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jeudi, 07 février 2013

Rapport sur moi

Grégoire Bouillier est un écrivain attachant. Il a publié chez Allia successivement Rapport sur moi (2002) et L’invité mystère (2004). C’est ce premier texte que Matthieu Crucciani vient de représenter auxthéâtre des Ateliers, en ouverture du festival Sang neuf, qui se prolonge jusqu’au 9 février

« J’ai vécu une enfance heureuse » Ouverture d’un récit, qui se clôt quelques 150 pages plus tard par un « c’est encore heureux », lâché par le narrateur, à qui sa mère vient d’expliquer qu’elle a raté son suicide. Le spectacle est de bout en bout tenu par un Pierre Maillet éblouissant de justesse, de drôlerie et parfois de réserve, pour donner vie à ce texte a priori difficile. Car il s’agit d’un texte autobiographique, dans lequel Grégoire Bouillier raconte sans concession ni pour lui ni pour les siens ce que furent les moments fondateurs de son enfance, et ce qu’il en fit.

Parler longtemps de soi, dans un monde comme le nôtre qui bannit le lyrisme et l’exaltation du moi, n’est possible que sur le registre nuancé de la fausse candeur ou celui de la dérision, et presque sur le ton de l’excuse. Maillet, qui jouait avec bonheur le curé dans l’Entêtement de Spregelburd il y a peu à la Croix-Rousse, manie fort bien ces tonalités, pour raconter les douleurs et les tentatives d'évasion du personnage, ses illusions, ses soumissions et ses déceptions.

Crucciani a retenu les moments nodaux du récit de Bouillier sans céder à la facilité, et on peut l’en remercier. Y compris  les plus difficiles, comme celui où l'écrivain (que fascine Joyce) évoque le personnage d’Homère. « C’était comme si j’offrais mon visage au soleil », lâche alors dans un sourire  le comédien, avant d’expliquer qu’en filigrane, comme un certain Bloom ou un certain auteur de théâtre dans le Mépris de Godard, « les aventures d’Ulysse se révélaient les miennes, non pas identiques mais reprises ». C’est le moment où se délivre à la fois la clé du récit et la clé du spectacle, le moment où « comme le Roi-Soleil entouré des quatre femmes qu’il avait aimé », le personnage se donne presque naïvement comme « un inédit d’Ulysse », faisant de la fiction en tout cas un rempart contre la réalité decevante.

Le fil de la narration est entrecoupé de séquences musicales puisque la scène est en réalité un moment de répétition entre trois musiciens des Klongs, joués par Eléonore Du Bois -Jouy et Mathieu Desbordes, remarquable batteur, qui servent un peu trop souvent de simples  oreilles bienveillantes à Pierre Maillet lorsque ce dernier ne brise pas le quatrième mur en s’adressant directement au public. Là réside la faiblesse de cette mise en scène, qui ne va pas jusque au bout du parti pris proposé en se refusant à établir des rapports significatifs entre les musiciens. Mais elle garde le mérite de restituer fidèlement l’univers singulierement générationnel de Bouillier, et pour cela, le spectacle vaut le déplacement.


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Photos © Jean-Antoine Raveyre

Les Ateliers de Gilles Chavassieux, qui traversent actuellement une passe difficile avec le récent départ de Simon Délétang, proposaient ce spectacle dans le cadre d'un festival consacré à des formes innovantes, qui s'achevera le 9 février, Sang Neuf.  A suivre ici les principaux renseignements sur les autres spectacles. 

mardi, 22 janvier 2013

Lucchini est plus intelligent que l'Education Nationale

Et sans doute que la Comédie Française, contre laquelle il prend la plus subtile des revanches. Alceste à bicyclette ou Quand l'effroyable vient à bout de l'indicible. A voir sans la moindre hésitation.

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lundi, 21 janvier 2013

BUCHNER : L'intégrale

 L’Intégrale…  Quelque chose de magique, dans le terme, quelque chose qui en jette. Pour justifier son choix de monter l’intégrale de Buchner, Ludovic Lagarde a coiffé d’un titre son projet: Désir et pouvoir. Ce qui revient à orienter la lecture des trois pièces de Büchner du côté de deux thèmes génériques : l’érotique et le politique, et les liens naturels aussi bien que culturels qui existent entre les deux. Au risque de réduire d’autres lignes mélodiques du texte.

Ce parti-pris donne à entendre, entre les personnages du jeune dramaturge allemand, quelques oppositions significatives : la truculence de Danton, dont le pouvoir est menacé  (« Pourquoi ne puis-je contenir  toute la beauté en moi, l’absorber toute entière), la lassitude de Léonce, dont le pouvoir est assuré (« Les abeilles sont posées avec tant de nonchalance sur les fleurs et le soleil étire ses rayons par terre avec tant de paresse. Une effroyable oisiveté suinte de partout »), l’inanité sociale de Woyzeck, qui n’a pas même les moyens, lui, de formuler la question (« On sue même en dormant. Pauvres gens que nous sommes »).

La réussite de Lagarde est incontestablement cette unité de lieu qu’il parvient à créer grâce à un dispositif scénique censée représenter « l’évolution d’un même lieu à travers l’histoire. » Elle n’est d’ailleurs jamais autant manifeste et autant réussie que dans la Mort de Danton, lorsque le lit face public, tour à tour lieu d’ébats amoureux, tribune politique, cellule de prison, charrette de condamnés devient l’espace théâtral splendide et sobre sur lequel tout se joue, le plaisir, le politique, la réclusion, la mort. Des trois pièces de Büchner, la Mort de Danton est incontestablement celle qui est la mieux servie par le projet, parce qu’elle en constitue sans doute à la fois le cœur et le commencement. Et cette finale de La Mort de Danton est un très beau moment de théâtre. Mais est-il suffisant pour sauver l’ensemble d’un projet par ailleurs fort discutable ?

Car du même coup Léonce et Léna, bluette à la Musset projetée en plein XXIe siècle, tout comme Woyzeck, chef d’œuvre expressionniste tristement amputé des scènes de foire et de cabarets, souffrent d’un aplatissement certain. Léonce et Léna, proposé par Lagarde comme un aboutissement, n’est en fait chez Büchner qu’un point de départ, un pastiche talentueux fait d’emprunts, et cette fantaisie a du mal à conclure les débats posés par Danton. Woyzeck, au contraire, pièce inachevée proposé comme point de départ, est, comme Lagarde le dit lui-même, « le joyau noir » de la trilogie, le lieu où le mystère se densifie, et non pas la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre.

Je ne suis donc pour ma part pas convaincu du tout de la nécessité de  rapprocher en une seule unité d’action et de temps ces trois pièces qui, il faut le rappeler, n’ont pas été pensées comme une trilogie par leur auteur. Les points de convergence, s’ils existent bien, gomment - et c’est dommage - la singularité esthétique et spirituelle de certaines d’entre elles : où est passée le romantisme désenchanté de Woyzeck dans ce traitement trop linéaire et cette proposition amputée de plusieurs scènes ? Où, la fantaisie gratuite de Léonce et Léna, à qui Lagarde tente en vain de prêter un propos plus sérieux ?

Reste le spectacle. On peut regretter que Lagarde cède à des facilités purement spectaculaires : la nudité insistante de Woyzeck, tout comme l’écran de télé de Léonce et Léna, dans lequel aboient le président entouré du maître d’école et de ses conseillers, ne sont pas les éléments les plus créatifs de cette intégrale, c’est bien le moins qu’on puisse dire. Ils relèvent là encore plus de la volonté du metteur en scène que de l’écoute attentive de ce que l’auteur a écrit. Si l’énergie de l’interprétation (particulièrement chez Poitrenaux, Délatang, Allouf),  la scénographie d’Antoine Vasseur etla régie lumière minutieusement pensée sauvent le spectacle, qui se laisse  finalement regarder, je ne sais, pour conclure, si  le très beau moment central qu’est cette Mort de Danton suffit à combler l’incohérence globale du propos.

 

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Crédit photo : Pascal Gely


 

jeudi, 17 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (1)

« Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. »                                       (Büchner – Woyzeck)

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J’avais eu l’occasion de travailler à une mise en scène de Woyzeck en 2002. Bien avant ce qu’on pourrait appeler la mode Woyzeck, elle était de mes pièces préférées, auprès de Phèdre et du Misanthrope. Goût classique, sans malice et sans grande originalité, j’en conviens. Si j’étais directeur d’un centre dramatique, je crois que ma première saison prendrait corps avec les trois, voyez. Du nourrissant. Qui compterai-je comme abonné ?

Dimanche, je file à Paris pour assister à l'intégrale que Lagarde monte du théâtre de Büchner au théâtre de la Ville Du coup, je resors quelques extraits du dossier que j'avais publié à l'époque (il y a onze ans, diable....)

Woyzeck m’a conquis dès la première fois que je l’ai vu sur scène, à la Piscine de Chatenay Malabry je crois, parce que c’est à la fois l’histoire d’un pauvre type et d’un être exigeant, et que cet alliage (ou cette alliance) est constitutive de nos destins particuliers, qui que nous soyons finalement.

Parce qu’aussi, comme tous les metteurs en scène qui se frottèrent à l’objet l’ont écrit un peu partout au point d'en faire un lieu commun, c’est une pièce inachevée, fragmentaire, ouverte. La monter offre un vrai risque, une belle occasion. Jean Pierre Vincent a très justement dit un jour que Büchner y cherche l’expression minimum (contrairement à la Mort de Danton, verbeuse, tellement verbeuse…). Parmi les quatre versions qu’on connait, nul ne sait quel ordre des scènes est le bon. En même temps, c’est du décousu très cousu, si j’ose dire. Une promenade à travers tout ce qui bouge, sans quitter un point fixe. Comme quand on regarde le monde en grandissant trop vite.

Au commencement, un fait divers. Dans la soirée du 31 juin 1821, le soldat Johann Christian Woyzeck, poignarde sa maîtresse à Leipzig. Très vite arrêté, l’assassin reconnaît le meurtre. Folie ou pas ? Ce qui compte, c'est que d'ordinaire, l'être Woyzeck devient extraordinaire.

Il était pourtant de notoriété publique que le soldat Woyzeck se comportait souvent de façon étrange : il entendait des voix, voyait des signes dans le ciel, s’intéressait aux pouvoirs occultes des francs-maçons. Le tribunal ordonna une expertise afin de déterminer le degré de responsabilité mentale du meurtrier.

Le Dr Clarus, conseiller à la cour, conclut une première fois à la pleine responsabilité du sujet (septembre 1821) D’appel en contre-expertise, de condamnation en recours en grâce, Woyzeck est plusieurs fois jugé jusqu’à ce que le tribunal propose une nouvelle expertise (février 1823) au même docteur Clarus, dans laquelle ce dernier conclue à nouveau à la responsabilité de Woyzeck. La bataille juridique continue jusqu’au 27 août 1824, date à laquelle Woyzeck est passé par le fil de l’épée sur la place de Leipzig, trois ans après son arrestation.

 Büchner a découvert les pièces du dossier dans la bibliothèque de son père médecin. La pièce commence après le meurtre, alors que Woyzeck est interné. Il revoit les éléments de sa vie qui l’ont conduit dans sa prison-hôpital. Les scènes se succèdent avec pour fil conducteur la seule mémoire de Woyzeck qui, se souvenant, cherche à comprendre : l’ennui dans la caserne avec son camarade Andrès, les rebuffades de son supérieur hiérarchique, les petits métiers complémentaires faits pour récolter l’argent du ménage (barbier du capitaine, cobaye pour les expériences du docteur Clarus), les scènes d’auberge et de fête foraine, dans laquelle il se promène avec sa femme Marie.

La découverte, enfin, que cette dernière le trompe avec un tambour-major, et le meurtre final, auquel en partie, Marie paraît consentir. On ne sait jamais, bien sûr, si les scènes qu’il revoit se sont passées réellement, ou si elles sont réfléchies, éclairées, modifiées par la conscience que l’épreuve a aiguisé jusqu’à ce qu’on appelle, autour de lui, la folie.

A travers le parcours de son personnage, Büchner engage une enquête   : qu’est-ce donc, ce que la société de son temps appelle « folie » ? En quoi cette « folie » peut-elle engager la responsabilité de celui qui en est victime ? Et quel sens a tout cela lorsqu’on n’est maître de rien dans sa vie, toujours soumis aux ordres ou à la pression d’autrui ?

Là où la raison cherche à établir un système de causalité, Büchner propose plutôt un système de coïncidences : la fragmentation du récit en séquences isolées est l’emblème du morcellement de l’identité de l’homme du peuple, pulvérisé par l’oppression sociale, et par la destinée. Contrairement à Danton, le fait politique s’y fait discret, pudique ; et donc efficace : En mettant en garde ses contemporains contre les méfaits d’une croyance absolue dans la générosité des scientifiques, en prenant le parti des pauvres et celui de la nature contre les zélateurs du pouvoir, en dévoilant les zones d’ombre de certaines franc maçonneries, Büchner dit des choses simples et actuelles : Méfiez-vous de qui veut vous changer, donnez-vous les moyens d’être libres, au risque de la folie.

(à suivre) 

05:16 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : georg büchner, woyzeck, littérature, théâtre | | |

mercredi, 28 novembre 2012

En attendant...

Dès son arrivée dans la salle, le spectateur est accueilli à la lueur de quelques bougies par deux cadavres mis en bière. Celui de monsieur Abélard et celui de monsieur Albert.

La scène se situe donc dans un purgatoire incertain, lorsqu’entre eux s’engage une conversation des plus mondaines. Première bonne surprise, on découvre que l’après-mort est un espace civil, presque courtois, un lieu pour tout dire théâtral où l’on apprivoise les humeurs de son prochain avec bonhommie, comme en une salle d’attente d'ici-bas.

Bien vite, on apprend que le second, nanti d’une minerve et d’un chapeau melon,  fut guillotiné pour avoir tué sa femme par le premier,  bourreau insolite en nœud-pap’, lunettes d’aveugle et haut de forme : lorsque les deux personnages décrivent leurs derniers instants respectifs, la cruauté du propos est atténuée par les jeux de mots et les choix poétiques de Jean-Pierre Roos, qui se joue de la métaphore argotique (« j’étais le soubresauteur de la dame de fer), du terme savant (« le feulement »), de la litote (« ils mouraient en écoutant Eluard, Rimbaud ou Saint-John Perse).

L’exécuteur et l’exécuté deviennent donc assez vite complices et se confient par bribes des souvenirs de leurs existences : leurs soirées de réveillon, le job de clown-infirmier dans un service hospitalier pour enfants condamnés de l’un, les difficultés financières de l’autre, contraint, le métier de bourreau offrant une rémunération aléatoire, à faire le Père Noël.

Derrière ces deux personnages insolites se profilent peu à peu des caractères : pour l’un, l’innocence et la lucidité des enfants capables de rire devant le nez rouge d’un clown alors qu’ils sont condamnés à mourir sauve quelque peu l’humanité. Pour l’autre, témoin du fait que cette innocence n’est qu’un masque, les hommes sont tous de la race de Caïn et la nature humaine, qui n’est que péché, ne peut inspirer que défiance et dégoût.

Celui qu’on attend serait le seul à pouvoir trancher. En attendant... Son ombre passe parfois, mais ne fait que passer. Qui est-il ? Existe-t-il vraiment ? Le paradoxe est que celui qui croit (Abélard) ne peut voir, et que celui qui voit (Albert) ne peut croire. Est-ce le Tout-Puissant ou un simple jardinier? Le final réconcilie les deux visions dans une sorte de cynisme aussi ludique que rêveur, où sur le mode de la chasse sanguinaire et de la comptine pour enfants, se dit la cruauté de tout recommencement.

Il y a beaucoup de finesse et d'humour dans le jeu des acteurs (André Sanfratello et Jean Pierre Roos) qui servent  avec beaucoup de connivence ce texte à la fois simple et philosophique lorsqu’il aborde la question de l’innocence et de la cruauté, du doute et de la foi. Il y a beaucoup d’élégance et de doigté dans la mise en scène d’Anny Vogel qui  anime lentement les corps des deux comédiens, tout d’abord étendus, chacun dans  son cercueil, puis alanguis comme en un transat ou un canapé, agenouillés comme sur un prie-Dieu et finalement debout comme sur un marche pied.

« Ce qui attend les hommes après la mort, avança un jour Héraclite, est ni ce qu’ils espèrent ni ce qu’ils croient ». Curieusement, cette phrase qui inspira le titre du roman d’Elie Treese dont il était question dans le billet d’hier, pourrait tout autant résumer l’étrangeté poétique de ce spectacle, à voir jusqu’au dimanche 9 décembre à l’Espace 44.

 

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En attendant

De Jean Pierre Roos.  Mise en scène d’Anny Vogel  Avec André Sanfratello et Jean-Pierre Roos.  Par Volodia Théâtre et l’Espace 44

samedi, 24 novembre 2012

La grande et fabuleuse histoire du commerce

Avec La grande et fabuleuse histoire du commerce, Joël Pommerat, qui se définit comme « écrivain de spectacles », entraîne son spectateur dans un univers viril exclusivement composé de cols blancs, tricots de corps, mocassins et impers, celui des commerciaux d’hier et d’aujourd’hui.

Pour signifier que le premier tableau se déroule durant l’année 68, un personnage allume une cigarette. Quelques volutes de fumée s’évanouiront dans l’air, tandis qu’on découvre une « équipe » de quatre vendeurs d’âge mur, prêts à initier à ses dures lois un plus jeune, Franck. C’est le temps où les méthodes américaines parviennent en Europe auréolées de modernité et conditionnent les techniques commerciales qui assurent le nouveau consumérisme des ménages.

Il y a un côté sombre à la chose, puisque vendre, c’est « faire dépenser leur fric aux gens et détourner tous leurs prétextes ». Mais c’est aussi « une suite de petits détails » qui fait l’objet d’une séries de leçons vécues de soir en soir et de chambre d'hôtel en chambre d'hôtel, un bizutage à l’humour graveleux («vendre c’est s’introduire ») et au dogme vénimeux (« vendre c’est rendre service »). Le jeune Franck se trouve bientôt pris en sandwich entre cette activité au rythme et à la fausseté implacables, qui heurte en lui ce qu'Orwell appelerait la common decency, et le besoin qu'il a de gagner de l'argent pour satisfaire sa copine. Mais alors que le décor varie toujours et paraît demeurer désespérément le même (un lit, une commode, une télévision, un lustre, un téléphone, un poste télé qui diffuse la Piste aux étoiles), le chiffre d’affaires ne parvient pas à battre le record de l’année précédente. La tension monte, la solitude guette chacun et le spectateur se retrouve de plus en plus voyeur du drame intime qui secoue l'homme dans les frusques du vendeur.

« Dans ce métier, la meilleure façon de mentir, c’est d’être sincère, souligne Joël Pommerat. Ainsi le bon vendeur doit faire avec ce qu’il y a de meilleur en lui : avec sa vérité, avec ce qu’il est ». Comme l’acteur, sauf que le paradoxe du comédien « devient chez le vendeur une malédiction, car à la différence de l’acteur qui peut repérer aisément les limites entre scène et vie réelle, le vendeur peut se perdre dans un labyrinthe » lorsque « son masque devient peau ». Et c’est ce qui arrive sous nos yeux.

Largué par sa copine, soudainement à 100% dédié à l'art de vendre, un jour, le jeune Franck dépasse ses maîtres qui, eux, s’enfoncent dans le doute et l'impuissance. Ce jour-là, ironiquement, on apprend par la télé que le drapeau rouge flotte sur l’Odéon. 

Les quatre seniors ne vont dès lors cesser de sombrer, tandis que leur élève accroîtra, malgré la situation peu propice au commerce – son chiffre d’affaires et de bonheur de jour en jour. Ces flibustiers du commerce, finalement plus proches du commis-voyageur des années trente que du manager post-moderne, demeurent cependant des camarades sensibles au sort de chacun, et leur association porte encore le nom « d’équipe », à mi chemin entre les tontons flingueurs et le clan des siciliens.

Le vingt heures de Pujadas assure la transition avec le second tableau qui se déroule, lui, au XXIème siècle : Ce sont désormais les seniors licenciés que la crise jette dans le monde de la débrouille qui font figure d'apprentis, et Franck qui peut jouer le manager au zénith de sa gloire et les coacher sans ménagement. Ce faisant, Pommerat rappelle que le retournement de situations est aussi la loi du commerce, comme le quiproquo est celle du théâtre. Quelque chose de vaguement pirandellien flotte un instant entre ces personnages en quête de réussite, et soumis tour à tour au même apprentissage. Mais les temps aussi ont changé, et l'initiation à la grande et fabuleuse histoire du commerce est en quelque sorte à recommencer. 

Chaque commercial est désormais en compétition avec son ancien équipier, et seuls les plus roublards subsistent. Significativement, le produit que nos personnages vendent n’est plus un pistolet à blanc de défense pour le citoyen-consommateur des années soixante, mais un guide universel des droits fondamentaux de l’être humain à l’usage du consommateur de citoyenneté des années 2000 : plus que jamais, pour façonner cette fameuse authenticité sans laquelle son argumentaire n’est que du vent, le vendeur doit en bon communicant se plier à l’idéologie de son temps. En devenir le porte-parole libéré et le serf soumis.

Le texte a été écrit à la suite d’entretiens réalisés dans la région de Béthune avec des  représentants de commerce. On a pu à cet effet parler de théâtre documentaire, ou sociologique. Il est servi par cinq comédiens qui le parcourent dans toutes ses nuances, grâce et malgré les micros qui créent un étrange sentiment d’éloignement et de proximité, de facticité et de véracité selon les moments. A les écouter on comprend comment en une quarantaine d’années, le commerce a été radicalement bouleversé par la crise et les techniques de coaching d’entreprise, comment aussi il est resté aussi immuable que fabuleux, tant il est vrai que ce sont les mêmes hommes qui sont heureux quand les affaires tournent, et s’effondrent en pleurs quand leurs femmes les quittent.

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© Elizabeth Carecchio

(1) Des extraits d’interviews de la  thèse de Marie Cécile Lorenzo-Basson,  La vente à domicile : stratégies discursives en interaction _  didascalie.net  ponctuent le texte de Joël Pommerat

La grande et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat

Production Compagnie Louis Brouillard.   Avec Patrick Bebi, Hervé Blanc, Éric Forterre, Ludovic Molière, Jean-Claude Perrin.
Collaboration artistique Philippe Carbonneaux  TNP, salle Jean Bouise, jusqu’au 1er décembre à 20 heures

mercredi, 21 novembre 2012

Les Lucioles à la Croix-Rousse : L'Entêtement

Les Lucioles de Rennes sont pour quelques jours de passage sur la scène de la Croix-Rousse, avec un projet scénique et littéraire exigeant : L’Entêtement, pièce de l’argentin Rafaël Spregelburd, mis en scène par Elise Vigier et Marcial Di Fronzo Bo. Il s’agit du dernier volet d’une Heptologie conçue à partir du tableau La Roue des sept péchés capitaux de Jérôme Bosch.

L’Entêtement dont il est question est celui du commissaire franquiste Jaume Plane, qui tente de mettre à jour en parallèle à l’esperanto une langue artificielle susceptible de régler tous les problèmes de communication entre les hommes, alors que s’achève la guerre d’Espagne. La scène se situe dans la salle à manger, une chambre, et le jardin de sa maison à Valence en 1939.

L’action qui se déroule simultanément dans ces trois lieux de 17h00 à 18h14 est rejouée trois fois de suite, dans chacun de ces espaces différents, et le spectateur, comme dans un puzzle, se trouve progressivement à même de reconstituer l’intrigue. « Nous avons pensé un dispositif scénique permettant d’avoir les trois lieux présents en même temps, mais avec plusieurs plans de jeu sur le plateau. Ce qui nous donne aussi la possibilité de jouer avec différents plans de langues. », expliquent les deux metteurs en scène.

Car la pièce est jouée en plusieurs langues, le français, l’anglais, le catalan, le valencien. La problématique centrale est à la fois l’arbitraire du signe et les multiples malentendus, conflits d'intérêts, guerres qu’il occasionne. Du coup, le commissaire linguiste apparaît peu à peu comme une sorte de Shannon lyrique et inspiré ayant découvert un « parler sans langue » basé sur le nombre, balbutiement du langage numérique qui révolutionnera le monde quelque cinquante ans plus tard. « Ce projet est de la grande propagande », s’exclame, admiratif, un traducteur russe venu enquêter sur l’avancée des travaux. Il est aussi inscrit dans le drame familial et affectif du commissaire qui se dévoile peu à peu comme un héros quasi faustien.

Le texte est traversé autant par la question de l’origine des langues (on fait un détour non dénué d’humour par la Préhistoire) que par celles de leur ambigüité (la langue comme outil de communication et d’incompréhension), de leur utilisation (par la religion, la littérature, la vie quotidienne et ses déboires les plus triviaux) et surtout de leur instrumentalisation par le politique.  Spregelburd place ainsi en regard l’une des plus vieilles utopies de l’humanité avec les risques de totalitarisme et d’aliénation qu’elle fait courir à chaque individu, et que l'epoque actuelle illuste si bien.

Le dispositif dramaturgique, qui juxtapose dans un même temps des scènes différentes jouées trois fois en trois lieux contigus agit comme une démonstration de ces pouvoirs et de ces limites du langage, à travers les va-et-vient et les redites des différents personnages. Ce n’est qu’à la fin, au terme d’une enquêté qui ne manque ni de fausses pistes ni d'humour, que le spectateur peut goûter le dénouement de ce drame à la fois intime et collectif, dénouement qui ne manque d'ailleurs ni de sang ni d’ironie. Avec cet Entêtement,on passe donc un beau, riche et vrai moment de théâtre. De quoi s'entêter pour longtemps.

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©Christophe Raynaud De Lage 

L'entêtement, qui a été créé en allemand, au théâtre Schauspielfrankurt de Francfort en mai 2008 par Burkhard Kominski, est à voir au théâtre de la Croix-Rousse du 20 au 24 novembre 2012 dans la mise en scène proposé par Les Lucioles.

Texte de Rafaël Spregelburd. Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et d'Elise Vigier.  Avec Judith Chemla, Jonathan Cohen, Marcial Di Fonzo Bo, Sol Espeche, Pierre Maillet, Felix Pons, Clément Sibony, Elise Vigier Traduction de Marcial Di Fonzo Bo et de  Guillermo Pisani

mercredi, 14 novembre 2012

Le guide du démocrate

Soudain retentit  le générique des Dossiers de l’écran, et, comme si s’ouvrait un rideau, le spectacle peut  commencer. Conçu à la croisée de deux textes, Le Guide du démocrate d’Eric Arlix et Jean Charles Massera  et We are l’Europe de  Jean Charles Massera,  il prend forme au croisement de deux partis-pris scénographiques :

-          une succession de croquis  montrant un couple d’homo democraticus  aux prises avec la réalité de leur banale survie en société  démocratique  post-moderne d’une part ;

-           les conseils ironiques d’un tonitruant démocratiseur, à mi chemin entre le coach et l’expert d’autre part, qui tantôt les observe et tantôt se mêle à leur existence.  

Dans l’entrelacs de ces deux jeux, le spectacle trouve rapidement un véritable rythme, grâce notamment à l'interprétation des trois comédiens, qui tient la route sans défaillir un instant.

Le démocratique a-t-il tué la démocratie ?

Cette question tient lieu de lancinant fil d’Ariane pour coudre entre eux l’ensemble des tableaux. : celui de la météo et celui de la cantine, celui de la télé réalité et du story-telling politique, du sexe d’autant plus triste qu’il est libéré, de la convivialité d’autant plus feinte entre membres d’une même tribu qu’elle est inexistante partout ailleurs, des déboires d’un quotidien pour la survie bricolée, également éprouvés par des mâles et des femelles pris en sandwich entre le dernier Goncourt et le pamphlet d’Hessel…  Car les personnages que la création aux Ateliers de Délétang propose sont imbibés à part égale de deux éléments  contradictoires : les sons, les images et les lieux communs dont la  société du spectacle les abreuve (nous abreuve) ;  les concepts dont  la tradition critique de la société du spectacle les a emplis  (nous a emplis).  Comme ils  semblent n’être plus en mesure d’adhérer ni  à la société du spectacle ni à sa critique, mais contraints de les subir tour à tour comme le côté pile et face d’un même conditionnement démocratique, leur état de non adhésion au Réel, qui  constitue à la fois leur force et leur faiblesse, devient rapidement le ressort de l’intrigue.

 

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Cela  engendre beaucoup de bruit, trop sans doute pour eux qui, entre espérance et lassitude, renoncements et questionnements ne tiennent visiblement plus en place, comme des enfants Ainsi est-ce au spectacle de  leur infantilisation (notre infantilisation) que nous sommes conviés.  Le théâtre de Deletang  met ainsi en scène  les mésaventures de la pensée critique aux prises avec « la mondialisation des échanges et des informations », la pensée critique n’étant plus dans les démocraties modernes qu’une modalité d’échange et un mode d’information de plus, une des formes conventionnelles et obsédantes du vide. La scénographie et le décor montrent avec une joyeuse efficacité l'impasse dans laquelle la mise en relation des lieux communs produits conjointement par la société du spectacle et par sa critique placent les personnages (et les spectateurs).

Que faire alors pour bousculer tout ça ? Comme le tableau final le met à jour, même le discours politique (surtout lui) est devenu un objet de marketing insipide et creux en démocratie : le guide se révèle un non guide, pas même un escroc, un individu comme un autre qui ne propose aucune solution. Dans un tel contexte et avec un sujet aussi verbeux, maintenir en vie la fonction critique inhérente à la représentation théâtrale  relève du tour de force : c’est une affaire de rythme et de croisement des points de vue, une affaire d'humour aussi; Deletang y parvient malgré tout, dans le mesure où le questionnement sur la démocratie demeure réellement vivant durant  l’heure et demi que dure la représentation, et jusqu' la fin, contradictoire. Le guide du démocrate mérite donc le détour. C'est aux Ateliers, rue du Petit David, c'est dense et tonique, et c'est jusqu'au 6 décembre.

 

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©David Anemian.

Le guide du démocrate ou Les clés pour gérer une vie sans projet

Mise en scène de Simon Délétang, avec Lise Chevalier, Steven Favournoux, François Rabette. Du 13 novembre au 6 décembre 2012.

lundi, 29 octobre 2012

Je ne reviendrai jamais

Kantor écrivit un jour que la rareté des nouveaux spectacles du théâtre Cricot 2 ne se mesurait pas au nombre de ses premières, mais à des étapes dont le contenu est soumis au mouvement long et incessant des idées : « Le montage des spectacles est le résultat de la nécessité impérieuse d’exprimer des idées ».

L’une des belles idées de Kantor fut la promotion sur scène de ce qu’il nommait  l’objet pauvre.  Un objet, disait-il, au bord de la destruction : « Cette condition désintéressée fait apparaître pleinement son objectivité : c’était un objet, le plus simple, primitif, vieux, avec des marques affirmes d’usure, pauvre. Dépouillée de toute stylistique, il découvrait sa véritable racine, sa fonction première. » (1) Une roue de char pour Le retour d’Ulysse. Les bancs d’école en bois pour La Classe morte. Une autre idée fut d’exhiber ses acteurs comme il exhibait ses objets, dans la même distance critique et la même proximité affective. Avec l’apparition du mannequin / pantin, l’un l’autre charnellement liés.

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Kantor, dessin pour Umarla Klasa

Les objets de Kantor venaient d’une société que la seconde guerre mondiale avait littéralement pulvérisée. Des roues de char, il ne fut pas le seul à en conserver, et je me souviens que bon nombre de cadres en cols blancs des années 70 en faisaient des tables à apéritifs dans leur résidence secondaire, avec cette même, arrogante et ironique « fidélité au passé » qu’en plein cœur du quartier Confluence aujourd’hui, on exhibe un pont métallique de l’ancien Port Rambaud, à titre de traces. Comme, tout aussi ridicule, le harnais de cheval dans l’entrée. Chez Kantor, l’objet conservait pleinement son pouvoir de paroles, parce qu’il gardait aussi sa pauvreté. Jusque sur la scène où il était représenté.  Il n’y a que dans les salles des ventes que je retrouve parfois, devant une bassine en cuivre ou une marmite en fonte cette originalité de l’objet pauvre. Jamais au théâtre désormais.

« Tout ce que j’ai fait dans l’art n’a été qu’un reflet de mon attitude à l’égard des événements qui se déroulaient autour de moi », dit aussi Kantor. On pourrait longuement s’interroger sur ce qu’est le « reflet d’une attitude ». Kantor lui-même compara son « attitude » à celle des dadaïstes : « Lorsque après la guerre, vers les années 60, j’ai rencontré les œuvres des dadaïstes, elles représentaient déjà des positions et des valeurs de musée. Eux-mêmes avaient vieilli ou étaient morts. Mais je sentais que l’esprit de leurs manifestations, de leurs scandales, de leurs protestations et révoltes vivaient toujours. Ils étaient la génération de la Première Guerre mondiale, moi je supportais sur l’échine le non moins grand et horrible fardeau de la Seconde ».

 J’y vois pour ma part la définition même de la posture du satirique. Dans son esthétique même, et non dans son propos, Kantor fut un satirique digne de Pétrone ou de Juvénal. C’est le centre même de la société de consommation et de son théâtre de pures conventions qu’il atteignait avec son objet pauvre, ses propres blessures et ses propres révoltes

La société de consommation est sans doute emplie d’objets de pauvres, partout laids et méprisables. Mais elle ne contient plus d’objets pauvres, à la façon des bancs de la Classe Morte : à aucun elle ne laisse plus le temps de vieillir et de se charger de significations. Il devient dès lors fort difficile d’imaginer que le théâtre contemporain puisse se trouver un continuateur de Kantor : comme la tragédie racinienne ou le roman joycien, il peut certes – et il l’a été déjà à maintes reprises – être imité, pillé. Mais l’on ne voit pas sur quelle réalité scénique capable de soulever l’émotion que souleva l’objet pauvre un continuateur pourrait s’appuyer à présent.

Ce fut d’ailleurs de la part de Kantor une étrange idée que d’aller à Milan donner, comme il le fit à la veille de sa mort, quelques Leçons (2), alors que tournait encore son dernier chef d’œuvre, Je ne reviendrai jamais. Souvent, et jusque dans cette dernière création, Kantor avoua être obstiné par la question du « retour au temps de ma jeunesse, quand j’étais un petit garçon »  C’était avouer ce que tous ses spectateurs avaient compris, depuis longtemps : à quel point son théâtre réputé engagé était en réalité une forme autobiographique.

 

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Kantor, dessin pour Qu'ils crèvent les artistes

 

1 Fragments du théâtre Cricot 2, 1955-1988

2 Leçons de Milan, traduites par Marie Thérèse Vido Rzewuska, Actes Sud, 1990

13:52 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : tadeusz kantor, cricot2, je ne reviendrai jamais, théâtre | | |