samedi, 11 janvier 2014
Le roi Lear, de Christian Schiaretti
Deux dames me rejoignent métro Gratte-Ciel à Villeurbanne vers vingt-deux heures : « Tiens, vous aussi, vous êtes sorti ? » Deux heures trente plus tôt, nous devisions aimablement dans la grande salle du TNP, qui se garnissait lentement de public. Le Roi Lear de Christian Schiaretti, dans la traduction Yves Bonnefoy, allait débuter.
« - Oui, me disent-elles, j’avais les pieds qui chauffaient !
. Et vous avez aimé ?
Haussement d’épaules. Et puis :
-Oui, c’était pas mal… »
Au fond ces dames sont de bonnes critiques. Reste cependant à développer leur avis. Un peu comme le négatif d’une photo. Car, leur dis-je, « moi, j’ai moyennement aimé ». Elles me regardent, amusées.
«- Moyennement ?
- Oui. Techniquement, c’était bon. Rien à dire. Merlin, une technicité parfaite dans le débit…
- Les filles, un peu moins. L’anglaise… (Clara Simpson, Goneril, fille de Lear -ndrl), me dit l’une des dames. On n’entendait pas bien ce qu’elle disait.
Avec raison, j’en conviens. Quand on commence à avoir en tête des choses qui ne vont pas à la sortie d’un spectacle, ce n’est pas bon signe, me dis-je
- Et le décor, comment l’avez-vous trouvé ?, je glisse perfide
- … En demi-cercle, me dit l’une d’entre elles
- Oui. Mais encore ?
- C’était le cercle du Globe, dit l’autre en élevant un peu le sourcil
- Si vous le dites !
- Non, mais je crois l’avoir lu dans le programme… »
(Et en effet, Schiaretti nous explique que le cercle a sur la pièce « l’effet d’une force centripète ; quand le texte lance mille pistes à la seconde, le dispositif circulaire les rattrape pour les inscrire dans une dynamique généralisée des mots et des corps. Il s’inspire du théâtre du Globe, qui accueillait les spectateurs de Shakespeare avec le fameux vers de Pétrone, Le monde entier joue la comédie »).
Bon. C'est fort bien, les intentions. Nous grimpons dans le métro. Le fait est que nous avons lâchement profité de l’entracte pour nous barrer.
© Michel Cavalca
« Il faut se faire un peu confiance, leur dis-je : si vous aviez vraiment été attrapées, même avec les pieds qui chauffent, vous seriez restées à regarder, non ?
- C’est vrai, concède l’une d’entre elle »
Et nous voici à chercher pourquoi, sans avoir trouvé les deux premières heures de ce Roi Lear si mauvaises ni même défaillantes, nous sommes sortis malgré tout.
Ce travail s’appelle la critique.
Nous convenons que la mise en scène de Christian Schiaretti est beaucoup trop hiératique pour une pièce d'un tel souffle. Sans mouvement. Ce qu’il faudrait pour Racine, en quelque sorte. C’est le parti pris de ce décor unique hyper intellectualisé (dans le prolongement des parois du théâtre, un demi cercle en faux bois troué de trois rangées de fenêtres censées... voir mode d'emploi plus haut) qui siérait vraiment mieux à l"épure d'une tragédie classique qu’au dynamisme intrinsèque à une pièce élisabéthaine. Du coup, ça écrase, ça fige, ça glace. La varietas, ingrédient si précieux au théâtre de Shakespeare, manque sur ce plateau nu. Le mouvement :. Un globe, comme un destin, ça tourne...
Il y a surtout ce premier degré qui ne laisse jamais s’envoler du texte un peu d'imaginaire, comme cette couronne en laiton cassée en deux parce que le texte le dit, cette terre tombée du ciel sur le plateau (!!!) pour figurer la lande, ce bruit d’orage pour figurer l’orage (eh oui !), sans parler d’une bande son empruntée aux effets cinématographiques, pour indiquer les changements de tableaux, entrées et sorties, bref : Shakespeare n’a pas besoin de tant de surdétermination, au contraire. Il manque aussi un ajustement du propos au monde actuel, car ce n’est qu’à ce prix – et nous pensons au travail tout récent de Thomas Jolly- qu'un tel auteur retrouve sa dimension universelle. Or on a l’impression que tout le monde reste ici un élève appliqué de l'institution, y compris, et c’est un peu fâcheux, le rôle titre, Serge Merlin. Sa technicité est parfaite, trop presque : jamais un personnage n’en surgit. Il est dans ce qu’il dit, il ne le domine pas. « Fou ! tu as abandonné tous tes autres titres, mais celui-là, tu es né avec » lui lance son bouffon. On aurait aimé le voir, vraiment, surplombant ce personnage, plutôt que de se laisser manger par lui.
Schiaretti est un professionnel expérimenté du répertoire. Cette mise en scène le démontre une fois de plus : pensée, soignée dans ses quelques effets, respectueuse du texte – mais il manque vraiment ce qui fait qu’on ne s’y sentirait plus les pieds chauds à la regarder. Il y manque d'être happé par le cœur d'une intrigue. En résumé, il faudrait que ce roi Lear, nous puissions oublier un peu qu'il appartient, précisément au répertoire. Cette dame aux pieds chauds, d’une certaine façon, a tout dit : avec raison, on lui laisse donc le mot de la fin.
Le roi Lear de Shakespeare Du 10 janvier au 15 février 2014 à 19h 30, TNP - Salle Roger Planchon
mise en scène Christian Schiaretti, avec Serge Merlin
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lundi, 16 décembre 2013
Henri VI de Thomas Jolly
Henri VI, de Shakespeare, est une œuvre de jeunesse; une trilogie historique dont François-Victor Hugo, premier traducteur français de l’œuvre intégrale, attribua la paternité à Robert Greene, assurant n’y reconnaître ni le style ni le génie du grand Will. C’est un peu vite dit.
Le bon plaisir du roi, les querelles intestines entre les pairs d’Angleterre, les rivalités entre l’Eglise et l’Etat, les complots, la vengeance, la passion féminine pour le pouvoir, la trahison, la veulerie, la sorcellerie, les retournements de fortunes et les renversements baroques de conditions, tous les thèmes qui constitueront les grands personnages à venir sont déjà là, à travers les 15 actes et les 150 personnages de cette pièce à rallonges réputée injouable à laquelle Thomas Jolly et les comédiens de sa Piccola Familia (petite famille) se sont attaqués, et qui était de passage pour un week-end au théâtre de la Croix-Rousse de Jean Lacornerie.
« Nous aimons l’idée de partage » souffle, avant un entracte, le rhapsode, magnifiquement interprété par Manon Thorel. Et c’est bien ce qu’on retient après les 8h30 de ce spectacle fleuve, tant le format calibré par les instances culturelles de la production théâtrale contemporaine (1h20, un à trois comédiens) vient de voler en éclat, sous les coups de la troupe de trentenaires enthousiastes. Deux parties et une moitié seulement de l’œuvre de 16 heures, dont la suite - qu’on pressent aussi noire que sanguinaire - sera présentée à Avignon cet été.
L’épopée commence devant le tombeau de Henri V, qui laisse un enfant de neuf ans et un pays englué dans les péripéties de la guerre de Cent Ans. Toute cette première partie se joue comme un heureux hommage rendu au théâtre artisanal de foires, avec des toiles tendues où figurent les noms des villes assiégées (Orléans, Rouen, Bordeaux), des chaises servant à la fois de destriers et de bois à bûcher, des héros prenant honneur et plaisir à en découdre chacun pour leur roi. Une Jeanne d’Arc héroïcomique à perruque bleue (Flora Diguet) mène Charles Dauphin (Damien Gabriac) et l’armée française contre une armée anglaise dirigée par un Talbot intrépide (Jean Marc Talbot), qui finira par mourir dans les bras de son fils (Thomas Jolly).
Elle se prolonge par le mariage de « Celui dont le règne dévot a fait la ruine de la belle Angleterre » avec la très romanesque Marguerite d’Anjou, La pièce serpente alors à travers toutes les intrigues de cour qui découlent de la guerre des deux Roses. On passe ainsi des très bariolées scènes de combats dans un théâtre d’ombres et de lumières à d’autres, plus feutrées. La parole y fuse plus vite que les armes, lorsqu’il s’agit de débattre de la légitimité du droit et du coup de force de l’usurpation. L'argent a remplacé l'épée. Le monde moderne commence là, suggère Jolly, dans ces ambitions individuelles qui s’aiguisent d’antichambre en antichambre, comme dans cette cour des miracles farcesque qui lui fait contre-point, et où se débattent infirmes et gueux.
Dans cette deuxième partie, Thomas Jolly utilise beaucoup le face à face au public et la proximité directe avec la salle. La mise en scène donne souvent l’impression de s’effacer dans un parti-pris d'immobilité, qui laisse toute sa place au texte, traduit par Line Cottegnies. Le ton devient tour à tour drôle et didactique – ce qu’il faut pour que le spectateur s’y retrouve dans une Histoire anglaise qu’il est en droit de ne pas toujours maîtriser. Les deux tableaux où lui sont expliqués les droits des prétendants au trône d’Angleterre (York, le futur Richard III et l’actuel Henri VI) sont, de ce point de vue, un modèle de didactisme scénique réussi ; le propos peut alors s'élargir au monde contemporain. Et si, par mégarde, on prend le temps de s’installer dans un tableau plus émouvant, comme le bûcher de Jeanne ou la disgrâce de la duchesse Eléonore (Julie Lerat-Gersant) l’ironie cinglante et toujours bienvenue du coryphée nous en extrait en quelques mots, nous rappelant la précarité d’une tel théâtre à l’ère du tout numérique, les comédiens faisant leurs costumes eux-mêmes ou le nombre de scènes que le metteur en scène a dû se contraindre à couper.
Alors que le clan qui tient le pouvoir démocratique se veut de nos jours si transparent, si propre sur soi et si technocratiquement professionnel, et que son personnel défile sur nos écrans comme un cortège de châtrés, nous rappeler que la passion politique, tout comme celle du théâtre, est affaire de refoulements aussi sombres et de sublimations aussi éclatantes, de rivalités entre clans et de névroses individuelles insatiables, ce n’est pas la moindre vertu de ce coup de force et de maître. On reparlera de Thomas Jolly, c’est certain. Non qu'il donne à voir quelque chose de nouveau ; mais parce qu'il se souvient que le théâtre n'est vraiment original que lorsqu'il restitue, et donne d'abord à revoir.
©NicolasJoubard
19:27 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : lyon, politique, jeanned'arc, manon thorel, henrivi, thomas jolly, piccola familia, croix-rousse, théâtre, shakespeare |
samedi, 07 décembre 2013
Molly Bloom et les Illuminations
On dirait que le TNP est devenu une gigantesque machine à divertir le troisième âge ! Que de têtes chenues et de crânes dégarnis, tandis que la salle Jean Bouise s'emplit peu à peu. Dehors, c’est le commencement de la fête des Lumières. Du haut en bas du cours Emile Zola, une seule « bouche » de métro demeurait ouverte à chaque station, avec des agents de sécurité et des barrières pour guider la foule. La nuit tombée, l’asphalte luisant, longtemps que je n’avais pas fait le trajet Terreaux-Gratte-Ciel à pinces. L’hôtel de ville de Villeurbanne, cierge de sucre toujours aussi impeccablement stalinien, devant les petites cabanes de Noël en bois de part en d’autres de l’avenue Henri Barbusse.
Sur scène, à présent, un lit en partie défait attend la performance. Anouk Grinberg relance ici sa Molly Bloom, avant de se retrouver une fois encore aux Bouffes du Nord à Paris. Joyce, tout de même ! Je regarde autour de moi : Le symbole même de l'avant-garde littéraire des années trente n’intéresserait-il plus dorénavant que des seniors ? Comme la roue tourne ! Autour de moi, on ne que parle d'amis au cimetière, de frère a l'hôpital, de chute dans l'escalier. C’est alors que se pointe un garçon de salle qui insiste lourdement sur le fait que nous devons tous éteindre nos portables. Devant un parterre aussi hirsute et insoumis, ça fait sourire. A moins qu'il ne le juge, ce public, trop distrait, étourdi... «L’actrice, dit-il, a besoin de concentration ». Le chapitre 18 qui conclut en une phrase de monologue le roman de Joyce, on s'en doutait…
Puis Anouk Grinberg commence : « Oui puisqu’avant il n’avait jamais… » Ici, tout tient dans la restitution de ce texte qui doit surgir du corps même jusqu’à ce « j’ai dit oui » de la fin « je veux bien Oui. ». Du corps même. Et sans vulgarité. Gageure que seul l’instant de chaque mot – non pas de chaque phrase – mais de chaque mot, comme il vient à la fois à la bouche et à l’esprit – a rendu possible. Quand au bout d’une heure habitée, peuplée, hantée par ce Dublin et ces personnages avec lesquels le lecteur averti d’Ulysse est familier, et que le profane découvre comme naturellement, Anouk Grinberg vient saluer, ce qui l’unit à la salle un bref instant est une vérité première : Le texte de Joyce n’est ni hermétique ni abscons. Il est vous, moi, elle, dans le flux de l’esprit. Les rappels fusent. Yeux de feu, bonheur, la comédienne. Une réussite. Puis on se retrouve en marche vers le métro, seul dans la nuit.
© Pascal Victor – Artcomart
« Le voilà, le plus beau moment du théâtre, disait Béraud, quand on rentre à pied chez soi ». Quand la représentation a été aussi juste, c'est vrai. On se sent alors encore empli d'une présence dont on sait qu'elle tardera à s'évaporer. Pourtant, ce soir, un autre spectacle tourne en boucle par la ville. Du contemporain balourd. Lyon n’est plus qu’un gigantesque parc d’attraction, aux allées/rues gardées par des agents municipaux et des CRS. Inhibition/exhibition. Me demande ce que James Joyce écrirait à propos de ces cohortes d’adultes, se pressant par les rues obscures d’une projection sur façade à une autre. Tous ces monologues qui se heurtent et se bousculent. Mais les lumières en boucle anesthésient le flux de la pensée. N’en disent rien, sinon Oooh ou Aaahhh, ou bien c’était mieux l’année dernière, et puis passer à une autre attraction. Gosses portés sur les épaules. Doigts tendus, de ci de là. Ainsi tassés les uns contre les autres, au pas, de files en files. Étrange rencontre que celle de Molly Bloom et ce commerce de lumières, projeté à ciel ouvert.
Jadis, c'était la fête des Illuminations. Marie/Molly. Le consentement final qui clôt les 18 chapitres d'Ulysse est pensé, lui, telle une épiphanie. Dans la lumière diffuse qui rebondit de colonne en colonne à l'intérieur de l’église saint-Nizier, là où des badauds croisent des paroissiens et des fêtards, c'est le peuple d'aujourd'hui. Pas que des têtes chenues et des crânes chauves, non. On pourrait presque se croire, quelques secondes durant, perdu au détour d'une page du Dublin de Joyce. Paradoxalement, c'est bien le seul endroit de la ville : des Molly Bloom, y en a partout autour de moi. Des Leopold aussi. Des Stephen, des Milly et des Buck Mulligan. Vieux, jeunes. Des passés, des à venir. Une race immuable, les personnages. Je ressors. Sur le parvis de l'église, des marchands de vin chaud. Une épopée qui dure encore...
Molly Bloom, avec Anouk Grinberg,
jusqu'au 14 décembre 2013, TNP Villeurbanne, 20.00, durée 1h15
du 14 au 24 janvier 2014, Bouffes-du-Nord, Paris
13:25 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : théâtre, tnp, jean bouise, molly bloom, anouk grinberg, fête des lumières, lyon, illuminations, dublin, james joyce, littérature |
mardi, 19 novembre 2013
Bells are ringing, de Jean Lacornerie
Un parfum de fifties flotte sur le théâtre de la Croix-Rousse. Jean Lacornerie, son directeur, y ressuscite la comédie musicale Bells are Ringing, de Jule Styne, Betty Comden & Adolph Green. Créée à Broadway en 1956, adaptée quatre ans plus tard par Vincente Minelli au cinéma, Bells are ringing conte les aventures de Ella Peterson, opératrice téléphonique dans la permanence de sa cousine Sue, Susanswerphone. Persuadée par ses parents que cela coûte peu et change la vie de faire le Bien (Is it a crime ?), cette dernière s’immisce dans l’existence de ses abonnés en véritable fée communication, jusqu’à les aider à combler leurs ambitions ou réaliser leurs rêves. Bien sûr, il va lui falloir déjouer les pièges que le Mal lui tend, sous les traits d’un bookmaker qui utilise la petite entreprise pour véhiculer des paris codés grâce aux noms de célèbres compositeurs, et sous les yeux d’un inspecteur soupçonneux qui place le standard sous écoute.
La communication est, on le comprend, placée au cœur même de l’intrigue, par les possibilités de détournement comme par les rêves de relations positives entre les uns et les autres qu’elle suscite, dans cette Amérique d’Eisenhower, entre Shannon et Macluhan, qui commence à faire d’elle son moteur économique et social.
Au cœur du dispositif, le déploiement d’une histoire d’amour qui va de pair avec l’élaboration d’un spectacle The Midas Touch, par un auteur sans inspiration, un acteur au chômage, un dentiste compositeur. Pour ne pas se brûler les ailes dans un monde où tout ce qui brille n’est pas or, la standardiste et l’auteur dramatique vont devoir garder intacts cette simplicité de cœur initiale et cet imaginaire heureux, qui président à tout désir de rencontre amoureuse (It’s a perfect relationship) :
“ I'm in love with a man
Plaza-O-Double-Four-Double-Three
What a perfect relationship
I can't see him, he can't see me
I'm in love with a voice ”
© Bruno Amsellem
Bells are Ringing est ainsi une fable légère et moderne par son propos mais déjà nostalgique par sa forme, ce que relèvent avec justesse les partis-pris de Jean Lacornerie : en effet, tandis que les costumes et les décors très vintage de Robin Chemin et Bruno de Lavenère ressuscitent les objets, les couleurs et les silhouettes des fifties à Hollywood, les images projetées d’Etienne Guiol recadrent le spectateur dans un tempo technologique fait de lignes, de volumes, de typos et de motifs plus contemporains.
Ce qui pourrait menacer une telle adaptation en nos temps saturés de technologie et sans doute passablement déniaisés du rêve américain, c’est cette foi naïve et presque mièvre en la communication qu’exalte la comédie d’après-guerre. Jean Lacornerie l’a parfaitement compris, qui souligne le fait « qu’il n’y a pas d’optimisme béat » et prend soin dans sa mise en scène de noircir en contrepoint tout ce qui par ailleurs désenchante le monde : le chômage, la corruption, la superficialité des rapports et l’anonymat des grandes villes. Les tableaux avec les corps masqués dans le métro (« Saying hello»), ou limités aux membres inférieurs (« Drop a name »), le clin d’œil à la solitude des personnages de Hopper dans celui du bar, sont de ce point de vue particulièrement efficaces.
Tout comme le sont Gerard Lecointe et les Percussions Claviers de Lyon, présents côtés cour et jardin, pour porter la partition et le rythme de la comédie musicale. Deux heures trente pour se replonger dans ce qui nous apparaît aujourd’hui comme l’âge d’or de la communication, avec tout ce que cela comporte de naïveté, de rêveries, et d’heureuse mélancolie.
Théâtre de la Croix-Rousse, du 18 au 29 novembre 2013, Spectacle en français, chansons en anglais surtitrées en français, Durée : 2h30 (avec entracte)
10:48 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : bells are ringing, jean lacornerie, théâtre, croix-rousse, lyon, broadway, jule styne, betty comden, adolph green, communication |
mardi, 12 novembre 2013
Libre à ce point...
La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface.
C’est un Père Jésuite, attaché comme à une croix au mât d’une épave. Elle s’enfonce dans l’eau. Et lui, il lance ce bel appel vers l’horizon, vers l’infini de la vie, de la naissance et de la mort. C'est par cette ligne que débute cette prière pour son fils unique Rodrigue, tel un sentier à partir de laquelle s’élance en prolepse tout le Soulier de satin. Magistral exercice, l’une des plus belles gageures de tout le théâtre français, tant scénique que poétique et qu'articulatoire.
La mer libre à ce point : on n'a jamais et nulle part aussi bien dit la sensuelle illusion de l'horizon.
22:30 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : claudel, soulier de satin, jésuite, rodrigue, antibes, théâtre, prologue |
dimanche, 27 octobre 2013
Я ЕСТЬ -JE SUIS -
Je suis installe sur le plateau des Célestins l’histoire d’une ville, Komsomolsk-sur-Amour, dont la légende raconte qu’elle a été construite par une jeunesse communiste enthousiaste alors qu’elle est l’œuvre d’abord des déportés au goulag puis celle des prisonniers de la seconde guerre mondiale. Ce secret des origines, à force d’être tu, est tombé dans un oubli soigneusement entretenu par les officiels, mais tout aussi soigneusement conservé par la mémoire familiale de ses habitants. De cet oubli, Tatiana Frolova extirpe la parole de ses personnages qui développent les uns après les autres le fil de leur histoire, remontant au pire jusqu’aux grands-parents, au mieux jusqu’aux arrière grands-parents : après ou plus loin, on ne sait rien, on ne sait plus. C’est encore l’oubli.
Mais ce que l’on comprend très vite, c’est que le grand mystificateur qui a orchestré jadis cette rupture est le même que celui qui aujourd’hui alimente encore cet oubli : l’Etat. Pour faire face (ou front), à ce dernier, il n’est que l’être de chaque individu qui vient se dire tour à tour dans une nudité de parole quasi artisanale (documentaire), d’où ce titre, « Je suis ».
« L’histoire de la ville de Komsomolsk-sur-Amour, patrie du Teatr KnAM, est symptomatique de la façon dont la mémoire collective se cultive à partir d’une histoire passée sous silence, dont on ne donne qu’une image positive.» explique Tatiana Frolova. «Staline était un criminel mais sa tombe demeure dans la nécropole de la Place Rouge et, chaque année, les victimes du culte de la personnalité viennent honorer sa mémoire, accompagnés de très jeunes gens »
De Staline à Poutine, le fil conducteur est ainsi l’entretien politicien du mythe au cœur même de ce qui, par ailleurs, le dénonce : c’est la force inouïe de la propagande de parvenir à faire oublier ce paradoxe. Et c’est le pouvoir de l’image (la représentation) de rendre possible la propagande. C’est là que le propos du spectacle croise une réflexion qu’on pourrait dire universelle sur (bien au-delà du cas russe) ce media qui rend partout possible toute dictature, dès lors qu’il est mis au service de l’oubli : l’image elle-même.
La première image sur laquelle travaille Frolova est ce fameux quatrième mur placé, depuis Diderot, au cœur même de la représentation théâtrale. Elle l’investit durant toute la durée du spectacle en y projetant paroles, photos, dessins d’enfants, prières, manifestes, témoignages, ombres chinoises, et parfois même le reflet du public en train de le (se) regarder. Mais en même temps qu’elle l’utilise à la manière d’un écran de cinéma, elle en maintient aussi l’artifice puisqu’à travers lui on continue de voir les acteurs, tantôt occupés à jouer une scène, tantôt à manipuler ou dessiner sur une table de verre ce qui est projeté sur l’écran, dans un dispositif parfaitement brechtien de distanciation : le spectacle dénonce ainsi l’image en train de se faire. Après avoir ainsi occupé et maintenu simultanément le quatrième mur, Frolova le perce de façon fort efficace pour prendre à parti parfois le public, en questionnant frontalement : « qui répondra de tous ces crimes ? », ou, mieux encore, en affirmant que personne parmi ceux qui regardent le spectacle n’aurait eu la force de supporter la pression terrifiante du KGB.
De chaque côté de ce quatrième mur, Tatiana Frolova expose les images quasiment fixes de deux visages, à l’intérieur de deux écrans, qui soulignent la prééminence de la technologie moderne, principale vecteur d’images. Côté cour, celui d’un vieillard (Bernard Noël), côté jardin, celui d’un enfant. Façon de nous rappeler, la prééminence de l’outil de propagande dans la vie personnelle, voire intime, de chacun d’entre nous, de sa naissance à sa mort. Comme Kantor parlait « d’objet pauvre », on aurait envie devant ce que Forlova appelle un « théâtre documentaire » de parler alors d’image pauvre. Car ainsi exposées ces images finissent par acquérir un statut particulier dans la représentation : arrachées à la réalité non plus de la vie, mais du spectacle, elles témoignent, à leur façon, du mal qu'elles font.
Tout comme l’objet dans l’esthétique de Kantor, elles disent le rapport au monde, à la fois pauvre et dérisoire, de chaque personnage ; elle dénoncent aussi le véritable oppresseur, ce processus que Debord nomma la séparation, et qui est ici au cœur même de la mise en scène. Une étrange harmonie s’installe peu à peu entre les trois acteurs et les images d’eux-mêmes, comme si leur parole et leur effort de mémoire ne pouvaient s’extirper pleinement de l’oubli produit par leur représentation simultanée.
Ce questionnement sur l’image trouve par ailleurs sa forme au fur et à mesure qu’on avance dans le spectacle et que se crée sur scène un univers poétique spécifique : les bandes de gaze servant à effacer les traces de feutres rouges, assimilées à des pansements ensanglantés, par exemple. Ou bien les semelles-couche-culottes usitées, et les chapkas enturbannées, dans une leçon pleine d’humour pour survivre emmitouflé dans le grand froid.
Puis il devient pleinement critique, lorsque le spectacle suggère l’idée très significative qu’il y aurait un lien entre la maladie d’Alzheimer et la transformation du temps individuel autrefois vécu en histoire collective désormais établie en images. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », disait Debord. Tatiana Forlova rajoute qu’Alzheimer, pourrait être le fruit de cette séparation. Et c’est alors que son spectacle trouve son véritable centre de gravité et sa pleine originalité,: « La première personne qui est venue voir Alzheimer lui a dit : je me suis perdue moi-même. », nous rappelle-t-elle. C’est pourquoi, dans la logique démente du système qui nous gouverne, soigner l’Alzheimer, ce ne peut être que le propager plus encore, jusqu’à une sorte de macabre solution finale, parodie de retour à la civilisation : dressage des vieux malades comme celui des enfants avec imposition d’une autorité, privation de la liberté, fixation d’habitudes, bref, perpétuation de la même dictature … A cet instant, le théâtre de Forlova marmonne, dans le sens noble du terme que le texte lui-même confère à ce mot, le théâtre de Kantor.
Une citation (lue par l’enfant) du livre de Bernard Noël, Le livre de l’oubli, clôt le spectacle : « Depuis l’invention des medias et leur emploi généralisé, il ne s’agit plus d’orienter l’espace mental, mais de l’occuper et de le vider de tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y projette. Rien ne fut jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce décervelage qui remplace pensée et imagination par le flux des images. L’oubli n’y peut rien, et il est temps de se demander s’il n’est plus lui-même devenu l’instrument de cette privation de sens »
Ce n’est pas le moindre mérite de cet insolite théâtre-documentaire de Tatiana Forlova (ni sa moindre prouesse) que de donner à cette privation de sens une signification à la fois philosophique et esthétique, tout en serrant au plus près l'expérience vécue et racontée des personnages que nous sommes.
Tatiana Frolova - photo Kirill Khanenkov
Я ЕСТЬ -JE SUIS - Cie : Teatr KnaM - Coproduction -Festival Sens Interdits - les Célestins, Théâtre de Lyon , Théâtre de Poche - Genève , Scène nationale André Malraux, Vandoeuvre-lès-Nancy Mise en scène de Tatiana Frolova, avec Elena Bessonova, Dmitry Bocharov, Vladimir Dmitriev, spectacle en russe surtitré Au théâtre des Célestins de Lyon, du 26 octobre au 30 octobre et du 5 au 9 novembre 2013
10:55 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Я ЕСТЬ, je suis, tatiana frolova, théâtre, lyon, célestins, teatr knam, komsomolsk-sur-amour, spectacle, oubli, bernard noël, propagande, staline, russie, poutine, goulag, kantor |
jeudi, 24 octobre 2013
La grève des milliardaires et le courroux du philosophe
Les footballeurs devraient s’entourer de quelques conseillers en communication. Déjà, parler de grève dans une profession dont le revenu moyen mensuel s’élève à 50 000 euros a quelque chose d’obscène. Cela fait penser à la sortie d’Evra, pourtant reconduit en sélection nationale par le comique Deschamps, traitant de clochards Courbis et autres consultants presse. Mais pousser le vice jusqu'à la faire pour de bon, je crois que c'est suicidaire.
J’étais, je m’en souviens, en Avignon en juillet 98. Nous jouions mon adaptation du Moine de Lewis et je planais bien dans ma bulle. Pour une affaire de comédienne ayant eu un nez cassé, nous avons eu vent de ce qui se passait aux urgences de l’hôpital cette nuit là de coupe du monde, et qui était proprement terrifiant. Le carnaval de la culture foot, c'est à dire du foot érigé en culture débutait dans ce malheureux pays, récupéré par un pouvoir politique qui avait à vendre du black blanc beur, pure ineptie en lieu et place du bleu blanc rouge. Je me souviens qu’à l’époque, j’avais trouvé le slogan inepte sans plus m’y arrêter. Subtil subterfuge par lequel la race prenait la place de la classe dans la mythologie politique post-moderne. Là-dessus la zone Europe avec ses états historiques privés de leur souveraineté monétaire. Là-dessus la crise orchestrée par le monde de la finance internationale, la mondialisation, les délocalisations Là-dessus les peurs galopantes et sans doute légitimes sur le sort de cette humanité à 7 milliards d’epsilons complètement dépendants en général et sur le sien en particulier.
Dans le Monde de ce soir,:Jean Birnbaum accuse Finkielkraut de lepénisme pour avoir écrit L’identité malheureuse. Je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, mais je salue au passage le courage de Birnbaum ! quel vaillant acte de résistance vraiment, petit gars planqué au Monde des Livres ! On peut suivre encore aujourd'hui sur France 2 la video du passage de Finkielkraut chez Taddei dans Ce soir ou jamais . On a le droit d’être ou non d’accord avec lui, mais le traiter de lepéniste comme le fait le petit journaleux du Monde, c’est simplement dégueulasse. A moins que ce ne soit la mode, de se faire Finkielkraut entre la poire et le fromage. Finkielkraut a, comme Zemmour, la chance d'être juif, ce qui fait qu'on n'ira tout de même pas le traiter de fasciste parce qu'il tient le stand de la francité (quel mot!) dans la foire d'empoigne actuelle. Mais on sent que ça démange certains de ces plumeux,
J'avais rencontré Finkielkraut lors du conflit contre Allègre et son programme contre l'école - qui entre temps a été adopté et sur-adopté, même. Et il m'avait dit : ça va être très difficile de ne pas finir fou dans le monde qu'ils nous préparent. Nous avions parlé de l'école, de l'OCDE, des positions sur le sujet de Régis Debray, de Danièle Sallenave. J'ai une vraie sympathie pour cet homme-là qui croit encore à la complexité du monde et des idées. Une autre fois, je l'ai croisé dans le Luxembourg. Il marchait la tête en avant, les mains dans le dos, l'une tenant l'autre, comme si on l'attendait encore au Procope. Mais il s'est arrêté à la brasserie du Luxembourg, où il a pris le thé avec une vieille dame.
On peut juger les gens à l'emporte-pièce, certes. On peut coller aux idéologies et aux préjugés de son temps. Je préfère m'appuyer sur les hasards des rencontres et ce que j'apprends des faits. La vie, la vraie, son tissu qui donne sens et fait mémoire est là. Et pour passer du coq à l'âne, mais toujours dans la rubrique des faits, en feuilletant un prospectus pour des bouquets de chaines TV l'autre jour,je m'étonnais, moi théâtreux exalté de 1998 égaré avec ma troupe au milieu de klaxons hystériques, je déplorais même qu'il y ait des bouquets cinéma, des bouquets variétés, des bouquets sports, des bouquets cul, des bouquets séries tv, des bouquets nature et découverte, et même des bouquets histoire du monde ou musique classique, mais pas, mais rien, rien du tout sur la littérature ou le théâtre. Pourtant, et même en restant dans du mainstream pur jus, entre toutes les archives de l'INA, les retransmissions télé, les émissions pseudo littéraires à la Pivot et consorts, les documentaires et les archives de tous les théâtres, il y aurait de quoi faire au moins une seule chaîne. Mais rien, nada. Béraud, qui ne manquait pas d'humour, écrivit un jour que le meilleur moment du théatre, c'est quand on rentre à pied chez soi. Il a écrit un livre très drôle sur le sujet, dans lequel il consigne ses critiques théâtrales, et qu'il a appelé Retours à pieds. J'espère avoir le temps d'en parler ici un jour. Mais Dieu, que le temps passe vite.
En guise de consolation, j'ai trouvé ce portrait de Dullin en Avare que je trouve à la fois élégant et nostalgique. Les deux, dans le meilleur sens du terme. Je clonclus donc ce billet pas décousu du tout avec lui.
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lundi, 14 octobre 2013
La République comme sujet et comme représentation
Dans la société séparée du Spectacle, telle que l’a théorisée Debord, il n’y a pas ce qui est advenu et ce qui va advenir, mais une constante interaction langagière entre les deux qui permet de maintenir les spectateurs en haleine en énonçant sans cesse les mêmes slogans pour mystifier le Réel et surtout les abuser, eux. Changer et Sauver, pour faire court, sont les deux procès événementiels sans cesse invoqués par les officines de propagande, à quoi il faudrait rajouter leurs doublets sémantiques reformer et refondre. Mais rien n’est jamais advenu et rien n’adviendra jamais d’autre, que des informations éparses reliant entre eux des gens à l’imaginaire de plus en plus pauvre, de plus en plus séparés et d’eux-mêmes et les uns des autres au fur et à mesure que la société s’européise et se mondailise, et que les profiteurs du Spectacle établissent leurs dynasties
Dans la réalité réellement vécue, pour parler comme Debord, dans et derrière l’écran de fumée du Spectacle, des gens, qui sont nous, cependant, passent. Les enfants affamés de Bangui prennent l’écran des enfants affamés du Biafra ; les naufragés de Lampedusa celui des boat people vietnamiens, et Nicolas Bedos le siège de Guy, et Alice Munro le prix de Camus. Ce qui est vrai des acteurs volontaires ou non des images que nous voyons l’est aussi des spectateurs qui les regardent. Nous passons.
Les sexagénaires d’aujourd’hui s’installent ainsi dans les murs de ceux qui avaient soixante ans il y a dix ans, il y a vingt ans, il y a trente ans et cinquante ans. Les sexagénaires d’aujourd’hui ont pris la place des sexagénaires du temps qu’ils avaient dix ans. Pour les rassurer, on leur laisse croire que le rôle a un peu changé, que Catherine Deneuve est plus jeune à soixante dix ans que ne l’était Marlène Dietrich au même âge. L’une a pris l’affiche de l’autre et rien d’autre n’adviendra de plus, sinon que l’une est morte et l’autre va mourir. Et pendant ce temps le jeune homme d’aujourd’hui a pris la place du jeune homme d’hier. Il prendra la place des sexagénaires qui s’en iront et s’en ira à son tour.
Depuis quand dure cette histoire sans fin ? Quand finira-t-elle ? La perspicacité de Debord rejoint la sagesse de Chateaubriand voyant embarquer à Cherbourg son vieux roi qui partait pour l’exil :
« Maintenant, qu'était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s'émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit d'être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu'un vain souvenir. »
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Lorsque Debord conçut Le prolétariat comme sujet et comme représentation, il ne fit jamais que reprendre ce que Chateaubriand avait fait de la monarchie elle-même, comme sujet et comme représentation, dans ces pages remarquables de ses Mémoires :
« Parfois Charles X et sa famille s'arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d'une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa soeur s'amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l'auberge. Je l'avais dit : la monarchie s'en allait, et l'on se mettait à la fenêtre pour la voir passer.
Le ciel en ce moment se plut à insulter le parti vainqueur et le parti vaincu. Tandis que l'on soutenait que la France entière avait été indignée des ordonnances, il arriva au roi Philippe des adresses de la province, envoyées au roi Charles X pour féliciter celui-ci sur les mesures salutaires qu’il avait prises et qui sauvaient la monarchie .
Dans cette insouciance du pays pour Charles X, il y a autre chose que de la lassitude : il y faut reconnaître le progrès de l'idée démocratique et de l'assimilation des rangs. A une époque antérieure, la chute d'un roi de France eût été un événement énorme ; le temps a descendu le monarque de la hauteur où il était placé, il l'a rapproché de nous, il a diminué l'espace qui le séparait des classes populaires. Si l'on était peu surpris de rencontrer le fils de saint Louis sur le grand chemin comme tout le monde, ce n'était point par un esprit de haine ou de système, c'était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu'elles s'en doutent. »
La morale de l'histoire est qu'un régime est mort dès lors qu'il existe à la fois comme sujet et comme représentation. Bien triste. Heureusement, tant qu'un homme peut exister comme sujet différent de sa représentation, il est encore vivant. Nous savons donc ce qui nous reste à faire, quoi qu'il advienne.
05:52 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : chateaubriand, guy debord, monarchie, république, prolétariat, spectacle, france, politique, littérature, théâtre, lampedusa, alice munro, europe |
dimanche, 13 octobre 2013
La princesse et le cabotin
Tout en m’ennuyant copieusement devant la lecture de La Princesse de Clèves par Marcel Bozonnet, hier soir au TNP, je me suis pris à rêver d’une autre mise en plateau qui se déroulerait dans un salon de l’époque, car on sait à présent avec certitude que l’œuvre a été composée en un lieu de ce genre vers 1676. La Rochefoucauld, Segrais et sans doute d’autres y ont participé, ce qui ne compromet en rien la gloire de Mme de la Fayette, la notion d’auteur étant à cette époque un concept bourgeois peu apprécié de son milieu, et la littérature une pratique des plus mondaines.
Au lieu de l’interminable soliloque de Bozonnet, j’imaginais donc, pour tenir sur mon siège, plusieurs personnages donnant à entendre ce texte à plusieurs voix. Ils se le raconteraient les uns les autres, comme les devisants de Marguerite de Navarre, et feraient de nous des voyeurs de leur plaisir à le dire. Car là où je rejoins Bozonnet, c’est pour constater que le texte est en effet merveilleux. Un pur joyau de la France monarchique et de la poésie chrétienne. C’est dire la présomption qu’il y a à le lire seul sur un plateau nu, quand tout y réside en la tension permanente entre l’idéal de vertu catholique et la joie déjà libertine de la conversation en salon. Irais-je presque à dire que le lire seul relève du contre-sens ? A mon sens, oui.
Non, cette histoire d’amour, contrairement à ce que semble postuler cette mise en plateau, n’est pas une histoire d’amour comme les autres ; non, contrairement à ce que postule d’ailleurs l’idéal classique, il n’y a pas un idéal universel de l’homme et de l’amour, et le sentiment est une affaire avant tout culturel. On n’aime plus au XXIe siècle de la même façon qu’au XVII e ou plus encore au XVIe. C’est d’ailleurs ce que postule la lecture très intelligente que Pierre Malandain fit un jour de ce texte étonnant : La Princesse fut pensée comme un personnage de la Cour de Louis XIV, quand le duc de Nemours appartenait encore à celle de Henri II, d’où leur impossible rencontre. La reconstitution d’une époque révolue se donnait alors à lire aux sujets de Louis XIV, comme l’occasion d’une identification critique et la mesure d’un écart. La princesse est donc une action sans maxime. Tout sauf un sentiment : Sur scène, rien de tout cela. Le texte, bien articulé certes, mais plat. Une narration terriblement fossile, parce que sans plus la moindre intériorité révélée dans, par exemple, les si magnifiques monologues du roman et les multiples décrochages énonciatifs qu'ils supposent, ici aplatis.
Il n’y a pas seulement de la présomption à vouloir porter seul un texte pareil et à assumer seul ses différents protagonistes (La Princesse, sa mère, son mari, le duc de Nemours…) habillé en fraise et pourpoint sur scène. Cela relève aussi du cabotinage. Certes, Marcel Bozonnet a du métier, de la technique, et parvient même à laisser transpirer parfois quelque support pour une émotion, ce qui reste la moindre des choses pour un acteur de son expérience. Mais pas assez pour en construire une qui fonde le spectacle. Il se couche parfois sur scène, dans un mimétisme déplacé par rapport à la tonalité générale du spectacle (Nemours à Coulommiers) , puis se relève, animal étrange (il le dit lui-même) « entre le crustacé et le moustique ». Bien sûr, au dernier mot enfin prononcé, le public applaudit la performance – car c’en est tout de même une – de s’être en quelque sorte avalé tous ces eût et tous ces eussent. Mais très franchement, que voilà un spectacle inutile ! S’il s’agit d’apprécier la langue, la lecture complète du roman, non coupé de ses digressions dont, très doctement, Bozonnet et son équipe prétendent pouvoir se passer, suffit.
© Elizabeth Carecchio
Salle Jean Bouise, TNP Villeurbanne, jusqu'au 20 octobre, 20 heures
00:02 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : marcel bozonnet, la princesse de clèves, tnp, théâtre |