lundi, 07 mars 2011
Béraud et l'antisémitisme
Henri Béraud est né en 1885, dans une France qui vient d’être ébranlée par la défaite de Sedan, la perte de l’Alsace Lorraine mais pour qui l’avènement de la République représente une espérance et une forme de salut. Il a un an lorsqu’Edouard Drumont publie La France Juive, avecc un sous titre qui fera école : « La France aux Français ». Il en aura sept lorsque Léon Bloy répond par Le Salut par les Juifs, dix lorsqu’éclate l’Affaire Dreyfus.
Il est, par ses parents boulangers, héritier de cette espérance républicaine encore liée à la Révolution Française, qu’on déchiffre dans les romances quarante-huitardes de Pierre Dupont. Rien d'étonnant à ce qu'on ne trouve dans La Gerbe d’Or aucune allusion aux juifs, aucune trace particulière de xénophobie non plus, le petit Béraud grandissant à deux pas de la rue Mercière, la rue des Italiens. Henri Béraud devient adolescent pendant ce qu’Hannah Arendt, dans la foulée de Stefan Zweig (2) appela « l’âge d’or de la sécurité » : moment curieux durant lequel l’expansion économique de l’Europe résorbe les tensions politiques, où le rayonnement intellectuel du vieux continent permet l’invention d’une sorte de citoyenneté du monde : « L’antisémitisme semblait appartenir au passé » (1)
Le jeune Béraud devient écrivain et développe particulièrement un talent de pamphlétaire contre la bourgeoisie de son temps. Contre Edouard Herriot, qui devient sa tête de turc, il peaufine le talent polémique qu’on lui connait. Arrive la guerre de quatorze : Béraud a trente ans. Aucune trace d’antisémitisme dans aucun de ses écrits. A cette époque, il fait même partie des dreyfusards. C’est d’ailleurs lui qui prononce en 1923, un an après son prix Goncourt, le discours de Médan à l’occasion du 21ème anniversaire de la mort de Zola. C’est surtout lui qui, en 1926, est le premier à s’indigner de l’antisémitisme des « wilhémistes » dans Ce que j’ai vu à Berlin :
« C’est là leur entretien préféré. Nous n’avons aucune idée, en France, de ce que peut être l’antisémitisme des réactionnaires allemands. Ce n’est ni une opinion, ni un sentiment, ni même une réaction physique. C’est une passion, une véritable obsession d’intoxiqués et qui peut aller jusqu’au crimes : Rathenau, Erzberger, Kurt, Eisner, Rosa Luxembourg, tombèrent moins à cause de leurs actions que de leur race. Les racistes rêvent pire encore. Ils sont les Aryens contre les Sémites, et ils se voudraient des âmes d’exterminateurs. Naturellement, ils soutiennent que Bolchevisme et Finance internationale ne font qu’un, celui-ci ayant son siège à Wall Street, celui-là opérant à Moscou. Comme tous les émotifs de la politique, je veux dire les gens qui donnent le pas à la passion sur la raison, ils ont une tendance à tout colorer au gré de leur fanatisme. La Société des Nations est juive ; la paix de Versailles est juive ; la guerre de 1914, elle-même, est juive ! A les entendre, elle aurait été voulue par la Banque Israélite comme une première étape des conquêtes orientales sur l’Occident. Ces folies ont cours dans une bonne partie de l’aristocratie allemande. (…) Contre le juif, le républicain, un seul recours, la Hahenkreuz, la Croix gammée ! Mais, observera-t-on, où donc est là-dedans la haine de la France ? Attendez ! Voici : La France n’est, pour un vrai raciste, qu’une armée enjuivée au service de la juiverie, comme les Soviets, la Société des Nations, la Banque américaine et la République allemande. Hindenburg lui-même sert de pavillon à une combinaison juive… Le pape, et avec lui tout le catholicisme latin, sont alliés au Ghetto contre la pure et sainte race luthérienne, contre la race nordique élue, contre l’Allemagne. Voilà où peut mener l’orgueil collectif. »
On ne trouve sous la plume de Béraud aucun terme ni expression dirigés contre les juifs avant 1934, date de la sortie de Vienne clé du monde. Il est important de rappeler que Béraud est un homme du peuple qui, au contraire de la plupart des Français de son temps, grâce à son talent qui lui permit d'être reporter, voyage. Il voyage même beaucoup (six mois par ans), visite les capitales européennes, interview des dictateurs, hume l’air du temps. Il est à Vienne le 3 octobre 1933, lorsqu’un jeune « hitlérien » du nom de Delteil tire deux balles à bout portant sur le chancelier Dollfuβ ». Ce dernier échappe de peu à la mort, et Béraud peut l’interviewer. Sans doute est-ce là, à ce moment-là, qu’il faut dater l’origine du revirement du reporter :
« A l’origine des grandes catastrophes il y a moins souvent la démence que le sang-froid d’une horrible raison. L’Europe en écoutant bien aurait pu, le 3 octobre 1933 entendre résonner ces deux détonations comme un écho assourdi du pistolet de Sarajevo… L’Anschluss ou la paix, voilà le dilemme. ».
Béraud a alors ce pressentiment effroyable pour un ancien combattant de 14/18 : Si Hitler réalise l’Anschluss, il aura, écrit-il, gagné la guerre. C’est cette année-là, 1933 que Carbuccia l’enrôle dans Gringoire. C'est alors, écrit-il, que le combat commence.
Béraud n’est toujours pas antisémite : comme beaucoup d’hommes de sa génération, il croit avoir vécu la Der des Ders, se méfie de la diplomatie anglaise et commence à douter de l’intégrité du personnel politique français. Il est pacifiste, non pas sur le mode du munichois qui croit à la diplomatie, mais sur le mode du De Gaulle d’alors, qui croit à la dissuasion et demande qu’on arme le pays. A partir de ce moment, il change radicalement et la plume de polémiste n’aura de cesse d’éreinter les politiques qui n’arment pas le pays. Ceux surtout, de gauche.
Le premier coup de gueule virulent de Béraud dans lequel éclatent des sentiments nationalistes et xénophobes apparait lors de l’Affaire Stavisky. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le mot juif n’y figure pas encore : aventurier affairiste de la politicaille, russe ingénieux, escroc de Bayonne sont les périphrases qu’il utilise pour désigner Stavisky. Ce qu’il vise, c’est la « République des camarades », impuissante devant les scandales et la corruption. Voici un extrait significatif :
« Républicain, oui nous le sommes. Nous le sommes encore. Et c’est pour cela justement que, dans certaines figures barbouillées de mensonge et d’effroi, nous refusons de reconnaître l’austère visage jacobin. La République, ça ? Allons donc ! La République, cette puante macédoine de faisans, de mendiants, de croupiers, de prévaricateurs de trafiquants d’influence, de ministres véreux ? Le régime, ce chassé-croisé de diners d’affaires et de commissions d’enquête ? L’héritage des « grands ancêtres » ce refuge de la combine, de l’injustice, de l’immunité ? Ah ! messieurs, vous voulez rire ! Si Robespierre vous entendait… »
Le 29 juin 1934 Henri Béraud écrit au président Doumergue alors président du Conseil : « Certains voudraient vous faire croire que le peuple aspire à la dictature. Ce n’est pas vrai. Ni croix gammée, ni chemises noires, ni drapeau rouge ! » Mais quoi ? Il appelle de ses voeux une Constituante. On le sent déjà assez désespéré.
Ce contre quoi Béraud va lutter, ce qui va le pousser de plus en plus vers l’extrême droite de l’échiquier, c’est l’inefficacité du personnel politique professionnel, tout autant Daladier, Sarrault, Chautemps, Herriot, Barthou que à partir de 36, Blum. Au moment de Popu Roi, Béraud est-il devenu antisémite ? Fort de tout ce qu’il a vu à Moscou (Ce que j’ai vu à Moscou – 1925), il est en tout cas contre Blum le marxiste, Blum l’internationaliste, Blum le pro soviétique, et se brouille avec tous ses amis de gauche.
Un ami de longue date, Joseph Kessel, avec lequel Béraud a enquêté sur le Sinn Fein, le met en garde : « Il n’y a pas de bons juifs comme moi et de mauvais juifs comme les autres, dit-il à Béraud. Il y a les Juifs. Un point c’est tout. On n’a pas le droit de porter un jugement tel que tu le fais. Ni de reléguer dans un espace réservé les mauvais, et dans un autre les gentils ».
Mais Kessel n’est pas un polémiste.
Béraud croit qu’il ne risque rien à utiliser l’argument juif dans la polémique, comme il utilise l’argument bourgeois ou anglais. Dans un article de Gringoire intitulé « Minuit Chrétiens », le 25 décembre 1936, il évoque Parisalem à propos du gouvernement de Blum dans lequel il relève la présence de 52% de juifs. Il trouve que le « grand rabbin y va un peu fort » et évoque l’existence des bons et mauvais juifs, citant parmi les premiers Kessel.
Kessel rédige à son tour une réponse dans laquelle il écrit : « je ne puis m’empêcher, quoiqu’il m’en coûte, de trouver à l’article d’Henri Béraud un ton très net d’antisémitisme »
C’est la rupture publique entre les deux amis. Nul doute qu'ils en furent autant blessés l''un que l'autre. C’est, pour Béraud, le début d’une longue plongée en enfer. Les réminiscences de la guerre de quatorze abondent dans les articles qu'il publie. Souvenir des amis disparus, Paul Lintier au premier chef.
« Nous retournons dans la guerre ainsi que dans la maison de notre jeunesse. Mais il n’y a plus de place pour nous », écrivit Georges Bernanos dans Les Enfants humiliés, (journal 1939-40). L’antisémitisme de Béraud existe bel et bien, d’abord à titre d’argument, et sans doute, dans la confusion de la guerre, à titre de conviction plus intime. Le problème juif, comme on disait alors, est à ses yeux responsable de la catastrophe qui s'annonce.
Rien à voir cependant avec les appels au génocide de Céline, pas plus qu’avec l’antisémitisme à la Drumont. Béraud n’a jamais ni collaboré (il était sur la liste des écrivains maudits par les nazis), ni dénoncé le moindre juif. Mais il s’est mis à dos les milieux communistes, puis francs-maçons, puis fascistes et enfin gaullistes. Ce qui fait beaucoup.
Qu’il soit devenu xénophobe, c’est indéniable : à l’heure où n’existait pas la dissuasion nucléaire, après avoir vécu la première guerre mondiale, et devant le personnel politique très munichois qu’il avait sous les yeux tout en étant conscient du péril de guerre, quoi de blâmable ? Il fut, par ailleurs, loin d’être le seul parmi les Français de sa génération. Rien à voir non plus avec le fascisme italien, le stalinisme soviétique ou le nazisme allemand.
Voilà pourquoi me paraissent toujours à la fois caricaturales et non fondées les déclarations visant à réduire l’œuvre, la vie et la personnalité de Béraud à ce qui occupa la dernière décennie de sa vie. Car il fut non seulement un styliste incomparable en tant qu’écrivain, mais aussi, en tant que contemporain de ce que les historiens américains appellent depuis peu la guerre de 14/44, malgré ses erreurs et ses errances, un témoin essentiel.
(1 (1) Hanna Arendt, Les origines du totalitarisme, p 280 –
( (2) Stefan Zweig, Le Monde d’hier
( (3) Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du lion
21:44 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : politique, henri béraud, antisémitisme, littérature |
vendredi, 04 mars 2011
Pont Lafayette
Tu coupes le Rhône par un pont assez veuf
Aux parapets verts et bas et neufs :
N’est-ce point là qu’il y a de nombreuses années
Tu as voulu sauter ?
Le site est aussi large qu’en ce temps-là ;
Le fleuve un peu plus sale,
Le ciel tout juste plus pollué,
Qu’importe que beaucoup de passants aient changé de têtes et de tenues :
Ceux-ci passeront à leur tour.
Te dis-tu : tout passe, c’est leur cortège.
Quel privilège, encore, devant toi,
Que cette façade et ces trois dômes,
Et la colère que tu ressens,
Plus mûre, plus saine qu’à l’époque,
Est plus construite mais plus vaine,
C’est le mot qui te vient, ainsi qu’insupportable :
Pourquoi te demeure aussi insupportable
Cette idée qu’en hôtel cinq étoiles
On vienne à changer ce vieil hôpital ?
A l’ombre de quelle croix aller mourir désormais ?
On n’arpente cette presqu'île que pour acheter,
Traîner en bandes, zoner,
Quand la banlieue ne vient pas y casser des vitrines,
Elle les lèche, et puis rien d’autre.
Le luxe t’est une offense et tu voudrais d’un coup de tête
Comme celle de Zidane sur Materazzi
Défoncer les vitrines du magasin Z… ,
Te voilà non loin des chapelles aux saints bas, assoupis.
Le quai se disait Bon Rencontre
On dit l’église encore Bonaventure
A quelle bonté rêves-tu donc, tu as tant rêvé là,
Tant sont morts, et quid de meilleur ?
Tu prends l’entrée d’un autre pont
Où piaille contre toi le vent des mouettes.
Sur une carte postale de la Belle Epoque, tu te souviens
Qu’une marchande de journaux se tenait là
Son tablier est bordé de dentelle piquée de cabochons
C’est sur ce pont qu’en 68
Un camion écrasa un commissaire.
Toute la presse de mai en parla.
Par là le Rhône est moins large que là-bas.
00:39 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : pont lafayette, lyon, littérature, poésie |
mercredi, 02 mars 2011
Nouvelle (3)
Suite et fin de cette nouvelle qui, sans être un chef d'oeuvre, reste un précieux document. Il s'agit d'une oeuvre de jeunesse de Henri Béraud, L'Initiation de Nicolas Sylvain, du recueil Les Morts lyriques, publié en 1912 chez l'éditeur E. Basset. Derrière les traits du héros, Nicolas Sylvain, se reconnaît le vieux paysagiste François Vernay, dont Béraud venait de publier, pour L'Art Libre, une courte mais retentissante biographie.
La mort réelle de Vernay; comme il le dit dans cette plaquette fut « atroce et symbolique », puisque le vieux peintre chuta dans son atelier et se brisa le fémur. On le transporta dans son domicile du 120 rue de Sèze où le docteur qui l’examina pronostiqua « un accès de rhumatismes ». Son état empirant, Vernay fut conduit à l’Hôtel-Dieu, la jambe enflée et « horriblement tuméfiée ». Les quelques amis, raconte Béraud, qui le veillèrent dans la nuit du 5 septembre « assistèrent à une douloureuse agonie ». Il exigea le matin venu d’être reconduit chez lui et « retourna à la terre par une triste après midi de septembre ».
Rien à voir, on le voit, avec la mort symbolique et sublimée de Nicolas Sylvain, qui meurt dans « l’ivresse de la grâce », les yeux illuminés « d’antique divination ».
12:18 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature, henri béraud, françois vernay, les morts lyriques |
mardi, 01 mars 2011
Nouvelle (2)
Fréquentant peu ses confrères, Sylvain ne les rencontrait guère qu’aux séances du jury, où l’avait rendu populaire sa simplicité. Son ignorance mettait la troupe des peintres en belle humeur. Chacun d’entre eux s’ingéniait à le complimenter en termes sibyllins pour jouir de son ébahissement. Il avait là des critiques, des reporters, des politiciens, des gens du monde. Tous connaissaient Sylvain. Il parlait au milieu des silences subits qui achevaient de le décontenancer ; on faisait cercle autour de lui, et le ridicule dont l’entourait cette clientèle de boulevard ménageait un engouement dont l’origine tenait à la rusticité du paysagiste.
Soudain une clochette retentissait. Chacun gagnait sa place dans un rang de fauteuils disposés en cercle. La séance commençait et Sylvain, attentif, mettait un grand soin à lever sa canne avec la majorité. La plupart des tableaux lui paraissaient exécrables. Mais il se méfiait de son jugement.
Par instant, des discussions s’élevaient entre les peintres, où de hauts problèmes d’esthétique se trouvaient résolus. De grands mots, des noms illustres retentissaient mêlés à d’abscondes théories. Et dans ce chaos, les idées du bon Sylvain tournoyaient. Le soir venu, il regagnait son logis, envahi d’une incertitude douloureuse. La pauvreté de son labeur lui apparaissait vaguement ; il passait des heures, les bras paresseux, à regarder ses petits tableaux riants et léchés, se demandant si des journalistes qui le traitaient de photographe n’avaient pas raison. Mais sa bonhommie et sa confiance ne tardaient pas à revenir, et il recommençait sa haie de noisetiers, toujours la même avec la même bonne foi têtue.
Mais chaque année, dès la venue de juin, il mettait la clef de son logis dans sa poche et, sans prendre congé de personne, il partait au paysage. Là seulement il se trouvait parfaitement heureux. Du petit vieux, la campagne faisait un être tout neuf, qui grimpait aux arbres, sautait les claires-voies, buvait sec et chantait des romances. Le soir humide le surprenait au milieu des luzernes. Alors il pliait bagage. Et, reprenant la route, il revenait en silence. La campagne violette fumait comme une cassolette. Un mystère émanait de toute chose, jusqu’à ce que la lune, montant dans le ciel, éveillât le chant des cri-cri. Le cœur plein du bruit de ses pas, il se hâtait vers, au bout du village, une maison dont les fenêtres luisaient dans le soir. L’hôtesse l’attendait sur le seuil ;
Il soupait, bavardait une heure en fumant sa pipe, avant d’aller dormir du gros sommeil des enfants.
(A suivre - On n'a toujours pas trouvé le nom de l'auteur)
12:48 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, nouvelle |
lundi, 28 février 2011
Nouvelle (1)
Ce peintre célèbre vivait comme un petit rentier. Il rentrait tous les jours aux mêmes heures, ayant suivi le même chemin. Il habitait depuis 1875 un petit appartement au cinquième, rue Saint-Jacques, et la plupart de ses voisins ignoraient jusqu’à son nom. D’ailleurs, ils se défiaient de cet homme qui, indifférent aux événements du quartier, faisait lui-même ses provisions, ne saluait personne et opposait aux curieux un silence de maniaque.
A l’heure des maraîchers il quittait son logis, un cabas à la main, allant de son pas de vieil ingénu à travers les ruelles toutes bleues et bruissantes de rumeurs matinales. Les venelles familières dont chaque fenêtre s’éveillait à la même heure, les vieux hôtels aux façades ennoblies par les ans, l’air léger courant dans les arbres d’un petit jardin, tout le quartier enfin, par son existence intime et quotidienne, lui rappelait sa province.
Les boutiquiers, cognant le volet, le suivaient du regard. Son air et sa mine excitaient leur curiosité. On supputait pour des légendes le vague de ses allures ; et son ruban rouge étonnait le populaire, e principalement les paysans du marché avec qui il disputait en patois.
Quand il avait rempli sa filoche, il rentrait tout doucement parmi le tohu-bohu du faubourg au réveil, où des chars-à-bancs se croisaient avec des fiacres attardés. A la terrasse d’un cabaret, il demeurait une heure ou deux entre deux caisses de laurier, allumait une pipe, lisait le Petit Journal ; après quoi, il regagnait son atelier.
Ce lieu épousait le silence maussade d’une sacristie. Des portraits de famille ornaient les murs. Sur les meubles polis par l’usage on voyait de ces vases à fleurs qui sont dans les chambres des vieilles filles en province ; des branches de lunaire s’y consumaient. Il y avait encore un bénitier en vieille faïence, du buis et un grand chapeau de pêcheur. Sur toutes ces choses l’ordre régnait semblable à une poussière, et il semblait que le soleil du matin prît lui-même un air de proprette vieillerie en entrant dans cet intérieur.
Nicolas Sylvain était connu comme paysagiste. Il faisait de mauvaises peintures qui obtenaient un grand succès. Sa réputation tenait à une singulière patience, qui l’incitait à copier la nature à la façon des imagiers du vieux temps. Il peignait des ruisseaux des sous-bois des vergers, des cours et des fermes ; mais il triomphait surtout dans le portrait d’une haie de noisetiers, toujours la même, où son ordinaire patience confinait au miracle. Ce tableau avait fait la popularité de Sylvain qui depuis vingt-cinq ans le rééditait sans parvenir à en épuiser le succès. Dans les intérieurs bourgeois, ce tableau occupait une place d’honneur, au-dessous des portraits de famille ; certaines maisons en possédaient plusieurs reliques, une par ménage.
(A suivre)
Voici le début d'une nouvelle, dont on publiera demain et après demain la suite. D'ores et déjà, vous pouvez essayer de retrouver le nom de son auteur.
22:08 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, nouvelle |
vendredi, 25 février 2011
Les rues trépassantes
Dans toutes les villes d’Europe, il y a des rues trépassantes
Dont les façades pleurent tous ceux qu’elles ont vécus :
Vieux moines emplis de componction, aux mains jointes sur l’estomac,
Marchandes de légumes, aux fesses rondes sous des jupes longues,
Vieux célibataires secs à l’épaule qui tombe, sous le frac sombre,
Ecoliers vifs, maîtres sévères,
Et mendiants quémandant, disant à chaque pièce qui tombe : « joie et bonheur sur votre famille »
Et polissons, polissonnes, gueux, gueuses, vaillants, vaillantes,
Tels,
Sur les vitraux emplis de suie des chapelles pleines de suif de l’église du quartier
Les sujets chrétiens, presque effacés par la pénombre ou le vacarme.
C’est triste et fade,
Un bâtiment replâtré, une rue restaurée, ravalée
Et ces arêtes désolées, aux angles des murs qui demeurent,
D’avoir été séparées d’autres, abattues,
Je salue, de ces rues très passantes
Les fantômes épiphaniques,
L’immense foule de ceux qui ont vécu.
Gravure : Le tournant Saint-Côme à Lyon, Drevet.
19:43 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, poésie, lyon, quartier grolée |
lundi, 21 février 2011
A nos Zemmours
Le polémiste a pour lui l’Antiquité. Si on l’a vu en tous siècles, depuis, déchaîner les esprits, c’est qu’il est associé autant à l’exercice de la liberté qu’à la passion du verbe. Du siècle d’Agrippa d’Aubigné à celui de Louis de Montalte, la France classique a trouvé en la polémique l’occasion de greffer en son vocable renaissant toutes les rodomontades et toutes les finesses de la rhétorique gréco-latine. Tout l’art de l’affrontement et de la recherche de l'autre. La Révolution la vit refleurir comme jamais avec le Père Duchesne, le plus célèbre marchand de fourneaux de son temps, et avec les plus grands orateurs de la Convention. Et comme il y eut Hébert, il y eut face à lui Rivarol. La polémique devint question de style.
On cite toujours LE fameux Napoléon le Petit de Hugo face à Napoléon III. Mais combien plus cinglante (et sans doute plus efficace), fut la sécheresse de ce simple Philippe de Chateaubriand face à Louis-Philippe. « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croit, inconnu, auprès des cendres de Germanicus et, déjà, l’intègre Providence a livré a un enfant obscur la gloire du maître du monde » (1)
Les polémistes de la Restauration, puis ceux de la Monarchie de Juillet, les Constant, Courier, Carrel, Lamennais, Proudhon ont érigé la satire politique au rang d’institution à la fois littéraire et nationale. Le verbe haut et le plaisir de la joute.
Les vrais polémistes sont tous des dandys de la pensée. Les vrais polémistes ont toujours attiré les foudres des médiocres.
Dans sa préface de Belluaires et Porchers, Léon Bloy parle ainsi des campagnes montées contre sa plume et se moque des lyncheurs : « Nul n’ignore désormais que je suis un envieux, un paresseux, un traître, un mendiant ingrat, un scatologue, un insulteur de fronts olympiens, un assassin disponible, un raté sans pardon. » La peau du pamphlétaire : le XXème siècle, qui a promu l’information comme modèle de pensée l’aura en partie eue. Malgré tous les efforts de Saussure et de ses descendants pour rappeler que le signe linguistique est arbitraire, on ne badine plus avec les mots. De nombreux pamphlétaires l’ont compris à leurs dépens, spécialement à la droite de l’échiquier : je pense à Daudet, à Céline et à Béraud, solitaires qui n’ont jamais tué personne, mais dont on n'a pas été loin de penser qu’ils étaient des assassins plus dangereux que les exécuteurs de l’aube, que les états-majors des armées ou que certains idéologues convaincus ou manoeuvriers, qui couvrirent de leur prudent silence toutes sortes de crimes.
Je ne suis pas spécialement un fan de Zemmour ni d’ailleurs de Naulleau : ni l’un ni l’autre ne me semblent des polémistes hors pair, n’en déplaise à Laurent Ruquier qui parle de ses deux Eric comme s’il tenait entre les mains deux bâtons de dynamite. Simplement, comment faire plus ridicule, plus veule, plus pisse-froid, que ces associations utilisant la justice pour obtenir gain de cause ? Abominable procédure, détestable recours que celui du plaideur. Il faudrait que ces gens relisent Racine et sa comédie. Et vraiment, s’il était besoin de le dire, avec leurs termes hyperboliques (haine raciale, diable ! et pourquoi pas génocide à soi tout seul ?), le Mrap, SOS Racisme, la Licra, l’EJF, J’accuse (rien que ça !…) : autant d’associations qui me rappellent des associations de consommateurs plus que des lieux de bien ou de mal pensance. Il paraît même que certaines se mettent à porter plainte contre des « comités de soutien » (suivre ce LIEN). Et qu'un syndicat (suivre ce LIEN) demande son exclusion de France Télévision ...
Parce que la pensée, c’est autre chose que la plainte, ces associations se sont ridiculisées comme l’auraient fait des vieilles prudes de Molière, et, en compagnie de ce syndicat qui joue les Tartuffe de service, elles donnent, in fine, raison à celui qu’elles condamnent, si ce n’est sur le fond, du moins sur la forme.
(1) Chateaubriand, Mémoires d'Outre Tombe, 4ème partie
19:43 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : eric zemmour, procès, cgt, polémique, littérature, plaideurs, plaidoiries |
vendredi, 18 février 2011
Le billet d'Alceste
Une nouvelle édition de la Pleïade de Molière, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort, qu'on fêtait hier. J'apprends ça ce matin, en lisant cet article de JLK. Ici, c'est l'esprit maison, les billets sur des billets qu'on republie sans fin. La billeterie (billet heri). Le Misanthrope et Le Malade imaginaire sont les deux pièces de Molière que je préfère. Texte publié en décembre 2008 :
Le premier authentique dramaturge que la finance choisit d’honorer fut un comique : lors du passage au nouveau franc, c’est le visage de Molière qui orna la coupure dont le montant était le plus élevé, soit 500 NF. Le pouvoir d’achat de cette coupure qui circula du 2 juillet 1959 au 6 janvier 1966 avoisinait alors les 600 euros.
En son centre, un regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé. Les plis d'une cascade de mèches, épaisses, grises et bouclées, perruque dont ce grand extravagant qui fit un jour Alceste semble comme embarrassé, épandu le long de son visage encore jeune, et tombant en boucles sur son pourpoint marron, recouvrant ses épaules de noueuses arabesques ; pour encadrer de plus haut et de plus loin cette opulente perruque, et pour cerner véritablement son fin visage, le drapé rouge du rideau de scène dont il a su, lui, si superbement enrober tous les Tartuffe, les monsieur Jourdain, les Philaminte, les Célimène et les Argan de son siècle comme des siècles suivants.
Ceux qui servirent de modèles à ses caractères, on les découvre assis côte à côte, tapissant le fond de la vignette. Sont-ils venus dans ce théâtre afin de vraiment rire d'eux-mêmes ? Côte à côte, alignés, des hommes portant chapeaux à plumes, des femmes décolletées, ceux dont pour les corriger, disait le polémiste, il fallut porter les vices, les humeurs et les passions sur la scène. L'une, chuchotant à sa voisine quelque ragot doré, l’autre, incliné pour épier le jeu des violons en train de s’accorder dans la fosse d’orchestre. Le souci apporté à la peinture de chaque ruban, de chaque dentelle, le soin visible du graveur pour chaque détail : ces figurines vertes, rouges, brunes ou bleues, disposées en rangs en cette vieille salle du Palais Royal tels les santons d’une crèche, ne sont pourtant que reproduit, d’après un tableau de Mignard, sur la vignette de ce billet, représentation de la représentation d’une représentation dans la copie d’une copie d’une copie…
Sur le verso, ce même regard, mais plus brun, le sourcil rehaussé, l’air d’attendre quelque chose. Un soupir ? Un aveu ? Une consolation ? Une recette, peut-être. Le dramaturge, on le sait, tenait le compte de ses registres avec la même soucieuse minutie que celui des syllabes de ses alexandrins.
Des lèvres fines, en tout cas, sur le point de murmurer quelque chose à notre oreille. Un mot, un simple mot nous retenant là, simplement, auprès de lui, de ses avares, de ses misanthropes, de ses faux-dévots, auxquels tant des nôtres ressemblent. Molière. Molière nous murmurant à l’oreille de ne pas quitter si vite son théâtre, si inconsidérément s'éloigner de sa rime : Quel arôme, quel bouquet imprévisible, issu de quel siècle, de quelles lointaines années me reviennent en mémoire ? Une rêverie de masques et de rires, de paroles et d’images, autant dessinées que vécues émanant de ce billet mélancolique. Quelques répliques lestes, surgies tout droit de cet Illustre Théâtre où l'on donnait ce jour-là une scène du Malade Imaginaire, répliques répercutées depuis lors de salles de patronage en préaux d’école, et dans un tablier de fortune, un fichu de servante noué sur la tête, voici que lentement le cartouche vibre, et Toinette, Toinette qui s’écrie :
-Elle ne le fera pas, vous dis-je !
- Elle le fera, où je la mettrai dans un couvent.
- Vous ?
- Moi !
- Bon !
- Comment, bon ?
- Vous ne la mettrez pas dans un couvent !
- Je ne la mettrai pas dans un couvent ?
- Non
- Non ?
- Non !
- Ouais ! Voilà qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?
- Non, vous dis-je
- Qui m'en empêchera ?
- Vous-même !
- Moi ?
- Vous n’aurez point ce cœur-là !
- Je l’aurai !
- Vous vous moquez !
- Je ne me moque point (...)
- Bagatelles ...
- Il ne faut point dire bagatelles…
Ce n’est pourtant seulement, encore une fois, qu’une toile de comédie, un vieux papier peint lisse et plat, lui-même inspiré d’une ancienne gravure, tiré à des millions d’exemplaires. Mais de ce billet voila que les arabesques et les tons, les figures et les nombres, les alexandrins et les rires des francs, de tant de Francs, anciens et familiers, commencent à s’animer, à tournoyer ; et d’un monde englouti, voilà qu’ils voltigent : « Doucement, Monsieur, vous ne songez pas que vous êtes malade ! »
La langue, langue presque parfaite, du Misanthrope :
PHILINTE
Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?
ALCESTE
Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie... .
ALCESTE
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
PHILINTE
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
ALCESTE
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Sur les registres de la troupe de Molière, le 26 février 1673, on peut lire : « On n’a point joué dimanche 19 et mardi 21 à cause de la mort de M de Molière, le 17ème, à dix heures du soir ».
Au centre du billet, ce regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé ...
A propos de Molière, lire aussi :
http://solko.hautetfort.com/archive/2008/07/15/vie-de-troupe.html
Les billets de la même séries sur ce blogue (suivre les liens en cliquant sur les noms)
Victor Hugo, Richelieu, Henri IV & Bonaparte.
Le billet 500 francs Clémenceau, qui n'a jamais été publié pour des raisons politiques, ce qui explique la longévité du Molière, qui perdura dans le pli onctueux des portefeuilles jusqu'en 1968
10:43 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : molière, billets français, littérature, théâtre |
lundi, 14 février 2011
Comment gagner sa vie honnêtement
Souvent, Jean Rouaud parle à l’imparfait. Souvent, aussi, il utilise le mode infinitif ou le participe présent. C’est ainsi que, par étages, il se réapproprie un vécu retrouvé, afin de le tendre au lecteur, sur une partition oscillant sans cesse entre ce que pourrait être une imitation de Proust et ce que pourrait être une imitation de Chateaubriand. Mais qui, en février 2011, est du pur Rouaud : dans le paysage littéraire désenchanté français, un écrivain qui, à travers son écriture, revendique aussi ses lectures, et donc, une histoire de la littérature en laquelle il prend place ; ce qu’est, à mon sens, un écrivain.
Le sous-titre de son dernier roman, « la vie poétique I », annonce déjà un prolongement. Ce sous-titre pointe aussi une phrase de la troisième partie : « il était entendu que ma vie serait poétique ou ne serait pas ». En ces quelques mots, le narrateur nous dit son mode d’être au monde: quelque peu passif, quelque peu nonchalant à cause de son éducation où il a appris « à raser les murs », et qui se retrouve « recueilli par une communauté de Haute-Loire », puis « embarqué avec eux sur le plateau du Larzac ». Une façon de traverser la France pompidolienne à la François-René, d’enregistrer les traits d’une époque « où le travail n’était pas la valeur dominante » (p 175), où même « la question de gagner sa vie honnêtement ne semblait plus d’actualité » (p 150)
Jean Rouaud a souvent dit qu’il avait appris à parler à travers l’écriture. C’est de la part la plus silencieuse de lui-même qu’il nous entretient dans ce récit de formation ; la part qui passe à travers les espaces et les durées, faite de perceptions développées par le verbe, dont il entretient son lecteur. Ce livre se veut la mémoire de quelques années précises, situées quelque part entre le plein emploi et les temps de crise, celui « d’un brouillage de l’entendement», années qui furent aussi celles de l’adolescence de l’auteur. Ce personnage qui erre, auteur-stoppeur de routes en routes, intermittent de petit boulot en petit boulot, dans sa généalogie d’orphelin de français moyen plus ou moins livré à lui-même, dans sa condition d’étudiant en lettres déclassé « démuni, prétentieux, rural, sans fantaisie, sans force », dans une société française en plein séisme et déjà en décomposition, apparaît souvent comme un hologramme littéraire de tous ceux de sa génération, coincé entre un mai 68 déjà classé et un mai 81 qui tordrait le cou aux espérances, « patrouilles perdues » que l’époque lança « sur les chemins de traverse », puis abandonna à leur sort. « L’échouage de ces années a été une grande tristesse », disait Rouaud au salon du livre à Bron, évoquant ce camarade de faculté dont, dans son récit, il apprit la mort « aux abords de la cinquantaine » (sans qu’il y ait le moindre rapport, je songe à Didier Gabilly et à sa destinée si théâtrale, si marginale).
Si ce livre ressuscite en effet toute cette période enfouie, une époque qui, voyant s’affronter deux blocs, fut sans nuances et pourtant emplie de subtilités disparues, il ne faudrait pas le réduire à un récit générationnel comme la critique autorisée semble déjà encline à le faire. Comment gagner sa vie honnêtement est aussi le récit d’une vocation en germe, et qui se demande, engluée dans l’étroitesse et la veulerie d’une France intellectuelle en train de rompre avec sa tradition littéraire, si elle parviendra un jour à éclore. Ce livre est, d’une certaine façon, la réponse à la question qu’il pose.
Plusieurs fois, Rouaud y évoque en effet la difficile position dans laquelle le place sa vocation naissante, qu’il erre parmi les routards, « candidats déclarés à la route des Inde » ou parmi les derniers ouvriers dont le rêve se bornait à rajouter une balançoire pour enfant au jardin : « je n’avais pas envie d’être pris pour l’un d’eux. Et je veillais à m’en démarquer » (p 106) «Cette tension entre l’idéal communautaire qui était la figure imposée du temps et l’affirmation d’une singularité qui vous classait aussitôt parmi les ennemis du peuple n’était pas non plus évidente à vivre » (p171-172) « Les temps n’étaient vraiment pas faits pour moi. Et je n’étais pas au bout de mes peines »
Comment gagner sa vie honnêtement brille par la poigne de son style. « Tu sais, interroge Rouaud, ce qu’on demande à un auteur, aujourd’hui ? (…) D’écrire vite, précipité, haché, tout en ellipse et en suspension, factuel et concentré »
Parvenu à sa maturité, Jean Rouaud fait tout le contraire. Il reconstruit avec malice le phrasé proustien que lui avaient interdit ses ainés, ces illustres soixante-huitards qui, après avoir proclamé la mort de l’auteur avaient dit non à la littérature, oui à l’idéologie, et plongèrent au final leurs cadets dans une double impasse : existentielle et narrative.
Ce phrasé proustien, cette syntaxe « aux grands chevaux » qu’il applique dorénavant non plus à Charlus, mais à un simple routier, non plus à Swann, mais aux clochards célestes des communautés improbables d’alors, non plus à Françoise, mais à sa propre mère, ce phrasé proustien tient réellement du phénix, dans la France étriquée d’à présent, dont la langue s’est diluée dans tout autre chose que le fait littéraire, dans le commerce et le marketing, le spectacle et les nouvelles technologies, le parler télévisuel et le parler banlieue. On ne sait donc si Rouaud fait partie des derniers prophètes d’une littérature française parvenue au terme de son désenchantement, ou s’il s’inscrit, à sa façon modeste et discrète - toujours un peu voyou, comme il le dit lui-même - dans le redéploiement de ses énergies, comme l’annonciateur d’un temps qui serait enfin nouveau.
20:42 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature, jean rouaud, comment gagner sa vie honnêtement, gallimard |