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vendredi, 18 septembre 2015

La dernière heure

La nuit tombant, je me dirigeai à pas lents vers l’église. J’avais un peu d’avance. Je décidai de humer l’air un bref instant, le bon air humide et frais d'un jeudi de septembre. Dans cette rue déserte, je me trouvai bientôt nez à nez avec une vieille connaissance avec laquelle je militais dans une association naguère, pour la sauvegarde du patrimoine ouvrier de cette ville. Nous en vînmes assez vite à nous entretenir de nos cheminements respectifs depuis cette époque, et lui, qui avant de rejoindre le parti communiste servit la messe au cardinal Gerlier en tant qu’enfant de chœur, évoqua je ne sais pourquoi cette parabole des ouvriers de la dernière heure, chez Matthieu. En tant que syndicaliste, il trouvait ce propos incompréhensible,  puisqu’il conseillait assez injustement d’attribuer le même salaire à des gens qui auraient produit un travail d’inégale durée. L’Église l’interprète en rappelant que Dieu offrira le même salaire à ceux qui sont venus à Lui, qu’ils soient Juifs des tous premiers temps, ou bien Gentils de la dernière heure. Nous nous quittâmes, tandis que les branches des arbres au-dessus de nous continuaient de céder au vent pourtant léger des feuilles mi sèches et depuis longtemps par lui malmenées, qui filaient ensuite par grappes le long des caniveaux. Je poussai la porte entrebâillée, et traversai la nef obscure jusqu’à la chapelle de la Vierge où se tenait l’adoration.

Le pays a beau semblé partir à la vau-l’eau entre les mains de ceux qui le gouvernent, le doux Christ y loge encore, silencieux, dans tous les tabernacles de ses églises. La densité du silence du Christ m’impressionne de plus en plus, tant depuis deux mille ans qu’Il est ressuscité, il se maintient ainsi présent au cœur du monde et en retrait de lui, en cette hostie distribuée incessamment depuis à des milliards de Fidèles, morts et vivants. La clé de son action demeure ainsi autant opérante qu’invisible, au risque peut-être de l’oubli d’un peuple négligent ou endoctriné ailleurs. Léon Bloy remarqua quelque part dans son Journal qu’on ne peut continuer à se plaindre du déclin de l’Occident et se refuser au geste fondateur de la Chrétienté, qui est précisément celui de l’Eucharistie, dont écrivit pour sa part Jean Paul II «les générations chrétiennes ont vécu au long des siècles. » (1)  Et c’est bien vrai que cet Occident qui s’effrite sous nos yeux est celui de l’apostasie de nombreux baptisés inconscients des enjeux religieux qui se trament, et que si ses habitants avaient été plus fidèles à la communion, la décomposition atroce qui le guette et que semblent appeler de leurs vœux nos infâmes dirigeants n’aurait pu advenir. 

Devant moins de fidèles que deux mains n’ont de doigts, deux prêtres préparaient l’autel pour y déposer le Saint-Sacrement. Après une brève lecture, débuta la méditation de chacun. Il faut véritablement parvenir au vide de tous mots vains pour aborder le silence du Christ. Celui-ci est dense et épais, vraiment, comme une pierre vivante et chaude, et ne se laisse ressentir que dans un recueillement à sa mesure, peu à peu, et pénétrer que pas à pas, tandis que la foi, comme le souligna admirablement Thomas d’Aquin, « prête supplément à la défaillance des sens » (2). C’est alors que se présentèrent à nouveau, mais cette fois-ci comme imagés, les vignerons de la parabole, ceux de la première, de la troisième, de la sixième, et ceux de la dernière heure dont, plus que jamais, au vu du peu d’efforts que je fis dans ma vie pour travailler la vigne du Seigneur, je me sentis parmi tant d’autres faire injustement partie. Certes, en tant que syndicaliste, mon bonhomme avait raison : la parabole paraît injuste, puisqu’elle se propose de donner le même salaire à des ouvriers qui ont produit un travail d’inégale durée. Mais la penser ainsi revient à raisonner comme s’il ne s’agissait que d’une somme finie d’argent, à partager équitablement. Devant la merveille du saint-Sacrement blanchâtre dans la pénombre, et in saecula saeculorum répandu à travers le monde, je comprenais pour la plus grande joie de mon âme que la parabole devait s’entendre sur un autre plan : le salaire versé étant infini, et l’infini ne pouvant se partager [ou alors dans une profusion inimaginable pour nos esprits bornés],chaque ouvrier le reçoit également tout entier, à quelque heure de la journée [ou de l’histoire du monde] qu’il fût arrivé. Pour la plus grande joie de mon âme, dis-je, car je la sentis tressaillir, comme à chaque fois que - dans ce siècle affairé et tout peuplé d'illusoires propos - je la laisse tendre vers le Christ pour lui permettre de saisir une miette infime de la grâce sans limites de son baptême.

 

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Salomon Koninck, parabole des ouvriers dans la vigne, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

 (1)                Jean Paul II, (ECCLESIA DE EUCHARISTIA, avril 2003)

(2)                « Praestet fides supplementum, sensuum defectui » (Tantum ergo)

lundi, 05 mai 2014

Graal, merveilles et déconvenues

J’ai eu l’occasion de voir dernièrement le Perceval de Florence Delay et Jacques Roubaud, monté par Christian Schiaretti au TNP, que je n’ai pas du tout aimé. Aussi, plutôt que de me demander si cela tenait de la faiblesse de l'adaptation pour le moins immodeste ou des effets trop visiblement distanciés par rapport à la matière médiévale et chrétienne de la mise en scène, je suis revenu au texte et me suis replongé dans le premier tome de cet incroyable Livre du Graal, « dont le format n’excelle pas la paume » (1), et qui tisse avec subtilité le lien entre l’Histoire Sainte et la légende arthurienne, en se revendiquant à la fois de l' évangile apocryphe, de l’hagiographie et du roman de chevalerie.

Son premier volume, Le Joseph d’Arimathie, s’offre comme ordonné par la manifestation même de la Sainte Trinité (« d’une chose trois et de trois une »). Son auteur, qui demeure anonyme et se donne comme « le plus pécheur des pécheurs » (p 4), coud un lien inédit entre un objet trivial et prosaïque, « l’écuelle où le Fils de Dieu avait mangé » (p 23) et le Graal d’origine celtique, dont Chrétien de Troyes s’était inspiré avant lui. Ce lien, c’est la Passion qui l’opère puisque l’écuelle ordinaire - en recueillant le sang du Christ, un sang versé par amour pour la destruction de la mort- devient au fil des paragraphes une relique et un symbole eucharistique.

Le transfert de l’une (l'écuelle) à l’autre (le symbole) trouve sa matérialité dramatique dans l’odyssée merveilleuse que Joseph  accomplit avec son fils Joséphé, de Béthanie et Sarras en Terre Sainte vers l’Angleterre. Voyage qui n’est pas sans rappeler d’autres voyages mythiques : - celui qui mena Enée de Troie à Lavinium, en ce sens que comme l’un fondait Rome, l’autre fonda la Chrétienté – mais aussi celui de Moïse et de son peuple élu à travers la mer Rouge, par son aspect miraculeux, la traversée des « chevaliers » se faisant sur le pan de la chemise de Joséphé, qui ne cesse de s’élargir au fur et à mesure que les compagnons de voyage s’y pressent.  «Si lor avint si bien que ançois que li jours apparut, furent il tout arrivé en la Grant Bretaigne, et virent la terre et le païs qui tous estoit puéplés de sarrazins et de mescreans » (ce que Gérard Gros, le traducteur traduit par : « leur grande chance voulut qu’avant le point du jour ils avaient tous accosté en Grande Bretagne, et découvrirent le territoire, le pays entièrement peuplé de Sarrasins et de mécréants » - p 419). Une voix aussitôt assure à Joséphé que la Grande Bretagne est promise à son lignage « pour l’accroître et la faire prospérer par un peuple qui tiendra mieux parole que le peuple actuel. », à condition qu’il y propage « le nom de Jésus-Christ et la vérité de l’Evangile » partout où il ira. Aventure qu’il est impossible de mener à bien sans la force du Graal lui-même, qui multiplie les pains et œuvre comme un cœur commun : « Cele nuit jut li pueples en un bois, es fuelles et es ramees qui furent el bois meïsmes. Au matin, quant li jours aparut, et ils furent venu devant le saint Graal, la oùil orent faites lor proiieres et lor orisons, si se misent en lor chemin, et errerent tant qu’il vinrent a ore de prime au chastel de Galafort » (Le peuple, cette nuit-là, coucha dans un bois, à même les feuilles et les ramées. Au matin, quand le jour fut levé, ils vinrent devant le saint Graal faire leurs prières et leurs oraisons, puis ils se mirent en route et cheminèrent pour atteindre à l’heure de prime le château de Galafort ». (p 428)

Le livre du Graal comprend trois tomes dans la Pléiade : je n’en suis nullement spécialiste. Mais à retrouver le tissu médiéval du commencement de ces aventures – tissu duquel notre rationalité nous prive de sentir grand-chose,à mon avis - j’ai compris pourquoi je n’avais pas aimé cette mise en scène et peut-être même -au-delà d’elle- ce texte prétentieux de Delay de Roubaud : par leurs choix et leurs prises de position a posteriori, tous deux gomment la force spirituelle et le propos sacré de l'oeuvre initiale pour n'en garder que la trame visuelle et verser vers le feuilleton - voire la bande dessinée parfois assez grossière, comme dans le dernier tableau du Perceval qui sert de bande annonce à la suite censée venir l'an prochain (2). Par leurs anachronismes, ils transpirent de ce souci constant de distanciation critique toute moderne, de cette volonté, au fond, de se croire plus malin que la merveille plutôt que de se laisser envoûter par son charme, sa poésie, sa tradition historique, et de servir son enchantement..  

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Joseph d'Arimathie et le saint-Graal

 

(1)Livre du Graal tome 1, Pléiade, page 6. Toutes les pages citées dans le billet renvoient à ce même volume et au premier récit, Joseph d'Arimathie.

 (2) La totalité des mises en scènes du Graal fiction va courir encore sur de nombreuses années puisque nous n'en sommes qu'à la quatrième pièce sur une dizaine, coproduites par le TNP et le TNS

mardi, 25 décembre 2012

J'entends l'appel des lieux profonds

Pour quelques amis athées

Ceux qui me connaissent savent que je n’aime pas parler de Dieu, de la foi, de la religion, parce qu’on a vite fait de tirer un parti personnel d’un tel discours : pour avoir rencontré dans mon existence bon nombre de gens particulièrement habiles en cet art, et avoir été quelque peu désabusé par leur pratique, je me tiens généralement éloigné de ce type de conversations qui, par ailleurs, finissent rapidement en controverses insolubles.

De retour de la collégiale Saint-Nizier ce soir de Noël, je me sens pourtant de dire ici quelques raisons de ce qui me fait catholique et non pas protestant, bouddhiste, hindouiste ou musulman, et non pas athée.

Ma naissance, tout d’abord. Je suis né dans une famille chrétienne bien que fortement désunie, passablement ruinée et fort peu pratiquante: on a tenu à me baptiser et cela garde à mes yeux un sens séculaire. Par mon baptême et bien au-delà de cette famille, je suis lié - en quelque ville que je me rende - à ces églises parfois somptueuses et parfois délabrées, à cette Eglise et à ce pape décriés par tant d’imbéciles incultes ou de mauvaise foi ; je suis lié à ces siècles d’histoires qui firent la chrétienté sur un plan artistique et culturel autant que spirituel, je suis lié à cette Croix qui fit du Christ ce qu’il est, bien au-delà de tout ce que les uns et les autres murmurent de lui.

Lorsqu’on est un intellectuel dans cette France protestante, maçonnique, républicaine, révolutionnaire, bref, sur ce territoire qui s’est autoproclamé depuis deux siècles  le pays des Droits de l’Homme après avoir été la fille ainée de l’Eglise pendant de nombreux autres, on a pris l’habitude de considérer la naissance et la Résurrection du Christ comme des événements dont on ne peut accepter qu’une lecture métaphorique, tant la réalité d’une conception sans rapports sexuels et d’une résurrection des corps heurte la raison. Cette France a pris goût - depuis Renan - à ne considérer le Christ que dans sa réalité historique, parce qu’elle ne parle plus que cette langue qui méconnait le symbolique et ignore le merveilleux. Partant de là, si l’on concède encore à Dieu d’agir sur la dimension spirituelle ou intellectuelle, il lui est refusé d’agir sur la dimension matérielle, sur laquelle la science seule est autorisée à se prononcer. Pas de naissance miraculeuse, donc, et pas de résurrection.

C’est pourtant de cette action miraculeuse seule qu’il s’agit. Dans le monde fermé où nous vivons, croire à du croyable n’a ni sens ni intérêt, vraiment : dans ce monde fermé, croire n’a de sens et d’intérêt qu’à partir de l’incroyable, afin de conserver ouverte, dans ce monde de la mort, la capacité de croire, telle une (re)naissance, toujours reconduite; voilà pourquoi nier ou remettre en cause la virginité de Marie comme la résurrection du Christ ne relève ni du blasphème ni de l’hérésie, mais plus simplement d’une inutile finitude imposée à la foi, qui est par nature d’aspect infini. Autant, comme le dit Don Juan, croire que 2 et 2 font 4, plutôt que de croire à la façon des protestants ! D’ailleurs avec ma raison, je crois que 2 et 2 font 4, et avec mon cœur, que le Christ est ressuscité. Car il en va de la foi comme de la raison : toutes deux ont besoin de ce qui leur ressemble.

Et puis, si l’on tient à demeurer dans l’histoire des hommes, comment dire le simple émoi que me procure la vision du prêtre consacrant l’hostie ? Joyce, à sa manière burlesque, en fit l’ouverture de son magnifique Ulysse : Buck Mulligan, porteur de son bol de mousse à raser, l’élève dans « l’air suave du matin » de Dublin, en chantant Introïbo ab altare Dei. Ce geste parodique a beau se vouloir évidemment dérisoire, voire blasphématoire, sa présence en ce début d'opus demeure la preuve de son importance fondamentale dans l’histoire occidentale, que l'irlandais Joyce était bien placé pour connaître.

 « Vous ferez cela en mémoire de moi » : La transsubstantiation de l’hostie est l’unique raison d’être de la messe, la pierre sur laquelle s’est construite l’Eglise. On ne demande rien d’autre à un curé, pas même son sermon.  Ce geste m’unit à l’assemblée des fidèles morts et vivants dans le brouhaha de qui chaque communion me plonge, et qui murmurèrent comme moi qu’ils n’étaient pas dignes de Te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri… Qu’on me cite un autre rite dans la société occidentale qui – les quelques discutables interprétations apportées par Vatican II mises à part – ait subi si peu de modifications qu’il puisse comme lui me transporter au temps de la Cène et faire que la Cène et sa pierre de Béthanie vienne à moi ? Ce rite est le geste le plus parfaitement poétique que je connaisse. Et c’est en homme de théâtre que je parle, étant entendu que le théâtre n’est pas art de fiction comme le roman, mais de représentation.

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Nicolas Poussin, L'Eucharistie

Alors d’accord pour le ridicule des chants d’entrée, les voix de faussets  débitant des lieux communs à la louche, d’accord pour les paroissiennes à l’enthousiasme forcé, et pour l’autosatisfaction bien pensante des familles se congratulant, d’accord pour l’égoïsme petit-bourgeois des heureux, d’accord aussi pour les errances de l’Eglise, errances parmi d’autres errances; je dis simplement que ce geste venu du monde antique et apporté par le Sauveur transcende tout cela, comme la croyance en sa naissance et sa Résurrection donne sens à la frontière entre foi et raison. Faute de comprendre tout ce que ce geste signifie, je sens alors tout ce qu’il vaut.  Il m’est souvent arrivé, en allant communier, de penser à cette mère de Villon qui ne savait pas lire, et pour qui il composa sa Ballade pour prier Notre Dame, tout comme à cette messe de Pentecôte par laquelle commence le roman de Jaufré, tout comme à cette phrase du Journal de Bloy : « J’entends l’appel des lieux profonds » (1)

Sur ce il convient que je me taise. L’histoire sainte comme la moins sainte nous enseignent qu’en terme de foi, rien n’est acquis. Tout comme, d’ailleurs, en terme de raison. Ces quelques arguments, j’avais juste envie de les coucher sur écran, comme on dirait aujourd’hui, de retour de la messe de Noël, pour quelques amis athées.

 

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Godefroy, La Cène, musée de Chambéry

1 Bloy Quatre ans de captivité, 10 juillet 1902