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lundi, 21 janvier 2013

BUCHNER : L'intégrale

 L’Intégrale…  Quelque chose de magique, dans le terme, quelque chose qui en jette. Pour justifier son choix de monter l’intégrale de Buchner, Ludovic Lagarde a coiffé d’un titre son projet: Désir et pouvoir. Ce qui revient à orienter la lecture des trois pièces de Büchner du côté de deux thèmes génériques : l’érotique et le politique, et les liens naturels aussi bien que culturels qui existent entre les deux. Au risque de réduire d’autres lignes mélodiques du texte.

Ce parti-pris donne à entendre, entre les personnages du jeune dramaturge allemand, quelques oppositions significatives : la truculence de Danton, dont le pouvoir est menacé  (« Pourquoi ne puis-je contenir  toute la beauté en moi, l’absorber toute entière), la lassitude de Léonce, dont le pouvoir est assuré (« Les abeilles sont posées avec tant de nonchalance sur les fleurs et le soleil étire ses rayons par terre avec tant de paresse. Une effroyable oisiveté suinte de partout »), l’inanité sociale de Woyzeck, qui n’a pas même les moyens, lui, de formuler la question (« On sue même en dormant. Pauvres gens que nous sommes »).

La réussite de Lagarde est incontestablement cette unité de lieu qu’il parvient à créer grâce à un dispositif scénique censée représenter « l’évolution d’un même lieu à travers l’histoire. » Elle n’est d’ailleurs jamais autant manifeste et autant réussie que dans la Mort de Danton, lorsque le lit face public, tour à tour lieu d’ébats amoureux, tribune politique, cellule de prison, charrette de condamnés devient l’espace théâtral splendide et sobre sur lequel tout se joue, le plaisir, le politique, la réclusion, la mort. Des trois pièces de Büchner, la Mort de Danton est incontestablement celle qui est la mieux servie par le projet, parce qu’elle en constitue sans doute à la fois le cœur et le commencement. Et cette finale de La Mort de Danton est un très beau moment de théâtre. Mais est-il suffisant pour sauver l’ensemble d’un projet par ailleurs fort discutable ?

Car du même coup Léonce et Léna, bluette à la Musset projetée en plein XXIe siècle, tout comme Woyzeck, chef d’œuvre expressionniste tristement amputé des scènes de foire et de cabarets, souffrent d’un aplatissement certain. Léonce et Léna, proposé par Lagarde comme un aboutissement, n’est en fait chez Büchner qu’un point de départ, un pastiche talentueux fait d’emprunts, et cette fantaisie a du mal à conclure les débats posés par Danton. Woyzeck, au contraire, pièce inachevée proposé comme point de départ, est, comme Lagarde le dit lui-même, « le joyau noir » de la trilogie, le lieu où le mystère se densifie, et non pas la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre.

Je ne suis donc pour ma part pas convaincu du tout de la nécessité de  rapprocher en une seule unité d’action et de temps ces trois pièces qui, il faut le rappeler, n’ont pas été pensées comme une trilogie par leur auteur. Les points de convergence, s’ils existent bien, gomment - et c’est dommage - la singularité esthétique et spirituelle de certaines d’entre elles : où est passée le romantisme désenchanté de Woyzeck dans ce traitement trop linéaire et cette proposition amputée de plusieurs scènes ? Où, la fantaisie gratuite de Léonce et Léna, à qui Lagarde tente en vain de prêter un propos plus sérieux ?

Reste le spectacle. On peut regretter que Lagarde cède à des facilités purement spectaculaires : la nudité insistante de Woyzeck, tout comme l’écran de télé de Léonce et Léna, dans lequel aboient le président entouré du maître d’école et de ses conseillers, ne sont pas les éléments les plus créatifs de cette intégrale, c’est bien le moins qu’on puisse dire. Ils relèvent là encore plus de la volonté du metteur en scène que de l’écoute attentive de ce que l’auteur a écrit. Si l’énergie de l’interprétation (particulièrement chez Poitrenaux, Délatang, Allouf),  la scénographie d’Antoine Vasseur etla régie lumière minutieusement pensée sauvent le spectacle, qui se laisse  finalement regarder, je ne sais, pour conclure, si  le très beau moment central qu’est cette Mort de Danton suffit à combler l’incohérence globale du propos.

 

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Crédit photo : Pascal Gely


 

vendredi, 18 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (2)

Un homme en rase un autre, une discussion s’engage : la motivation de cette discussion tient un peu du parler pour ne rien dire. Les propos du capitaine ont donc une visée moins sérieuse qu’il n’y paraît. Ses énoncés sont souvent creux : «  Woyzeck, quel temps fait-il aujourd’hui ? », «La morale, c’est quand on est moral ! » On parle pour tuer le temps, pour combler le silence. Woyzeck, quant à lui, est concentré sur autre chose : il travaille. Plusieurs fois, il répond « Oui mon capitaine », et ce Oui n’a aucune valeur d’acquiescement aux propos du capitaine. Il signifie tout autant « Laissez-moi travailler » que « Taisez-vous donc » et en même temps : « Si vous voulez ! Vous êtes mon supérieur, vous avez forcément raison ».

 L’action, par ailleurs, place Woyzeck (inférieur hiérarchique) en situation de force : il dispose d’une arme (le rasoir) et le capitaine est passif, vulnérable. L’action inverse le rapport de force entre les personnages, et cela oriente également la compréhension qu’on peut avoir de l’échange. Lorsque le capitaine attaque Woyzeck sur sa vie privée (« Il a eu un enfant sans la bénédiction de l’Eglise »), ce dernier sort brusquement de sa réserve.

Cela peut s’expliquer de deux façons : la séance de rasage est terminée ; il ne supporte plus la leçon de morale, il explose. Nul doute qu’il ne l’aurait pas fait dans une autre situation, à la caserne par exemple. Pour une fois, Woyzeck parle vrai : « Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. » 

Il justifie par la misère ses manquements à l’ordre moral. C’est alors que le capitaine introduit la notion de vertu  (la morale est acquise, la vertu est innée). Si on n’a aucune morale sociale, on peut au moins avoir une vertu naturelle ; mais Woyzeck ne fait pas très bien la distinction entre ces deux notions, qui lui paraissent abstraites et qu’il ne comprend pas : Vertu, morale, c’est pour lui la même chose, qui ne s’acquiert que grâce à un statut social  (« Si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon, j’aurais de la vertu »).

Le comportement du capitaine ne l’aide guère à comprendre la distinction entre ces deux notions, puisque la vertu n’est pour ce dernier qu’un moyen de tuer le temps. Au final, comme en témoigne l’épuisement du capitaine à la fin de la scène, c’est le pauvre et l’ignorant qui l’emporte : Il n’a peut-être pas de vertu (= de morale), mais il « suit sa nature » (il est donc vertueux, à sa façon).

       Le point de vue de Büchner est donc exposé à travers l’action : il prend ici clairement partie pour les pauvres, à qui l’ordre social demande d’adopter un point de vue moral qu’ils n’ont pas, pour des raisons économiques, les moyens d’adopter. Cette demande est d’autant plus injustifiée que le représentant de la classe dominante (le capitaine) confond lui-même morale et vertu (culture et nature), a de l’argent (il paye pour se faire raser), et donc possède, selon sa théorie, les moyens d’être moral et vertueux. Or il adresse à Woyzeck des reproches qu’il ferait mieux de s’adresser à lui (« Tu penses trop, tu as toujours l’air si excité ») Ici, mon rôle de metteur en scène est de poser ce point de vue devant le spectateur, et je cherche comment en répétitions.

       Une façon de s’en sortir est de faire attention à la manière dont une notion circule de scène en scène, de personnage en personnage. Prenons par exemple celle de pauvreté : Büchner joue avec le double sens de ce mot  (pauvreté matérielle : « je suis un homme pauvre », pauvreté morale : « je suis un pauvre type »). Son personnage signe les deux à la fois : Sa pauvreté matérielle le rend dépendant, sa pauvreté morale influençable.

 Comme il ne rencontre aucun soutien ni aucune compréhension dans son entourage, il est dès lors entraîné dans la spirale de la folie.

La coïncidence entre misère matérielle et misère morale, le manque de soutien et de compréhension pourrait engager Woyzcek à chercher refuge dans la nature : mais la nature, l ‘homme l’a « trouée » : les dieux sont morts.

Il ne peut donc que mourir avec eux, et entraîner Marie dans la mort. Büchner ne fait pas l’apologie du meurtre ni celle de la violence. Il invite le spectateur à se demander comment venir à bout de la violence que la société fait subir à l’individu.  Comment venir à bout de la misère matérielle et de la misère morale ? Certes, la pièce n’apporte pas de solution rationnelle, puisqu’elle présente un certain usage de la raison et de la science comme étant, précisément, l’une des causes de cet état de fait. Ce n’est donc pas une morale hâtive et superficielle qui peut apporter une solution, mais davantage la réflexion, l’introspection (retour sur soi) de chacun devant le jeu des coïncidences dont Büchner suggère qu’il n’est pas forcément une fatalité. 

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Woyzeck (Alex Crowther, à gauche) rase le capitaine (Anthony Némirovsky)

Mise en scène de Mark Jackson

 

Quand le capitaine entre, Woyzeck lui enlève sa veste en le malmenant (c’est pourquoi le capitaine dit : lentement, lentement), puis l’invite à s’asseoir.

Le capitaine n’est effectivement assis qu’au milieu de sa réplique. Il prend son temps. Prendre son temps est sa seule force. Ce choix, contraire à la didascalie du début de la scène (Le Capitaine est assis), a été fait pour rompre un effet trop statique (de même à la fin, le capitaine se lève et sort).

Lorsque le capitaine traite Woyzcek de « bête » (quatrième réplique), si l’acteur qui joue Woyzcek fait mine de lui placer le rasoir sous la gorge, le revirement du capitaine (« Woyceck est un brave homme ») prend un autre sens (légitime défense). Sans insister non plus, donner du rythme. 

Les trois « Oui mon capitaine » pas sur le même registre

 Le texte contient un jeu sur les pronoms qui doit être joué. Tandis que Woyzeck vouvoie le capitaine, ce dernier  le tutoie (familiarité) ou  emploie une troisième personne (mise à distance). Au moment où le capitaine, excédé du silence de Woyzeck veut le faire parler (sixième réplique du capitaine) le il et le toi se rejoignent : « quand je dis : il, je veux dire : toi, toi ».  En passant du « il » au « toi » (le second toi étant forcément plus violent que le premier), le capitaine s’adresse enfin directement à Woyzeck, pour le solliciter en tant qu’interlocuteur à part entière et sur un plan d’égalité. Mais ce dernier refuse ce dialogue en n’utilisant pas le pronom  je : Par le silence qu’il laisse entre « nous » et « les pauvres », Woyzeck indique à quel point il a compris que son existence individuelle compte peu parmi la masse, à quel point il est vain que le capitaine essaye de comprendre ce qu’il pense et surtout de lui parler d’égal à égal. Le nous a, dès lors, quelque chose de menaçant pour le capitaine et de réconfortant pour Woyzeck qui, en invoquant une appartenance de classe, peut prendre en son nom la parole dominante de ceux qui savent : (« Voyez-vous mon capitaine… ») et ne pas rentrer dans une illusion d’égalité avec un supérieur hiérarchique.  Habilement, Woyzeck établit ainsi un rapport de force en sa faveur dans le discours. C'est tout ça qu'il faut trouver et retrouver encore. 

 

 

(à suivre) 

08:04 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : thépatre, littérature, woyzeck, büchnet | | |

jeudi, 17 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (1)

« Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. »                                       (Büchner – Woyzeck)

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J’avais eu l’occasion de travailler à une mise en scène de Woyzeck en 2002. Bien avant ce qu’on pourrait appeler la mode Woyzeck, elle était de mes pièces préférées, auprès de Phèdre et du Misanthrope. Goût classique, sans malice et sans grande originalité, j’en conviens. Si j’étais directeur d’un centre dramatique, je crois que ma première saison prendrait corps avec les trois, voyez. Du nourrissant. Qui compterai-je comme abonné ?

Dimanche, je file à Paris pour assister à l'intégrale que Lagarde monte du théâtre de Büchner au théâtre de la Ville Du coup, je resors quelques extraits du dossier que j'avais publié à l'époque (il y a onze ans, diable....)

Woyzeck m’a conquis dès la première fois que je l’ai vu sur scène, à la Piscine de Chatenay Malabry je crois, parce que c’est à la fois l’histoire d’un pauvre type et d’un être exigeant, et que cet alliage (ou cette alliance) est constitutive de nos destins particuliers, qui que nous soyons finalement.

Parce qu’aussi, comme tous les metteurs en scène qui se frottèrent à l’objet l’ont écrit un peu partout au point d'en faire un lieu commun, c’est une pièce inachevée, fragmentaire, ouverte. La monter offre un vrai risque, une belle occasion. Jean Pierre Vincent a très justement dit un jour que Büchner y cherche l’expression minimum (contrairement à la Mort de Danton, verbeuse, tellement verbeuse…). Parmi les quatre versions qu’on connait, nul ne sait quel ordre des scènes est le bon. En même temps, c’est du décousu très cousu, si j’ose dire. Une promenade à travers tout ce qui bouge, sans quitter un point fixe. Comme quand on regarde le monde en grandissant trop vite.

Au commencement, un fait divers. Dans la soirée du 31 juin 1821, le soldat Johann Christian Woyzeck, poignarde sa maîtresse à Leipzig. Très vite arrêté, l’assassin reconnaît le meurtre. Folie ou pas ? Ce qui compte, c'est que d'ordinaire, l'être Woyzeck devient extraordinaire.

Il était pourtant de notoriété publique que le soldat Woyzeck se comportait souvent de façon étrange : il entendait des voix, voyait des signes dans le ciel, s’intéressait aux pouvoirs occultes des francs-maçons. Le tribunal ordonna une expertise afin de déterminer le degré de responsabilité mentale du meurtrier.

Le Dr Clarus, conseiller à la cour, conclut une première fois à la pleine responsabilité du sujet (septembre 1821) D’appel en contre-expertise, de condamnation en recours en grâce, Woyzeck est plusieurs fois jugé jusqu’à ce que le tribunal propose une nouvelle expertise (février 1823) au même docteur Clarus, dans laquelle ce dernier conclue à nouveau à la responsabilité de Woyzeck. La bataille juridique continue jusqu’au 27 août 1824, date à laquelle Woyzeck est passé par le fil de l’épée sur la place de Leipzig, trois ans après son arrestation.

 Büchner a découvert les pièces du dossier dans la bibliothèque de son père médecin. La pièce commence après le meurtre, alors que Woyzeck est interné. Il revoit les éléments de sa vie qui l’ont conduit dans sa prison-hôpital. Les scènes se succèdent avec pour fil conducteur la seule mémoire de Woyzeck qui, se souvenant, cherche à comprendre : l’ennui dans la caserne avec son camarade Andrès, les rebuffades de son supérieur hiérarchique, les petits métiers complémentaires faits pour récolter l’argent du ménage (barbier du capitaine, cobaye pour les expériences du docteur Clarus), les scènes d’auberge et de fête foraine, dans laquelle il se promène avec sa femme Marie.

La découverte, enfin, que cette dernière le trompe avec un tambour-major, et le meurtre final, auquel en partie, Marie paraît consentir. On ne sait jamais, bien sûr, si les scènes qu’il revoit se sont passées réellement, ou si elles sont réfléchies, éclairées, modifiées par la conscience que l’épreuve a aiguisé jusqu’à ce qu’on appelle, autour de lui, la folie.

A travers le parcours de son personnage, Büchner engage une enquête   : qu’est-ce donc, ce que la société de son temps appelle « folie » ? En quoi cette « folie » peut-elle engager la responsabilité de celui qui en est victime ? Et quel sens a tout cela lorsqu’on n’est maître de rien dans sa vie, toujours soumis aux ordres ou à la pression d’autrui ?

Là où la raison cherche à établir un système de causalité, Büchner propose plutôt un système de coïncidences : la fragmentation du récit en séquences isolées est l’emblème du morcellement de l’identité de l’homme du peuple, pulvérisé par l’oppression sociale, et par la destinée. Contrairement à Danton, le fait politique s’y fait discret, pudique ; et donc efficace : En mettant en garde ses contemporains contre les méfaits d’une croyance absolue dans la générosité des scientifiques, en prenant le parti des pauvres et celui de la nature contre les zélateurs du pouvoir, en dévoilant les zones d’ombre de certaines franc maçonneries, Büchner dit des choses simples et actuelles : Méfiez-vous de qui veut vous changer, donnez-vous les moyens d’être libres, au risque de la folie.

(à suivre) 

05:16 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : georg büchner, woyzeck, littérature, théâtre | | |