vendredi, 03 juin 2011
Escherichia coli
Une bactérie tueuse, c’est ainsi qu’on commence à la nommer, est en train d’écrire par toute l’Europe un véritable scénario à la Hergé, avec à la clé une psychose dans la population, des milliards d’euros envolés pour des milliers d'exploitants agricoles, et des incidents diplomatiques à rallonge entre Madrid et Berlin d'une part, Moscou et le reste de l’Europe d'autre part, à la suite de l’affaire rocambolesque du concombre masqué. La bactérie mystérieuse porte un nom barbare, qui pourrait tout autant être celui d’une tulipe ou d’une libellule : Escherichia coli.
Ce qui frappe l’esprit, dans cette affaire, c’est la disproportion entre la mort, certes tragique, de quelques individus -pas même encore une vingtaine - et l’inquiétude grandissante des masses, amplifiée de jour en jour par le retentissement médiatique. Même contraste que dans l’affaire DSK, où le drame vécu par deux individus a fini par polluer de façon irrationnelle la conscience de millions d’Occidentaux. Phénomène de la vitesse, de l’anticipation par l’imaginaire, de la contamination ; d’une sorte de vie – et de mort – par procuration ou plutôt par images interposées. La société du crime, écrivit un jour Christian Carle. Une société par laquelle toute perception du Réel à l’échelle individuelle est devenue de plus en plus problématique, tant ce qu'il y a à penser échappe aux limites de la raison individuelle, tandis que les goûts, les peurs, les opinions s’éprouvent et s’expérimentent de manière impérieusement collective et de plus en plus fascisante.
Tel n’est-il pas le sens, non plus, de ces rassemblements festifs, apéro géant à Nantes ou Nuits sonores à Lyon, encouragés par des municipalités complaisantes, qui envahissent l’espace public et privé des individus pour imposer le seul divertissement collectif, lieu d’hébétude alcoolisée où ne s’engendrent là encore que des comportements mimétiques, aliénants, et des modes de pensée collectifs ?
« Les gens de nulle part », les appelaient Philippe Muray, ceux qui « habitent le nouveau monde, ne savent pas où ils vivent, ni ce qu’ils font, et se glorifient de ne pas savoir d’où ils viennent ». Outre-Rhin, et cette information me laisse songeur, des scientifiques se demandent si la bactérie tueuse, celle qui résiste à toutes les antibiotiques, ne provient pas du sol...
07:16 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : escherichia coli, politique, nuits sonores de lyon, philippe muray, dsk, société du crime |
mercredi, 01 juin 2011
G.T.
Je m’étais depuis longtemps promis de rendre un hommage particulier à G.T., mais le temps filant, sales semaines qui se suivent, j’avais sans cesse remis à plus tard cette espèce de dette accrochée à la filiation. Que de choses demeurent en friches et trouent la barque parmi nos résolutions, parce que tout simplement nous nageons trop vite et trop mal, en gens pressés dans un siècle sans esprit, cloués à la routine tels des chouettes au cœur vide.
G.T. naquit, fils majeur dans une famille de cultivateurs, le 29 octobre 1834. Sur son extrait de naissance, les âges de son père (trente deux ans) et de sa mère (trente quatre). La première fois qu’il a glissé entre mes pattes, je me souviens m’être dit que ça faisait des parents plutôt âgés pour le dix-neuvième siècle et une famille de paysans : leur jeunesse à tous deux, un espace déjà romanesque, ouvert sur son berceau.
L’Ain, en pleine Monarchie de Juillet, campagne profonde d’un pays chrétien où se parle le patois. Les parents de Guillaume, Antoinette et Claude ont reçu juste ce qu’il faut d’instruction pour être à même de signer les registres : leurs signatures vacillantes, balbutiantes, baveuses, de quoi m’émouvoir, oui. Me semble percevoir le bruit de leurs pas, renifler leurs odeurs et comment dire ? Leurs traces, oui, comme les empreintes du gibier qui s’est enfui, sur le registre des mariages de la commune de Thil, ce 3 février 1862-là. Devant un officier du nom de Jean Martin, dans le canton de Montluel, Guillaume T. comparait à la maison commune en compagnie d’Antoinette M., elle aussi cultivatrice et fille de cultivateurs. La lignée. Le sillon. Ils sont des millions par tous les départements, comme ça, à faire un pays. Il a 27 ans, elle 23.
Conformément aux articles 63 et 64 du code Napoléon, suite à un contrat établi par un certain maître Munier, notaire à Miribel, les voilà qu’on déclare unis au nom de la Loi ! Quel effet ça peut faire, d’avoir 27 ou 23 ans en 1862 ! Tellement facile et tellement niais de s’affirmer tous les héritiers d’Arthur, à présent, pauvres modernes de nous passés par les bancs du lycée ! Arthur, c’était qu’un fieffé fou, un cas, comme disait l’entourage de la mère Rimb’, un extravagant, un inconnu. Mais pour les gens du commun qui furent ma souche, avoir 27 ou 23 ans alors, c’était quoi, comment, cet hier déjà si lointain ?
De l’autre côté de l’Atlantique débute la Guerre de Sécession. En Egypte, se perce le canal de Suez. En Prusse, Bismarck est fait ministre de Guillaume Ier, et par cheu nous, Guillaume et Antoinette se marient nom d’un chien ! Imaginer ces ancêtres bilingues ? Pas possible… A s’attarder sur l’épais trait des lettres appliquées de leurs signatures, même fierté de rustres que j’imagine, pourtant, fiers d’avoir su écrire comme d’avoir gagné l’Université à quelques générations de ça. La France, nation civilisée d’après 89. Sûrs d’être modernes, eux déjà.
Républicains ? Peut-être. Dans la suite du registre de l’Etat-civil, le nom de Guillaume presque partout ; toujours lui qu’on cite en témoin, à titre de cousin ou de voisin, sa griffe quatre ou six fois l’an, sous des avis de naissances, de mariages, de décès. A-t-il lu beaucoup de livres ? Nulle assurance. Le journal, j’en ai l’intime conviction. J’imagine ses pantalons gris à rayures épaisses, ses chemises de coton, ses bretelles à boutons. Sans trop me forcer, j’entends comme son rire
Or nous voici déjà en 1867. Une nouvelle fois, sur le parquet rustique de cette maison commune. Guillaume « présente un enfant de sexe masculin ». C’est le 30 décembre. A son domicile est né un garçon qu’on prénomme aussi Guillaume avant d’aller vider les verres. Guillaume II, donc. On vient de passer Noël. Bientôt l’an neuf.
Se joue-là comme un bonheur épais, collectif, rural, calfeutré dans les rouages de la tradition et sûr de son temps. La poursuite de la race. Cultivateurs, leurs maisons basses sont en pisé, leurs champs bordent le Rhône large qui galope vers la ville, leurs rues sont bordées de platanes et leur église, faite de chapelles bancales autour d’un haut clocher, domine le haut mur du cimetière où veillent les Anciens. Entre Lyon et la Suisse, il y a comme du Jean-Jacques dans leur république agricole.
Ils portent noms Guillaume, mais aussi Claude ou Balthazar. Antoinette, Jeanne ou Claudine. 1867 : s’apprête à leur tomber dessus, avant la grande Boucherie de quatorze qui balayera leur monde, comme un avant-propos douloureux, la première guerre du monde moderne. Guillaume qui sait écrire, continue à signer les avis, d’un geste de plus en plus sûr, qui rythme la vie de la commune. Les saisons recouvrent les champs humides non loin du Rhône. Le fleuve offre ses poissons, mais fait aussi pousser l’arthrose. Le pire et le meilleur, toujours. La République de Paris arrive à son pas. La salope leur offrira le meilleur, et le pire tout autant.
C’est Guillaume qui, un tragique soir de janvier 1863, « à une heure du soir », avait signé à 28 ans l’acte de décès de sa mère. C’est lui qui, dix ans plus tard, aura signé celui de son épouse « âgée de trente quatre ans ». Plus tragique encore, et j’entends derrière ces lignes comme un gros chagrin : on vivait en ce temps là dans les champs contigus de la naissance et du deuil, vieillissant, apprenant à survivre.
En 1884, c’est finalement lui qui trépasse, « au domicile de lui-même », déclare l’avis signé par son beau-frère et par l’instituteur, le trente du mois de novembre à six heures du matin. De quoi meurt-on, en ces temps déjà modernes et pourtant rudes, à cinquante ans, au domicile et quand point l’aube ? Suis tenté d’imaginer la thrombose, la thrombose des cultivateurs, et j’espère pour lui qu’elle fut vraiment foudroyante. Il était le grand-père que mon grand-père, né en 1893, n’a jamais connu. Pourtant, que peu d’ans nous séparent !
Je n’ai reçu de lui, ni murs ni papiers ni paroles ni photo. Que des gènes, un vrai parchemin de silence. Sur lequel était inscrit le pire comme le meilleur, l’écriture et la thrombose, un vif émerveillement, aussi, quoi d'autres... allez savoir ? Au cimetière de Thil, nulle trace de sa tombe et sur les registres, le seul roman de sa signature. La dette était là, pourtant, jusqu’à ce jour. Ce genre de chose qu’on sent qu’il faut aussi régler.
Guillaume T, octobre 1834, novembre 1884. Un siècle tout juste avant Orwell.
Dans la France chrétienne d’alors, on composait à la plume des espèces de faire-part en carton plié : « Il n’a pas connu le repos ici-bas. Priez pour lui, en retour, il priera pour vous ».
Voilà. A ce point d'effacement, la prière est telle une dette, et la dette telle une prière : nombreux ceux qui furent, et dont le portrait le plus juste n'est qu'un champ...
20:09 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature, ain, thil, france, état-civil, hérédité |
lundi, 30 mai 2011
Vivement la pluie !
Ce n’est pas sans plaisir que je m’apprête à laisser derrière moi ce vilain mois de mai qui aura bien failli me laisser derrière lui. Contrairement à beaucoup d’autres, je fais la moue devant les bulletins météo qui annoncent de la chaleur et encore de la chaleur, cette putain de chaleur qui cogne. Me sens avide de fraîcheur automnale plutôt que d’été caniculaire. Je suis comme les champs : j’entends se craqueler l’argile sèche en mes poumons et mes nappes phréatiques n'aspirent qu'à se remplir. Dans mes artères coule une longue et magnifique incantation aux seuls dieux qui vaillent, ceux de la pluie.
07:08 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : météo, sécheresse, canicule |
vendredi, 27 mai 2011
Spéléo médicale et mendicité
Hier après-midi, à l’hôpital, me suis payé bien malgré moi une petite séance de techno-spéléo à l’intérieur d’un étroit tube blanc. Une demi-heure coincé là-dedans sans bouger le moindre orteil, dans un tohu-bohu incessant. J’ai eu le temps de me réciter deux fois la tirade de Chrysale des Femmes Savantes (« C’est à vous que je parle, ma sœur… ») qu’une prof de français comme on n’en fait plus nous avait fait apprendre en classe de cinquième (ça date pas d’hier !). Une page entière du fragment « Thalia » d’Hypérion (« Et comment des mots auraient-ils apaisé la soif de mon âme… »), apprise cette fois-ci pour un spectacle monté en 1985… Rien ne se perd, décidément, et l’imagerie médicale, ça ramone drôlement les méninges : une mémoire intacte.
A moins que ça ne soit ce sacré produit qu’ils foutent dans la viande du dedans pour faire contraste, comme ils disent. En tous cas, avec tous les textes que j’ai appris jadis, je me suis tenu en bonne compagnie dans leur tube, sans broncher, patient modèle. Comme quoi le théâtre mène à tout. A un moment donné, me sont revenus Le rat et l’huître de La Fontaine et le Grand Chêne de Brassens. Nickel. Le tout entrecoupé de Inspirez, bloquez. Inspirez, bloquez, pour ponctuer le spectacle.
Quand le spectacle a été fini, le cathéter retiré, le pantalon renfilé, suis resté un moment sur cette large terrasse aérée où j’allais me promener chaque soir il y encore quelques jours. Des types se baladaient en chemise ouverte dans le dos et sur-chausses, traînant leurs pieds à perfusion. Curieux comme on passe d’un état à un autre. Il y a là de très grands malades, qui ne sortiront plus. Je me demande s’ils « tiennent » par leur volonté, ou par celle de la médecine, tant ils sont pris en charge depuis longtemps, remis, soumis à ce temps qui dure, devenus un cas entre les mains d’experts. Le pire comme le meilleur, ici.
Hier, sur la place de la Croix-Rousse, j’ai aperçu de loin, sur un banc, un homme qui était mon voisin de service hospitalier il y a peu. Avec lui, je n’avais échangé que quelques mots, mais quelles paroles, puisque nous avions commencé à marcher à nouveau au même moment ; on s’encourageait du regard en se croisant, « c’est bon pour le moral ». Ça m’a vraiment troublé parce que, là, sur cette place, le voilà assis en train de faire la manche au soleil avec une casquette posée devant lui, l’air intériorisé. Remis apparemment, lui aussi. Je m’attendais si peu à le trouver là, dans cette situation de surplus, que je n’ai su quoi dire ni quoi faire. J’avais dans la poche un billet de 20 euros et une pièce de 2 euros. C’est idiot, mais je me suis vu lui donner ni l’un ni l’autre, comme si ça me dérangeait que nous ne soyons soudain plus du même bord après avoir connu le même sort, et sans avoir non plus pris le temps de sympathiser assez. Bref. Ne sachant plus quelle attitude adopter, je me suis honteusement dérobé. Le « monde », qui refait son effet.
Tout ça me semble être en effet un reflet assez minutieux de l’irréalité dans laquelle la société européenne et sa schizophrénie latente nous plonge sans égards. Inégalité des conditions, égalité des sorts. Valeurs proclamés, comportements tenus. Va et vient. Face et pile. C’est sans doute pour ça que, contre toute décence commune (au sens le plus orwellien du terme) la situation du politicard Strauss-Kahn « émeut » des gens pourtant en apparence sensés, qui le plaindraient presque, dans son 630 m2. Un monde, disait Shakespeare, sorti de ses gonds. Et qui n'y est jamais retourné depuis...
09:41 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : irm, médecine, société, croix-rousse, politique, littérature, théâtre |
jeudi, 26 mai 2011
Un président normal et un patient illustre
1. Un président normal, c’est un président qui :
- - Paye ses factures d’électricité comme De Gaulle
- - Appelle sa femme Bibiche dans l’intimité comme Pompidou
- - Joue de l’accordéon comme Giscard d’Estaing
- - Reste chébran jusqu’au dernier jour comme Mitterrand
- - Flatte le cul des vaches comme Chirac
- - Fait son jogging régulièrement comme Sarkozy
- - Ou son barbecue comme Obama
2. Le dernier candidat prétendant incarner le Français moyen et souhaitant être un président normal que j’ai connu s’appelle Marcel Barbu (voir photo ci-dessous) . Il a obtenu 279 685 voix en 1965, soit 1,15% de l’électorat de l’époque. A cette élection, De Gaulle avait rassemblé presque 11 millions de voix dès le premier tour.
3. Si le fils Hollande atteint sa majorité politicienne en 2017, et si nous ne sommes pas tous morts à cette date-là, on aura peut-être une chance de le voir se présenter, après sa mère et après son père à la magistrature dite suprême. Il est des obsessions purement familiales.
4. Finalement, je regrette le septennat. On nous faisait chier avec les campagnes, précampagnes et autres, d’une façon beaucoup plus espacée. Le storry-telling, depuis que le personnel politique (spécialement de gauche), est devenu si médiocre, demeure l’unique manière d’alerter et de fidéliser l’électeur durant de longs mois. Un peu comme le feuilleton radiophonique d’antan.
5. De tout ça, y compris de l’affaire DSK (a-t-il bien fait son caca aujourd’hui ?), on ne parlera assurément plus du tout d’ici peu de temps. C’est ce qui tient lieu et place des « ragots de Cour » dont Saint-Simon emplit plusieurs tomes en son temps.
6. Un homme de 82 ans m’a expliqué hier qu’en s’y prenant à trois fois, on avait fini par lui extraire une tumeur cancéreuse de la vessie de 3cm de diamètre, en passant par les orifices naturels. Voilà qui laisserait songeur, je crois, le duc de Saint-Simon, toujours avide de potins médicaux.
7 J’ai ressorti mon vieux Montaigne (l’édition de Pierre Villey aux PUF), et trouvé de prime abord, avec grand étonnement - qu’il sentait encore le tabac. Je fumais beaucoup, la première fois que je l’ai lu. Différence fondamentale avec les pages virtuelles du livre numérique, dont on nous fait grand cas : ces pages là seront incapables de conserver de telles odeurs. Ni les remarques en marge. Ni les empreintes, ni les taches de chocolat…
8. Montaigne et les médecins, Montaigne et sa gravelle : « Il n’y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif (il parle de la pierre) qui se cuit en nos rognons se puisse dissoudre par breuvages ; par quoi, depuis qu’il est ébranlé, il n’est que de lui donner passage ; aussi bien le prendra-t-il »
9 Voilà pour faire écho à ce que me disait mon vieillard d’hier. Laissons à Montaigne, le patient le plus illustre qui fut, le soin de conclure « Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es vivant. »
14:39 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : montaigne, marcel barbu, françois hollande, politique, gravelle, littérature, essais |
mercredi, 25 mai 2011
Organes
Notre conscience, bien sûr, avec ça toujours que nous ouvrons les yeux sur la lumière du monde, chatoyante, éclatante, aveuglante, reconnaissons les formes que nous prenons, au fil de l’éphémère, toi, moi, les autres, de proches en lointains, par les routes et les villes, les êtres qu’on y trouve, apparences. Ce prétexte...
Nos organes, nous qui si fermement nous croyions l’ovale d’un visage, la courbe d’un nez, la pénétration d’un regard : foie, cœur, poumons, cervelle, bien plus essentiels, chacun de ces bons potes tapis aux hameaux les plus vifs, eux et les subalternes, viscères et glandes de peu, eux tous que nous promenons en laisse dans le sac sans y songer plus que ça ; sont la race et l'espèce, le domicile fixe, pourtant, la demeure natale, la boite postale indécrottable.
D’eux l’éloignement stérile, vers eux le retour de Troie. D’eux, ni trop locataires, ni trop propriétaires, eux que nous n’appelons jamais nous. En ce lien, l’être et l’avoir hésitent, rapport tenu autant que légitime, acquis et jamais clairement décrété, comme une langue innée dont ne subsisterait que la mémoire de l’avoir chantée. Mes organes et moi ; lequel tient l’autre, consiste en l’autre, là, dans ce flux qui passe et dure de soi hier à soi demain, ce soi que nous aimons, et qui reste notre seul bien, lieu-clôt sur quel cadastre qui ne sera jamais notarié ?
Je suis moi dit cet être en contemplant son visage dans un miroir, quand son visage n’est que le signe qu’il ne comprend jamais, pas davantage que son nom, le mot qu’il prononce dans l’incertain de sa conscience.
Organes : en leur tissu, l'ultime quête de ces mots qui depuis le mythe cherchent à murmurer qui nous sommes ; lequel peut-on m’ôter, me greffer, me troquer contre un autre sans risquer de rompre le souffle de cette ressemblance, de cette imitation, de cette identité ? A partir de la privation duquel cesserai-je d’être moi ? Mais qui affirmera sans rire à l’agent de police : « Je suis ce foie, ce poumon, ce cœur, ce cerveau, cette rate ? »
06:58 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : littérature, médecine, identité |
mardi, 24 mai 2011
Convalescent
Complètement tiré d’affaires mais pas encore rétabli. Une semaine qu’il avait quitté l’hôpital. Drôle d’état, cet entre-deux. « Convalescent ». Ce qu’en dit le Robert : du participe présent latin « convalescens », reprendre des forces. C’est un peu ça, se tâtant le poumon, pensif : de la vigueur, vieille éponge, du punch, sacré vieux pilote.
Il n’était plus là-bas, il n’était pas encore ici.
Là-bas, cet hôpital bâti un peu en hauteur, juste après l’annexion de la Croix-Rousse, ceux sur qui la maladie a mis son grappin pour un jour pour un an pour la vie, ici, cette existence dont il avait été extirpé sans ménagement et dont la vanité de chaque jour, chaque heure, chaque minute lui sautait à nouveau aux yeux depuis. Entre.
Plus ce malade dépendant, pas encore cette personne autonome. Entre hier et demain. Reprendre, se disait-il, c’est prendre à nouveau. Des forces, certes. Et puis quoi d’autre ? Quelle sale autre habitude, quelle autre saloperie, quelle autre illusion de chaque moment ? Trier. Un sacré tri, même. Vigilance, à ce point, est-ce possible ?
Là-bas, cette communauté de soignants, ce cortège de visages, de regards, de mains, de pas, de voix, de gestes, l’un, l’une, dans l’uniforme blanc épousant la forme qu’avait laissée l’autre, le jour passant de silhouette en silhouette, la nuit avec le matin à son bout comme si ni l’un ni l’autre n’étaient plus un mystère, là-bas, cette façon séculaire d’affronter la douleur de tous, de traiter la souffrance pour ce qu’elle est, un simple élément du Réel sans en mythifier ni le moins ni le plus. Ici, ces autres communautés, ces autres métiers, d’autres tâches. Un certain oubli, pour sûr, une sorte d’inconscience nécessaire. La société, la leur, notre, qu’ils disent.
« L’écrivain qui pose la plume est mort ». Parlait en médecin-sentinelle, le bon docteur Reverzy, du corps et de l’esprit. En habitué du lieu et coutumier du fait. Poser la plume, l’ordre intimé chaque instant à tout citoyen. Taire la bouche, le cœur, tout le reste. Tous égaux et pareils, vieil agneau, mouton officialisé. Toujours tant d’autres trucs à faire.
Si la maladie peut être une grâce, c’est qu’elle est le contraire du social, ça qui est bien avec elle, garanti ! Nous ne serons jamais malades ensemble, tout au plus côte à côte, pour quelques paroles de réconfort. Chacun sa viande, fanfaronnait Céline. Bien raison. Retrouver sa frontière et tremper sa plume dans le temps qu’elle octroie. La viande qu’elle laisse. Le corps, ce vieux compagnon, se peut-il qu’il t’ait lâché ?
Oui, ça se peut. Plus une simple idée, une formule, ni un raisonnement, non. Failli, il n’en est devenu qu’un meilleur encrier, avec son bout, bref et sûr, qui a point là-bas.
Cette force, cet alphabet, cette miséricorde, cette commune merci, à reprendre, convalescent.
08:55 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature, jean reverzy, écriture, hôpital de la croix-rousse |
lundi, 23 mai 2011
Laplaper
Achèvement brusque de l’aube : déjà moite, comme l’aurait décrété ce vilain mai-ci. En mastiquant une chips rance, il reluqua d’un œil morne la salopette bleue de la journaliste de LCI. Un tsunami japonais, un printemps arabe, une guerre civile ivoirienne, des frappes en Lybie, un Ben Laden à la mer, un Stauss-Kahn au placard, à présent la Palme d’or, and so, and so…
Ma vie, pensait-il, ma vie… Quelle info décisive, pour captiver vif un jour neuf, un jour de plus de sa vie ? Pour avaler le défilé d’une autre semaine, le cortège de tout un mois, tout l’an. Jusqu’à quand, tout l’an ?
Au 71 Broadway Street, la fortune d’Anne Sinclair, la quéquette de Dominique ? Las, déjà, de leurs frasques, pas dignes même d’un Second Empire. S’en ficher d’eux, comme ils s’en foutent bien de nos pommes, la bonne consigne.
Fifille Aubry récitant « que la France souffre », « que la politique n’est pas une carrière » et « qu’elle prendra ses responsabilités » ? Telle son Delors de père jadis, 94, les responsabilités en héritage, déjà l’autre siècle.
Ce que ça tourne, dis, ce que ça tourne. Tu ne dis rien ?
Un volcan au nom imprononçable, vomissant un panache de cendres ? On ne décroche pas de l’écorce terrestre comme ça, décidément. Craque d’un côté, crache de l’autre. Vrombit. Un nuage islandais, déjà l’an dernier. Et celui de Fukushima, combien de fois silencieux, circulé sur leurs têtes, en boucle, depuis ? Disent plus.
A Madrid, les djeunes campant à leur tour sur une place, tels ceux de Tunis et du Caire quelques semaines auparavant ? Bon courage, les Ibères ! Plus frondeurs que les Grecs ? Serait suffisant pour enflammer l’Europe consumériste, ces campements ? Voire… L’homme, un animal simplement mimétique. Comme des chats, se méfier.
Tandis que, les résultats de Cannes déclamés, l’écran se passionne pour ceux de Roland Garros… Ah, ah ! Noah, leur personnalité encore préférée combien d’années après ! Pfff… Même le regard bleu batracien de Jean Michel Aulas, ne comprenant pas pourquoi les virages étaient si durs avec Claude Puel à Gerland, ne le déridait plus. Même plus : à cet instant précis, tout juste songeait-il que Picard, c’est bien meilleur que Carte d’Or pour la glace au chocolat, mais que rien ne vaut quand même Häagen Dazs. L’Europe glacée.
Maintenant, un bon café.
Son regard chuta en plein dans la litière du chat, tout sauf nickel. Une grosse crotte parmi les grains blancs et bleus. Il fendit sèchement un brin de sopalin, s’accroupit pour ramasser l’excrément du félin gris dansant la queue raide, d’un coussin sur l’autre. Lui jaillit en mémoire le commencement de la deuxième partie d’Ulysse, ce dialogue entre Bloom et sa chatte pour une affaire de rognons ou de bol de lait. A la vitesse de l’embolie. Qui disait quoi, déjà ? Chercher le volume au bureau.
Dans la traduction de Larbaud, un néologisme afin d’exprimer au mieux le son de la langue d’un chat à la surface du liquide ; ça y est : « il l’écoutait laplaper». Un peu de ça à la télé, le laplap du sur-monde. Ou du sous. Du para-monde. Pas d’ici, en tous cas. Evénements défilants, qu’on finit forcément par remiser aux chiottes de l’oubli, pourquoi tant regardés ? Comme ça, se dit-il, laissant glisser la merde dure du chat dans la cuvette.
Cela fit un petit ploc, un ploc sourd, que le vacarme de la chasse engloutit.
Une histoire de viol, n’en avait-il pas entendu causer il y a de ça peu, dans le quartier de la Part-Dieu ? Une gamine que de sales collégiens avaient contrainte à plusieurs fellations non loin de la gare, à deux pas du trafic. Sous des escaliers en béton. Caillera, se répétait-il en trainant les sandales sur les tomettes du corridor, le président du FMI comme ces mômes de banlieues. La société caillera. Pas les mêmes moyens, non plus. Pas le même retentissement. Ni la même éducation, sûr ! Mais la même échelle. Morrouark, susurrerait le chat. Des crottes.
Quel sens, ces étages ou ces degrés, d’un événement, d’une petite phrase, d’un fait-divers à un autre ? Du local à l’international, comme à la carte, quel sens, leur hiérarchie, ces strates disposées d’infos, de monsieur Tout l’Monde à monsieur Plus Personne, quand les faits et les hommes qui les commettent appartiennent au même Réel, bien dense, bien compact ? Ce monde, qu’il découvrait par ses fenêtres, et qui débute tout le temps au ras de l’asphalte, cette place faite de certains bancs, certains platanes, sur laquelle trainaient quelques badauds, et que la vue étirait par-delà les laides banlieues jusqu’au loin, vers les Alpes… Se forcer à les admirer, les sommets, tenir le coup, bon sang ? Là-bas, de l’oxygène ! Ouf, pleines narines ! Mais du danger, conséquemment, oui, des crevasses, des pentes à gravir. Avalanches. Insolations. Vertige. La nature, d’avant l’environnement, le monde d’avant Hulot. Depuis Neandertal, les siècles filés sur la prudente horloge des ancêtres. Bigrement, pour ses pauvres épaules civilisées.
Epaules basses, il se fit la réflexion qu’il préférait passer la journée sur un crapaud au salon. A relire quelque Maigret. Trop tôt pour le courrier, tout ça - des prospectus ou des factures -, attendrait bien jusqu’au lendemain. Il décida de ne risquer que quelques pas sur le gravillon, maigres parmi ceux des autres, le long de la place décidément trop tôt caniculaire.
08:37 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, politique, 71 broadway street, martine aubry, roland garros, cannes, häagen dazs, ulysse |
dimanche, 22 mai 2011
Artémis
Mai, beau mois pour un convalescent : Le taulier reconnaît modestement qu'il est un peu fatigué en ce moment. C'est pourquoi il a demandé du renfort et est ravi d'héberger ce sonnet, à la manière de Gérard. Mais ce n'est pas du Gérard, c'est du Benoit. Voyez-plutôt :
« Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours ! » (Delfica, Gérard de Nerval)
La nature périt. L’harmonie est perdue.
Artémis ! Es-tu morte ? Ah ! C’est la voix du sang,
Ce flot noir dans mon crâne, cette hydre dansant
Qui me crie : « Oublie ! Crains le mythe, âme éperdue ! »
Paix ô torrent sans fin ! Reptile dans ma tête,
Tais-toi ! Serpent, redevient Caducée ! Seigneurs
Divins, dans les songes d’Endymion le pasteur
Plongez-moi ! Nuit, descend dans ma crypte secrète !
Mille bras me bercent. Des racines d’airain
S’étoilent. L’aigle roi siffle. Un voile se peint :
– Le sourire du ciel sur l’argentine mer –
De fer et d’or, en moi l’ineffable liqueur !
Ce feu soigne mon âme mais creuse mon cœur :
Hélas Artémis ! – Déesse –, tu es chimère.
Benoit Méheux.
09:23 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : poésie, littérature, gérard de nerval |