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mardi, 31 août 2010

Giono : la contagion du mal

Au début du Roi sans divertissement, le capitaine Langlois est un homme naïf.  Entendons par là qu’il croit bêtement que peut exister une justice humaine susceptible de condamner les méchants pour le bonheur des bons.  Au début du roman, Langlois n'est qu'un cow-boy.

Lorsqu’il arrive dans le village où Bergues vient de disparaître tout juste après Marie Chazottes en ce premier hiver en compagnie de six gendarmes, il croit tellement à cette justice qu'il souhaite même la rendre : ayant fait chou blanc, il doit cependant quitter le village en mai 44. Et la vie reprend son cours durant l’été. L’été est une saison sans crimes. C'est une saison banale.

Langlois reviendra donc « dès le début de l’hiver suivant ». Cette fois-ci, il est seul. A-t-il déjà compris que le terrible mobile de l’assassin est l’ennui, le terrible ennui de l’hiver ? C’est bien possible. Il a mûri. Il s’installe chez Saucisse où il attend patiemment le prochain crime, tout en discutant avec la vieille lorette de la « marche du monde ». Une parenthèse ici : l’action se passe-t-elle comme la chronique le prétend en 1844 ou comme les nombreuses distorsions laissées par Giono le suggèrent en 1944 ? Car d'un siècle à l'autre, de la Sylvie de Nerval à sa brodeuse à lui, il a marché le monde : deux guerres mondiales, rien de moins ! Et pour quel gain ?  

En tout cas le personnage Langlois va comprendre au dix-neuvième siècle ce que Giono aura, lui, compris au vingtième siècle face à certaines cours de justice de prétendus résistants, une leçon qu’on peut appeler la contagion du mal : dans le roman, le justicier quelque peu désenchanté réserve en effet l’une de ses premières visites au curé de Lalley, pour lui assurer qu’en ce 24 décembre 44, le village et ses habitants ne risquent rien puisque le sacrifice divin sera « un divertissement suffisant ». C’est la première occurrence de ce terme intriguant, emprunté à Pascal, et sur lequel le titre déjà attire notre attention. Une autre indication dans cette scène entre Langlois et le curé, cette remarque allusive à propos de l’assassin : « ce n’est peut-être pas un  monstre… »

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19:06 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, giono, brel, un roi sans divertissement | | |

jeudi, 26 août 2010

Le cimetière marin

Tour de force poétique absolu, chant du virtuose : ici, la métaphore in absentia, Valéry l’esthète a réussi à obtenir d’elle qu’elle se dévoile au regard de tous, redevienne chaque fois qu’un visiteur se présente devant sa propre tombe in praesentia, et du fait de la réalité même, cesse d’être une énigme : « ce toit tranquille où marchent des colombes », dévoilement du référent à jamais recommencé, la mer, en effet.  Je ne connais autre poète pour réussir dans une telle concrétude (celle de sa propre mort), à matérialiser l’Idéal, comme disait Mallarmé, à domestiquer finalement « l’absente de tout bouquet », et  à véritablement « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », tout en invoquant bel et bien l’absence, à convoquer aussi surement la présence.

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Et pas n’importe comment, s’il vous plait.

Et pas n’importe quelle présence, songez-y : celle de la mer, celle de midi, présence qu’il fit à jamais plier devant le monument de sa propre tombe. Geste fou de l’orgueil poétique, du dédain souverain, certainement : Paul Valéry ne devait pas être un vivant bien commode, j’en ai l’intime conviction. Et je me demande en combien de temps fut composé ce chef d-œuvre impeccable, digne d’un Ancien. C’est ce que je ressens à chaque fois que je m’élève jusqu’à ce tombeau des Gassi, et que cette « récompense après une pensée » se mue à la fois en regard et en élucidation, dans la récitation – au sens pur – de la parole – frêle palpitation entre deux silences :

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mercredi, 25 août 2010

Les premiers châteaux de l'automne

Ici, l’automne entame à l’horizon sa chasse, à chaque soir qu’un peu plus vite la lumière brusquement laiteuse éclipse tout rivage du corps liquide au corps sableux. Là, les petits des hommes s’exalteraient encore, criards pires que des mouettes, à la consolidation de leurs châteaux de sable sur lesquels l’écume à foison finalement se déverse. De petites mains tentent un instant de protéger ces frêles acquis, frêles abris d’imaginaire, mais à quoi bon ? On rentre, s’impatientent  les parents, du ton sec de l’hiver, et du pas qui va.

En ce début d’automne, la vague n’est plus la même. Pressent-elle que ces précaires constructions figureront parmi les derniers remparts que la saison touristique tendra à sa routinière marée ? Pourquoi  hésite-t-elle une brève seconde à les abattre ? C’est bien là que l’été s’achève, dans ces ultimes éboulements gracieux et lents, et, sur le sable lourd, à la lisière de ces multiples traces de pas dissociés jusqu’à la route goudronnée, où se profilent  l’hôtel, les commerces, le casino et, un peu derrière, les péages d’autoroute.

 

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Sablier antique (Musée d'horlogerie de La Chaux-de-Fonds)

12:56 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, poésie, automne, sète | | |

dimanche, 22 août 2010

Sarkozy, c'est mon ami ...

« Le livre politique fait un retour en force à la rentrée avec plusieurs essais critiques sur Nicolas Sarkozy, un portrait de DSK doublé d'une investigation, une enquête sur Le Pen, un livre de Michel Rocard ou encore deux ouvrages sur la ministre de l'Economie, Christine Lagarde. Tous ces livres paraîtront en septembre ou octobre, au côté des 700 romans de la rentrée... A tout seigneur, tout honneur, c'est le président de la République qui a inspiré le plus d'auteurs, pour la plupart journalistes. » En coup de vent, mes yeux se sont posés sur cette phrase commune de la feuille de chou qu’un homme lisait en terrasse : quel rapport avec la littérature ? Objectivement, aucun. Les 700 romans de la rentrée- quelque intérêt qu’ils aient, tous balancés dans le même sac, afin de servir de contrepoint aux ouvrages merdiques de ces « auteurs-journalistes » (oxymore qui en aurait fait bondir plus d’un il n’y a pas si longtemps) qui s’empileront sur les rayons des centres de distribution d’objets culturels indéterminés de ce pauvre pays (Fnac, Virgin et autres réseaux), pour lesquels la foire électorale a commencé et, avec elle, des promesses de tirage conséquent. Même si on peut penser que la plupart de ces saloperies finiront en carton en pizzas, je ne peux m’empêcher de tiquer devant cette propagande, ce commerce de papier juteux. Détournons le regard : L’air, tout bleu, lui, mêlé à la mer. La ola des gradins, à chaque fois qu’un chevalier blanc tombe dans le canal : Revoici Sète, toute occupée à ses fêtes de la Saint-Louis, Cète et ses fanfarons jouteurs, hantée de fraîcheur du large et d’odeurs pestilentielles, de musique techno jusqu’à l’aube.

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Au Tabary’s, Brel et Brassens qui ont leur banc, comme au Flore, Sartre. La croix qui domine devant nous le port nous rappelle les missionnaires de la Salette. Il suffit de suivre la corniche : Ce lieu, qui ne laisse pénétrer que la couleur bleue et contient d’étranges morsures est ici bel et bien comme un toit tranquille où marchent des colombes : la mer, et me revient à chaque fois en mémoire cette autre phrase que lance l’Annoncier du Soulier de Satin dans une tirade éblouissante, « libre à ce point que les limites du ciel connu s’effacent. »

Il sera toujours temps de retrouver ce pays et ses discordes de politiciens complices. Le papier dont, jadis, on emballait le poisson ou se torchait le cul, en effet, quelle littérature !

12:48 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : sète, fête de la saint-louis, politique, sarkozy, littérature | | |

mardi, 27 juillet 2010

La Table de Claude (11)

C'est toujours un été que les enfants commencent à fumer. Un été, quand la lumière est trop vive : la mémoire des hommes n’aborde plus les monuments, il leur faut commencer à frimer. Certes,  le travail de l’écrivain pourrait se contraindre à ignorer celui des saisons. Mais il ne serait pas mortel. Qu'aurait-il à nous avouer ?

Je fus enfant, c'est bien fini et un de ces jours je serai mort. L’été, il faut trop tard attendre ce peu de fraîcheur qui trop souvent ne survient que par miettes sur la peau moite, comme si la vanité du jour futile faisait de lui un dérobeur insurmontable, et de soi un piètre idiot. Chaque pierre d'un temple, que rembrunirait la pluie  afin de rendre au regard qui se poserait sur lui sa profondeur, chaque pierre se dérobe au monument, et la pluie, chienne, se cabre : comment même songer à l'insolence d'un ailleurs-souvenir ? L’épaisse chaleur ne convient pas à l’humidité de la langue. 

N'allons pas nous imaginer cependant que ce vide de l’esprit ait la carrure du silence. Car au bout du silence hivernal rôde toujours un spectre bienveillant, telle la lueur, au seuil de l'écrin répandue.

Ici, rien.

Seule cette promesse du sec instant, sans fondation aucune. L’été, la table de Claude se maintient à l’état d’une pure et presque brutale énigme, qui sue.

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02:24 Publié dans La table de Claude | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, été | | |

dimanche, 25 juillet 2010

D'une actualité déconcertante

Ecrit en 1926, le texte suivant décrit les loisirs des Berlinois d'alors : n’est-il pas d’une actualité déconcertante en cette période rudement estivale ? Les Allemands de l’époque disaient « So ! » pour toute explication, nous rappelle-t-on. Avez-vous remarqué la façon dont la plupart des Français qui ont égaré leur langue se contentent souvent de bafouiller à toute occasion, depuis peu : « Et voilà !». Sans commentaires non plus. Deux syllabes de plus, me direz-vous !

Mais guère plus éloquent ...

« Il y a aussi les Freibaden, ou bains libres, très chers à la foule des Berlinois qui, ayant passé l’âge des oiseaux migrateurs, n’en aspirent pas moins aux délices du plein air. Les Freibaden sont des plages d’eau douce, où les bonnes gens s’en vont, par dizaines de mille, se faire rougir la peau par le soleil, dans une promiscuité quasi fabuleuse. On voit là des kilomètres de nudités, un grouillement sans limite de membres et de corps, un peuple sans nombre d’amis de la nature. Sur tout cela, nul air de fête ; un mélange de désordre nomade et de paganisme méthodique. Quand le jour tombe, tous ces êtres se lèvent dans une sorte d’ivresse triste, et ce n’est plus qu’une cohue de muets à demi-nus. C’est ainsi à peu près qu’autrefois je voyais en imagination la vallée de Josaphat, au soir du jugement dernier.

Ainsi, depuis le Mittag du samedi, toute la jeunesse et tous les amis de l’héliothérapie ont déserté la capitale. Des armées de bécanes, une mobilisation de trains spéciaux. Berlin, vidé de sa jeunesse, s’est endormi. (…)

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Ce qu’ils font ? Rien. Ils sont ensemble. Ils savourent le très allemand plaisir d’être quelque part en grand nombre, sans demander à savoir, ni cherche à comprendre ce qui les y a conduits. Ils sont là, comme ils seraient à l’école ou au régiment, où dans les tranchées. Ils sont là parce que c’est l’habitude et parce que les autres y sont. C’est ainsi. « So ! » comme ils disent, d’un mot qui coupent court à toute explication. Voilà des siècles qu’on cherche en vain les ressorts de cette volupté grégaire, et, malgré cela, nous en sommes toujours ébahis.

Quand, pour la première fois, on me conduit aux Zelte, je n’étais à Berlin que depuis deux jours. Bien que prévenu, je ne pouvais imaginer que les Allemands éprouvassent à ce point la joie de s’agglomérer et de ne penser à rien. J’avais, comme chacun, lu cela dans maintes relations de voyage, et sans trop y prêter attention. Quand on le voit de ses yeux, cela donne à réfléchir.

Ce qui d’abord frappe l’étranger, c’est qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun de ces gens-là l’envie de s’amuser ailleurs que sous les bocages à Wandervögel, sur les plages à Freibaden ou parmi les flonflons du Zelt. Ils savent depuis toujours que, là, ils trouveront leurs semblables venus en foule ; ils sont heureux de savoir que chacun de ces semblables est, comme eux-mêmes, animé de l’incomparable satisfaction de ressembler au voisin, de faire comme le voisin, et de ne penser à rien du tout – comme le voisin. Ils sont, en ces lieux, plusieurs centaines de mille – certains dimanches d’été, un million – qui sont venus là parce qu’on leur a dit d’y aller ; qui sont enchantés de s’y trouver avec les autres ; et qui, si on ne les y avait pas envoyés, et si les autres ne s’y trouvaient point, ne sauraient pas à quoi passer le temps.

Voilà.

Quand, à la nuit close, les trains de banlieue et de ceinture regagnent la capitale, silencieux et complets, comment un Français résisterait-il à la mélancolie de ces retours ? L’ordre, la méthode même, dont nos voisins se montrent si orgueilleux, achèvent de donner à ces fins de dimanche leur affreux air de service commandé.

Partout, des chaînes, des guérites, des barrières noires, des employés si rogues et si raides qu’on peut les croire automatiques. Dans la nuit, où les signaux se balancent comme des pendules, les wagons traînent leurs rangées bien droites de voyageurs sans joie (…)

Nous avons vu un peuple fait en grande série, et que l’on manœuvre, conduit, répare avec des accessoires universels et interchangeables. . Un peuple dont on a taylorisé les délassements. Un peuple avec une âme-trou, comme un réservoir d’essence. Et cela fait peur. Car tous les hommes raisonnables en Europe, tous les amis de la paix, fondent leurs espoirs sur l’avenir de la démocratie allemande. Mais qu’est-ce que la démocratie, sans le goût, le sens, la soif de la liberté ? »

Henri BéraudCe que j’ai vu à Berlin, Editions de France, Paris, 1926

A lire ICI, article plus complet sur ce reportage que Béraud fit en 1926 pour Le Journal .

09:46 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, béraud, vacances, loisirs, société | | |

mardi, 20 juillet 2010

La Table de Claude (10)

Je voudrais faire du latin. J’y serai bien un jour, attelé à des tableaux de déclinaisons devant des photos de bustes gris ou d’épigraphes énigmatiques !  On aura  beau  sourire autour de moi : n’est-ce pas plutôt le temps des maths modernes ? J'y serai, tôt ou tard ; qu’est-ce que les maths modernes auraient donc à m’apprendre du monde qui m’intéresse pour de vrai ? de celui de Claude en l’occurrence, Claude dont les tables me demeurent plus mystérieuses que celles de Moïse, puisque aucun catéchisme ne les a jamais évoquées, elles ! J’en ignore pour de bon le plein contenu, sinon cette phrase aussi intrigante que sensuelle à mon ouïe : « il faut sauver la Gaule Chevelue… »  Sauver ? je me demande…

Un de mes oncles, celui qui tient la première épicerie qu’on rencontre sur sa droite quand on passe les voûtes de Perrache, convainc ma mère que les maths modernes, c’est vrai,  ce n’est pas si fondamental que ça… Que le latin, au contraire …  

M’y voici presque, en attendant : dans le verger des sœurs de la Compassion, fut exhumé il y a une trentaine d’années  le plus ancien théâtre de la Gaule : Ses débris contemplent le Levant. Il s’était tenu planqué là durant des siècles, est-ce possible ? à l’abri des curieux, tapi sous des sentiers seulement foulés de souliers de sœurs récitant le saint rosaire, là où je place mon soulier, là où je marque le sol à mon tour. En contrebas de la basilique, dans l’écrin de son arc creusé à flanc de colline, lui, l’Antique, fait désormais figure de revenant quelque peu démuni de tout, de ses pierres, de son mur, de ses masques et de ses sénateurs en toges, face au grand ciel qui ne coiffe jamais qu’une journée banale sur la ville besogneuse. M’y voici pourtant. Je longe son vaste corps. Mais il m’en faudrait davantage : pourquoi ne pas raser tous ces immeubles et ces maisons, somme toute vraiment moches, pourquoi ne pas rebâtir Lugdunum ? On me traite de fou. Ce que je ressens sous mes pas, pourtant, me rassure, à chaque fois que je viens ici. De longs après-midi, j’écoute le silence, j’hume jusqu’aux plus lointaines fondations. La table de Claude ? J’aime ces travées vides jusqu’au vertige : à personne je ne confie le secret de ces escapades. La table de Claude, il me semble qu’ici-même, dans ce théâtre, oui,  dans ce pauvre bâtiment déconfit qui servit de carrière à toute la ville au cours des siècles, il me sera donné d'en comprendre quelques caractères de son alphabet : ce théâtre, quelle aventure cela a dû être ! bien plus que ces réunions ridicules devant le poste en noir et blanc quand Kennedy, Piaf ou le pape meurent. Le théâtre, le vrai, alors que sont peuplés ces gradins de tout ce que la ville compte d’hommes. Le théâtre ! Le latin ! La tête me tourne  sitôt repassé par-dessus le mur d’enceinte,  la rue et les voitures du temps présent, de mon temps, les voitures qui puent ...

 

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samedi, 17 juillet 2010

Cinq cents francs...

Le cinq cents francs, dit Rose et Bleu, demeure l'un des billets les plus larges qu'on n'ait jamais imprimé en France. Pas large comme mon avant-bras, mais presque...A ma connaissance, il n'y a bien que le Flameng 5000 francs qui fut plus gourmand que lui en papier. La première fois que j'en ai tenu un exemplaire entre les mains  (car c'est malgré tout un billet assez courant, consultable dans l'album de n'importe quel numismate courtois) j'ai pensé immédiatement à ces armoires en bois, hautes et cirées, qui emplissaient naguère les chambres de nos aïeux dans les épaisses bâtisses de nos provinces. Et à leurs draps rugueux. Aux parfums de lavaande. A ces hauts buffets sculptés, dont le chêne sombre "très vieux a pris cet air si bon des vieilles gens".

Un cliché - un lieu commun - prétend que l'homme d'antan planquait volontiers là sa fortune, sous ces piles de linges odorants et jaunes, ou bien au fond de tiroirs emplis de médaillons, de mêches, de dentelles flêtries,  plutôt que de la confier à ces voleurs de banquiers. L'heureux bougre, que personne n'obligeait à ouvrir un compte  pour toucher le fruit de son travail quotidien !  Il pouvait palper son billet avant de s'endormir, en goûter tout le craquant, en savourer l'arôme ! L'heureux bougre, qui n'était jamais tenu à glisser une carte VISA dans un de ces distributeur qui font le rectangle au coin des rues. Homme sans codes, sans barres  et sans reproches. Portons à nos narines ce type de billet : quelques-uns sentent encore le thym, la lavande ou la naphtaline de l'armoire qui grince, du buffet du vieux temps dont les tiroirs ferment mal, mais qui savait bien des histoires et geignait lorsque s'ouvraient lentement  ses grandes portes noires.

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Des billets comme celui-ci, mon voisin me disait l'autre jour qu'il devait ben s'en tapir encore quelques-uns sous des lattes de parquets ou bien des faux plafonds. Je voyais son regard s'éclairer à cette idée. Avait-il quelque lieu en tête ? Vu la dégringolade du pouvoir d'achat et tout ce qu'on entend ou lit un peu partout à ce sujet, vu l'agonie du franc  ( il paraît que par ci par là on en ressort ...) , la Banque de France vous en donnera 0,76 euro l'exemplaire. Pas de quoi aller bien loin... Quand on songe que le  cinq cent francs rose et bleu fut le billet de Sully Prudhomme, des notables de Normandie, d'Ardennes ou d'ailleurs.

Les figures allégoriques roses et bleues qui s'y profilent n'ont-elles pas divine allure? N'aguichent-elles donc pas l'oeil aussi bien que des geishas, telles des madones de squares de sous-préfectures, squares où tout est correct, les arbres et les fleurs ... ? A bien y regarder, il y a du rimbaldien, en effet,  dans ce billet défunt : Coupure où tout est correct, les figures et les fleurs..., de ce Rimbaud qui confessa tout d'abord aimer les images idiotes et les enluminures, et finalement, en fin d'inspiration, les billets de banque...

 L'esthétique est donc placé au service de l'ordre, puisque tous ces massifs, ces guirlandes d'arabesques bleues furent disposées là dans le seul but de compliquer la tache des faux-monnayeurs de l'époque. La cartouche initiale date de 1868. Elle est dessinée par Chazal et gravée par Maurand. Deux ans tout juste avant la défaite de Sedan, l'exil de Napoléon III, la débâcle racontée par Zola. Arthur commençait tout juste à remplir ses premiers cahiers : On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans, et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade... Surtout quand, par un coup du sort peu heureux, on n'a jamais de billets comme celui-ci dans les poches...  Siècles passent. Les régimes défilent. Mais quoi, finalement, change ? Qui a jamais vu la plus grosse coupure en euros ( c'est laquelle, au juste ? ) traîner dans le fond de sa commode Ikéa ?

18:15 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : rimbaud, littérature, société, culture, billets français | | |

jeudi, 15 juillet 2010

Les cinq francs de Léon Bloy

Le 17 décembre 1914, dans son Journal Au seuil de l'Apocalypse, Léon Bloy rapporte la découverte providentielle, par sa femme Jeanne, d'un billet de cinq francs qu'elle ne se souvenait plus avoir laissé dans un tiroir. « De quoi vivre un jour », conclut, lapidaire mais satisfait, le bien-nommé mendiant ingrat. (1)

 

Mendiant Ingrat : Ce premier volume du Journal, précisément, se trouve dans la bibliothèque du docteur Faustroll, amicalement glissé par Alfred Jarry entre Coleridge et Saint-Luc, ce qui ne constituait pas, on en conviendra, pour un fin connaisseur du texte sacré comme de la littérature profane, un voisinage désobligeant. Les frais d'établissement du procès verbal ordonnant la saisie de cette mythique bibliothèque s'élevaient précisément à cinq francs. Du moins est-ce ce qu'affirme, si l'on en croit le texte de Jarry, un certain rond de cuir du nom de Liconet, le 4 juin 1898, au bas de la procédure. (2)

 

Lorsque mourut le créateur d'Ubu et de Faustroll, au petit matin du 1er novembre 1907, Bloy prétend avoir été réveillé, par un cri horrible, « que n'avait proféré aucun avant ». Et lorsqu'il apprend la nouvelle, il écrit deux jours plus tard : «Je pense au cri affreux entendu hier, et qui m'a jeté en bas de mon lit». Malgré tout ce qui les oppose, Léon Bloy et Alfred Jarry auront donc passé un certain nombre d'années non loin l'un de l'autre, à supporter tout en s'estimant la bêtise et la crapulerie d'une certaine et belle époque qui leur fut, sur les pentes de Montmartre comme ailleurs, un peu commune.

 

Jules Renard, autre indigène de ces temps-là, plus propre sur soi et plus bourgeois, membre de l'Académie Goncourt, et qui tint aussi son journal, relève, le 14 octobre 1906, que cinq francs, c'est « le prix d'un lit et de son sommier en salle des ventes, avec un lot de couettes et de matelas tachés. » Le ramoneur qu'il emploie le mois suivant n'en gagne, chaque mois, précise-til, que six de cette espèce.

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Ce billet de cinq francs représentait les allégories drapées d'un homme et d'une femme, chacune tournée vers l'extérieur de la cartouche. Entre les deux cercles centraux s'alignent les caractères stipulant une somme de francs dont le pouvoir d'achat a considérablement varié en presque cinquante ans. Un signe du zodiaque, sous cette somme en superbes majuscules, désigne le mois de la date de création (3). Les signatures du caissier principal et du secrétaire général fleurent bon les pleins et les déliés de l'ancienne école, celle où l'on apprenait encore aux gens à écrire, ne serait-ce que leur nom, avec estime, en prenant sa place et le temps. A présent, je ne sais trop pourquoi, la plupart des gens signent à toute vitesse, en barrant eux-mêmes leur propre nom, comme s'ils n'en voulaient plus, l'avaient assez porté, ou bien ne  faisaient que semblant de s'aimer.

Ce billet assura non seulement le lien entre un siècle et un autre, mais aussi entre une guerre et une autre puisque sa première version noire date de 1871-1874 et sa seconde, en bleu de cobalt, de 1912-1917. Comme au cours de chaque guerre, la capitulation de Sedan avait engendré des incinérations de billets : environ 30 millions de specimen de toute valeur  détruits dans les succursales, fin d'éviter leur saisie par les Allemands. Sur le marché numismatique de nos foutus temps postmodernes, une coupure de ce genre, surtout à l'état neuf, coûte plusieurs milliers d'euros. A peu de choses près, le même prix qu'une édition originale, avec envoi de l'auteur, du Révélateur du Globe de Léon Bloy.

L'autre nuit, en fouinant dans les rayons d'un bouquiniste qui avait la tête du docteur Faustroll, non loin de Corps enneigé où avait vécu la petite Mélanie, j'en découvris justement un bel exemplaire, que je feuilletais. A l'intérieur, glissé je ne vous dirai pas entre quelle et quelle pages, un billet de cinq francs, presque neuf. L'un que Jeanne Bloy, par mégarde, aurait laissé ?  « De quoi vivre un jour », avait maugréé Léon...

On peut rêver.

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La République semble ici tenter de consoler l'Industrie (à gauche) et l'Agriculture (à droite) particulièrement affligées. Malgré le souci du détail qui caractérise l'ensemble de la cartouche, malgré également les avertissements solennellement reproduits de part et d'autre, elle fut évidemment copieusement imitée. Ce billet fut donc l'un des derniers billets monochromes de la BdF. Avec le siècle suivant, la polychromie allait faire une entrée retentissante dans le domaine du billet de banque.

 

(1) Une belle chose est arrivée à Jeanne. Pleine de tristesse en songeant qu'elle allait être forcée de courir au mont-de-piété, elle ouvre son tiroir et, parce que c'était l'anniversaire de la mort de sa mère, elle regarde douloureusement des fleurs desséchées que sa soeur lui rapporta de Danemark, en souvenir de cette mort. Sans demander auun miracle, elle se prend à espérer un secours quelconque. Tout à coup, elle aperçoit dans ce même tiroir un billet de 5 francs qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir laissé. De quoi vivre un jour. Cette chose nous est arrivée souvent.  (Au seuil de l'Apocalypse, 17-12-1014)

(2) Les amateurs d'Alfred Jarry savent que la liste des vingt-sept volumes dépareillés, tant brochés que reliés se trouve au chapitre 4 des Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman néo-scientifique paru en 1911, chez Fasquelle.

(3) Certains billets eurent donc, comme les tristes humains, un ciel astral :  Celui qu'on voit sur la photo est ainsi un sagittaire (18 novembre 1972).

 

07:18 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, léon bloy, jarry, jules renard, billets français | | |