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vendredi, 18 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (2)

Un homme en rase un autre, une discussion s’engage : la motivation de cette discussion tient un peu du parler pour ne rien dire. Les propos du capitaine ont donc une visée moins sérieuse qu’il n’y paraît. Ses énoncés sont souvent creux : «  Woyzeck, quel temps fait-il aujourd’hui ? », «La morale, c’est quand on est moral ! » On parle pour tuer le temps, pour combler le silence. Woyzeck, quant à lui, est concentré sur autre chose : il travaille. Plusieurs fois, il répond « Oui mon capitaine », et ce Oui n’a aucune valeur d’acquiescement aux propos du capitaine. Il signifie tout autant « Laissez-moi travailler » que « Taisez-vous donc » et en même temps : « Si vous voulez ! Vous êtes mon supérieur, vous avez forcément raison ».

 L’action, par ailleurs, place Woyzeck (inférieur hiérarchique) en situation de force : il dispose d’une arme (le rasoir) et le capitaine est passif, vulnérable. L’action inverse le rapport de force entre les personnages, et cela oriente également la compréhension qu’on peut avoir de l’échange. Lorsque le capitaine attaque Woyzeck sur sa vie privée (« Il a eu un enfant sans la bénédiction de l’Eglise »), ce dernier sort brusquement de sa réserve.

Cela peut s’expliquer de deux façons : la séance de rasage est terminée ; il ne supporte plus la leçon de morale, il explose. Nul doute qu’il ne l’aurait pas fait dans une autre situation, à la caserne par exemple. Pour une fois, Woyzeck parle vrai : « Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. » 

Il justifie par la misère ses manquements à l’ordre moral. C’est alors que le capitaine introduit la notion de vertu  (la morale est acquise, la vertu est innée). Si on n’a aucune morale sociale, on peut au moins avoir une vertu naturelle ; mais Woyzeck ne fait pas très bien la distinction entre ces deux notions, qui lui paraissent abstraites et qu’il ne comprend pas : Vertu, morale, c’est pour lui la même chose, qui ne s’acquiert que grâce à un statut social  (« Si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon, j’aurais de la vertu »).

Le comportement du capitaine ne l’aide guère à comprendre la distinction entre ces deux notions, puisque la vertu n’est pour ce dernier qu’un moyen de tuer le temps. Au final, comme en témoigne l’épuisement du capitaine à la fin de la scène, c’est le pauvre et l’ignorant qui l’emporte : Il n’a peut-être pas de vertu (= de morale), mais il « suit sa nature » (il est donc vertueux, à sa façon).

       Le point de vue de Büchner est donc exposé à travers l’action : il prend ici clairement partie pour les pauvres, à qui l’ordre social demande d’adopter un point de vue moral qu’ils n’ont pas, pour des raisons économiques, les moyens d’adopter. Cette demande est d’autant plus injustifiée que le représentant de la classe dominante (le capitaine) confond lui-même morale et vertu (culture et nature), a de l’argent (il paye pour se faire raser), et donc possède, selon sa théorie, les moyens d’être moral et vertueux. Or il adresse à Woyzeck des reproches qu’il ferait mieux de s’adresser à lui (« Tu penses trop, tu as toujours l’air si excité ») Ici, mon rôle de metteur en scène est de poser ce point de vue devant le spectateur, et je cherche comment en répétitions.

       Une façon de s’en sortir est de faire attention à la manière dont une notion circule de scène en scène, de personnage en personnage. Prenons par exemple celle de pauvreté : Büchner joue avec le double sens de ce mot  (pauvreté matérielle : « je suis un homme pauvre », pauvreté morale : « je suis un pauvre type »). Son personnage signe les deux à la fois : Sa pauvreté matérielle le rend dépendant, sa pauvreté morale influençable.

 Comme il ne rencontre aucun soutien ni aucune compréhension dans son entourage, il est dès lors entraîné dans la spirale de la folie.

La coïncidence entre misère matérielle et misère morale, le manque de soutien et de compréhension pourrait engager Woyzcek à chercher refuge dans la nature : mais la nature, l ‘homme l’a « trouée » : les dieux sont morts.

Il ne peut donc que mourir avec eux, et entraîner Marie dans la mort. Büchner ne fait pas l’apologie du meurtre ni celle de la violence. Il invite le spectateur à se demander comment venir à bout de la violence que la société fait subir à l’individu.  Comment venir à bout de la misère matérielle et de la misère morale ? Certes, la pièce n’apporte pas de solution rationnelle, puisqu’elle présente un certain usage de la raison et de la science comme étant, précisément, l’une des causes de cet état de fait. Ce n’est donc pas une morale hâtive et superficielle qui peut apporter une solution, mais davantage la réflexion, l’introspection (retour sur soi) de chacun devant le jeu des coïncidences dont Büchner suggère qu’il n’est pas forcément une fatalité. 

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Woyzeck (Alex Crowther, à gauche) rase le capitaine (Anthony Némirovsky)

Mise en scène de Mark Jackson

 

Quand le capitaine entre, Woyzeck lui enlève sa veste en le malmenant (c’est pourquoi le capitaine dit : lentement, lentement), puis l’invite à s’asseoir.

Le capitaine n’est effectivement assis qu’au milieu de sa réplique. Il prend son temps. Prendre son temps est sa seule force. Ce choix, contraire à la didascalie du début de la scène (Le Capitaine est assis), a été fait pour rompre un effet trop statique (de même à la fin, le capitaine se lève et sort).

Lorsque le capitaine traite Woyzcek de « bête » (quatrième réplique), si l’acteur qui joue Woyzcek fait mine de lui placer le rasoir sous la gorge, le revirement du capitaine (« Woyceck est un brave homme ») prend un autre sens (légitime défense). Sans insister non plus, donner du rythme. 

Les trois « Oui mon capitaine » pas sur le même registre

 Le texte contient un jeu sur les pronoms qui doit être joué. Tandis que Woyzeck vouvoie le capitaine, ce dernier  le tutoie (familiarité) ou  emploie une troisième personne (mise à distance). Au moment où le capitaine, excédé du silence de Woyzeck veut le faire parler (sixième réplique du capitaine) le il et le toi se rejoignent : « quand je dis : il, je veux dire : toi, toi ».  En passant du « il » au « toi » (le second toi étant forcément plus violent que le premier), le capitaine s’adresse enfin directement à Woyzeck, pour le solliciter en tant qu’interlocuteur à part entière et sur un plan d’égalité. Mais ce dernier refuse ce dialogue en n’utilisant pas le pronom  je : Par le silence qu’il laisse entre « nous » et « les pauvres », Woyzeck indique à quel point il a compris que son existence individuelle compte peu parmi la masse, à quel point il est vain que le capitaine essaye de comprendre ce qu’il pense et surtout de lui parler d’égal à égal. Le nous a, dès lors, quelque chose de menaçant pour le capitaine et de réconfortant pour Woyzeck qui, en invoquant une appartenance de classe, peut prendre en son nom la parole dominante de ceux qui savent : (« Voyez-vous mon capitaine… ») et ne pas rentrer dans une illusion d’égalité avec un supérieur hiérarchique.  Habilement, Woyzeck établit ainsi un rapport de force en sa faveur dans le discours. C'est tout ça qu'il faut trouver et retrouver encore. 

 

 

(à suivre) 

08:04 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : thépatre, littérature, woyzeck, büchnet | | |

Commentaires

Toute la force d'une mise en scène et du jeu des acteurs, c'est de faire que ce qu'on veut montrer se VOIE car le spectateur ne verra en principe la pièce qu'UNE SEULE FOIS.

Et plus certains points seront éclairés (ici ce travail sur les pronoms), plus la partie non dite (le sens) sera prégnante.
Plus le visible est montré, détaillé, plus l'invisible est plein.

Ce que j'aimerais, c'est que les pièces ne soient pas aussi éphémères dans les lieux. Qu'elles se jouent deux ou trois fois, pour qu'elles aient le temps de toucher le public...
Une bonne chose, ce sont les mises en scènes diverses permettant de se livrer au plaisir subtil de la comparaison...
A condition d'aller au théâtre :)

Écrit par : Michèle | vendredi, 18 janvier 2013

Passionnant décorticage philosophique et scénique, merci !

Écrit par : Sophie K. | vendredi, 18 janvier 2013

ho michèle, se voie? ou sa voie? ou se voit? savoir, peut-être?^^

Écrit par : gmc | vendredi, 18 janvier 2013

Ho Gilles-Marie, faire que ça se voie, oui :) un subjonctif obligé même si je vous accorde qu'à l’œil ça se voit (indicatif) mal :)

Les voies de la grammaire sont impénétrables :) ^^

Écrit par : Michèle | vendredi, 18 janvier 2013

Il ressort de tout cela que j'aimerais bien voir une pièce mise en scène par vous. Je crois que je traverserais la France pour venir jusqu'à Lyon :) Et Dieu sait que lorsqu'on n'habite pas le couloir rhodanien, ce n'est pas facile... :)

Écrit par : Michèle | vendredi, 18 janvier 2013

Ah la la ! Et moi donc ! Z'imaginez pas comme ça me f'rait plaisir de m'y recoller,avec ma petite troupe de la Colline aux canuts, et de tourner aussi, de venir au centre Leclerc subventionné de Tarbes !

Écrit par : solko | vendredi, 18 janvier 2013

trop top, même le subjonctif me laisse rêveur maintenant^^

Écrit par : gmc | samedi, 19 janvier 2013

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