samedi, 19 janvier 2013
Woyzeck de Georg Büchner (3)
Lorsque dans le Prologue Kaethe parle d’une légende « qui dit qu’un château s’est noyé » (1); lorsque Woyzeck regrette que là où il voit «le soleil qui traverse les nuages », pour ses contemporains, « c’est comme si on vidait un pot de chambre » ; lorsqu’il décrit le moment où «la nuit enveloppe le monde et quand pour s’y retrouver, il faut tendre les mains vers les choses et qu’elles vous échappent comme une toile d’araignée. » ; de même lorsqu’est évoqué à plusieurs reprises « le trou dans la nature », Büchner plante son balluchon dans le sillage des romantiques allemands qui, sous la conduite de Schiller et d’Hölderlin, ont glorifié la dimension sacrée de la nature, séjour vide laissé par les dieux horrifiés devant la conduite des hommes. Il fait de l’homme de la rue qui parcourt son théâtre un thermomètre de la nostalgie.
Ce regret de l’immortalité terrestre, témoin impuissant de la vilenie morale de l’humanité, devient sous sa plume une forme acérée de la critique sociale : alors que les petites gens ressentent tous que dorénavant « tout ce qui est terrestre est pourri » (scène des artisans) l’ordre scientifique et bourgeois, qui fit de la nature un simple objet d’étude, refuse d’admettre cette évolution autrement que comme un progrès.
Pensez-à cette remarque d’Hannah Arendt dans la Crise de la Culture : « nous avons commencé à agir à l’intérieur de la nature comme nous agissions à l’intérieur de l’histoire. Nous avons pris la nature, l’immortalité grecque de la nature, et nous l’avons placée dans notre mortalité ».
Ces quelques lignes d’un critique, Albert Béguin, permettent en parallèle d’éclairer notre lecture de la scène dans laquelle Woyzeck est sujet à une vision poétique (au sens où pourrait l’entendre le Rimbaud de la Lettre du Voyant) que le docteur interprète comme une « abberatio mentalis » :
« Un vague remords avertit l’homme moderne qu’il a eu peut-être, qu’il pourrait avoir, avec le monde où il est placé, des rapports plus profonds, plus harmonieux. Il sait bien qu’il y a en lui-même des possibilités de bonheur ou de grandeur dont il s’est détourné. Certains êtres, en particulier, apportent au monde cette nostalgie : les poètes sont ceux qui, non contents d’exprimer les appels intérieurs, ont la redoutable audace de les suivre jusqu’aux plus périlleuses aventures. Insatisfaits de la réalité donnée et des contacts très simples que nous avons avec elle, ils éprouvent ce malaise, cette incertitude qu’il est impossible d’étouffer en soi dès qu’on écoute la voix du rêve. Leur premier sentiment est celui d’appartenir tout ensemble au monde extérieur et à un autre monde, qui manifeste sa présence dans des accidents de toute sorte, interrompant le cours quotidien de la vie. Devant ces brusques déplacements du réel, les poètes s’aperçoivent qu’il se passe quelque chose – ou que quelque chose passe dans l’air. Ils savent alors que ce n’est point si naturel que d’être un homme sur cette terre. Une sorte de réminiscence, enfouie en toute créature, mais chez eux capable de soudaines résurrections, leur enseigne qu’il fut un temps, très lointain, ou la créature, en elle-même plus harmonieuse et moins divisée, s’inscrivait sans heurts dans l’harmonie de la nature ». (2)
A son personnage, un homme simple et criminel, Büchner a donné ce vague remords de poète, signe du crépuscule des dieux qui imprègne toute l’Europe post révolutionnaire. Car le fils de médecin qu’il est lui-même ne peut que constater la manière ambigüe dont le désenchantement corollaire au développement de la raison affecte différemment pauvres et riches :
Des humbles qui le ressentent comme une « amputation », en effet, il fait des « cas » ; des « cas » pathologiques que les médecins examinent avec une délectation sadique et qu’ils manipulent pour servir leurs ambitions personnelles (« Je la ferai exploser, la science », s’écrie le docteur) et leur cupidité financière.
Pour Büchner, le désenchantement lié à la perte des dieux semble ainsi occuper une place centrale dans le dispositif répressif qui s’abat sur les pauvres, qui ne peuvent jouir de la révolution scientifique que le docteur assimile à la « conquête de la liberté » et dont il parle avec une emphase ridicule : la connaissance scientifique, au lieu de contribuer, comme le prétend le docteur, à l’émergence d’une humanité libre, permet de mieux faire le tri entre sains d’esprit et fous, pauvres et riches, honnêtes gens et criminels, dominants et dominés.
Même si ce n’est pas la science elle-même qui est condamnée (la construction même de la pièce et de son questionnement ont une dette à l’égard de l’empirisme), la dénonciation du scientisme (religion de la science) et du progrès comme outil de répression est bel et bien au centre de la conception politique de la pièce.
Tel est le sens du propos de Marie (« Tout est mort »). Büchner joue sur les mots lorsqu’il lui fait dire (« Le monde est fou. Le monde est beau »). Dans le premier cas, je l’entends parler de la société humaine, dans le second de cette immortalité terrestre qu’elle ressent encore.
Telle est également la signification qu’on peut donner au conte cruel que la grand mère raconte aux enfants : le héros qui a fait le tour de l’univers et n’a finalement trouvé que des portes fermées revient sur Terre : « Et il était tout seul. Alors il s’est assis par terre et il s’est mis à pleurer, et il est toujours assis par terre, et il est toujours tout seul. » (Scène 22).
Le Christ lui-même n’est jamais cité que sur le mode du regret et de la nostalgie : Woyzcek fait deux fois référence à sa compassion devant le simple en esprit (Laissez venir à moi les petits enfants), et Marie, feuilletant la Bible dans sa chambre, une fois à son pardon devant la pécheresse (parabole citée de la femme adultère), pour regretter de ne pouvoir, elle même, «embrasser ses pieds » (scène 20).
La modernité matérialiste, accusée de « faire un trou dans la nature », fabrique une société qui au final rend fous ceux qu’elle exclut de sa logique rationnelle et infernale.
Cependant, si Büchner prolonge la condamnation radicale de la civilisation moderne initiée par les grands lyriques allemands au nom des Tragiques de l’Antiquité, il présente la nature sous un jour beaucoup plus prosaïque et n’est plus pour autant tout à fait un lyrique.
Quand « c’est la nature qui le pousse », Woyzceck a ainsi du mal à se retenir de « pisser dans la rue » et il se fait vertement rabrouer pour cela par le docteur Clarus, lequel lui explique que le « musculus constrictor vesicae » doit obéir à la volonté, pas à la nature. Woyzeck constate, « exprime », mais ne se plaint jamais. Il se présente comme un esprit vide et influençable, qui, de tableaux en tableaux, paraît se charger de réflexions glanées jusqu’à les porter toutes à la fois : la morale du capitaine, l’esprit scientifique du docteur, la religiosité de Marie… Animal mimétique par excellence, il enregistre des propos et des comportements, qu’il reproduit, jusqu’à n’en plus pouvoir. Il est une peau qui se délite, de mauvaise circonstance en mauvaise circonstance, jusqu’à l’ultime geste de désespoir qui peut passer aux yeux de tous pour insensé. Ou moderne, c’est selon.
Du « Sturm und Drang », l’expressionnisme n’aura gardé que le Sturm (tempête). Der Sturm est en effet le nom d’une revue, fondée en 1910, par Herwarth Wiclhen, et qui consacre le mouvement dit expressionniste, dont on peut dire que Büchner et son Woyzeck inachevé furent les pionniers. Les traits de réalisme, la sympathie pour les pauvres, le rejet de la morale bourgeoise, le militantisme révolutionnaire, le recours au pathos pour s’opposer à l’asservissement de l’esprit, la contestation du scientisme, tous ces éléments, dont la pièce se fait l’écho, portent en effet les valeurs de ce mouvement propre à l’image et au muet, comme si cette pièce était déjà cinématographique.
Le langage de Woyzeck est ainsi un mélange hybride, fait de trivialité expressionniste et de poésie romantique, d’un douloureux regret du plein, qui ne dit que le vide : il faut le donner à entendre ainsi, car c’est ce qui fonde son originalité et peut lui rendre sa pleine visibilité théâtrale aujourd’hui.
(1)Ce prologue recomposé à partir des rapports du docteur Clarus, ne se trouve que dans la version de Daniel Benoin publiée par Actes-Sud en 1988.
(2) Béguin: L'Ame romantique et le rêve
Bergmann, Woyzeck 1969
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