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samedi, 12 octobre 2013

Modes de guerre

Remy de Gourmont décrit en octobre 1914 à quoi Paris ressemble, la guerre déclarée.  On se promène « avec autant de tranquillité » avenue de l’Opéra et sur les Grands Boulevards. Les voitures des charbonniers  sillonnent encore les rues, et ni le sucre ni le sel ne manquent. Mais, dit-il, « c’est la main d’œuvre qui fait défaut, pour donner aux matières premières le dernier perfectionnement auquel nous sommes habitués ».  Plus de pain de luxe. Plus de sucre raffiné.  Les brioches sont tolérées, mais les croissants supprimés par les autorités militaires. « Le raffinement, écrit-il, n’est peut-être qu’une manie. »

La Bourse est fermée et « manque aux gens d’affaires ». Les théâtres sont fermés et « manquent aux gens de loisir ». Le soir, cafés et restaurants  sont fermés, et c’est ce qui modifie le plus la vie parisienne. En journée, l’un et l’autre ne peuvent plus servir de l’absinthe. Dans le naufrage des distractions, seul le cinéma a survécu. Gourmont commente : « Comme le sombre drame qui émouvait la foule il y a trois mois lui semble pâle près de celui qui se passe à quelques heures de la capitale ». Le public, de toute façon, ne semble guère s’amuser.  Les tramways ne fonctionnent que dans un sens, de l’est à l’ouest, et les lignes du métropolitain sont encombrées. La plupart des grands hôtels sont fermés et les étrangers, dont Paris tire son luxe, sont absents.

L’absence des hommes, partout : le Quartier Latin a été vidé de ses étudiants et la foire aux livres des galeries de  l’Odéon est déserte. L’étalage n’a pas été renouvelé. « Les quelques hommes sont tous d’un âge raisonnable, et les femmes y semblent désemparées ». Gourmont s’étonne qu’on ait malgré tout pensé à créer une mode pour l’hiver. Ce sera « une mode de guerre » Plus de fantaisies ni d’extravagances, des jupes droites, noires, sans ornements.  Et Gourmont d’espérer qu’à la fin de la guerre, dont il sent, comme tout le monde, qu’elle risque de durer longtemps, « les arts de la paix » refleuriront. C’est, dit-il, ce qui le fait espérer. 

Peut-être, dit-il, « qu’on n’écrit plus beaucoup de romans en ce moment où un si grand nombre d’écrivains sont en villégiature dans les tranchées ».  La partie la plus jeune de la corporation est au feu et se fait tuer. On sait déjà la mort de Péguy. Et l’autre moitié, qui n’est pas mobilisée, est immobilisée. Elle ne publie plus rien, elle attend ou écrit pour elle-même ou « pour l’avenir ».

Pourtant, on bouquine beaucoup et partout, en attendant. Les cabinets de lectures sont dépourvus. Du coup, presque avec un sentiment de culpabilité, Gourmont s’est rabattu sur Romaine Mirmault, un roman d’Henri de Régnier qu’il n’aurait sans cela jamais découpé. Beaucoup de revues ne paraissent plus. Et Gourmont de conclure que le Paris en temps de guerre ressemble à ce qu’est la province en temps de paix : « on y ressent une impression de calme toute pareille » Tenir a-t-on donné comme consigne au Front. Attendre, semble répliquer l’arrière. Ce que ce parisien par vocation ne parviendra à faire. Treize mois après la mobilisation générale, Rémy de Gourmont meurt à l'hôpital d'une congestion cérébrale le 27 septembre 1915.

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16:59 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : paris, guerre1418, rémy de gourmont, littérature, théâtre, front, arrière | | |

lundi, 07 octobre 2013

La mort et Chéreau

Il va falloir, quand on pense à Chéreau, penser à la mort. Association à la fois irréelle et logique. Irréelle parce qu’à 68 ans, toute une mythologie jeuniste désormais bien installée dans la société contemporaine nous ferait presque croire qu’on est encore un jeune homme. Logique, parce que depuis toujours, la mort est au cœur des productions de Chéreau. En 1998, par exemple, Chéreau signe un film,  Ceux qui m’aiment prendront le train. Le personnage principal, Jean Baptiste, déclare : « Je veux être enterré à Limoges ». Et quand son interlocuteur lui demande : « Pourquoi Limoges ? », il répond que ça sera plus pratique, parce qu’il y a un caveau de famille. » Alors l’autre lui fait remarquer que, pour ceux qui l’aiment, ce ne sera pas pratique de se rendre à l’enterrement. Et Jean Baptiste réplique : « Eh bien ceux qui m’aiment prendront le train, ce n’est pas si compliqué que ça »

Des trains des gares… C’est dans la gare des Brotteaux tout juste fermée au trafic, à Lyon, que Chéreau tourna son troisième film en 1983, L’homme Blessé. L’un des premiers grands rôles de Jean-Hugues Anglade. On y meurt à la fin, déjà. Gisants pré sidaïques et déjà post-modernes. Tout comme, sur un autre ton, en  75, dans la Chair de l’Orchidée, d’après le roman de Chase qui fait suite à Pas d’orchidées pour Miss Blandish.

Chéreau a dû être l’un des plus jeunes directeurs du TNP tout juste décentralisé, de 1971 à 1981. Il essuie les plâtres, comme on dit, auprès de Planchon, place Lazare Goujon . Période faste pour le théâtre à Lyon, avec Maréchal au théâtre du Huitième. Une période dont il dira, je crois sans coquetterie, qu’elle fut artisanale. Massacre à Paris, de Marlowe, et sa scénographie monumentale, la scène croulant sous les eaux, les noyés, les fusillés de la saint Barthélémy, la mort comme un moteur de l’histoire, le cadavre comme un objet esthétique. « La mort au théâtre, on n’y croit jamais beaucoup, dit alors Chéreau. Alors qu’en fait quelqu’un qui disparait dans l’eau, qui glisse, ça donne une chose plus inhabituelle, plus rare… ». On s'en souvient, en effet.

La victoire de Mitterrand l’enlève de la capitale du saucisson pour les Amandiers à Nanterre. Chéreau devient peu à peu un personnage incontournable de la Mitterrandie. Un théâtreux de gauche sculpté dans la cire de l’Etat, un officiel du Régime, pendant masculin de Mnouchkine, porteur déjà fané des mythes de 68. Ce sera son côté générationnel agaçant au fil du temps qui passe. Comme les autres, il s’institutionnalise et l’engagement devient une posture nostalgique. Il n’empêche. La mort est toujours là, au cœur de sa création, comme le rappelle l’intermède Koltès. Elle persiste et signe.  Comme dans un dispositif à jamais bi-frontal.

Si l’actuel défenseur de la politique de Filipetti n’était plus guère intéressant, l’homme de théâtre un peu fourvoyé dans une sempiternelle nostalgie continuait de l’être. Chéreau a donc fini par mourir ce matin d’un cancer au poumon. Façon de payer le tribu de sa génération aux industriels du tabac. Les hommages vont pleuvoir, avec ce qu’ils ont de fourbes, et parfois d’irréels. Libé fera sa une. On ne pourra plus dire à quel point on a détesté Dominique Blanc braillant de façon hystérique le rôle de Phèdre, sous le prétexte fallacieux que l’alexandrin classique ne devait plus être un vers après les barricades de 68. Il ne faudra plus  se souvenir que de la scène si inventive, si réussie dans son formalisme glaçant du récit de Théramène, dans la même Phèdre de Chéreau. Car Chéreau, c’était le pire et le meilleur de ce que la scène française de ces quarante dernière années, étudiante jusqu’à l’académisme, obstinée et légère, révoltée et conventionnelle, oublieuse et érudite, a produit avec l’argent du contribuable. Un  théâtre qui devrait se méfier des hommages, s'il veut rester vivant...

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Chéreau et Planchon en 1972, Les barbus du TNP © PINAUD / AFP

22:40 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : théâtre, patrice chéreau, tnp, amandiers | | |

dimanche, 06 octobre 2013

Le Président de Michel Raskine

Au centre du texte  du Thomas Bernhardt et dans les propos du président lui-même se niche la comparaison entre l’art politique (le premier dans sa hiérarchie) et l’art dramatique (celui qui vient juste après, avant les Beaux-Arts et tous les autres): Le dispositif  imaginé par Raskine pour la mise en scène du Président, actuellement au théâtre de la Croix-Rousse, tient tout entier dans cette assimilation d’un art par un autre : le trône et l’estrade, lieux symboliques du pouvoir, se dressent devant les spectateurs entre deux vestiaires où deux comédiens (Marief Guittier et Charlie Nelson) vont endosser les peaux successives de leurs deux personnages : la Présidente, le Président. A leur côté, un troisième officiant, régisseur à la fois du palais et du théâtre, comme l’indique sa tenue. Et une multitude de petits pantins hauts de quelques centimètres afin de figurer les personnages secondaires, parmi lesquels la bonne de la présidente, le colonel victime du premier attentat et le masseur. Ce parti pris de théâtre dans le théâtre  culmine lors du dénouement lorsque, vêtu du même tee-shirt que le régisseur, Charlie Nelson contemple la mise en bière de son personnage sur l’estrade en bois comme s’il la mettait en scène, tout en jouant du saxo.

Le texte de Bernhardt n’a rien perdu de sa force depuis 1975, bien au contraire : «En chaque individu, il y a un anarchiste », y compris dans le Président et la Présidente, qui ont enfanté le Fils qui menace de les tuer. Y compris chez les militaires, les domestiques. Y compris chez les curés et les médecins, dont il est vain de croire qu’ils pourraient former un rempart contre  les risques galopants qui menacent le pouvoir. « Ambition, haine, rien d’autre » : c’est le fameux leitmotiv, auquel se rajoute « la peur » dans la bouche du président, qui hante la scène comme le palais et court d’un bout à l’autre du texte de l’auteur autrichien : survivre aux attentats qui déciment peu à peu le Régime et ses dignitaires, tel est donc l’enjeu de ce couple présidentiel qui justifie leurs monologues successifs, lesquels s’énoncent devant le spectateur telles deux longues phrases ponctuées autant que hachées par les répétitions : manière pour les personnages de communiquer leur isolement, leurs obsessions de se dire, et surtout leur incapacité à communiquer entre eux.

Survivre et non pas vivre, non pas régner : Jadis tragique, la figure de l’ordre est devenue comique, car la classe dirigeante, nous apprend le texte, meurt finalement d’elle-même, de son exposition et de sa corruption. De son auto-érosion.

« On oublie souvent, déclara Raskine dans un interview, que Thomas Bernhardt est un survivant. Il aurait dû mourir à 18 ans dans un sanatorium ; les médecins n’ont jamais compris comment il a survécu à tant de difficultés d’ordre médical. Il a survécu. Je pense qu’il a mis la barre à une telle hauteur d’exigences qu’on est tiré vers le haut ».

Dans Le Président, en effet, la survie est à la fois un thème burlesque et le moyen de la satire. On répète souvent que la pièce a été montée pour la première fois au Schauspielhaus de Stuttgart en 1975, alors que s’ouvrait le procès de la bande à Baader. On se souvient moins souvent que cette année 1975 fut aussi celle où Thomas Bernhardt entreprit le premier volume de sa longue suite autobiographique avec son premier volet, L’Origine :

« Lui-même est incapable de transformer même en un seul instant de sommeil son état d’épuisement encore bien plus grand, l’état d’un blessé perpétuel », peut-t-on lire dès les premières pages de ce récit. Or c’est bien cette rencontre entre la comédie du pouvoir et la tragédie de la survie qui confèrent aux deux personnages de la pièce leur épaisseur toute particulière, toute bernhardienne, mais aussi plus classique, plus universelle qu’une simple pièce au motif politique : c’est ce que soulignent la mise en scène de Raskine, comme la performance des deux comédiens, sur le fil d'un bout à l'autre du spectacle. Un beau et vrai moment de théâtre, en ce moment-même à la Croix-Rousse.

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Marief Guittier  Photo © Loll Willems

Théâtre de La Croix-Rousse, jusqu'au 11 octobre 2013

mercredi, 02 octobre 2013

Petites histoires stupéfiantes

Première soirée de la nouvelle saison, aux Ateliers, en plein cœur du quartier Mercière., Le soir, il fait encore doux. A 20h 30, badauds et touristes se lantibarnent. Pendant ce temps  Chavassieux en personne explique à son public la situation du théâtre. Depuis des mois qu'il a perdu son co-directeur, Simon Délétang, ,la municipalité ne se presse pas pour lui trouver un successeur. Depuis juillet, on attend sa nomination. Et en attendant, plus le moindre financement public. Chavassieux explique qu'il paye ses artistes à la recette. Et ça tombe bien : voilà que Jean-Paul Bolle-Reddat descend la travée centrale en prévenant : « J’arrive les mains vides » Puis grimpe sur le plateau. Vide, presque. Un tabouret, un caddy, un aspirateur pour le ménage. Soudain, tout ça prend du sens, entre réel et fiction. 

Le comédien a choisi de raconter les Petites histoires stupéfiantes. C'est, une création de la Cie Drôle d’équipage en résidence au théâtre de Givors (voir extrait ICI). A l'origine, un texte de 18 heures jamais monté, pensez donc, plus long encore que Le Soulier de Satin !  Ma Solange, comment t'écrire mon désastre, Alex Roux, de Noëlle Renaude. L'auteure a accepté que le comédien en picore une heure et quelques dix minutes, comme un moineau, et nous avec. Bolle-Redat est, on le sait, un amateur de Pierre Michon comme de Karl Valentin, qui a frotté son talent à Jean Louis Martinelli, Didier Besace, Jerôme Deschamps et a donc rejoint à présent Charly Marty pour sa première mise en scène. 

L'histoire ? Celles des vrais gens, comme on le répète depuis Robert Park et l'invention de la sociologie. Ceux, par exemple, qui travaillent dans la moquette, écoutent Iglésias, et dont les existences à jamais floues posent un problème à la société. Là où ils sont, là d'où ils postent leurs cartes postales, c'est toujours nulle part. Noëlle Renaude ne travaille pas le non-sens, mais plutôt le petit sens. C'est d'ailleurs pourquoi des extraits de son texte sont travaillés souvent dans des cours de théâtre ou des compagnies amateurs. Instants choisis où se croisent parfois  les fameux passés simples fautifs, le boucher venda, prena, disa... C'est l'expérience et le talent de Bolle-Reddat qui assurent le lien. Pour nous entraîner d'un prodigieux numéro de marionnettistes, à deux mains (vides) à un duo avec Salvatore Adamo au portable. On pense à Pierre Autin Grenier et Toute une vie bien ratée, A notre époque, personne ne fait son âge, lance, par sa bouche, un personnage. Celui qui meurt après tout le monde, lance un autre, finit quand même par mourir. Impossible de ne pas tomber en empathie avec eux, puis de s'en distancier l'instant qui suit pour en sourire. Le premier invité de cette saison aux Ateliers, aussi spéciale que neuve parce qu'elle devrait être celle de sa renaissance, éblouit finement mais surement. Il est donc à ne pas rater.

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Petites histoires stupéfiantes, Les Ateliers, d'après Noëlle Renaude, ms Charly Marty, avec Jean-Claude Bolle-Reddat, du 1er au 19 octobre 2013 à 20h30, samedi à 19h, 1h10

mercredi, 25 septembre 2013

En sursis

Le plan social des librairies Chapitre qui prévoyait la suppression de 271 postes en France, et la liquidation du magasin de Bellecour (l’ancien Flammarion) a été suspendue. La librairie lyonnaise est donc en sursis. 

 En sursis également le petit théâtre d’André Sanfratello où nous jouâmes notre Colline aux canuts il y a déjà longtemps. Une subvention en moins (22 000 euros) de la DRAC, et l’Espace 44 joue sa survie. Une pétition adressée à la ministre de la culture peut être signée ICI.

En sursis, on le sent par ailleurs dans l'air de cette époque, tant de choses. Le durcissement de la société en général, les difficultés croissantes des gens, l'absence de visée, l'implantation du technologique en tous lieux, l'effacement d'une culture plurielle au profit de cet usage du divertissement de masse dont les pouvoirs aussi bien politiques qu'économiques usent et abusent ; tout cela fait que des habitudes s'estompent, des usages s'effacent, des lieux disparaissent. En sursis, par exemple, après celui de Lyon et celui de Marseille, le Grand Hôtel-Dieu de Paris.

On pourrait, mais je n'en ai pas le cœur, dresser un inventaire à la Prévert assez facilement en faisant une petite veille sur le web de tout ce qui, encore vivant, demeure en réalité en sursis. A commencer, dirait le philosophe, par soi-même. Mais justement. La tradition voulait que, face à nous qui passons, se dressât le monde, qui reste. Les dominants politiques de la planète ont, depuis un certain temps, programmé la disparition du monde traditionnel derrière ce qu'ils appellent le changement. Le monde, comme entité culturelle stable, est donc en train de s'émietter doucement. Et tous les individus sont sommés, dans cette évaporation, de positiver. Car leur dit-on, à eux qui ne sont que de passage, et alors qu'on a déjà programmé leur remplacement : "vous êtes la valeur étalon, vous êtes le citoyen référent, vous êtes le centre stable de toute cette agitation".  C'est un monde inversé, comme en Iowa où l'on apprend que, par souci de non discrimination, les aveugles ont désormais le droit de porter une arme comme les voyants. Un de nos brillants politiques, n'en doutons pas, nous dira bientôt que l'Iowa est à la pointe du progrès. Au nom de la déraison des Droits de l'Homme, les droits de l'homme aussi, partout, sont en sursis.

05:15 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : espace44, librairie chapitre, bellecour, lyon, théâtre | | |

samedi, 29 juin 2013

Jean Vilar et Louis Guilloux

C'est assez réjouissant d'écouter Vilar raconter ses tournées dans un pays qui a disparu. Pas d'affiches, mais des parades à l'accordeon pour annoncer les Comédiens de la Roulotte de Paris qui joueront le soir Georges Dandin. Vilar parle de son accent sétois, de son ami André Schlesser, des vaches maigres et des salles pleines. Il porte cravate et cigarette, comme en son temps, prédit un grand avenir à Jean Désailly, et déclare tout de go qu'il n'aimerait pas avoir un théâtre à Paris.

 

Louis Guilloux parle de Coco Perdu dans ces premières minutes d'Apostrophes. Il parle de morlingue et de coûter bonbon, en vrai homme du XIXème siècle, puisqu'il est né en 1899. Guilloux a cette manière qui n'appartient qu'à lui de faire sentir à Pivot que ses questions sont ...

21:09 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : théâtre, jean vilar, andré schlesser | | |

mercredi, 20 février 2013

Les enfants se sont endormis

J’étais très curieux de cette Mouette argentine,  ré-écrite et revisitée par Daniel Veronese, après Les Trois Sœurs (Un homme qui se noie) et Oncle Vania (Espionne une femme qui se tue). Il y a comme un jeu farceur dans cet exercice qui invite à la comparaison avec l’original tout en se proposant d’exister par soi-même. Daniel Veronese gère cette tension avec beaucoup d’habileté, en jouant de plusieurs dépaysements :

Une transposition dans une durée bien plus courte, avec un texte très resserré, des monologues raccourcis, des répliques rajoutées, qui signent le passage du verbe de 1895 à la parole de 2013.

L’utilisation de costumes contemporains – ou atemporels, et d'un décor dénué de tout signe de richesses, loin de la vaste propriété de Sorine,  une table, deux canapés, quelques chaises, un ensemble plutôt précaire.

Il y a surtout la transposition dans une autre langue, l’espagnol, un autre continent, l'Amerique du Sud

Et c’est troublant, pour un français, de recevoir cette Mouette ainsi repliée sur soi, en cet accent du Sud et en ce décor aussi dépouillé que passe-partout. 

Une fois le code et la convention acceptés, intégrés, la mise en situation crée un effet de sourdine aussi théâtral que déconcertant, comme si le sens de ce classique enfoui sous la langue russe retrouvait dans la psalmodie espagnole et ce lieu quelconque une autre étrangeté que celle que nous lui connaissions, et une nouvelle liberté.

L'attention se concentre du coup sur ce qui demeure essentiel chez Tchekhov comme chez Veronese, c’est-à-dire les personnages, et derrière ce qu’ils rêvent d’être, leur nudité, leur fatuité et leur ennui, ce qui les rend au sens plein humains,  universels.

Au centre de la pièce, il y a toujours Nina. Nina, la mouette, qui tombe amoureuse non de Trigorine, l’écrivain de passage, mais de l’idée qu’elle se fait d’un auteur, d’une façade. Elle dit qu’elle est actrice, mais en même temps, on sait qu’ici encore elle sera toujours la mouette, le personnage dans laquelle Trigorine l’a distribuée, un rôle qu’il faut jouer. Au centre de la pièce, il y a toujours le théâtre et sa mise en abîme, avec la pièce de Treplev elle aussi ramenée à l’essentiel : « les hommes, les lions, les aigles et les perdrix… », quelques mots récités le plus sobrement possible. Et cette dialectique  du comédien jouant un personnage lui-même un comédien.

Au centre de la pièce, il y a toujours l’amour inassouvi de chacun, enfin, un amour insensé fait de la nostalgie d’un Dieu perdu, qui conduit au dénouement tragique qu’on sait.

Véronèse explique que La Mouette est une pièce chorale : Ce sont dix personnages dont quatre sont centraux, et aucun vraiment secondaire, dit-il. Dans l’espace unique, triangulaire et clos de sa mise en scène, c’est bien cela qui saute aux yeux durant toute la pièce, et qu’on garde en mémoire : la circulation de la parole entre dix personnages qu’on ne dira pas en quête d’auteur, mais en quête l’un de l’autre à travers la fiction de la comédie qu'ils se jouent, et le décalage temporel d’un siècle et d’un pays à l’autre. Et cela ne manque pas de second degré, lorsque Treplev lance par exemple que si le père du personnage est l’auteur, sa mère est l’acteur, ou qu'on ouvre le quatrième mur pour mieux rétablir le huis-clos où s'arrime l'étrange dialogie entre Tchékhov et notre temps.

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© Catherine Vinay

 

Les enfants se sont endormis d’après La Mouette de Tchékhov, à voir au Théâtre de la Croix-Rousse jusqu’au 22 février 2013

 

Adaptation et mise en scène Daniel Veronese Avec Ernesto Claudio, Boris Alekseevich Trigorin Marcelo D’Andrea ,Evguenii Serguevich Dorn Claudio Da Passano,Semion Semionovich Medvedenko Lautaro Delgado, Konstantin Gavrilovich Treplev María Figueras, Nina Sarechnaia

Pablo Finamore, Ilia Schamraev  Ana Garibaldi, Mascha Marta Lubos, Polina Andreevna María Onetto, Irina Nikolaevna Arkadina Javier Rodriguez, Piotr Nikolaevich Sorin

Durée : 1h30  En espagnol surtitré en français

mardi, 19 février 2013

Ebauche pour une mise en scène du fragment Thalia d'Hypérion

Beauté fort rarement égalée dans la littérature que cette première version d’Hypérion, publiée dans la revue Thalia de Schiller en 1794. Le texte, comme la version définitive, est placé sous la garde d’Ignace de Loyola, avec cet épigraphe est dominerait le décor de façon à la fois évidente et énigmatique, comme la signalétique dans un aéroport : « non coerceri maximo, contineri tamen a minimo » (ne pas être limité par le plus grand, n’en tenir pas moins dans les limites du plus petit).

Entre ces deux attitudes, dont Hölderlin compose à sa manière deux idéaux soumis à la libre volonté de chacun et dont il esquisse ses deux personnages, le vide, dont je demanderai à mon technicien lumières de jouer sans retenue ; le spectateur et la perception qu’il développerait de lui-même ne serait au fond qu’une intention arcboutée entre ces deux pôles : « Nous ne sommes rien, c’est ce que nous cherchons qui est tout ». Hypérion et ses multiples autres, répandus dans la salle...

« J’ai peur pour toi quand je te vois si sombre et violent » s’écrie Mélite (1) devant Hypérion, auquel elle intime l’injonction très romantique de continuer à l’aimer sans néanmoins satisfaire son désir : « Dis à ton cœur que c’est en vain qu’on cherche la paix hors de soi quand on ne peut se la donner d’abord » : Toujours ce malentendu amoureux entre une forme de paix qui serait la satisfaction du désir, et une autre d’où, en amont, naîtrait le désir. Vertige du commencement, désolation d’en finir. Le dialogue, l’écriture se nichant dans le précaire équilibre entre les deux. Les mouvements des deux acteurs aussi, ce qu’en terme pédant on appelle la proxemie, à concevoir à partir de cette phrase. Se toucher de loin, autrement dit. S’écarter de près.

« Et comment des mots pourraient-ils apaiser la soif de mon âme ?», confesse Hypérion ou Hölderlin, fondus dans une même lettre, une même voix. Sur scène, l’acteur hésiterait devant cette phrase : simple remarque ontologique ou bien hurlement de douleur ? Il y a des deux, justement. Je demanderai à l’acteur de faire entendre les deux. Qu’il se débrouille et surtout qu’il ne se contente pas d’être technique. Ceux qui croient tout résoudre par la technique ont tué ce qu’Hölderlin et les siens nommaient le sentiment, c'est-à-dire l’art. Le paradoxe du comédien et ses multiples gloses étant leur funeste alibi.

Le projet du spectacle pouvant se déplier à partir de cette phrase d’Hypérion : « je rêve d’abolir le fardeau de la finitude (décor) qui bafoue la sainteté de notre amour (lumières) et, pareil à un homme enterré vivant, mon esprit se révolte contre les ténèbres qui le tiennent captifs (diction, jeu). Remarques et hurlements.

Il y aurait à prendre en compte le temps du spectacle, sa durée. Le fragment Thalia d’Hypérion comporte, dans l’édition de Pléiade, 20 pages  (de 113 à 123). Pas question de retrancher un seul mot. Il faudrait concevoir la durée comme la progression d’une souffrance inouïe, perceptible jusque dans l’haleine des acteurs. La durée, comme une sorte de mime : « Comme si tout le mal de l’existence provenait de la seule rupture d’une unité primitive », indique le poète dans sa langue si maladroite.  Quand un comédien ouvre la bouche, n’est ce pas ce qu’il fait ? Rompre d’avec le silence, et puis grimacer quelque chose, jusqu’à se tordre les muscles de souffrance ? Maladresse des corps comme réponse à la finitude des mots.

Le moment d’applaudir. Retour au point liminaire, en somme, toutes les préoccupations individuelles et sociétales en moins. Un texte serait passé par là. Moment d’applaudir : Sorti de l’obscurité et enfin recentré sur soi-même, le public se bouge quand même un peu, accepte de vivre (« Il est beau que l’enfant ne domine rien, alors même que la mort est à la porte »), il applaudit, geste si possible empli de ferveur, façon de répondre à la plainte du poète :

« Hélas, le Dieu en nous est toujours pauvre et seul. Où trouvera-t-il ses pareils ? Ceux qui furent, et seront là un jour ? A quand le grand revoir des esprits ? Car je le crois, nous fûmes tous réunis, autrefois. Bonne nuit Bellarmin. Demain, ma plume sera plus calme ».

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Plaine de Beotie vue du Mont Citheron, où s'achève Le fragment Thalia

 (1) Laquelle deviendra Diotima dans la version finale

11:38 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, hypérion, thalia, littérature, holderlin, schiller, romantisme | | |

vendredi, 08 février 2013

Everest

Nino d’Introna nous a habitués à la finesse d’exécution de ses mises en scène. Avec Everest, sa toute dernière création au TNG, il ne déçoit pas son public.

A l’origine, la commande d’un texte traitant du thème du père, que Nino d’Introna proposa à Stéphane Jaubertie (1). Ce dernier inventa un huis-clos à trois, un père, une mère, un fils. Une famille pauvre, chez qui l’on mange des oignons et des mini-saucisses, où on ne prit jamais le temps d’écouter sa « demande intérieure » ni, « jusqu’au plus loin de nos ancêtres » celui d’ouvrir un livre.

Entre le père qui s’évade régulièrement dans la forêt (« ma cathédrale à ciel ouvert », dit-il) et la mère qui sait ce qu’elle veut (« une chaudière neuve et qui vous change la vie », dit-elle), le fils unique qui grandit est le principal récitant du spectacle (« mes parents n’étaient pas méchants. Ils me faisaient du mal, mais gentiment », dit-il). Toute la mise en scène se construit autour de son point de vue, à travers des variations très subtiles de la taille de ses parents, qui alternativement diminuent et grandissent, par la grâce du théâtre d’ombres et de marionnettes. 

L'action se déroule sur et autour d’une table de cuisine, laquelle s’encombre peu à peu de livres. Car sans dévoiler le fantastique de l’intrigue, on peut dire qu’Everest est avant tout un apologue sur la nécessité de la littérature, « des sommets de la littérature », qui seuls permettent de retrouver dans un univers miniaturisant une taille d’homme et tout ce qu’elle représente métaphoriquement. La figure du père est donc plurielle puisque derrière lui se cachent celles des auteurs de la littérature universelle.

Sur le plateau, derrière un voile qu’animent des jeux de lumière, l’arrière plan, le hors-champ : la chambre nuptiale où le fils rêve de dormir, la salle de bains où la mère va pleurer, la forêt où le père se fait piquer par le serpent, la banque qui refuse de prêter l’argent, la maison du voisin où se déroule l’adultère, l’Everest, enfin, que le fils devra un jour conquérir.

Everest est un pari audacieux qui mêle la légèreté et la cruauté du conte initiatique pour suggérer en creux les menaces qui pèsent sur notre époque. Car le texte de Stéphane Jaubertie, non sans faire courir à la scène le risque d’un pesant didactisme, formule au fil des tableaux de multiples questions : la plus singulière aventure est-elle intérieure ou extérieure ? L’homme se doit-il plus à l’amour ou à la forêt ? Aux autres ou à lui-même ? Est-ce l’homme qui fait l’enfant, ou l’enfant qui fait l’homme ? C’est le talent de Nino d’Introna de créer à partir de ces thèmes généraux des visuels poétiques, avec le souci du détail dans les enchainements et le raffinement de la mise en espace qu’on lui connaît, non sans la précieuse collaboration de Patrick Nejean pour la musique et d’Andrea Abbatangelo pour la lumière.

 

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© : Cyrille Sabatier

Everest, de Stéphane Jaubertie, mise en scène de Nino D’Introna, avec : Angélique Heller, Cédric Marchal, Gabriel Hermand-Priquet en alternance avec Alain-Serge Porta 
TNG, jusqu’au 22 février.

1     C’est la troisième fois qu’il travaille avec lui, après,  Yaël Tautavel et Jojo au bord du monde