Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 03 juin 2014

Vichy était petit

à Philippe Nauher, avec une amicale complicité

Vichy s’est imperceptiblement envasé dans les entrailles des époques ordinaires. Là, elle ne palpite encore qu’à peine, avec ses demi-pressions à 4Є 30 rue Lucas, fantomatique épave, échouée à moitié vive en ce siècle que la consommation livre à l’amnésie. Quelques solitaires s’y égarent. Sous la promenade couverte du parc des Sources, leurs pas seuls animent la galerie jadis festive et jadis impériale, qui peut le croire encore ? Car à longer ces colonnes de fer moroses par ces temps uniformisés, on perçoit confusément que le destin de Vichy ne peut que rejoindre l’essence même de l’ordinaire, jusqu’à s’y morfondre, s’y confondre, pour toujours, dirait-on. Ici-même, oui, bien plus qu’en n’importe quelle autre ville de France.

Les vitrines de Vichy jettent au visage des passants attentionnés qui les longent tout ce que la province des années soixante-dix et quatre-vingts exhibait de plus parisien, alors elle s’exprimait encore en Excoffon pour crier son tout dernier chic tout en en swinguant. Ses  passages couverts, illustres du temps de Napoléon III, ne sont plus que le prétexte d’une flânerie lunaire, qu’enrichit infiniment leur désolation. La plupart des commerces sont déserts. Les uns ont fermé - rideaux de fer, moellons – et, sur les avenues, recyclés en restaurants du monde (indiens, marocains, italiens), d’autres accueillent les touristes venus participer à des tournois de scrabble ou des congrès de voyance & divination. Des banques. Beaucoup d’agences immobilières.

Le promeneur attentif, au vu de leur grand nombre, pourrait s’imaginer que la ville est désormais  à vendre. Villas, appartements, longères, demeures, tout passe, tout fait son temps, même ce charme aussi désuet que confortable d’une vie bourgeoise à l’érudition provinciale, à l’ennui assumé, que les notables de l’élite mondialisée, en le délaissant, ont livré à la braderie technologique des sans humeurs. A VENDRE donc à qui veut, à qui peut, et pour pas cher le m2, renchérirait le bateleur sûr de son coup, au vu des tarifs qui se pratiquent partout ailleurs, même dans les pires banlieues des violentes métropoles multiculturelles, connectées et polluées.  Pour pas cher, respire donc cet air et cette allure, ce parfum d’antan – te dis-tu, en marchant dans l’autrefois des fenêtres closes– l’œil levé en direction de leurs garde-corps, si élégamment ouvragés. Forger le fer au plus raffiné du détail, le détail au plus proche du besoin. Ah, ces fières demeures en pierres, l’esthétique encore fidèles aux règles d’or de Soufflot, malgré les fioritures qui leur pèsent.

Songes-tu un instant à l’intrusion soudaine des temps extraordinaires qui marquèrent pour quelques années cet espace autour de nous, d’un fer autrement rouge et brûlant ? Oui je songe : Quel tour prit donc ce Vichy des années de fièvre et de douleur, lesquelles étendirent leur trace de sang et de suie jusqu’aux confins les plus hivernaux de l’Europe ? Ceux qui peuplèrent ces palaces art Nouveau transformés en garnisons et ministères, ceux dont les semelles battirent les parquets et les pavés, qu’ils fussent soldats ou fonctionnaires, du Reich allemand ou de l’Etat français : qu’en demeure-t-il ? Ceux qui s’assirent en grappes exaltées pour s’emplir l’esprit des colonnes de leurs journaux, aux terrasses de ces brasseries, du militaire au journaliste, du parlementaire au soldat, de l’ambassadeur au badaud, de l’anonyme quidam vichyssois soudainement égaré sur son sol natal parmi une foule d’inconnus, enfin, jusqu’au collabo cynique et fraichement  débarqué de Paris ? Oui, je songe.

« Vichy était petit », écrivit Emmanuel Bove en 1945 (1) La ville l’est encore, à l'heure du monde ouvert. On y tourne donc en rond, toujours aussi hypnotiquement. Elle n’abrite plus les mêmes luttes, les mêmes terreurs ni les mêmes plaisirs, les mêmes espoirs ni les mêmes enjeux, rien n’y semble pour autant résolu. La crise économique s’y dévoile, comme naguère la collaboration. L’une se vautre, partout tristement perceptible ; le spectre de l’autre y plane, confusément déchiffrable dans le calme douteux qui flotte dans les rues, le murmure des  disparus qui les imprègnent.

 

(1)    (1) Emmanuel Bove, Le Piège, Flammarion  

VICHY-PARC-des-SOURCES_lightbox.jpg

Vichy, parc des Sources

mercredi, 10 octobre 2007

Antiquaille à vendre

Au temps de Pierre Sala, la mode était de posséder dans le jardin de sa villa quelque débris de l’Antiquité, sarcophage, morceau de colonnade ou épitaphe, témoignage exhumé d’un passé romain dont on ne cernait alors que fort approximativement les contours : en sa prestigieuse maison de Lanticaille se pouvait ainsi déchiffrer cette épitaphe 462020019cf75310e904cf4c7b7d9020.jpglatine, conçue de son vivant par un certain Claudius Rufinus : « et, puisque que ces lettres confiées à la pierre conservent le son de ma voix, ma voix vivra par la tienne, inconnu qui t’arrêteras sur ces lignes… ».

L’épitaphe de Claudius Rufinus, d’une hauteur de 90 cm, est l’un des plus célèbres et des plus anciennement connus. Il séjourna dans la maison de Sala, devenu couvent des Religieuses de la Visitation , jusque vers 1809, date à laquelle on le transporta au musée de Lyon. On peut l’admirer actuellement au musée de la Civilisation gallo romaine.

En 1629 les sœurs Visitandines de Bellecour firent l’acquisition du domaine qu’elles transformèrent en couvent. Elles lui adjoignirent une chapelle, un cloître et plusieurs corps de logis. L’une d’entre elles fut convaincue, en y découvrant un cachot, que les martyrs lyonnais, au premier chef Saint Pothin, le premier évêque de Lyon, y avaient été incarcérés : 

« Je me trouvais en dormant pénétrée d’une grande dévotion pour Saint Pothin.(…) Et je vis tout le devant du cachot de Saint Pothin revêtu de fin or, et au dessus du cachot un trône d’un éclat et d’une beauté admirables, et ce saint évêque assis dessus déclara : Ma fille, je suis en ce lieu d’une présence particulière pour assister de ma protection tous ceux qui m’invoqueront », écrit-elle dans un mémoire. C’est cette religieuse qui est à l’origine du culte de Saint-Pothin martyr.

4ff314d772b9b1c4231a43e6f411884d.jpgEn 1796, la vente des biens nationaux livra le bâtiment à divers propriétaires, avant que la ville ne le réunît à ses Hospices Civils pour y abriter ses aliénés de 1806 à 1876, date à laquelle on ouvrit l’hôpital psychiatrique de Vinatier. Une rotonde demi-circulaire de style toscan fut alors construite sur vingt-huit colonnes de pierre. En raison du type de malades qu’elle hébergeait, elle reçut une appellation spéciale jusqu’à sa démolition : la rotonde des folles.

On a souvent prétendu que dans l'Antiquité se dressait à l'emplacement de l'Antiquaille le palais impérial qui aurait pu servir de villégiature à Auguste, Caligula, Domitien, Sévère, Albin lorsque ces empereurs séjournaient à Lugdunum. Cette légende a nimbé le bâtiment d'une aura toute spéciale. On rajoutait que rois de Bourgogne puis ducs se Savoie l’auraient investi ensuite tour à tour. On a supposé que l’empereur Claude y était né, que ses bâtiments abritaient le caveau où l’évêque Pothin fut incarcéré juste avant son martyre. L'Antiquaille s'est retrouvé ainsi au centre de nombreuses légendes. La littérature a pris le relai. Dans l’un de ses romans les plus célèbres, Place des Angoisses, l’écrivain Jean Reverzy met en scène cet hôpital où médecine, archéologie et religiosité cohabitent, et dans lequel il effectua son externat en 1934, sous la férule du professeur Joberton de Belleville :

« Je ne m’étais pas douté que l’hôpital fut si vaste. Le cortège cheminait dans d’immenses bâtiments désaffectés, gravissait des escaliers, franchissait des passerelles au-dessus de jardins aux murs de pisé hérissés de tessons de bouteilles. Le train ne ralentissait pas, et je me demandai où finirait cette marche folle. Cependant, à la sortie d’un défilé enjambé par des voûtes, la troupe s’engouffra dans une salle où quatre rangées de lits tendus de rideaux blancs s’étiraient jusqu’à de hautes fenêtres ouvertes sur le ciel vide. Une centaine de femmes y étaient couchées, dont seules les têtes émergeaient des draps. Le cortège, à même vitesse, défila entre les rangées centrales, puis, après une hésitation en tête, ralentit sa marche, se resserra et enfin s’aggloméra autour d’un lit au montant duquel le Professeur s’appuya des deux mains pendant qu’une religieuse poussait derrière lui une chaise où il se laissa tomber. »

 Il aura été dans la destinée de l’Antiquaille de passer par toutes les phases de la fortune : Résidence d'empereurs et cachot de martyrs sous l'Antiquité, palais de rois au Moyen Age, cabinet de curiosités antiques au XVIème, refuge d'aliénés au XIXème, hospice romanesque au XXème : chaque siècle aura donc eu son Antiquaille; une antiquaille à son image, dans le pire comme dans le meilleur des cas. Le notre, qui ne répugne pas à transformer ce lieu de mémoire, de légende et de soin en une résidence privée avec vue tranquille et privilégiée sur la ville, doublé d'un centre commercial et culturel ne déroge pas, on le voit, à la tradition. Pour le pire ou pour le meilleur ? Chacun reste juge.  

08:25 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : lyon, écriture, actualité, société, politique, immobilier | | |