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vendredi, 03 juin 2011

Escherichia coli

Une bactérie tueuse, c’est ainsi qu’on commence à la nommer, est en train d’écrire par toute l’Europe un véritable scénario à la Hergé, avec à la clé une psychose dans la population, des milliards d’euros envolés pour des milliers d'exploitants agricoles, et des incidents diplomatiques à rallonge entre Madrid et Berlin d'une part, Moscou et le reste de l’Europe d'autre part, à la suite de l’affaire rocambolesque du concombre masqué. La bactérie mystérieuse porte un nom barbare, qui pourrait tout autant être celui d’une tulipe ou d’une libellule : Escherichia coli.

Ce qui frappe l’esprit, dans cette affaire, c’est la disproportion entre la mort, certes tragique, de quelques individus -pas même encore une vingtaine - et l’inquiétude grandissante des masses, amplifiée de jour en jour par le retentissement médiatique. Même contraste que dans l’affaire DSK, où le drame vécu par deux individus a fini par polluer de façon irrationnelle la conscience de millions d’Occidentaux. Phénomène de la vitesse, de l’anticipation par l’imaginaire, de la contamination ; d’une sorte de vie – et de mort – par procuration ou plutôt par images interposées. La société du crime, écrivit un jour Christian Carle. Une société par laquelle toute perception du Réel à l’échelle individuelle est devenue de plus en plus problématique, tant ce qu'il y a à penser échappe aux limites de la raison individuelle, tandis que les goûts, les peurs, les opinions s’éprouvent et s’expérimentent de manière impérieusement collective et de plus en plus fascisante.

Tel n’est-il pas le sens, non plus,  de ces rassemblements festifs, apéro géant à Nantes ou Nuits sonores à Lyon, encouragés par des municipalités complaisantes, qui envahissent l’espace public et privé des individus pour imposer le seul divertissement collectif, lieu d’hébétude alcoolisée où ne s’engendrent là encore que des comportements mimétiques, aliénants, et des modes de pensée collectifs ?

« Les gens de nulle part », les appelaient Philippe Muray, ceux qui « habitent le nouveau monde, ne savent pas où ils vivent, ni ce qu’ils font, et se glorifient de ne pas savoir d’où ils viennent ». Outre-Rhin, et cette information me laisse songeur, des scientifiques se demandent si la bactérie tueuse, celle qui résiste à toutes les antibiotiques, ne provient pas du sol...

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lundi, 07 décembre 2009

Procedo, cessi, cessum, ere

Procedo, cessi, cessum, ere : aller en avant, s’avancer – faire des progrès réussir… Pour comprendre un phénomène, toujours revenir à l’étymologie. C’est une règle d’or. La notion de la procession, avant même d’imposer celle d’un regroupement collectif, insiste sur l’idée d’une progression, les deux termes possédant un étymon commun.

La manifestation, du latin manifesto, vise quant à elle à rendre palpable, à montrer (ou encore, dans un sens théologique à révéler). Dès lors, au contraire de la procession qui met l’accent sur un but, une direction, la manifestation vise au déploiement ostensible du nombre de la force.

S’il est aussi une marche organisée, le cortège (de l’italien corteggio, faire la cour) l’est autour de quelqu’un (une mariée, un leader…). On se forme en cortège autour d’un haut personnage, ainsi mis en valeur. Tout autre est le défilé, issu du latin filum, et du franc fil, lequel ne semble prendre en compte que l’aspect formel des choses, encore que devenu militaire, il soit capable de prendre un sens plus démonstratif..

Le mot marche signifie tout à la fois l' empreinte et le fait de marcher. C’est donc sur l’idée de mouvement collectif que le mot marche insiste, qu’elle soit militaire ou funèbre. La marche est, par ailleurs, volontiers identitaire. La déambulation, la promenade, l’errance, autres termes qui suggèrent une certaine nonchalance, un plaisir pris, seul ou en petits groupes. Le dernier terme suggérant, par ailleurs, l’idée d’une quête ou bien celle d'une aventure.

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Ces subtils distinguos sont d’actualité à Lyon, où quatre millions de marcheurs  aussi désoeuvrés que bon enfant emplissent jusqu’à saturation les rues de la ville et les chambres de ses hôtels : autre visionnaire, Philippe Muray (à lire, Désaccord parfait, Tel Gallimard n°305), créateur de « l’homo festivus » dont voici un extrait franchement savoureux :

« Le touriste cherche à voir les choses comme elles étaient avant le tourisme, autrement dit avant lui-même. Il souhaite qu’on lui offre à contempler ce qui n’existe plus du fait de sa présence. L’une des particularités d’Homo Festivus est de se nier en tant qu’Homo Festivus, de refuser de se concevoir dans son environnement disneylandisé, pour mieux s’imaginer vivant et évoluant dans un univers de toujours un décor pittoresque infantilement authentique. D’où lui-même serait absent, puisque c’est lui-même qui le voit. Cette négation est à elle seule un facteur de comique sans fin. »

 

Le soir du 8 décembre, à Lyon, il y aura probablement peu de manifestations, puisque l’heure n’est plus aux démonstrations de force pour ou contre la calotte. Peu, également de cortèges. Les défilés, les déambulations, les marches et les processions seront multiples, hasardeuses et improvisées. Dans certaines rues et places, il risque d’y avoir de véritables engorgements de moutons (de Panurge aurait dit Rabelais.)  Car de toutes les marches, celle des troupeaux de touristes, adeptes forcés du parcours fléché et de la signalétique municipale, est la plus étrange à regarder et, surtout, la plus facile à manipuler.

Pour réagir face au caractère mercantile de la fête, l’Association Les Petits Lyonnais – laquelle s’est donnée pour but de ne pas égarer l’histoire de la ville en chemin – organise le 8 décembre à 21 h, place Antoine Vollon (2ème arrondissement) une montée aux flambeaux traditionnelle de la colline de Fourvière, qu’elle a intitulée LUGDUNUM SUUM, suivie d’une dégustation de vin chaud devant la plus belle vue de Lyon. Tout comme les Lyonnais éclairant ce soir-là leurs lampions, il leur sera sans doute difficile à eux aussi d'échapper au spectacle collectif et à la grand-messe médiatisée et, comme il se doit, sous contrôle, puisque la plus grande partie du centre-ville est sous surveillance video.  Mais le coeur, dirons-nous, le coeur et la jeunesse y seront.

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De fait, tous les gens qui sont passés par ici le savent, avec ses deux collines et ses deux fleuves, ses raidillons, ses ponts, Lyon est une ville conçue pour la marche. L'on regrette qu’il faille l’arrivée juteuse de tant de touristes pour que la municipalité en interdise l’accès aux automobiles.  Que de merveilleuses  et nonchalantes promenades dois-je à ses quartiers et ses rues !  Devant les cartes postales anciennes, j’ai souvent rêvé aux errances qui s’accomplissaient jadis en ces rues vides d’automobiles, errances à deux ou promenades de solitaires dont on trouve encore trace dans ces romans ou récits qui ne s’achètent plus que chez les bouquinistes : Tancrède de Visan (Sous le Signe du Lion), Joseph Jolinon (Dame de Lyon), Gabriel Chevallier (Chemins de solitude)… Les marcheurs qui apprécient la fête en cours ont besoin d'une gouvernance. Aussi seront-ils plus sensibles à la poésie du guide touristique et à la dramaturgie du syndicat d'initiative qu'à celle de ces vieux livres Qu'ils trouvent, après tout, leur compte, dans cette débauche de technologie et de non-sens. Car nous pataugeons réellement dans du non-sens, et si quelqu'un n'est pas d'accord, qu'il parvienne à me prouver le contraire avec des arguments véritables, autres qu'économiques. Mais le technicien qu'on a implanté en nous est toujours satisfait, autant qu'un aveugle, d'être ainsi pris en charge. Le rêveur, le poète, qui logeait là avant l'atroce greffe, c'est une autre affaire.

 

Photos : Le pont Bonaparte et le côteau de Fourvière, avant (cliché de Domini) et après (cliché de Dutey) le passage de la basilique, collections de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu... Sur les deux photos, la primatiale, chapeautée de son vieux toit, heureusement disparu.

06:57 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : fête des lumières, illuminations, philippe muray, 8décembre | | |

dimanche, 21 juin 2009

Fête de la musique (2)

Dans un article sur les lieux de loisirs, Orwell annonçait déjà en 1946 le débilitant usage que la société industrielle faisait déjà de la musique. Après avoir recensé les principales caractéristiques de ce genre de lieux (On n’y est jamais seul, on n’y fait jamais rien par soi-même, on n’y est jamais en présence de végétation sauvage ou d’objets naturels, la lumière et la température y sont toujours réglées artificiellement), il notait que «La musique y est omniprésente ». Et voici la suite de son développement : « La musique - et de préférence la même musique pour tout le monde - est l’ingrédient le plus important. Son rôle est d’empêcher toute pensée ou conversation, et d’interdire tous les sons naturels, tels que le chant des oiseaux ou le sifflement du vent, de venir frapper nos oreilles. La radio est déjà utilisée consciemment à cette fin par une quantité incroyable de gens (…) Je connais des gens qui laissent la radio allumée pendant tout le repas et qui continuent de parler en même temps juste assez fort pour que les voix et la musique se neutralisent. S’ils se comportent ainsi, c’est pour une raison précise. La musique empêche la conversation de devenir sérieuse ou simplement cohérente. Cependant que le bavardage empêche d’écouter attentivement la musique et tient ainsi à bonne distance cette chose redoutable qu’est la pensée. » 

George Orwell, « Les lieux de loisir », Tels, tels étaient nos plaisirs, 1946, réèd. ; Encyclopédie des Nuisances, mai 2005

 

1971 : C’est l’année où Georges Steiner fait paraître ses « notes pour une redéfinition de la culture », Dans le Château de Barbe Bleue. Il y épingle les causes de « la nouvelle barbarie contemporaine », au premier rang desquels cette musique qu’on entend d’un bout à l’autre du monde et par laquelle, reprenant l’argument d’Orwell, les humanités vont cesser peu à peu d’occuper la place déterminante qu’elles avaient jusqu’alors dans la culture humaine, pour être remplacées par le son : « Le bureau où j’écris ce texte est situé dans les bâtiments d’une grande université américaine. Les murs vibrent doucement au rythme d’une musique déversée par plusieurs haut-parleurs, dont l’un tout proche. Les murs vibrent à l’oreille ou au toucher environ  dix-huit heures par jour, parfois vingt quatre. Peu importe que ce soir de la pop music, de la folk music, ou du rock. Ce qui compte, c’est cette vibration envahissante, du matin au soir, et tard dans la nuit, brouillée par le bourdonnement des timbres électroniques. Toute une portion de l’humanité, âgée de treize à vingt-cinq ans, passa sa vie baignée dans ce vibrato lancinant. Le martèlement du rock et du pop se referme comme une coquille. Lire, écrire, conserver, étudier, ces activités autrefois enveloppées de silence, s’inscrivent maintenant dans un champ de stridence."

(Georges Steiner, Dans le Château de Barbe-Bleue, Gallimard, 1971)

 

Parmi les opposants les plus récalcitrants  à cette putain de Fête de la Musique, se trouve bien sûr Philippe Muray : Homo Festivus (1996) dénonce le « chaos festif et touristique » dans lequel ce genre de manifestation fait vivre le citoyen. Dès 1992, Muray révèle les impostures de cette  Fête de la musique. Voici un extrait de « Synthés sans frontières », un article publié en 1992 dans l’Idiot International et repris dans le chapitre « Télé et châtiment » (Désaccord Parfait, Gallimard, Tel, 2000)

«  La musique est devenue une maladie, depuis qu’on l’impose comme le signe par excellence de la grande Réconciliation planétaire. Lang, auquel un excès bovaryque de mauvaises lectures romanesques a sans doute fait croire que le monde enchanté de la culture existait, est d’ailleurs l’un des hommes qui a le plus fait, depuis longtemps, pour rendre haïssables des choses qui, au départ, avaient tout pour être aimées ou supportées (la photo, le livre, Rimbaud, les musées, etc.) à condition qu’on ne les transforme pas en objets de célébration, donc en instruments de persécution.

C’était une fête de la non-musique, à l’extrême rigueur, qu’il fallait instaurer. Un jour sans le moindre son ! Une heure sans tambours ni trompettes ! Dans un univers que le bruit de la musique  a englouti, c’était la seule chose qui avait un peu d’allure. Et puis non, il ne fallait rien faire du tout, rien instaurer du tout. La « fête » est toujours une obligation qu’on crée, un devoir de réciprocité que l’on impose, donc une attaque contre ce qui reste de liberté individuelle. »

(Philippe Muray,  « Synthés sans frontières », Désaccord Parfait, Gallimard, Tel, n° 305)