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dimanche, 27 octobre 2013

Я ЕСТЬ -JE SUIS -

Je suis installe sur le plateau des Célestins l’histoire d’une ville, Komsomolsk-sur-Amour, dont la légende raconte qu’elle a été construite par une jeunesse communiste enthousiaste alors qu’elle est l’œuvre d’abord des déportés au goulag  puis celle des prisonniers de la seconde guerre mondiale. Ce secret des origines, à force d’être tu, est tombé dans un oubli soigneusement entretenu par les officiels, mais tout aussi soigneusement conservé par la mémoire familiale de ses habitants. De cet oubli, Tatiana Frolova extirpe la parole de ses personnages qui développent les uns après les autres le fil de leur histoire, remontant au pire jusqu’aux grands-parents, au mieux jusqu’aux arrière grands-parents : après ou plus loin, on ne sait rien, on ne sait plus. C’est encore l’oubli.

Mais ce que l’on comprend très vite, c’est que le grand mystificateur qui a orchestré jadis cette rupture est le même que celui qui aujourd’hui alimente encore cet oubli : l’Etat. Pour faire face (ou front), à ce dernier, il n’est que l’être de chaque individu qui vient se dire tour à tour dans une nudité de parole quasi artisanale (documentaire), d’où ce titre, « Je suis ».

 « L’histoire de la ville de Komsomolsk-sur-Amour, patrie du Teatr KnAM, est symptomatique de la façon dont la mémoire collective se cultive à partir d’une histoire passée sous silence, dont on ne donne qu’une image positive.» explique Tatiana Frolova. «Staline était un criminel mais sa tombe demeure dans la nécropole de la Place Rouge et, chaque année, les victimes du culte de la personnalité viennent honorer sa mémoire, accompagnés de très jeunes gens »

De Staline à Poutine, le fil conducteur est ainsi l’entretien politicien du mythe au cœur même de ce qui, par ailleurs, le dénonce : c’est la force inouïe de la propagande de parvenir à faire oublier ce paradoxe. Et c’est le pouvoir de l’image (la représentation) de rendre possible la propagande. C’est là que le propos du spectacle croise une réflexion qu’on pourrait dire universelle sur (bien au-delà du cas russe) ce  media qui rend partout possible toute dictature, dès lors qu’il est mis au service de l’oubli : l’image elle-même.

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La première image sur laquelle travaille Frolova est ce fameux quatrième mur placé, depuis Diderot, au cœur même de la représentation théâtrale. Elle l’investit durant toute la durée du spectacle en y projetant paroles, photos, dessins d’enfants, prières, manifestes, témoignages, ombres chinoises, et parfois même le reflet du public en train de  le (se) regarder. Mais en même temps qu’elle l’utilise à la manière d’un écran de cinéma, elle en maintient aussi l’artifice puisqu’à travers lui on continue de voir les acteurs, tantôt occupés à jouer une scène, tantôt à manipuler ou dessiner sur une table de verre ce qui est projeté sur l’écran, dans un dispositif parfaitement brechtien de distanciation : le spectacle dénonce ainsi l’image en train de se faire. Après avoir ainsi occupé et maintenu simultanément le quatrième mur, Frolova le perce de façon fort efficace pour prendre à parti parfois le public, en questionnant frontalement : « qui répondra de tous ces crimes ? », ou, mieux encore, en affirmant que personne parmi ceux qui regardent le spectacle n’aurait eu la force de supporter la pression terrifiante du KGB.

De chaque côté de ce quatrième mur, Tatiana Frolova expose les images quasiment fixes de deux visages, à l’intérieur de deux écrans, qui soulignent la prééminence de la technologie moderne, principale vecteur d’images. Côté cour, celui d’un vieillard (Bernard Noël), côté jardin, celui d’un enfant. Façon de nous rappeler, la prééminence de l’outil de propagande dans la vie personnelle, voire intime, de chacun d’entre nous, de sa naissance à sa mort. Comme Kantor parlait « d’objet pauvre », on aurait envie devant ce que Forlova appelle un « théâtre documentaire » de parler alors d’image pauvre. Car ainsi  exposées ces images finissent par acquérir un statut particulier dans la représentation : arrachées à la réalité non plus de la vie, mais du spectacle, elles témoignent, à leur façon, du mal qu'elles font.

Tout comme l’objet dans l’esthétique de Kantor, elles disent le rapport au monde, à la fois pauvre et dérisoire, de chaque personnage ; elle dénoncent aussi le véritable oppresseur, ce processus que Debord nomma la séparation, et qui est ici au cœur même de la mise en scène. Une étrange harmonie s’installe peu à peu entre les trois acteurs et les images d’eux-mêmes, comme si leur parole et leur effort de mémoire ne pouvaient s’extirper pleinement de l’oubli produit par leur représentation simultanée.

Ce questionnement sur l’image trouve par ailleurs sa forme au fur et à mesure qu’on avance dans le spectacle et que se crée sur scène un univers poétique spécifique : les bandes de gaze servant à effacer les traces de feutres rouges, assimilées à des pansements ensanglantés, par exemple. Ou bien les semelles-couche-culottes usitées, et les chapkas enturbannées, dans une leçon pleine d’humour pour survivre emmitouflé dans  le grand froid.

Puis il devient pleinement critique, lorsque le spectacle suggère l’idée très significative qu’il y aurait un lien entre la maladie d’Alzheimer et la transformation du temps individuel autrefois vécu en histoire collective désormais établie en images. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », disait Debord. Tatiana Forlova rajoute qu’Alzheimer, pourrait être le fruit de cette séparation. Et c’est alors que son spectacle trouve son véritable centre de gravité et sa pleine originalité,: « La première personne qui est venue voir Alzheimer lui a dit : je me suis perdue moi-même. », nous rappelle-t-elle. C’est pourquoi, dans la logique démente du système qui nous gouverne, soigner l’Alzheimer, ce ne peut être que le propager plus encore, jusqu’à une sorte de macabre solution finale, parodie de retour à la civilisation : dressage des vieux malades comme celui des enfants avec imposition d’une autorité, privation de la liberté, fixation d’habitudes, bref, perpétuation de la même dictature … A cet instant, le théâtre de Forlova marmonne, dans le sens noble du terme que le texte lui-même confère à ce mot, le théâtre de Kantor.

Une citation (lue par l’enfant) du livre de Bernard Noël, Le livre de l’oubli, clôt le spectacle : « Depuis l’invention des medias et leur emploi généralisé, il ne s’agit plus d’orienter l’espace mental, mais de l’occuper et de le vider de tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y projette. Rien ne fut jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce décervelage qui remplace pensée et imagination par le flux des images. L’oubli n’y peut rien, et il est temps de se demander s’il n’est plus lui-même devenu l’instrument de cette privation de sens »

Ce n’est pas le moindre mérite de cet insolite théâtre-documentaire de Tatiana Forlova (ni sa moindre prouesse) que de donner à cette privation de sens une signification à la fois philosophique et esthétique, tout en serrant au plus près l'expérience vécue et racontée des personnages que nous sommes.

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Tatiana Frolovaphoto Kirill Khanenkov 

 

Я ЕСТЬ  -JE SUIS - Cie : Teatr KnaM  - Coproduction -Festival Sens Interdits - les Célestins, Théâtre de Lyon , Théâtre de Poche - Genève , Scène nationale André Malraux, Vandoeuvre-lès-Nancy Mise en scène de Tatiana Frolova, avec Elena Bessonova, Dmitry Bocharov, Vladimir Dmitriev, spectacle en russe surtitré  Au théâtre des Célestins de Lyon, du 26 octobre au 30 octobre et du 5 au 9 novembre 2013

 

 

Commentaires

Merci Solko.
J'ai vu les prochaines villes de programmation (non encore confirmée) de ce spectacle. Il ne semble pas programmé dans la saison de la Scène Nationale ici, mais je pense qu'il le sera un jour. Je ne le manquerai pas.

Écrit par : Michèle | dimanche, 27 octobre 2013

Dans les années 70, pour raisons professionnelles, avec quelques amis, nous traversions le rideau de fer, ce qui était alors fort rare.
De retour à Paris, lorsque nous relations les horreurs et la misère que nous avions croisées, nous étions immédiatement traités de facho.
Quelques détracteurs, se croyant fins, expliquaient doctement combien tout ce qui est excessif est négligeable.
Quelques rires ponctuaient cette exceptionnelle remarque. Cette position sage.

C'est la mode qui façonne la pensée, et c'est l'image qu'on recherche de soi qui lui donne son pouvoir.
Nos dictateurs occidentaux l'ont compris qui mettent tout ce qui n'obéit pas au ban de la société, et ce dès la maternelle.
La mode... ô combien plus puissante que les kalachnikovs !

Écrit par : tamet de Bayle | lundi, 28 octobre 2013

Je viens de relire "Ce que j'ai vu à Moscou" d'Henri Béraud (Les Éditions de France, 1925).

Écrit par : Michèle | jeudi, 31 octobre 2013

Merci Solko d'avoir su transcrire avec intelligence, finesse et authenticité la portée de ce spectacle qui m'a bouleversée et profondément émue. Le thème abordé rentre au coeur de nos racines humaines, il touche à l'essentiel et réveille les consciences endormies ou anesthésiées. Les choix de mise en scène marient avec harmonie le fond et la forme et nous donnent une extraordinaire image de "l'envers du décor". Votre billet, cher Solko, va sans doute inciter un grand nombre de personnes à voir ce spectacle et c'est une très bonne chose. Moins de pantins-robots peut-être pour l'avenir et davantage d'humains !

Écrit par : Aniouchka | jeudi, 31 octobre 2013

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