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lundi, 05 mai 2014

Graal, merveilles et déconvenues

J’ai eu l’occasion de voir dernièrement le Perceval de Florence Delay et Jacques Roubaud, monté par Christian Schiaretti au TNP, que je n’ai pas du tout aimé. Aussi, plutôt que de me demander si cela tenait de la faiblesse de l'adaptation pour le moins immodeste ou des effets trop visiblement distanciés par rapport à la matière médiévale et chrétienne de la mise en scène, je suis revenu au texte et me suis replongé dans le premier tome de cet incroyable Livre du Graal, « dont le format n’excelle pas la paume » (1), et qui tisse avec subtilité le lien entre l’Histoire Sainte et la légende arthurienne, en se revendiquant à la fois de l' évangile apocryphe, de l’hagiographie et du roman de chevalerie.

Son premier volume, Le Joseph d’Arimathie, s’offre comme ordonné par la manifestation même de la Sainte Trinité (« d’une chose trois et de trois une »). Son auteur, qui demeure anonyme et se donne comme « le plus pécheur des pécheurs » (p 4), coud un lien inédit entre un objet trivial et prosaïque, « l’écuelle où le Fils de Dieu avait mangé » (p 23) et le Graal d’origine celtique, dont Chrétien de Troyes s’était inspiré avant lui. Ce lien, c’est la Passion qui l’opère puisque l’écuelle ordinaire - en recueillant le sang du Christ, un sang versé par amour pour la destruction de la mort- devient au fil des paragraphes une relique et un symbole eucharistique.

Le transfert de l’une (l'écuelle) à l’autre (le symbole) trouve sa matérialité dramatique dans l’odyssée merveilleuse que Joseph  accomplit avec son fils Joséphé, de Béthanie et Sarras en Terre Sainte vers l’Angleterre. Voyage qui n’est pas sans rappeler d’autres voyages mythiques : - celui qui mena Enée de Troie à Lavinium, en ce sens que comme l’un fondait Rome, l’autre fonda la Chrétienté – mais aussi celui de Moïse et de son peuple élu à travers la mer Rouge, par son aspect miraculeux, la traversée des « chevaliers » se faisant sur le pan de la chemise de Joséphé, qui ne cesse de s’élargir au fur et à mesure que les compagnons de voyage s’y pressent.  «Si lor avint si bien que ançois que li jours apparut, furent il tout arrivé en la Grant Bretaigne, et virent la terre et le païs qui tous estoit puéplés de sarrazins et de mescreans » (ce que Gérard Gros, le traducteur traduit par : « leur grande chance voulut qu’avant le point du jour ils avaient tous accosté en Grande Bretagne, et découvrirent le territoire, le pays entièrement peuplé de Sarrasins et de mécréants » - p 419). Une voix aussitôt assure à Joséphé que la Grande Bretagne est promise à son lignage « pour l’accroître et la faire prospérer par un peuple qui tiendra mieux parole que le peuple actuel. », à condition qu’il y propage « le nom de Jésus-Christ et la vérité de l’Evangile » partout où il ira. Aventure qu’il est impossible de mener à bien sans la force du Graal lui-même, qui multiplie les pains et œuvre comme un cœur commun : « Cele nuit jut li pueples en un bois, es fuelles et es ramees qui furent el bois meïsmes. Au matin, quant li jours aparut, et ils furent venu devant le saint Graal, la oùil orent faites lor proiieres et lor orisons, si se misent en lor chemin, et errerent tant qu’il vinrent a ore de prime au chastel de Galafort » (Le peuple, cette nuit-là, coucha dans un bois, à même les feuilles et les ramées. Au matin, quand le jour fut levé, ils vinrent devant le saint Graal faire leurs prières et leurs oraisons, puis ils se mirent en route et cheminèrent pour atteindre à l’heure de prime le château de Galafort ». (p 428)

Le livre du Graal comprend trois tomes dans la Pléiade : je n’en suis nullement spécialiste. Mais à retrouver le tissu médiéval du commencement de ces aventures – tissu duquel notre rationalité nous prive de sentir grand-chose,à mon avis - j’ai compris pourquoi je n’avais pas aimé cette mise en scène et peut-être même -au-delà d’elle- ce texte prétentieux de Delay de Roubaud : par leurs choix et leurs prises de position a posteriori, tous deux gomment la force spirituelle et le propos sacré de l'oeuvre initiale pour n'en garder que la trame visuelle et verser vers le feuilleton - voire la bande dessinée parfois assez grossière, comme dans le dernier tableau du Perceval qui sert de bande annonce à la suite censée venir l'an prochain (2). Par leurs anachronismes, ils transpirent de ce souci constant de distanciation critique toute moderne, de cette volonté, au fond, de se croire plus malin que la merveille plutôt que de se laisser envoûter par son charme, sa poésie, sa tradition historique, et de servir son enchantement..  

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Joseph d'Arimathie et le saint-Graal

 

(1)Livre du Graal tome 1, Pléiade, page 6. Toutes les pages citées dans le billet renvoient à ce même volume et au premier récit, Joseph d'Arimathie.

 (2) La totalité des mises en scènes du Graal fiction va courir encore sur de nombreuses années puisque nous n'en sommes qu'à la quatrième pièce sur une dizaine, coproduites par le TNP et le TNS

Commentaires

Après I. Joseph d'Arimathie, II. Merlin l'Enchanteur, III. Gauvain et le Chevalier Vert, IV. Perceval Le Gallois, il y aura V. Lancelot du Lac, VI. L'enlèvement de la Reine, VII. Morgane contre Guenièvre, VIII. Fin des Temps Aventureux, IX. Galaad ou la Quête et X. La tragédie du Roi Arthur.

Voilà ce que dit le 4e plat de "Graal Théâtre" de Florence Delay, Jacques Roubaud :

Trésor épique et féerique, source d'un merveilleux qui enchanta l'Europe entière pendant des siècles, le cycle du Graal est d'une richesse encore peu explorée par les écrivains contemporains.
Nous en avons tiré une suite dramatique en dix branches ou pièces, qui commence par la fondation de deux chevaleries : l'une céleste, par Joseph d'Arimathie, l'autre terrienne, par l'enchanteur Merlin. Elles se rejoignent autour du roi Arthur et de la reine Guenièvre à la Table Ronde. Viennent ensuite les Temps Aventureux, dont les héros sont Gauvin, Perceval, Lancelot, Galehaut, les fées Viviane et Morgane, bien d'autres. Notre "roman breton" s'achève sur deux disparitions : celle du Graal emporté au ciel par Galaad et celle du roi Arthur emporté sur la mer...
En nous inspirant des textes médiévaux tant français que gallois, anglais, allemands, espagnols, portugais, italiens, nous poursuivons les enchantements de ce que Dante appela "les si belles errances du roi Arthur".
Les scribes : F.D.J.R.

Avant la première pièce, sont nommés les personnages principaux (du côté du ciel, du côté de la terre, entre la terre et le ciel).
Et puis les dix lieux où se déroulent les événements :
1. Lieu de paroles profanes
2. Lieu d'eau (lacs, mers, rivières, fontaines)
3. Forêt (carrefours, chemins, clairières)
4. Prairie (pavillons solitaires, tournois, assemblées)
5. Château fort (intérieur/extérieur)
6. Chambre d'amour
7. Cour du roi Arthur
8. Château du Graal (aile gauche, à dominante rouge)
9. Château du Graal (aile droite, à dominante blanche)
10. Lieu de paroles sacrées

Écrit par : Michèle | lundi, 05 mai 2014

Et l'on se dit, en voyant le résultat, deux choses :
- quel boulot, d'une part, tant sur le plan de l'adaptation littéraire que de la mise en scène ou du jeu des acteurs.
- Et quel dommage, aussi, que l'essentiel leur ait échappé. L'essentiel, c'est à dire le sacré, qui devrait advenir dans une telle représentation parce qu'il en demeure la raison d'être, un peu comme dans les mystères ou les passions du moyen Age, et qui demeure absent, comme si l'on se trouvait devant un montage ou une coquille vide, dépourvus de spiritualité.

Écrit par : solko | lundi, 05 mai 2014

J'entends ce que vous dites même si je me sens incapable d'en appréhender la nature.

Je connais mieux les livres de Florence Delay (dont j'ai beaucoup aimé "La fin des temps ordinaires" et "Trois désobéissances", -elle est aussi une magnifique Jeanne d'Arc dans le film de Robert Bresson "Procès de Jeanne d'Arc",1962), que ceux de Jacques Roubaud.

Je viens de faire une recherche sur internet et se trouvent ici une sorte de genèse de GRAAL THÉÂTRE, ou plutôt des éclairages sur le travail :

http://crm.revues.org/2062

Ce qui me plaît c'est la collaboration avec in fine un travail dans lequel on ne repère pas les apports de l'un ou de l'autre.
Ce qu'ont voulu faire aussi Julie Brochen du TNS et Christian Schiaretti du TNP : faire collaborer les deux troupes.

Écrit par : Michèle | lundi, 05 mai 2014

Entendons-nous bien : le sacré pour moi, c'est l'amour, l'intégrité morale et la justice sociale, les trois indissociables. Au fond, ma trinité.

Écrit par : Michèle | lundi, 05 mai 2014

Dans cet article que vous citez, Florence Delay et Jacques Roubaud avouent eux-mêmes qu'ils se sont livrés (en bons structuralistes) à une relecture, une réinterprétation. Je ne leur en dénie pas le droit, qui suis-je pour cela ? Mais vraiment je n'aime pas leur approche qui relève plus de la parodie que de la mise en acte.
Pour moi, un homme de théâtre doit se mettre à l'écart le plus possible pour regarder les choses. Face à une oeuvre comme le livre du Graal, aussi puissante poétiquement et structurante historiquement, la question à se poser n'est pas celle de sa propre conception du sacré, mais celle de la conception des hommes de ce temps.
Je suis convaincu que pour eux, l'amour, l'intégrité morale et la justice sociale ne sont que des valeurs qui relèvent de l'immanence. Le sacré, c'est autre chose, et ça relève du mystère, de la transcendance.
C'est lié à la violence du monde et de la nature. Protégés comme nous le sommes par la dissuasion nucléaire, la médecine technologique, la prise en charge à de multiples niveaux et pas toujours pour notre bien, nous ne comprenons plus leurs peurs, leurs besoins de rites, de surnaturel et de symboles, leur foi et leur piété, qui sont bien autre chose que des valeurs. C'est à côté de cela que la parodie de Roubaud et Delay, le travail du TNS et du TNP passent complètement. Et quel dommage, au vu des moyens accordés! Du coup, ils dénaturent plus qu'ils ne servent le magnifique roman du Graal. C'est en tout cas ce que je vois et que je déplore, car il fut un temps où des adaptateurs et des metteurs en scène moins nombrilistes - je pense par exemple à Vittez dont sans doute ils se réclament - savaient rendre avec plus de ferveur, de majesté et de respect le sens d'une tragédie grecque ou d'une pièce de Claudel...
Mais là, il ne reste qu'une parodie pauvrement mainstream, c'est d'ailleurs ce que dit Schiaretti dans cette video
http://www.theatre-video.net/video/Presentation-de-Graal-Theatre-1-Joseph-d-Arimathie-par-Christian-Schiaretti

Écrit par : solko | lundi, 05 mai 2014

Là, Roland, je vous entends très bien.

Et je vous donne raison sur les deux choses : la nécessité de lire une œuvre en la contextualisant.
Et je ne suis pas assez savante pour juger du travail de Delay/Roubaud, de ce point de vue-là.

Et puis cette idée de mystère, de transcendance. Bien sûr qu'il est impossible d'y échapper.
Chacun s'en débrouille à sa façon.

Écrit par : Michèle | lundi, 05 mai 2014

Je m'en suis sortie un peu vite dans mon commentaire précédent :)

C'est vrai que les réussites techniques de notre époque changent notre vision du monde.
On peut d'ailleurs les corréler avec de grandes images religieuses. La procréation médicale assistée et "l'Immaculée Conception". L'Internet et "l'ubiquité".
Comme si nos techniques contemporaines donnaient corps à l'imaginaire religieux.

Ce qui reste un grand mystère c'est la mort par laquelle la nature redevient de la matière qui déborde avec la décomposition des formes corporelles.
Comme l'écrit Pascal Quignard dans "La barque silencieuse" :

(dans la mort)
La cage thoracique demeure en état d'expiration.
Les yeux restent ouverts.
Mais le cadavre n'est pas encore le disparu.
La vie au sein du corps mort n'est pas finie. Il faut patienter au moins une année pour que la chair se décompose.
Au terme de cinq années, la chair s'étant décomposée, les os se désunissent.
Les éléments constitutifs se déprogramment et rejoignent le fond commun qui fait le vivant.

Vraiment, nous ne sommes plus ?

Écrit par : Michèle | mardi, 06 mai 2014

Avez-vous vu le "Perceval le Gallois" d'Eric Rohmer, avec Fabrice Luchini ? Je trouve ce film admirable, et il est remarquablement fidèle à Chrétien de Troyes.

Écrit par : Mat | mardi, 06 mai 2014

Oui. C'est une fête à la langue de Chrétien de Troyes, à la diction.

Écrit par : Solko | mardi, 06 mai 2014

Très intéressante discussion... Où il est question d'émerveillement, d'une époque où l'on s'émerveillait au point de ressentir le mystère de toute chose, à une époque où l'on ne s'émerveille plus, mais où l'on disserte beaucoup (curieux lapsus : j'avais écrit "beaucoupe"avant de me corriger, hahaha !)

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 07 mai 2014

Oui c'est cela. Il faut demander au théâtre d'être merveilleux, et non pas ironique ou savant. En tout cas à celui qui prétend nous entretenir de la "belle coupe"...

Écrit par : solko | mercredi, 07 mai 2014

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