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samedi, 07 décembre 2013

Molly Bloom et les Illuminations

On dirait que le TNP est devenu une gigantesque machine à divertir le troisième âge ! Que de têtes chenues et de crânes dégarnis, tandis que la salle Jean Bouise s'emplit peu à peu. Dehors, c’est le commencement de la fête des Lumières. Du haut en bas du cours Emile Zola, une seule « bouche » de métro demeurait ouverte à chaque station, avec des agents de sécurité et des barrières pour guider la foule. La nuit tombée, l’asphalte luisant, longtemps que je n’avais pas fait le trajet Terreaux-Gratte-Ciel à pinces.  L’hôtel de ville de Villeurbanne, cierge de sucre toujours aussi impeccablement stalinien, devant les petites cabanes de Noël en bois de part en d’autres de l’avenue Henri Barbusse.

Sur scène, à présent, un lit en partie défait attend la performance. Anouk Grinberg relance ici sa Molly Bloom, avant de se retrouver une fois encore aux Bouffes du Nord à Paris.  Joyce, tout de même ! Je regarde autour de moi : Le symbole même de l'avant-garde littéraire des années trente n’intéresserait-il plus dorénavant que des seniors ? Comme la roue tourne ! Autour de moi, on ne que parle d'amis au cimetière, de frère a l'hôpital, de chute dans l'escalier. C’est alors que se pointe un garçon de salle qui insiste lourdement sur le fait que nous devons tous éteindre nos portables. Devant un parterre aussi hirsute et insoumis, ça fait sourire. A moins qu'il ne le juge, ce public, trop distrait, étourdi... «L’actrice, dit-il, a besoin de concentration ». Le chapitre 18 qui conclut en une phrase de monologue le roman de Joyce, on s'en doutait… 

Puis Anouk Grinberg commence : « Oui puisqu’avant il n’avait jamais… » Ici, tout tient dans la restitution de ce texte qui doit surgir du corps même jusqu’à ce « j’ai dit oui » de la fin « je veux bien Oui. ». Du corps même. Et sans vulgarité. Gageure que seul l’instant de chaque mot – non pas de chaque phrase – mais de chaque mot, comme il vient à la fois à la bouche et à l’esprit – a rendu possible. Quand au bout d’une heure habitée, peuplée, hantée par ce Dublin et ces personnages avec lesquels le lecteur averti d’Ulysse est familier, et que le profane découvre comme naturellement, Anouk Grinberg vient saluer, ce qui l’unit à la salle un bref instant est une vérité première : Le texte de Joyce n’est ni hermétique ni abscons.  Il est vous, moi, elle, dans le flux de l’esprit. Les rappels fusent. Yeux de feu, bonheur, la comédienne. Une réussite. Puis on se retrouve en marche vers le métro, seul dans la nuit.

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© Pascal Victor – Artcomart

« Le voilà, le plus beau moment du théâtre, disait Béraud, quand on rentre à pied chez soi ». Quand la représentation a été aussi juste, c'est vrai. On se sent alors encore empli d'une présence dont on sait qu'elle tardera à s'évaporer. Pourtant, ce soir, un autre spectacle tourne en boucle par la ville. Du contemporain balourd. Lyon n’est plus qu’un gigantesque parc d’attraction, aux allées/rues gardées par des agents municipaux et des CRS. Inhibition/exhibition. Me demande ce que James Joyce écrirait à propos de ces cohortes d’adultes, se pressant par les rues obscures d’une projection sur façade à une autre. Tous ces monologues qui se heurtent et se bousculent. Mais les lumières en boucle anesthésient le flux de la pensée. N’en disent rien, sinon Oooh ou Aaahhh, ou bien c’était mieux l’année dernière, et puis passer à une autre attraction. Gosses portés sur les épaules. Doigts tendus, de ci de là. Ainsi tassés les uns contre les autres, au pas, de files en files. Étrange rencontre que celle de Molly Bloom et ce commerce de lumières, projeté à ciel ouvert.

Jadis, c'était la fête des Illuminations. Marie/Molly. Le consentement final qui clôt les 18 chapitres d'Ulysse est pensé, lui, telle une épiphanie. Dans la lumière diffuse qui rebondit de colonne en colonne à l'intérieur de l’église saint-Nizier, là où des badauds croisent des paroissiens et des fêtards, c'est le peuple d'aujourd'hui. Pas que des têtes chenues et des crânes chauves, non. On pourrait presque se croire, quelques secondes durant, perdu au détour d'une page du Dublin de Joyce. Paradoxalement, c'est bien le seul endroit de la ville : des Molly Bloom, y en a partout autour de moi. Des Leopold aussi. Des Stephen, des Milly et des Buck Mulligan. Vieux, jeunes. Des passés, des à venir. Une race immuable, les personnages. Je ressors. Sur le parvis de l'église, des marchands de vin chaud. Une épopée qui dure encore...

Molly Bloom, avec Anouk Grinberg,

jusqu'au 14 décembre 2013, TNP Villeurbanne, 20.00, durée 1h15

du 14 au 24 janvier 2014, Bouffes-du-Nord, Paris


Commentaires

Eh ben, des soirées comme ça, on en souhaite à tout le monde :)
Anouk Grinberg en Molly Bloom ce doit être quelque chose...

Pour ce qui est de l'absence des trentenaires quadragénaires dans la salle, je ne peux m'empêcher de penser que le système scolaire y est pour quelque chose. Pourquoi L'Ulysse de Joyce n'est-il pas un incontournable de la formation des profs de Lettres qui à leur tour donneraient le virus à leurs étudiants, and so on.
Plutôt qu'attendre le hasard ou le bon goût. Tout le monde n'est pas Gardien d'amphithéâtre :)

Écrit par : Michèle | samedi, 07 décembre 2013

"Ceci tuera cela",a dit un jour Hugo du livre, à propos de l'architecture. La presse du soir a perdu des millions de lecteurs lorsque la télé à créé son JT. Le développement des multimédias, des industries du divertissement et autres jeux vidéos auront -peut-être pour un temps seulement- raison de la fréquentation des salles de théâtre. Le télé et ses programmes figés est en nette reculade devant tout ce que le web propose à n'importe quel moment du jour de la nuit.

L'école et sa lourde structure, ses programmes idéologiques,ses multiples missions de plus en plus soumises au desiderata de l'ordre planétaire a-t-elle les moyens d'y remédier? Franchement, je n'y crois plus. Elle n'est qu'un rouage, aussi meurtrier que tout le reste, du système...

Écrit par : solko | samedi, 07 décembre 2013

Vous dire merci pour votre texte, le bonheur de lecture et de pensée que vous nous donnez...

Écrit par : Michèle | lundi, 09 décembre 2013

Les commentaires sont fermés.