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mercredi, 14 octobre 2009

14 octobre 1980

Mort de Louis Guilloux, un jour de pluie, à Saint-Brieuc.

 

"Quand venait le soir autrefois et que je regardais la ville, tout ce qui l’entourait restait plongé dans les ténèbres. La ville n’était qu’un ramassis de vieux toits et de clochers : le clocher pointu de Nazareth, celui de l’hôpital, le dôme de la gare, les deux tours carrés de l’église Saint-Michel sur l’une desquelles pendant plus de quatre ans, jour et nuit, une sentinelle allemande monta la garde. Certaines nuits sans lune étaient si noires que si nous devions sortir après le couvre-feu, il nous arrivait de nous perdre et de tâter les murs. Quel bonheur, quelle surprise quand les lumières se sont remises à briller ! Il y a maintenant trente ans et de plus en plus de lumières. Faut-il les croire ? Autrefois, j’entendais siffler les trains. Je voyais le train de Paris tout rutilant courir au fond de la nuit. Je ne le vois plus. Je ne l’entends plus siffler. Selon l’orientation des vents, j’entendais l’heure tinter au clocher de notre vieille cathédrale Saint-Etienne. Que s’est-il passé ?

Sur le plateau, là où s’édifie à présent la cité industrielle, on ne voyait que des champs et, parmi eux, un grand champ de colza. Je ne me lassais pas d’en regarder les moissons onduler au vent du soir. Le champ de colza, comme tout ce qui l’entourait, a disparu, à la place s’élèvent aujourd’hui de grands ensembles. Le soir, on dirait des blocs de cristal transpercés de lumière. La vieille ville est bien noire sous les orgueilleux lampions, toute consentie, toute résignée. Plus les lumières se multiplient autour d’elle plus elle se recroqueville, plus elle se cache, comme une vieille femme qui se ramasse sous un capuchon. A quoi rêve-t-elle, si elle rêve ? Et où sont passées la vieille rue des Champs-Gibet et la rue de la Clouterie ? La rue des Filotiers ? La rue des Tanneurs ? Rien ne dure. Nous avons encore notre rue aux Toiles et notre rue Charbonnerie qui fut la rue es Charbonniers, notre rue de la Mare-au-Coq et la rue de la Fontaine Sucrée – mais pour combien de temps encore ? Ce qui reste de la vieille ville est comme un tison qui s’éteint, au bout de quinze cents ans !(…)

Le soir en regardant les lumières de la ville, je me souviens d’avoir ouï dire que, du temps de mes grand-père, les rues n’étaient éclairées que par des lampes à huile, et encore ne les allumait-on pas les soirs de lune – mais sont arrivés les becs de gaz, et je me souviens fort bien de l’allumeur de réverbères, avec sa grande perche sur l’épaule, et la poire qu’il pressait pour faire la flamme, et après le gaz, la fée électricité et les grandes lumières partout que c’en est une féerie. Oui mais sommes-nous mieux qu’avant ? Vend-on encore les pauvres gens ?"

 

Louis Guilloux, L’herbe d’oubli, 1984

 

Les articles à propos de Louis Guilloux consultables au fil de ce blog :

 

- A propos de l'émission Apostrophes que B.Pivot lui a consacré :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/13/louis-guilloux-franc-tireur.html

- Une lecture du  Pain des Rêves :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/18/louis-guilloux-et-la-chronique.html

- Une lecture du Sang Noir :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/17/louis-guilloux-l-esprit-de-fable-3.html

-Une lecture de La Confrontation :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/15/louis-guilloux-l-esprit-de-fable-22.html

- Louis Guilloux et l'esprit de fable:

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/10/14/louis-guilloux-l-esprit-de-fable.html

- D'une guerre l'autre

http://solko.hautetfort.com/archive/2009/09/23/louis-guil...

 

06:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, louis guilloux, saint-brieuc, l'herbe d'oubli, romans | | |

mardi, 13 octobre 2009

Lequel des douze ?

Revoici le monde, et ces grandes taches imbéciles qu’il fit sur nos cahiers.

Les levers de soleil reviendront un à un nous manger,

Faisant jusqu’au dernier

De nous un peu de cendres.

« -Tu n’es pas gai », disait par-dessus mon épaule

L’arbre lecteur, aux feuilles rousses, agitant le vent dans ses feuilles,

Et des rais de lumière perçant la frondaison.

Bien sûr que si, disais-je moi, en saluant,

Qui passait au loin,

Un cortège d’assassins.

 

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22:15 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, écriture, poèmes, poèsie | | |

Les deux fleuves

Sénèque, en l’an 55 de notre ère, dans un écrit satirique contre l’empereur Claude, né à Lyon, écrivait déjà:

 

« Je vis, dominant deux fleuves, un sommet

Que chaque jour Phébus regarde à son lever

Là où le Rhône immense précipite son flot

Et la Saône, hésitant sur le sens de son cours,

Sans bruit baigne ses rives d’une onde tranquille.

Est-ce cette contrée qui fut la nourrice de ta vie ? »

 

 L’eau, comme la lumière, sont très clairement désignées dans ce texte pour leurs vertus nourricières. Sénèque reprend la remarque attribuée à César, et qu’on trouve dans La guerre des Gaules : « Flumen est Arar, quod per fines Haeduorum et Sequanorum in Rhodanum influit, incredibili lenitate, ita ut oculis in utram partem fluat iudicari non possit. » (Il y a une rivière, la Saône, qui va se jeter dans le Rhône en traversant le territoire des Eduens et des Séquanes, avec une lenteur si incroyable qu’on ne peut juger à l’œil du sens de son courant.) Déjà, cependant, l’opposition entre la rapidité du fleuve qui « précipite son flot » et la langueur de la rivière à « l’onde tranquille » attribue à chacun un caractère sexué qui deviendra, dès la Renaissance, un motif récurrent, tant sculptural que littéraire. De fait, opposer la singularité de chaque fleuve avant le confluent permettait d’accentuer celle de leur mariage.  La symbolique des deux fleuves permit ainsi de fonder successivement et le thème pétrarquisant de Scève :

« Plus tôt seront Rhône et Saône disjoints 

Que d’avec toi mon cœur se désassemble »,

et celui de la ville-Antithèse, cher à Jules Michelet :

« Oui, malgré l’effort méritoire des beaux fleuves qui viennent y mêler leurs flots et leurs populations, malgré le génie pacifique de cette noble reine, la Saône, malgré la peine que se donne, après cent détours, le Rhône pour atteindre ce mariage qui fait sa grandeur et son nom, la nature, front à front, y pose les deux révélateurs de la guerre intérieure de Lyon, deux rocs, la Croix-Rousse et Fourvière. »

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20:55 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : lyon, rhône, saône, littérature, claude farrère, jean reverzy, henri béraud | | |

lundi, 12 octobre 2009

Theatrum Mundi

A lire aujourd’hui, sur Theatrum Mundi, une fort belle mise en forme de la façon dont l’époque contemporaine a dissocié les mots et les images. La sacralisation de l'une, l'opprobre jeté sur l'autre participant de façon complémentaire à la réduction de l'individu à un "citoyen" consentant. Con, s'entend...

 

09:44 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : theatrum mundi, littérature | | |

dimanche, 11 octobre 2009

Les artistes de la Banque de France

Artistes de la banque de France  (cliquer sur leur nom respectif pour lire les commentaires)

 

Peintres :

 

Quentin de la Tour

François Flameng

Luc Olivier Merson

Eugène Delacroix

Paul Cézanne

 

Musiciens :

 

Debussy

 

23:29 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : billets français | | |

Un conte d'après-vendanges et d'avant-dégustation

L’année 2009 accouchera le jeudi 19 novembre 2009 à minuit d’un beaujolais nouveau, qu’on espère à la hauteur des promesses publiées par les viticulteurs cette année. En attendant, voici pour patienter un conte pour veillées d’octobre en patois lyonnais (1888), lorsque que toutes vendanges finies, on attend le premier vin. C’est rapporté par Nizier du Puitspelu, illustrissime conteur, philologue, essayiste et académicien du Gourguillon. Où il est question, comme souvent, de vendanges, de jolie fille, de curé et de malentendus salaces. D’abord le texte, ensuite une traduction.

 

Je vo z-u diré qu’o y aviet ina vès ina joulia bôyi de vais chiz nos, qu’i lyi disiant Parnon, bien bravona, mé in pitit brizon niéci. O v-est parqué sa môre lyi disiet tojors : « Mé Parnon, quant l’ant se-z -ians su lo cu , le bôye sant pô tant betonnes comm’icinqui ! »

Véquia qu’in vépro la Pernon allôve in champ le vaches. Don, bien sûr, o y avié la Bardella, la Frominta, et lo chin Faraud. Don, de l’afère, que la Parnon rincontrô monsu lo curô que lyi disit comm’iquien :

« - Bon sai, Parnon !

-Bon sai, monsu le curô

-Comint que te vôs ?

-Marci bin, monsu le curô, et vos mémo ?

-Marci bien, Parnon. Avis vos fait bona vendêmi ?

-Marci bin, monsu le curô, et vos mémo ?

-Més, Parnon, los curôs font pôs de vendêmi ! Comint que va ta môte ? S’est-elle accuchia ?

-Marci bin, monsu le curô, et vos mémo ?

-Més, Parnon, les curôs ne s’accuchiont pôs ! Te vêquia bien grandette, Parnon ! Quel ajo que t’ôs ?

-Se-z ians, monsu le curô.

-Se-z-ians ! O v-est pôs possible !

-Vèdes vos-mêmo, monsu le curô, rebrique la Parnon, in trossant cott'et chamisi par darri, vèdes vos-mêmo, ma môre disiet qu’o y étôve écrit iqui »

 

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samedi, 10 octobre 2009

Noyés dans un verre d'eau

La France est devenu ce pays où la ratification par la Pologne du traité de Lisbonne et les démêlés ridicules du  neveu de François Mitterrand avec son passé sont traités à peu près à part égale dans les journaux.

Ou bien l’attribution du Nobel à Obama et le match  France / île Feroë.

 

On pourrait s’amuser à comparer longuement l’importance de ces 4 événements, à l’aune de l’intérêt que leur portent tel ou bien tel autre téléspectateur (micro-trottoirs), consommateur d’infos (sondages et billets d'humeur) ou commentateur prétendument spécialisé (éditoriaux).

C'est à  l'aune, surtout, de ses conséquences historiques sur nos vies à tous qu'il conviendra, dans la plus totale impuissance, de juger. Car un seul possède une ampleur historique réelle, et aura une incidence effective et durable sur nos pauvres existences.

 

Un seul. Vous verrez que c’est celui qui finira par passer le plus inaperçu.

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jeudi, 08 octobre 2009

Lieu planétaire et espace universel

La question qui préoccupe à l’heure actuelle pas mal de Lyonnais est le devenir de l’Hôtel-Dieu. Ce qui est le plus stupéfiant, quand on y réfléchit avec un peu de recul, c’est que la ville elle-même, son site, est classé par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, et que l’on puisse malgré tout juridiquement transformer l’un de ses bâtiments les plus somptueux et les plus significatifs en  un quelconque hôtel pour milliardaires… Beaucoup de naïfs pensaient cependant que ce label était une sorte de  protection : ils ont désormais la preuve par l’exemple que non.

Et pourtant, Dieu sait si on nous aura endormi, durant ces années dernières, avec la "politique patrimoniale", menée de fait à l'unisson avec celle de la "protection de l'environnement".

Ces événements m’ont ramené à une réflexion sur le territoire, que j’avais menée l’an dernier avec le romancier Philippe Nauer sur l’existence (ou la non existence) de ce « lieu planétaire » qui, petit à petit, s’est substitué dans le discours des gouvernants et des idéologues de service, à la notion d’universalité comme à celle de territoire particulier.

Voici l’article que j’avais alors écrit pour CONDUCTEUR-PASSAGER, une revue en ligne dirigée par Philippe Nauer.

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Si  j’en crois les poètes, ce qui caractérise le lieu, c’est le rapport privilégié qui s’est tissé, grâce au langage, entre l’infini de l’espace et les contours limités que j’en perçois autour de moi. Le lieu, c’est l’espace dont, par le verbe, j’ai fait un logis à un moment ou à un autre de mon histoire: toutes les pistes de ma mémoire recréent ainsi pour moi des lieux dont la réalité me fut un jour un bien aussi précieux qu’obsédant : un corridor, l’entrée d’un magasin, le coin d’une rue, le bord d’une rivière ; tels sont les lieux proustiens, instance de la mémoire conçue par la parole, susceptibles de devenir de véritables pays : « Balbec, Venise, Florence,  dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient »[1].  Le poète Yves Bonnefoy a souvent usé de jolis mots, de mots soigneux,  pour désigner cela : le mot demeure. Le mot château. Le mot terrasse. Car n’est-ce pas ce que nous demandons à l’espace, dès lors que nous le nommons nôtre, un beau matin : qu’en devenant un lieu, il parvienne à offrir à notre effroi face à l’inconnu, face à l’innommable, face à l’indicible, cette demeure où vivre, ce château comme refuge, cette terrasse comme consolation ?

 Pourtant ce lieu premier, celui que Bonnefoy appelle le lieu natal, ne s’est jamais contenté de n’être qu’un lieu identitaire et clos sur lui-même. Si  j’en crois la poésie, des aèdes de la Grèce antique à Hölderlin, parce qu’il était relié à d’autres par des paysages, le lieu a toujours exigé également de tendre sa route à l’universel. Et donc, sur le sol du lieu natal, parce que quelques paroles l’avaient, là,  rassuré, l’être humain faisait son premier pas vers l’appréhension à la fois désireuse et peureuse de ce qui l’entourait, et ce, jusqu’aux limites de ce qu’il percevait. Vivre en une demeure véritable a donc  toujours été une expérience d’abord sensuelle, puis intellectuelle : celle qu’en un lieu (locus) un individu fait de l’univers tout entier, du plus proche au plus lointain, du plus concret au plus abstrait , de ce qu’il peut voir, entendre et goûter, à ce qu’il peut réfléchir. L’expérience du lieu est ainsi à la fois particulière et universelle : voilà pourquoi le pays a toujours été un espace avant tout littéraire, dont la littérature a toujours été plus apte que la peinture, la photographie ou le cinéma à rendre compte. « Rien n’est plus difficile que de prendre conscience d’un pays, de son ciel et de ses horizons, affirme Bernanos : il y faut énormément de littérature»[2]

L’espace, au contraire du lieu, se présente à moi sous un jour géographique, scientifique, administratif, juridique, pictural, climatique – tout ce qu’on voudra, tout, sauf littéraire. L’espace n’est pas nommé. J’ai pourtant bien besoin d’espace, certes : ne parle-t-on pas d’espace vital ? Mais à condition que cet espace soit circoncis dans un lieu défini. Que cet espace soit un périmètre dans mon lieu. Sorti de cet espace dans lequel voluptueusement je m’étire, l’espace ne reste qu’un concept, une simple abstraction pour mathématicien-philosophe, physicien-astronome ou intermittent de l’aventure. Certes, lorsqu’il était peuplé de dieux, l’espace ouvrait encore aux hommes quelques portes sur l’Univers. L’espace était alors un lieu foisonnant de chimères, tout en alcôves et en recoins mythologiques, un véritable lieu, oui, dans lequel  se jouaient les scènes les plus cruelles et les plus tendres. Mais depuis que la science nous a démontré que l’espace était vide de dieux, depuis que la technique en a parachevé sa clinique exploration, nous avons compris à quel point ce cosmos vide est tout le contraire d’un séjour, d’une demeure, d’une terrasse, d’un pays. Cet infini a-t-il d’ailleurs jamais été, comme le doux foyer ou la tendre patrie, hanté par les mânes, ni vraiment raconté par les poètes ?

« La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? »[3] s’interroge Hannah Arendt. Elle aura, en tous cas, singulièrement remodelé les lieux qu’à grand peine,  nous nous étions aménagés sur Terre. Désormais, le concept récent de mondialisation nous assigne en effet  comme séjour un lieu redimensionné en village global, sectorisé en zones d’influences, géré par des spécialistes en tous genres,  livré à une économie que nul ne maîtrise, médiatisé à outrance et exclusivement limité à la croûte de cette seule planète.  Mais sur cette boule endiablée, qui donc possède encore un lieu où naître, un lieu où durer, et un lieu où mourir ?  De maternités en crématoires, sommes-nous même encore désirables, le temps d’une existence entière, en un quelconque de ces points à d’autres reliés, une quelconque de ces places, à d’autres confondues, de ces endroits concurrents qui forment à notre insu l’espace planétaire et la représentation qu’on nous en livre ?  Le grand lieu de l’aventure a disparu de la Terre qui meurt de nos extravagances, que balaient nos satellites et parcourent nos réseaux. Le lieu du séjour, le pays, qu’en reste-t-il, en chaque recoin du monde ?  Il ne peut devenir, lorsqu’il survit avec ses particularités culturelles propres, que ce qu’une périphrase de la novlangue contemporaine appelle dorénavant un « lieu patrimonial »

Depuis 1978, date de la première réunion du Comité du Patrimoine Mondial, 878 « biens » ont été inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’Unesco. [4]  Il serait fastidieux d’énumérer ici la mosaïque de ces « biens », tantôt culturels  (sites ou villes), naturels (parcs ou réserves protégés) qui, désormais, sont saupoudrés sur les cinq continents. On se contentera simplement de rappeler les perspectives : il s’agit de transformer un certain nombre de lieux autonomes en espaces significatifs de la variété culturelle, dans une stratégie globale de représentation de « notre monde », c'est-à-dire de notre planète. Chaque territoire classé se retrouve réglementé comme jamais, et, selon la logique de la double pensée qui permet de fondre en une seule deux thèses normalement incompatibles,   protégé et pillé à la fois : Cette conception du lieu patrimonial n’est pas sans rappeler celle du lieu de mémoire ou bien du lieu de commémoration. On lui doit d’avoir induit au sein de l’espace local une représentation nouvelle, celle d’espace planétaire.

C’est ainsi que nos lieux concrets, intimes et privés, aux mètres carrés de plus en plus uniformes et de plus en plus onéreux, se sont retrouvés agglomérés ou imbriqués, au fil du temps et selon les cas, à des territoires plus vastes et à des espaces plus abstraits, que leur subliminale appartenance à « l’humanité » investissait d’une autorité quelque peu irrationnelle. Devant une telle autorité, l’individu lambda n’a pu que respectueusement s’incliner : En ces enclos nous existons, devenus chez nous plus passants, plus touristes, qu’habitants. L’esprit saturé d’images issues d’autres lieux, nous n’habitons d’ailleurs qu’à moitié celui où nous vivons, comme nous ne nous aventurons plus guère dans ceux qu’épisodiquement, nous visitons, l’appareil numérique au poignet. Comme si la conquête de l’espace- non pas celle des fusées, mais celle de chacun d’entre nous -  avait bel et bien assigné à cette humanité un logis commun, celui de la planète, et qu’entre le sédentaire et le nomade, une nouvelle espèce de terrien délocalisé jusqu’à l’insignifiance soit apparue. Que la dimension de cette Terre soit assimilable à celle d’un lieu vaste ou à celle d’un espace restreint, quelle importance, puisque en-dehors de ce lieu planétaire surpeuplé, n’existe plus, dorénavant,  le moindre espace à vocation universelle et que partout est entretenue la  confusion entre le sentiment de l’universel et la conscience du planétaire ?

C’est ainsi que le lieu natal, point d’origine à partir duquel chaque homme lançait, jadis, sa pensée à l’assaut de l’univers,  s’est réduit à n’être qu’un espace commercialisé  et rendu de plus en plus abstrait – un non-lieu, se plaisent à dire certains. Serions-nous, au sens propre, délogés ? Comment, dès lors, ne pas entendre avec beaucoup d’amitié, mais non sans une certaine mélancolie, ce qui soupire encore en cette strophe d’Yves Bonnefoy :

« Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,

Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,

Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse

Dehors celui qui demandait un lieu natal ?[5]



[1] Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom. »

[2] Bernanos, La France contre les robots

[3] Hannah Arendt, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in La Crise de la culture

[4] La liste du centre du patrimoine mondial de l’Unesco comprend 878 biens, dont 679 biens culturels, 174 naturels et 25 mixtes, répartis dans 145 états. Depuis novembre 2007, 185 Etats-parties ont ratifié la convention du Patrimoine mondial

[5]Bonnefoy, « La Maison natale »,  in Les Planches Courbes,  

 

 

Conducteur passager n°2  - décembre 2008

 

 

 

mercredi, 07 octobre 2009

Solennelle autant que désirée

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Plusieurs choses arrêtent le regard :

Tout d’abord ce mur d’affiches que battent la pluie, le vent

La taille des étages, sur des boutiques basses.
Toutes ces boutiques qui, malgré matin qui luit, sont fermées.

C’est sans doute dimanche.

L’œil s’attarde aussi sur

Ce pavé dont j’aime toujours autant qu’il soit mouillé de pluie

Et ces rails de tramways et ces fils électriques

Qui profilent un itinéraire.

Un œil plus attentif se pose sur la carriole

Non loin de la porte-cochère et close.

C’est dimanche, oui, jour de repos, en ce pays encore.

L’étroitesse de la rue obscure qui attire l'attention

Au moins autant que la fuite vers la lumière, par la droite de l’immeuble

Un quai, là-bas, ou bien un boulevard.

Nos villes sont toutes faites de ces contrastes entre nuit et jour,

Saleté et luminosité,

De ces ouvertures atteintes par nos seuls regards

Mais jamais par nos pas.

 

Qu’est-ce donc encore que je recueille avec tant d'avidité

tranquille dans ce cliché ?

(Dont peut-être quelques lyonnais judicieux

Pourraient encore identifier l’endroit où il fut pris)


Le noir et blanc, bien sûr…

Cette précieuse poésie d’un réel passé et, bien que reproduit,

Transfiguré.

Supériorité indubitable du noir et blanc.

 

Et puis surtout, surtout,

Cette absence, si flagrante qu’on ne la remarque pas au premier abord,

Mais qui s'impose peu à peu au regard,

A l'âme,

Solennelle autant que désirée,

De tout bipède humain.

06:13 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, écriture, poésie, lyon, photographie, noir et blanc | | |