propos de Jean-Jacques Queyranne, je me souviens à nouveau de cette tristesse dans leurs regards, et j’imagine l’un jouant l’autre, l’autre applaudissant l’un. Oui, non plus toujours assis par terre comme un clochard, mais dans un fauteuil de la Maison du Peuple, et je dis qu’il faut aussi imaginer Eric Meyer heureux, Eric Meyer heureux grâce à Philippe Faure.

Ce serait ça, l’art de la cité.

Ça, que le patron du théâtre de la Croix-Rousse tenait ferme, au cœur de son utopie. 

 

Et pour conclure ce qui ne sont que paroles jetées, impressions fugaces tout autant que  durables, car nous y passerons, nous le savons bien, tous et toutes à la suite d’Eric Meyer et de Philippe Faure, quelques paroles décisives de Beckett sur le sujet, homme de théâtre et d’écriture, et mendiant terrestre, s’il en fut :

 

« Oui, toute ma vie j’ai vécu dans la terreur des plaies infectées, moi qui ne m’infectais jamais, tellement j’étais acide. Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et elle dure à la fois mais par quel temps du verbe exprimer cela ? Horloge qu’ayant remontée l’horloger enterre, avant de mourir, et dont les rouages tordus parleront un jour de Dieu, aux vers. »

 

Samuel Beckett, Molloy,

 

Hommage à Eric Meyer & Philippe Faure qui ont tous deux comme autre point commun celui d’être mort prématurément : 42 et 58, ce qui fait à deux, pile, pas un an de plus qu'un siècle.

 

 

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Place Joannes Ambre, non loin du théâtre de Philippe Faure, la Croix-Rousse,  qui donna son nom à tout le quartier en deuil de ses saltimbanques

12:22 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : croix-rousse, eric meyer, philippe faure, théâtre, lyon, actualité | | |

Commentaires

Cher Solko,
il n'est en effet, quand meurt Philippe Faure, pas temps de faire des comptes d'apothicaire et d'émettre des réserves (mais parler ainsi suggère déjà qu'on pourrait en faire). Je me souviens simplement que le théâtre qu'il dirigeait a acceuilli Don Tenorio" et "la visite de la vieille dame" montés par Omar Porras, le "Guerre" de Lars Noren, "Figure" monté par Lukas Hemleb, une adaptation de l'"Antigone" de Bauchau, "L'échange" monté par Vincent Roumagnac. Pour cela, et dans un monde qui nous tétanise parfois de sa vacuité ce n'est pas rien, l'hommage s'impose.

Eric Meyer : je l'ai croisé pendant des années, quand j'allais acheter mes JPS ou mes Dunhill. Toujours au même endroit. Sa disparition, ce n'est pas celle du commerçant du coin, ou de la voisine trois numéros plus haut. C'est d'une autre teneur. Une interrogation sur ce qui structure notre quotidien, notre inscription dans l'espace, nos repères. Et ce n'est pas un signe de santé politique (au sens grec du terme) lorsque un SDF est un "élément" de ce décor : cela veut dire qu'on s'y est habitué malgré tout, et il n'y a pas de quoi en être fier.

Écrit par : nauher | mercredi, 21 juillet 2010

Je puis, grâce au commentaire de Philippe Nauher qui porte sur l'ensemble de votre billet et parle donc des deux hommes, ajouter une petite chose :
Je déplore qu'Éric Meyer ait "su" que son chien avait été éventré. C'est terrible d'imaginer qu'il a pu assister à cet acte de barbarie. Qu'on a ravi sauvagement sous ses yeux, la seule source d'affection, le seul compagnon qu'il avait au monde. Je m'étais raconté que son chien avait été tué "après"...

Écrit par : Michèle | mercredi, 21 juillet 2010

S'agissant de "La Colline aux canuts", j'ajouterai que c'est malheureusement un classique que de ne pas voir, ne pas être capable de prendre en compte (au moins par un échange de vues) le travail de quelqu'un qui est là, tout près.
Certes Roumagnac vit aussi à Lyon, mais les textes qu'il a mis en scène ne sont pas de lui et il est aussi vidéaste, a mené des recherches formelles, expose à l'étranger etc.
On a beau se dire qu'il n'est plus temps de polémiquer, il est légitime de parler de certaines plaies, histoire de ne pas les laisser s'infecter...

Écrit par : Michèle | mercredi, 21 juillet 2010

@ Michèle : Le meurtre du chien a tout simplement été l'arme du crime. C'est un genre de crime parfait. Et les roms qui ont fait ça ne seront jamais inquiétés, eux. Au contraire. Les pauvres gens...

Écrit par : solko | mercredi, 21 juillet 2010

@ Nauher :
Le plus choquant pour moi, c'est qu'un homme qui n'a réellement que son chien pour supporter de vivre parmi les hommes dans la dureté de leurs rues, il se trouve des hommes pour le lui tuer - des hommes ? des barbares absolus... et faire en sorte qu'il ne puisse continuer à vivre parmi les hommes. Et tout ça pour rien, une histoire de quelques sous sur un emplacement. Au fond, ce n'est même pas un scandale politique, même si ça pose en effet cette question-là, mais un scandale plus profond encore, lié à la nature des hommes et ça n'a pas fini d'interroger... En d'autre temps, l'histoire d'Eric Meyer - comme celle des canuts -aurait pleinement eu sa place sur la scène du théâtre de la Croix-Rousse.

Écrit par : solko | mercredi, 21 juillet 2010

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