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samedi, 11 janvier 2014

Le roi Lear, de Christian Schiaretti

Deux dames me rejoignent métro Gratte-Ciel à Villeurbanne vers vingt-deux heures : « Tiens, vous aussi, vous êtes sorti ? »  Deux heures trente plus tôt, nous devisions aimablement dans la grande salle du TNP, qui se garnissait lentement de public. Le Roi Lear de Christian Schiaretti, dans la traduction Yves Bonnefoy, allait débuter.

« - Oui, me disent-elles, j’avais les pieds qui chauffaient !

. Et vous avez aimé ?

Haussement d’épaules. Et puis :

-Oui, c’était pas mal… »

Au fond ces dames sont de bonnes critiques. Reste cependant à développer leur avis. Un peu comme le négatif d’une photo. Car, leur dis-je, « moi, j’ai moyennement aimé ». Elles me regardent, amusées. 

 «- Moyennement ? 

  - Oui. Techniquement, c’était bon. Rien à dire. Merlin, une technicité parfaite dans le débit…

- Les filles, un peu moins. L’anglaise… (Clara Simpson, Goneril, fille de Lear -ndrl), me dit l’une des dames. On n’entendait pas bien ce qu’elle disait.

Avec raison, j’en conviens. Quand on commence à avoir en tête des choses qui ne vont pas à la sortie d’un spectacle, ce n’est pas bon signe, me dis-je

- Et le décor, comment l’avez-vous trouvé ?, je glisse perfide

- … En demi-cercle, me dit l’une d’entre elles

- Oui. Mais encore ?

- C’était le cercle du Globe, dit l’autre en élevant un peu le sourcil

- Si vous le dites !

- Non, mais je crois l’avoir lu dans le programme… »

(Et en effet, Schiaretti nous explique que le cercle a sur la pièce « l’effet d’une force centripète ; quand le texte lance mille pistes à la seconde, le dispositif circulaire les rattrape pour les inscrire dans une dynamique généralisée des mots et des corps. Il s’inspire du théâtre du Globe, qui accueillait les spectateurs de Shakespeare avec le fameux vers de Pétrone,  Le monde entier joue la comédie »).

Bon. C'est fort bien, les intentions. Nous grimpons dans le métro. Le fait est que nous avons lâchement profité de l’entracte pour nous barrer.

Roi-Lear-TNP_image-gauche.jpg

© Michel Cavalca

« Il faut se faire un peu confiance, leur dis-je : si vous aviez vraiment été attrapées, même avec les pieds qui chauffent, vous seriez restées à regarder, non ?

- C’est vrai, concède l’une d’entre elle »

Et nous voici à chercher pourquoi, sans avoir trouvé les deux premières heures de ce Roi Lear si mauvaises ni même défaillantes, nous sommes sortis malgré tout.

Ce travail s’appelle la critique.

Nous convenons que la mise en scène de Christian Schiaretti est beaucoup trop hiératique pour une pièce d'un tel souffle. Sans mouvement. Ce qu’il faudrait pour Racine, en quelque sorte. C’est le parti pris de ce décor unique hyper intellectualisé  (dans le prolongement des parois du théâtre, un demi cercle en faux bois troué de trois rangées de fenêtres censées... voir mode d'emploi plus haut) qui siérait vraiment mieux à l"épure d'une tragédie classique qu’au dynamisme intrinsèque à une pièce élisabéthaine. Du coup, ça écrase, ça fige, ça glace. La varietas, ingrédient si précieux au théâtre de Shakespeare, manque sur ce plateau nu. Le mouvement :. Un globe, comme un destin, ça tourne...

Il y a surtout ce premier degré qui ne laisse jamais s’envoler du texte un peu d'imaginaire, comme cette couronne en laiton cassée en deux parce que le texte le dit, cette terre tombée du ciel sur le plateau (!!!) pour figurer la lande, ce bruit d’orage pour figurer l’orage (eh oui !), sans parler d’une bande son empruntée aux effets cinématographiques, pour indiquer les changements de tableaux, entrées et sorties, bref : Shakespeare n’a pas besoin de tant de surdétermination, au contraire. Il manque aussi un ajustement du propos au monde actuel, car ce n’est qu’à ce prix – et nous pensons au travail tout récent de Thomas Jolly- qu'un tel auteur retrouve sa dimension universelle. Or on a l’impression que tout le monde reste ici un élève appliqué de l'institution, y compris, et c’est un peu fâcheux, le rôle titre, Serge Merlin. Sa technicité est parfaite, trop presque : jamais un personnage n’en surgit. Il est dans ce qu’il dit, il ne le domine pas. « Fou ! tu as abandonné tous tes autres titres, mais celui-là, tu es né avec » lui lance son bouffon. On aurait aimé le voir, vraiment, surplombant ce personnage, plutôt que de se laisser manger par lui. 

Schiaretti est un professionnel expérimenté du répertoire. Cette mise en scène le démontre une fois de plus : pensée, soignée dans ses quelques effets, respectueuse du texte – mais il manque vraiment ce qui fait qu’on ne s’y sentirait plus les pieds chauds à la regarder. Il y manque d'être happé par le cœur d'une intrigue. En résumé, il faudrait que ce roi Lear, nous puissions oublier un peu qu'il appartient, précisément au répertoire. Cette dame aux pieds chauds, d’une certaine façon, a tout dit : avec raison, on lui laisse donc le mot de la fin. 

Le roi Lear de Shakespeare Du 10 janvier au 15 février 2014  à 19h 30, TNP  - Salle Roger Planchon

mise en scène Christian Schiaretti, avec Serge Merlin