jeudi, 12 juin 2014
La force des caractères
Du plateau de la Croix-Rousse, la montée Hoche permet de rejoindre la Saône par un chemin qui reste très agréable, malgré le boucan des voitures et des autobus sur la montée des Esses non loin de là. Le matin, vous n'y croisez personne, tandis que les effluves de la rivière, dont César affirma un jour qu'on ne pouvait parfois décider dans quel sens elle coulait, commencent à assaillir vos narines. Et puis, songer qu'on place ses semelles de quatre sous sur la trace de sabots impériaux... L'Histoire récitée, les divertissements (de Roland Garros en coupe du monde) ne suffisent pas à effacer de nous-même la nostalgie que nous portons de sa dilution dans la contemporanéité systématique. Il faut des plaques de cette sorte, pour soudainement nous rappeler les temps plus lointains, ceux dont tous les intérêts sont passés, oui, dans toute leur redoutable efficacité.
C'est, dit Renan dans sa Prière sur l'Acropole, un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d'une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin. L'Antiquité et ses vertus. Dans le déluge de commémorations médiatiques orchestrées autour de l'histoire récente, ce très loin, on cherche à nous le faire oublier. Pour Plutarque et ses Vies Parralèles, c'est à cela que servent - à rebours des vivants - les hommes illustres : à nous offrir cette brise fraîche, que tu reçois conjointement de César et de Napoléon, de cette Saône au cours incertain et de la force de ces caractères aux empattements triangulaires affirmés. Antiquité : Bienfaits de la mémoire sans commencements idéologiques martelés. Songes heureux. Rêveries.
Non, malgré ce que l'on veut nous faire croire, le monde ni l'Europe n'ont pas commencé avec le Débarquement des GI sur une plage de Normandie. Et avant la Shoah, il y eut bien des morts également dignes de mémoire, des morts et des morts : le sol sur lequel tu marches en est tout imbibé, de leur sueur et de leurs caractères. Et tu es vivant, toi, dans l’insignifiance de la longue chaîne, dans la magnificence de l'instant. Vivant : ton trésor, non ta douleur, ta joie, non ta repentance, ton savoir de mémoire (par cœur), et non pas, comme le disent les hypocrites et les imbéciles, ton devoir. de mémoire - Chanter, s'élancer, jouir, en poète - et non pas commémorer, comme le font les affreux politiques, porteurs de mort pour de bon.
Nous chantâmes ce qui dure, ce qui survit de métamorphose en métamorphose, ce qui fut, est, puis sera, l'union indissoluble des esprits qui ne font qu'un dès l'origine, bien que la nuit et les nuages les séparent; et nos yeux à tous s'emplissaient de larmes à la pensée de ces liens immortels.
Ainsi parla l'un des plus grands poètes - dont je vous laisse deviner le nom - dans l'un des textes les plus poignants qu'il me fut donné de lire, et que je n'ai jamais gardé loin de ma couche depuis que j'en connus l'existence.
06:39 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, suétone, renan, acropole, napoléon, montée hoche, lyon, commémorations |
mardi, 03 juin 2014
Vichy était petit
à Philippe Nauher, avec une amicale complicité
Vichy s’est imperceptiblement envasé dans les entrailles des époques ordinaires. Là, elle ne palpite encore qu’à peine, avec ses demi-pressions à 4Є 30 rue Lucas, fantomatique épave, échouée à moitié vive en ce siècle que la consommation livre à l’amnésie. Quelques solitaires s’y égarent. Sous la promenade couverte du parc des Sources, leurs pas seuls animent la galerie jadis festive et jadis impériale, qui peut le croire encore ? Car à longer ces colonnes de fer moroses par ces temps uniformisés, on perçoit confusément que le destin de Vichy ne peut que rejoindre l’essence même de l’ordinaire, jusqu’à s’y morfondre, s’y confondre, pour toujours, dirait-on. Ici-même, oui, bien plus qu’en n’importe quelle autre ville de France.
Les vitrines de Vichy jettent au visage des passants attentionnés qui les longent tout ce que la province des années soixante-dix et quatre-vingts exhibait de plus parisien, alors elle s’exprimait encore en Excoffon pour crier son tout dernier chic tout en en swinguant. Ses passages couverts, illustres du temps de Napoléon III, ne sont plus que le prétexte d’une flânerie lunaire, qu’enrichit infiniment leur désolation. La plupart des commerces sont déserts. Les uns ont fermé - rideaux de fer, moellons – et, sur les avenues, recyclés en restaurants du monde (indiens, marocains, italiens), d’autres accueillent les touristes venus participer à des tournois de scrabble ou des congrès de voyance & divination. Des banques. Beaucoup d’agences immobilières.
Le promeneur attentif, au vu de leur grand nombre, pourrait s’imaginer que la ville est désormais à vendre. Villas, appartements, longères, demeures, tout passe, tout fait son temps, même ce charme aussi désuet que confortable d’une vie bourgeoise à l’érudition provinciale, à l’ennui assumé, que les notables de l’élite mondialisée, en le délaissant, ont livré à la braderie technologique des sans humeurs. A VENDRE donc à qui veut, à qui peut, et pour pas cher le m2, renchérirait le bateleur sûr de son coup, au vu des tarifs qui se pratiquent partout ailleurs, même dans les pires banlieues des violentes métropoles multiculturelles, connectées et polluées. Pour pas cher, respire donc cet air et cette allure, ce parfum d’antan – te dis-tu, en marchant dans l’autrefois des fenêtres closes– l’œil levé en direction de leurs garde-corps, si élégamment ouvragés. Forger le fer au plus raffiné du détail, le détail au plus proche du besoin. Ah, ces fières demeures en pierres, l’esthétique encore fidèles aux règles d’or de Soufflot, malgré les fioritures qui leur pèsent.
Songes-tu un instant à l’intrusion soudaine des temps extraordinaires qui marquèrent pour quelques années cet espace autour de nous, d’un fer autrement rouge et brûlant ? Oui je songe : Quel tour prit donc ce Vichy des années de fièvre et de douleur, lesquelles étendirent leur trace de sang et de suie jusqu’aux confins les plus hivernaux de l’Europe ? Ceux qui peuplèrent ces palaces art Nouveau transformés en garnisons et ministères, ceux dont les semelles battirent les parquets et les pavés, qu’ils fussent soldats ou fonctionnaires, du Reich allemand ou de l’Etat français : qu’en demeure-t-il ? Ceux qui s’assirent en grappes exaltées pour s’emplir l’esprit des colonnes de leurs journaux, aux terrasses de ces brasseries, du militaire au journaliste, du parlementaire au soldat, de l’ambassadeur au badaud, de l’anonyme quidam vichyssois soudainement égaré sur son sol natal parmi une foule d’inconnus, enfin, jusqu’au collabo cynique et fraichement débarqué de Paris ? Oui, je songe.
« Vichy était petit », écrivit Emmanuel Bove en 1945 (1) La ville l’est encore, à l'heure du monde ouvert. On y tourne donc en rond, toujours aussi hypnotiquement. Elle n’abrite plus les mêmes luttes, les mêmes terreurs ni les mêmes plaisirs, les mêmes espoirs ni les mêmes enjeux, rien n’y semble pour autant résolu. La crise économique s’y dévoile, comme naguère la collaboration. L’une se vautre, partout tristement perceptible ; le spectre de l’autre y plane, confusément déchiffrable dans le calme douteux qui flotte dans les rues, le murmure des disparus qui les imprègnent.
(1) (1) Emmanuel Bove, Le Piège, Flammarion
Vichy, parc des Sources
23:06 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : vichy, parc des sources, nauher, littérature, immobilier, collaboration, france, histoire, excoffon, napoléoniii, communication |
samedi, 31 mai 2014
Une élection du temps de Merlin
Jusqu’à quel point peut se détériorer une image politique ? Rues barrées par les CRS, agriculteurs et métallurgistes en colère, conseiller du président pris en otage… Et pendant ce temps-là, cet idiot rondouillard à l’air bonhomme fait des petites blagues avec cet autre imposteur qu’est Pierre Soulages au musée de Rodez - Où se perd l’argent public ?… (Salut, au passage, à Monsieur Toublanc, dont j’ai d’abord cru qu’il me faisait un blague, qui laissa hier un joli commentaire en bas de ce billet)
Il est assez savoureux, pendant ce temps-là, de se plonger dans le Merlin. Et notamment dans le chapitre titré « Une succession difficile », qui narre l’accession au pouvoir et l’élection du roi Arthur. En ces temps pré-Googolien (Pré-Googolesque ?), « on échangea à cette occasion, dit le conte, bien des paroles qui ne méritaient pas d’être conservées et retenues ». Rien n’a trop changé, direz-vous, sinon qu’à présent, le web veille.
Autre chose : ce n’était point alors des conseillers en communication qui assuraient l’élection des dirigeants, mais bien plutôt de véritables enchanteurs. Celle d’Arthur fut ainsi prévue de longue date par Merlin : ce dernier usa de ses sortilèges pour prêter un instant au roi Uter les traits du mari d’Ygerne pour lui permettre de coucher avec elle, à condition qu’il s’engageât à lui confier l’enfant dès sa naissance. Puis Merlin porta Arthur à Antor, à qui il demanda de l’élever comme son propre fils. On peut se demander un instant à quoi servit ce tour de passe-passe, puisqu’il semblait davantage desservir la légitimité du futur roi de Logres qu’autre chose. Mais on s’aperçoit très vite, quelques pages plus tard, que le subterfuge s’apparente en fait à une géniale opération de communication médiévale. Il permit en effet à Merlin d’octroyer une double légitimité à son candidat, lorsqu’il le présenta au peuple, seize années plus tard.
Une première fois en tant que prétendant normal (peut-on oser ce mot ?) à la fameuse épreuve de l’épée dans l’enclume que tout le monde tentait de réussir. Lorsque Antor pria l’archevêque de « faire essayer cette épée » à son fils, au même titre que n’importe quel autre sujet du royaume, ce dernier la retira avec une facilité qui déconcerta les spectateurs. « Notre Seigneur, dira l’homme d’église et lui ouvrant les bras, connaît mieux que nous l’identité de chacun !» Mais comme la plupart des barons et le peuple eurent besoin de voir le miracle pour le croire, il fallut le renouveler. De Noël à Pentecôte, (le temps que dure une campagne électorale), Arthur n’eut donc de cesse d’ôter puis de ficher à nouveau dans son socle la fameuse Excalibur, puis de la retirer à nouveau. On testa par ailleurs son programme : On lui fit apporter des joyaux et des bijoux, afin de s’assurer si le futur roi serait ou non « plein de convoitise et d’avidité ». On put juger de sa prodigalité, lorsqu’il redistribua tous ces présents. Finalement, tous durent se rendre à l’évidence : le jeune homme avait toutes les qualités d’un chef. Mais les barons les plus récalcitrants refusaient encore qu’un enfant de basse extraction qui n’était même pas chevalier devînt ainsi leur roi.
Il fallut alors que Merlin révèlât la supercherie et la réelle nature des parents d’Arthur. Du coup, il asseyait par un autre moyen la légitimité de son roi : Et par son propre mérite (il était le seul à avoir ôté l’épée et donc à être élu par le Ciel, là où de plus nobles avaient failli), et par la naissance (il était quand même fils de Roi). Au final, les barons les plus récalcitrants eurent beau alléguer que ce n’était qu’un coup monté, ils se retrouvèrent minoritaires, et leurs troupes bien vite décimées par Excalibur, « dont le nom signifie en hébreu Tranche fer, et acier et bois », qui se révéla quasi miraculeuse dès les premiers combats du roi Arthur. Au vu de ces événements peuvent se comprendre la ruse initiale de Merlin, ainsi que sa grande sagesse. Mais tout le monde n'a pas, c’est vrai, le talent d'enchanteur.
En lisant le Joseph d’Arimathie, puis ce Merlin, je pensais aux grands récits fondateurs que furent L’Eneide pour Rome, l’Iliade pour la Grèce, et ces récits de chevalerie pour la Chrétienté. S’unir dans un mariage de raison et de monnaie à des fins seulement pragmatiques, comme on le propose aux peuples d’Europe aujourd’hui, cela ne suffit pas. On y entend comme un déficit de culture, de grandeur, de rêve, d’histoire même, malgré les images en boucles de commémorations. L’aura du fondateur de la Cinquième République qui maintient ses institutions, quant à elle, suffira-t-elle à compenser dans l’hexagone la médiocrité de l’actuel président français ? Tiendra-t-elle debout trois ans de plus cet ectoplasme, de petites blagues en petites blagues ? Je ne sais. Auguste en personne eut recours à Virgile pour asseoir son empire. Alors je me dis que ce n’est pas de grands hommes que nous manquons le plus, aujourd’hui, mais de grands récits. « Et je voel que tu saces que ma coustume est tel que je repaire volentiers em bois par la nature de celui de qui je fui engendrés » (Et je désire que vous sachiez, dit Merlin, que je suis fait ainsi que je hante volontiers les forets, en raison de la nature de celui qui m’a engendré)…
Arthur ôte l'épée de l'enclume, iconographie du Merlin, Paris, BNF
05:01 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : merlin, arthur, chevalerie, graal, politique, élections, soulages, rodez, france, europe, littérature, poésie, moyen-âge |
vendredi, 30 mai 2014
Fin de course
Tout respire la fin de course. Les éléments de langage ressassés par les politiciens véreux, la morosité d’événements sportifs qui s’enchaînent, les milliardaires cannois qui s’entre-congratulent à l'occasion d’un palmarès dont tout le monde se fout. Ce n’est pas de l’Europe que les gens sont lassés, mais de la sous culture – ou plutôt du déni de sa propre culture – que les économistes ont engendrée ; pendant ce temps, l’inexorable déclin des moyens de production se poursuit. Depuis l’arrivée du président Plan-Plan, un président d’un autre siècle, vraiment, une sorte de contre-sens, c’est l’équivalent d’une ville comme Lyon qui a été jetée au chômage. Crise, courbe, impôts, euros, impôts, violence, guerre : les infos répètent en boucle les mots d’ordre démonétisés de ce paysage dévasté.
On peut, certes, fermer les écoutilles et se plonger dans son monde à soi. Depuis quelques semaines, quand mon boulot m’en laisse le temps, je vis ainsi au rythme des aventures de Merlin et de Uter, après celles de Joseph d'Arimathie. La Table Ronde tout juste fondée, le duc de Tintagel est mort et Uter s’est empressé d’ensemencer, comme on le disait alors, la noble Ygerne . Le roi Arthur vient donc de naître, grâce à un divin ou diabolique malentendu sur les apparences, et Merlin vient de le confier, nourrisson, à Antor. Le Graal pour tout salut : Se ressourcer à d’anciens mythes collectifs ; dans la débandade narcissique qui s’est saisie de chacun pour la plus grande joie des marchés et des actionnaires repus, cela ne peut pourtant être qu’un ressourcement individuel, loin, bien loin d’une véritable fête collective, réparatrice. Mais c’est au moins ça. Comme disait les gens d’autrefois, « ça que les Boches n’auront pas ». Ce qui est tout dire...
Ygerne abusée par Merlin et Uter, iconographie du Merlin, BNF Paris
01:31 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature, moyen-âge, europe, merlin, arthur, table ronde, tintagel, graal |
samedi, 10 mai 2014
Le cercle vicieux du pouvoir
Ceux qui croient en une évolution de l'homme et un progrès moral possibles, ceux qui voient dans le politique et la démocratie une échappée à la misère de l'homme peuvent méditer sur ces quelques lignes de Tolstoï, couchées sur son Journal, le 10 février 1906. Il y décrit avec une belle lucidité la formation progressive de ce qu'il nomme le cercle vicieux du pouvoir. J'ai placé entre guillemets les citations exactes de Tolstoï et résumé par ailleurs les étapes intermédiaires de son raisonnement. La situation dans laquelle nous nous trouvons ressemble, de fait, à celle où se trouvaient les hommes de ce temps, les moyens de propagande par mass-médias et les avancées technologiques de ces dernières décennies en moins.
Les hommes délèguent le pouvoir à ceux qui se chargent de les gouverner pour « n’être pas enlevés à leurs affaires et ne pas être contraints, à l’encontre des exigences de leur vie spirituelle, à participer aux dispositions de l’autorité ». Autrement dit, ils délèguent le pouvoir à d’autres par une sorte de souci de confort, à la fois matériel et spirituel.
« Les hommes investis du pouvoir l’utilisent non pas pour ce en vue de quoi il leur a été donné, non pas pour arranger les affaires communes, mais ils l’utilisent pour leurs propres buts, cupides, ambitieux, et cela se répète partout où il y a un pouvoir, du maire et du sergent de police aux rois et aux empereurs.»
Dès lors, les assujettis se soulèvent (révolutions), le pouvoir est alors remplacé par un autre.
Et lorsque la situation se répète trop souvent, les assujettis «s’efforcent de limiter le pouvoir à un petit nombre de gens, ce qui crée une oligarchie», mais ne change rien à la situation.
Alors les assujettis s’efforcent de limiter aussi ceux qui limitent le pouvoir suprême, « et s’instaure une Constitution qui est de plus en plus celle de tout le peuple, démocratique »
« Mais pour que les assujettis puissent réellement limiter ceux qui gouvernent par l’organisation d’élections ; de protestations, il est nécessaire que les assujettis s’occupent constamment et activement de ces moyens de limitation du pouvoir. Or s’occuper de ces moyens de limitation prive les assujettis de la liberté, du loisir de s’occuper de leurs affaires et les entraîne dans la participation au pouvoir, c’est-à dire dans cela même pour quoi les hommes ont renoncé au pouvoir et l’ont remis à d’autres. Il s’ensuit un cercle vicieux : Le seul moyen de limiter le pouvoir est la participation au pouvoir.
Mais la situation durant tout le processus historique qui vient de se dérouler s’est considérablement dégradée : les assujettis qui participent au pouvoir se trouvent en présence «non plus de simples problèmes d’organisations sociales, mais de complications les plus variées» Apparaissent des dettes insolvables contractées antérieurement, apparaissent d’énormes richesses constituées durant l’activité du pouvoir et grâce à lui, et la misère de classes entières, causée elle aussi par les actes de ce pouvoir.
La difficulté de résoudre ces problèmes, pour les hommes de la nouvelle époque qui participent au pouvoir «réside dans le fait que la conscience morale et religieuse – les idéaux des hommes de la nouvelle époque – sont entièrement autres que ceux au nom desquels se perpétraient ces actes, ces embarras dont les hommes de notre temps doivent prendre part.»
19:29 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : tolstoï, pouvoir, politique, europe, russie, littérature |
lundi, 05 mai 2014
Graal, merveilles et déconvenues
J’ai eu l’occasion de voir dernièrement le Perceval de Florence Delay et Jacques Roubaud, monté par Christian Schiaretti au TNP, que je n’ai pas du tout aimé. Aussi, plutôt que de me demander si cela tenait de la faiblesse de l'adaptation pour le moins immodeste ou des effets trop visiblement distanciés par rapport à la matière médiévale et chrétienne de la mise en scène, je suis revenu au texte et me suis replongé dans le premier tome de cet incroyable Livre du Graal, « dont le format n’excelle pas la paume » (1), et qui tisse avec subtilité le lien entre l’Histoire Sainte et la légende arthurienne, en se revendiquant à la fois de l' évangile apocryphe, de l’hagiographie et du roman de chevalerie.
Son premier volume, Le Joseph d’Arimathie, s’offre comme ordonné par la manifestation même de la Sainte Trinité (« d’une chose trois et de trois une »). Son auteur, qui demeure anonyme et se donne comme « le plus pécheur des pécheurs » (p 4), coud un lien inédit entre un objet trivial et prosaïque, « l’écuelle où le Fils de Dieu avait mangé » (p 23) et le Graal d’origine celtique, dont Chrétien de Troyes s’était inspiré avant lui. Ce lien, c’est la Passion qui l’opère puisque l’écuelle ordinaire - en recueillant le sang du Christ, un sang versé par amour pour la destruction de la mort- devient au fil des paragraphes une relique et un symbole eucharistique.
Le transfert de l’une (l'écuelle) à l’autre (le symbole) trouve sa matérialité dramatique dans l’odyssée merveilleuse que Joseph accomplit avec son fils Joséphé, de Béthanie et Sarras en Terre Sainte vers l’Angleterre. Voyage qui n’est pas sans rappeler d’autres voyages mythiques : - celui qui mena Enée de Troie à Lavinium, en ce sens que comme l’un fondait Rome, l’autre fonda la Chrétienté – mais aussi celui de Moïse et de son peuple élu à travers la mer Rouge, par son aspect miraculeux, la traversée des « chevaliers » se faisant sur le pan de la chemise de Joséphé, qui ne cesse de s’élargir au fur et à mesure que les compagnons de voyage s’y pressent. «Si lor avint si bien que ançois que li jours apparut, furent il tout arrivé en la Grant Bretaigne, et virent la terre et le païs qui tous estoit puéplés de sarrazins et de mescreans » (ce que Gérard Gros, le traducteur traduit par : « leur grande chance voulut qu’avant le point du jour ils avaient tous accosté en Grande Bretagne, et découvrirent le territoire, le pays entièrement peuplé de Sarrasins et de mécréants » - p 419). Une voix aussitôt assure à Joséphé que la Grande Bretagne est promise à son lignage « pour l’accroître et la faire prospérer par un peuple qui tiendra mieux parole que le peuple actuel. », à condition qu’il y propage « le nom de Jésus-Christ et la vérité de l’Evangile » partout où il ira. Aventure qu’il est impossible de mener à bien sans la force du Graal lui-même, qui multiplie les pains et œuvre comme un cœur commun : « Cele nuit jut li pueples en un bois, es fuelles et es ramees qui furent el bois meïsmes. Au matin, quant li jours aparut, et ils furent venu devant le saint Graal, la oùil orent faites lor proiieres et lor orisons, si se misent en lor chemin, et errerent tant qu’il vinrent a ore de prime au chastel de Galafort » (Le peuple, cette nuit-là, coucha dans un bois, à même les feuilles et les ramées. Au matin, quand le jour fut levé, ils vinrent devant le saint Graal faire leurs prières et leurs oraisons, puis ils se mirent en route et cheminèrent pour atteindre à l’heure de prime le château de Galafort ». (p 428)
Le livre du Graal comprend trois tomes dans la Pléiade : je n’en suis nullement spécialiste. Mais à retrouver le tissu médiéval du commencement de ces aventures – tissu duquel notre rationalité nous prive de sentir grand-chose,à mon avis - j’ai compris pourquoi je n’avais pas aimé cette mise en scène et peut-être même -au-delà d’elle- ce texte prétentieux de Delay de Roubaud : par leurs choix et leurs prises de position a posteriori, tous deux gomment la force spirituelle et le propos sacré de l'oeuvre initiale pour n'en garder que la trame visuelle et verser vers le feuilleton - voire la bande dessinée parfois assez grossière, comme dans le dernier tableau du Perceval qui sert de bande annonce à la suite censée venir l'an prochain (2). Par leurs anachronismes, ils transpirent de ce souci constant de distanciation critique toute moderne, de cette volonté, au fond, de se croire plus malin que la merveille plutôt que de se laisser envoûter par son charme, sa poésie, sa tradition historique, et de servir son enchantement..
Joseph d'Arimathie et le saint-Graal
(1)Livre du Graal tome 1, Pléiade, page 6. Toutes les pages citées dans le billet renvoient à ce même volume et au premier récit, Joseph d'Arimathie.
(2) La totalité des mises en scènes du Graal fiction va courir encore sur de nombreuses années puisque nous n'en sommes qu'à la quatrième pièce sur une dizaine, coproduites par le TNP et le TNS
00:10 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : graal, roubaud, delay, théâtre, perceval le gallois, tnp, tns, joseph d'arimathie, joséphé, littérature, moyen-âge, eucharistie, jesus-christ, angleterre, odyssée, christianisme |
dimanche, 20 avril 2014
Devinette
De qui sont les lignes suivantes ? A noter que l'illustration, au même titre que certains éléments du texte, constitue un précieux indice :
« L’affection spirituelle et pure qui unit longtemps Mme Jaubert à Musset, et dont ses lettres nous ont gardé la température si tendre, entretenait un halo de discrète gloire autour des boucles blanches de la vieille dame. Elle avait été jeune sous Louis-Philippe ; et ses derniers amis ayant commencé d’être célèbres sous l’Empire, elle n’assemblait plus autour d’elle que des survivants d’un autre âge. Les débris d’un temps continuent d’une époque à l’autre, comme les souvenirs des Tuileries survivaient à leurs ruines calcinées, qui n’étaient pas déblayées encore. Ainsi mon père, en ses vingt ans, touchait de la main un monde déjà historique et recueillait ses témoignages. C’est là qu’il connut Mme Howland, beauté mure mais de grand esprit, amie autrefois de Cousin, de Prévost-Paradol et de Fromentin, plus tard d’Halévy, de Reyer, du peintre Degas, que j’ai moi-même vue très vieille dame, et dont je n’ai pas oublié le regard, comme elle cherchait à retrouver en moi l’image adolescente de mon père, ni son soupir, à ce retour. Romanesque, spirituelle, autoritaire et quelque peu désabusée, j’ai des lettres d’elle à mon père, de la qualité le plus rare où, malgré le détachement feint et la tendresse d’une femme au bord du déclin se mêle aux plus affectueuses gronderies. C’est elle qui lui donna, je crois, ce beau surnom d’hurluberlu dont on l’accueillait en souriant chez la marraine (…) Le marquis Du Lau survenait, vétéran de l’Empire et du Grand-Cercle, et aussi Charles Haas, de qui plus tard Marcel Proust a fait Swann ; et le comte Lepic, naguère chambellan de Napoléon III. La conversation s’égaillait, et mon père faisait des croquis.»
23:00 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature |
mardi, 15 avril 2014
La semaine sainte est un théâtre sacré
Semaine sainte. Nous y sommes : originalité, radicalité du Christ, terrible pour ces temps bizarres et salis, où Google voudrait éradiquer la mort, et les hommes partout la travestissent ou la nient… Passion : cette manière de l’accepter, l’assumer, plonger dedans ses mains, son regard, tout son corps comme dans l’eau des larmes, après la résurrection de Lazare, la sienne propre, Christ, semaine sainte. Terrible et comme antique prise en mains du mourant par celui qui lui survit dans le même corps, du cadavre, du décomposé, de la conscience et de l’âme, là même où ça respire.
Les sales temps modernes ne lui pardonnent rien, ces temps qui ne comprennent que la paix et ne veulent que du plaisir, et crachent sur le rite, même plus par insoumission mais par ignorance et bêtise. Préfèrent Bouddha ou Mohammed, plus faciles à comprendre tout ça, la Loi tu la suis ou tu la suis pas, mais il n’y a rien de purulent à contempler en soi, de plaies vives à étreindre, rien de décomposé à adorer, et toutes ces craintes à épurer, ces duretés à attendrir, cet orgueil à amoindrir, ces ponts à franchir devant les obstacles des hommes qui savent, ah ! ah !…
Préféreraient même ce Christ sans croix, ce Christ accommodant, sans calvaire ni Golgotha, ce Christ irréel et presque technologique, sans devenir. Ou bien cette croix sans Christ, juste un symbole car c’est moins rude à comprendre un symbole, moins éprouvant à presser contre son cœur, ça signifie de loin, dans l’abstrait de la philosophie encore discutable. Ou encore rien, juste le vivre incertain, l’écran du vide comme la toile de l’écran quand rien ne s’y projetait encore et que le film n'avait pas commencé, ni sang ni souffrance ni ombre ni trahison, et qu’on peut encore croire à tout sans se soumettre à rien, le Grand Rien, le vide de toute chair - mais ô mon Dieu, la semaine sainte est un théâtre sacré qui planta un corps sur une croix, devant lequel comment cesser d'être celui qui ne fit que passer ou conspuer ?
06:54 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : christ, semaine sainte, paques, littérature, religion, christianisme |
dimanche, 13 avril 2014
Pierre Autin-Grenier, inutile et tranquille, définitivement
« Au zinc de certains cafés commence à se murmurer assez sérieusement que la Terre ne serait pas ronde, pas du tout. Je reçois aujourd’hui la lettre d’un ami m’assurant que mon adresse est fausse et qu’en fait je n’habite nullement où je l’imagine. Autour du Soleil la Terre tourne cependant, et cette lettre fameuse m’est pourtant bien parvenue. Il semble donc qu’il y ait belle lurette que les boussoles n’indiquent plus vraiment le nord, mais divers endroits assez désemparés où chacun tente, dans les limites étroites de ses moyens, d’un peu s’ancrer pour échapper au tournis général et retrouver d’illusoires certitudes en vue des rafistoler l’idée précaire qu’il peut se faire de l’avenir »
Inutile et tranquille, définitivement : dernières paroles de Toute une vie bien ratée, un récit qui date de 1997, et d'où les lignes ci-dessous sont tirées, des lignes de Pierre Autin-Grenier (1947-2014), qu’on ne croisera plus sur le boulevard de la Croix-Rousse ni au grand café de la Soierie ni ailleurs, puisqu'il vient de quitter Lyon et la Terre plus trop ronde à ce qui se murmure de plus en plus autour de nous...
22:31 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : lyon, croix-rousse, littérature, pierre autin-grenier |