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samedi, 31 janvier 2009

L'Eglise renoue avec ses démons

L’évêque intégriste anglais Richard Williamson, qui avait nié l'existence des chambres à gaz, a exprimé hier vendredi des "regrets sincères" pour les "souffrances" causées au pape Benoît XVI par ses "remarques imprudentes". Cela après que le pape a réaffirmé auprès des juifs « sa solidarité »

Le négationnisme des intégristes, au sein-même de l’Eglise, est une chose blessante,  inacceptable, abjecte, comme l’a souligné Gilles Bernheim, le nouveau grand rabbin de France. C’est aussi  l’expression minoritaire et accablante pour elle d’une sorte de tradition initiée par Drumont dans la France Juive, combattue à l’époque par Léon Bloy dans Le Salut par les Juifs. Dans un tel contexte, alors que l’Eglise semble retrouver ses vieux démons – comme d’ailleurs beaucoup d’institutions en cette période de régression intellectuelle mondiale & généralisée -  on ne peut que soutenir dans sa démarche le cardinal Philippe Barbarin qui déclarait ce matin, sur RTL, à propos des excuses de circonstances présentées hier par l'intégriste Williamson: «Ce sont des excuses tout à fait insuffisantes qui ne correspondent pas à celles qu'avait exprimé son supérieur qui avait dit "je demande pardon au pape et à tous ceux que ces propos ont blessés", il n'a eu aucune rétractation ». Les déclarations négationnistes "sont des propos lamentables, scandaleux, révoltants, pour les juifs comme pour les catholiques, c'est ce que le Pape a dit", a ajouté l’archevêque, précisant qu'il ignorait si ces "excuses"  de Williamson étaient spontanées ou sollicitées par le Vatican. Depuis le début de la polémique provoquée par la décision de Benoit XVI, le primat des Gaules tente de trouver une voie au juste milieu : « Il faudrait aussi oser leur parler et ne pas les traiter directement comme le diable, leur dire : Pourquoi affirmez-vous des choses objectivement fausses ? Vous rendez-vous compte de la blessure que vous infligez à des millions de personnes.» Cette démarche est-elle initiée par le Vatican, est-elle une prise de position personnelle ? Les évêques de France doivent se rendre à Rome la semaine prochaine afin de faire le point avec Benoit XVI sur les tensions multiples suscitées par sa décision. D'ici là, la polémique a encore le temps de grandir dans les medias. Affaire à suivre...

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19:43 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : christianisme, barbarin, bernheim, williamson, pape, benoit xvi | | |

vendredi, 30 janvier 2009

Cinq francs : de l'or et du papier

Au dix-neuvième siècle, le billet de banque ne circule pas entre les mains du grand public, mais uniquement entre celles, plus averties, des banquiers (d'où son nom). Le billet est conçu pour des échanges de sommes importantes, afin d'éviter le transfert et l'échange de métal. Avec la guerre de Quatorze, pour acheter des obus et des armes, l'Etat Français a besoin d'or, car on ne conçoit pas, à l'international, d'être payé avec du papier. De toute façon du papier, hors frontière, personne n'en veut. L'Etat fait donc appel aux gens pour qu'ils lui remettent leur or. Effort de guerre, leur dit-on. Ils le donneront donc, leur or. Piécette par piécette. En échange, ils auront du papier. Quelques chiffres précis : A la fin de 1913, ne circulent que 50 millions de billets pour un total de 5 718 millions de francs. Du temps de Léon Bloy et d'Alfred Jarry, la monnaie d'or et d'argent assurait entre Français la plus grande partie des paiements du quotidien.  A la fin de 1918, la circulation de billets représente 30 254 millions de francs, et occupe 650 millions de billets. On raconte que le jour de la mobilisation, le gouverneur de la Banque de France Pallain est descendu lui-même dans les ateliers de l'imprimerie pour y consigner le personnel. Durant quatre ans, la planche à billets a tourné jour et nuit. Et nuit et jour. Des imprimeries se sont ouvertes à Grenoble, Lyon, Saint-Etienne. Le personnel y travaille 14 heures par jour. A l'époque, le salaire horaire d'un conducteur d'atelier s'élève 0,88 F, celui des conducteurs de machines varie de 0,66 à 0,77. Les margeurs reçoivent 0,25 à 0,30 F l'heure, les heures supplémentaires sont majorées de 0,30 pour les conducteurs, de 0,10 pour les apprentis et les dames. Sur papier de Rives, on imprime une quantité de petits formats à valeurs faciales faibles (10, 20 et 5 francs). C'est ainsi que naît ce nouveau billet de 5 francs, en remplacement de celui de Léon Bloy Toutes valeurs confondues, les livraisons atteignent de 120 000 à 150 000 billets par jour.

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La victoire, tout d'abord. Le médaillon du recto représente la France, victorieuse et casquée. Elle a été dessinée par Georges Duval et gravée par Romagnol. Les premières coupures entrent en circulation en 1917. Le billet sera retiré de la circulation en 1940. D'une guerre, l'autre. En 1938, un an avant sa démonétisation, est sorti un film de Marcel Carné, très librement inspiré du roman de Mac Orlan publié en 1927, Quai des Brumes. Jean Gabin, Michèle Morgan, « t'as d'beaux yeux, tu sais... »  Une légende, désormais. Je ne sais pas pourquoi, quand je regarde sur le verso du Cinq franc violet 1917 ce docker moustachu, c'est au Havre de Carné et de Gabin que je pense. A ce Havre empli de brumes, en grande partie fabriqué en studio, à ce port en carton-pâte, quoi, comme le billet lui-même. C'est un artiste nommé Walhain qui croqua ce personnage, un sac sur l'épaule, grimpant l'échelle pour accoster. Les dialogues sont de Jacques Prévert : Il y a dans Quai des Brumes une scène qui se déroule non loin du port : Nelly, le personnage joué par Michèle Morgan, glisse dans la poche de Jean, le personnage joué par Gabin, une poignée de billets. J'aime à penser que c'est une poignée de ces billets-là. C'est même fort probable. Cela correspond à la somme dont ce personnage assez pauvre peut, vraisemblablement, se séparer alors, sans se placer en un grand péril.

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Les billets de banque, comme les films, ne sont que des images. Ces images n'ont  plus quitté, dès lors, les portefeuilles des Français, lesquels n'ont jamais vraiment retrouvé leur or. La Banque de France venait ainsi de réaliser le kidnapping du siècle : et pour les  siècles de siècles ! Le peuple, bouillie à canon venait d’acheter, piécette après piécette, ces canons. Il ne restait qu’à le divertir pour qu’au final, il ne pût se dire qu’il avait gagné la guerre pour rien : Avec ces images ressemblant à des bons points, il put donc aller voir d'autres images. Les planches à billets n'ont plus cessé de tourner depuis, même (surtout) en temps de paix. Comme des bobines de vent, d'images et de pellicules : elle est bien malheureuse, la petite Nelly aux beaux yeux, à la fin de Quai des Brumes, quand elle recueille en un baiser le dernier souffle du légionnaire, qu'une petite frappe vient d'abattre en pleine rue. On y croit. On pleure avec elle de voir qu'il est en train de mourir sur le pavé du Havre, le légionnaire au cœur d'or. C'est cela la monnaie fiduciaire : rien que du cinéma.

Pour être riche, il suffit de faire en sorte que tout le monde le croit.

00:41 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : billets français, romagnon, walhain, duval, carné, quai des brumes | | |

jeudi, 29 janvier 2009

Jour de grève

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08:39 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : sarkozy, politique, grève, actualité | | |

mercredi, 28 janvier 2009

Soufflot, on se l'arrache

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Le dôme de l'Hôtel-Dieu est un repère si installé dans le paysage qu'il est l'un des préférés des Lyonnais. A l'origine de sa construction, au milieu du XVIIIème siècle, la nécessité d'évacuer l'air trop vicié des salles où reposaient les malades du vieil hôpital, dont Soufflot vient de restaurer la façade : "L'air est si infect dans les nouveaux bâtiments que, malgré toutes les précautions prises pour le purifier, beaucoup de malades y ont trouvé la mort; les gens de l'art jugent unanimement que l'élévation du dôme projeté peut seule rendre l'air salubre. L'humanité ne permet donc pas de différer ce moyen; mais les finances de l'Hôtel-Dieu ont été épuisées par les dernières constructions."  (Dagier, Mémoires de 1754).

Les recteurs de l'Institution vénérable obtiennent des prévôts et des échevins, par acte consulaire, le versement de 5000 livres par an pendant dix ans à l'Hôtel-Dieu, "à charge pour les recteurs de faire commencer les travaux et de ne pas les suspendre". Ils reçoivent en outre la promesse de 100 000 livres à titre d'encouragement. Le duc de Villeroy, gouverneur du Lyonnais, accorde également son aide en 1761, en réaffirmant son attachement pour les pauvres. Mais Soufflot, nommé par le marquis de Marigny contrôleur des bâtiments pour Paris, supervise les travaux du Louvre depuis le début de février 1755. Louis XV a approuvé par ailleurs son projet pour la montagne Sainte-Geneviève. On se l'arrache, dirait-on aujourd'hui…

 Aux réclamations des recteurs de Lyon, Marigny répond en février 1756 qu'il n'est pas dans son intention de priver la ville de Lyon des services de l'architecte, mais qu'il ne peut non plus lui permettre de s'y rendre. Il y a, dans le début de la Cantatrice Chauve de Ionesco, une réplique de M.Smith dans ce goût-là : « Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant, on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. »

Soufflot se rend à Lyon malgré tout pour l'inauguration de son théâtre, le 30 août 1756, et accepte de s'occuper du dôme par personnes interposées. Les architectes Melchior Munet et Toussaint Loyer, désignés par lui, travailleront sur ses plans, chacun des deux architectes recevant la moitié des honoraires prévus pour Soufflot. Dès 1756, tailleurs de pierres et appareilleurs s'étaient déjà mis au travail. En 1758, le charpentier passe prix-fait pour la charpente qui sera achevée en 1761.Les sculpteurs G.Allegrain et P Mouchy sont chargés de l'éxécution de quatre statues (La Charité, La Douceur, et les fondateurs du premiers Hôtel-Dieu, le roi Childebert et la reine Ultrogothe). Cl. Jayet sculpte, lui, la figure qui représente la Religion sur la face du Dôme, tandis que Chabry s'occupe des anges en plomb portant le globe qui doit recevoir la croix chrétienne du Dôme. Le bâtiment est enfin inauguré le 16 decembre 1764. Les frais de construction du dôme lui-même se sont élevés à 555 556 livres de l'époque : l'ensemble a bien plus l'air, comme l'avait souhaité Soufflot, « du palais d'un prince que d'une maison des pauvres »

Le 4 septembre 1944, le dôme est incendié accidentellement, lors d'une fusillade liée à la Libération de la ville. L'embrasement est soudain et spectaculaire, détruisant totalement la charpente de 1761 ainsi que la large cheminée d'aération qui avait été à l'origine de son édification. Cette cheminée n'a pas été rétablie lors de la restauration (1956-1969), lorsqu'on a remplacé la charpente par du béton.

13:07 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : lyon, hôtel dieu, seconde guerre mondiale, libération, dôme, soufflot, histoire | | |

mardi, 27 janvier 2009

Le retour du hobo

"Sur le front de l'emploi, la journée de lundi 26 janvier 2009 restera probablement comme l'une des plus noires de la crise économique mondiale. En une petite journée, 67 000 suppressions d'emploi ont été annoncées entre les Etats-Unis et l'Europe, selon le décompte du journal britannique The Guardian ."  (Le Monde)

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"Vers onze heures du soir, je commencai à m'inquiéter de trouver un lit. J'avais lu des choses sur les asiles de nuit et pensais qu'on devait pouvoir trouver un lit pour environ quatre pence. Apercevant un homme, l'air d'un terrassier, planté sur le trottoir, je l'abordai pour m'informer. Je lui dis que j'étais dans la purée la plus complète et lui demandai de m'indiquer où je pourrais bien dormir, au minimum de frais. "Oh, fit-il. Vous avez que la rue à traverser. Vous voyez l'écriteau en face : "Bons lits pour messieurs seuls" ?   C'est une bonne turne. M'est déjà arrivé d'y pioncer. Vous verrez. C'est pas cher et c'est propre."
Georges ORWELL - Dans la dêche à Paris et à Londres, 1933.

08:05 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : hobo, crise, chômage, usa, emploi, orwell, dans la dèche à paris et à londres | | |

lundi, 26 janvier 2009

Polycarpe, au fond de la rue

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"Civitas in proximo tempore in integrum credidit in Christum"
Eglise Saint-Polycarpe à Lyon 1er
Paroisse des pentes de la Croix-Rousse

La construction de l'église a débuté en 1655. Michel Perrache, le père de l'ingénieur qui repoussa le confluent d'Ainay à La Mulatière et donna son nom à la gare, en sculpta le maître-autel ainsi que différentes statues. Un siècle plus tard, à partir de 1756, Loyer, un élève de Soufflot, allongea la nef et réalisa cette haute façade qu'on voit au fond de la rue, avec ses quatre pilastres corinthiens, son fronton triangulaire, et sa très belle porte Louis XV. Les éclats dans la pierre qu'on remarque dans la partie supérieure du bâtiment sont un souvenir des canonnades révolutionnaires de 1793 par les armées de la Convention, qui souhaita effacer le nom des Lyonnais des provinces de France. Bonne fête à tous les Polycarpe, puisque l'évêque de Smyrne par qui le christianisme a pénétré en Gaule se fête à Lyon non pas le 23 février, mais aujourd'hui, 26 janvier. Les deux fondateurs de l'église de Lyon, d'abord Pothin, puis surtout Irénée, avaient été envoyés de Smyrne par Polycarpe, disciple immédiat de Saint-Jean. De nombreux textes anciens relatent cet épisode, ici mythique : Voici la traduction d'un extrait de la Passion d'Irénée  (Anonyme, VIème siècle), contenant un éloge de Polycarpe :

« Alors que le bienheureux Polycarpe vivait ainsi en ce monde, il apprit que le très cruel meurtrier Marc-Aurèle souhaitait effacer des provinces des Gaules le nom des chrétiens et que saint Pothin, évêque et martyr de l'Eglise de Lyon, avait été fait prisonnier avec les siens : tous ceux qui furent considérés comme chrétiens furent torturés dans divers supplices : par la palme d'un martyre triomphal, ils rendirent leurs précieuses âmes au ciel et le Christ reçut avec la blanche troupe des cieux ses saints dans le bonheur. Ils furent martyrisés le 2 juin. Saint Polycarpe fit partir de son entourage saint Irénée, rempli de foi, de grâce et d'Esprit Saint, élevé à l'honneur de la prêtrise : il l'envoya sous la conduite d'un ange vers la bienheureuse ville de Lyon pour réconforter de nouveau les chrétiens qui se cachaient en ce lieu depuis quelque temps, et pour rassembler, par sa prédication, dans le troupeau du Christ, la foule des gentils qui étaient dans les ténèbres. Saint Irénée part avec le diacre Zacharie et deux clercs pour compagnons et il entre dans la très noble ville de Lyon. Par ses vertus, par les prodiges, les miracles et les prédications que Dieu très grand faisait par son intermédiaire, la cité plaça sa foi très rapidement tout entière dans le Christ. »

22:25 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : saint-polycarpe, christianisme, saint-pothin | | |

dimanche, 25 janvier 2009

La Gerbe d'Or & l'art du tombeau

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Le père Béraud est mort un quatorze juillet de 1909, cela fait presque vingt ans de cela. Lui ne pourra  lire La Gerbe d’Or, ce récit d’un fils, dont le titre, avec éclat, rayonne sur la couverture.  Mais la mère demeure, « qui l’attend, assise sur sa chaise, près de la fenêtre d’où l’on voit la rue Ferrandière » Ce livre, dit le fils, c’est pour elle qu’il l’a fait.  

On a clos les volets de la boulangerie. Douze syllabe : cela pouvait-il débuter autrement que par un alexandrin classique ? Et s'achever autrement que par ce faux décasyllabe, digne rejeton d’une chanson réaliste de la Butte montmartroise : On est un homme. (4) Les bêtises commencent ? (6) Le premier verbe de La Gerbe d’Or est donc clore. Le dernier, commencer. Belle inversion qui ne doit rien au hasard. Pour glisser, comme en sourdine, d’un univers d’enfant à un monde de survivant, pour ne pas dire de revenant, au fil de ce texte sobre et richement travaillé. Nous sommes en 1927. De La Conquête du Pain, Béraud n’a encore écrit que le premier volume, et il paraît changer complètement de style et de genre, en adoptant soudainement le récit d’enfance à la première personne.  Pourtant… Qu’est-ce, au juste, que cette foisonnante Gerbe d’Or, que l’éditeur annonce comme le volet premier d’un cycle autobiographique ? Le créateur de l’expression fut, à proprement parler, le père d’Henri Béraud qui, avant que son fils n’en fît le titre d’un livre, en avait fait l’enseigne de sa boulangerie :

« La boutique était ancienne. Mais l’enseigne,  A la Gerbe d’Or, était nouvelle. Mon père l’inventa bien avant d’acheter la boulangerie. »

Un berger dauphinois… Qu’on se figure, si c’est possible, la signification que revêtait une telle expression dans l’esprit d’un berger dauphinois au retour de cinq années de régiment dans les années 1875. A l’origine, assure le texte, il était une romance de Pierre Dupont, telle que pouvaient en conserver au cœur les enfants des rêves brisés de 1831, 1834, 1848. Ces romances, seules, leur ouvraient encore un avenir. Gerbe d’or : métaphore du lent accouchement de 1789, de l’énergie dorée d’une jeunesse qui renaît des désillusions de ses aînés, allégorie de la liberté en herbe, de la prospérité promise, de la propriété conquise. Qu’on se le figure donc, cet homme d’un autre monde, cet homme d’un dix-neuvième siècle arrivant enfin à maturité, en train de peindre « en belles lettres jaunes et rouges » l’enseigne sur sa devanture. Qu’on se le figure sans sourire, songeant que cette gerbe, une vie de travail à son compte en renouvellerait chaque année l’or de son blé.

En 1927, pourtant, lorsque son fils s’apprête à en conter l’histoire, la boulangerie dans laquelle il a poussé tel un épi est retournée au néant, « comme bien d’autres au lendemain de la guerre. » Seule demeure la nudité de ce titre, étincelle, en une autre époque, de l’enseigne, qui seule perdure. La magnificence de ce faisceau poétique, qui aura traversé la guerre et ses horreurs, survit au milieu des années charleston, N.R.F., dada, tel « une petite patrie dans le temps », un anachronisme « solitaire et rustique » de l’Ancienne France. Tout le silence des nuits de l’île de Ré ne sera pas de trop pour que l’écrivain parvienne, ligne à ligne, mot à mot, à développer toutes les ressources de la formule : Gerbe d’Or, métaphore des temps heureux, foyer de l’enfance, pain du boulanger, prose du récitant, travail qui donne vie, parole qui célèbre le travail, succession des chapitres et des souvenirs liant, à travers l’imaginaire, la génération des pères à celle des fils dans la conquête d’une liberté sans accroc. Du sillon du laboureur au pétrin du boulanger, de l’art de pétrir le pain à celui de conduire la phrase, un élan se poursuit, une quête plus qu’une réminiscence.

Pour Béraud, il s’agit, au sens propre, de désintellectualiser le monde. Face à Gide et ses Gallimardeux, il s’agit de saisir la correspondance entre le mot et l’affect à travers le déploiement textuel d’une seule  métaphore : cette métaphore paternelle dont les neuf chapitres de la Gerbe d’or du fils s’évertuent à débusquer le sens, la déclinant sur tous les modes et sur tous les tons, la mettant littéralement en gerbe. Comme Ciel de suie, l’originalité de ce chef d’œuvre provient au final de l’adéquation impeccable qu’il réalise entre son titre et l’histoire qu’il raconte (une enfance heureuse), les modalités de sa narration (une succession de scènes), un objectif défini ( ressusciter le meilleur d’une époque), un parti pris d’écriture (embellir) et les enchaînements qui, d’un épisode à l’autre, assurent en sourdine une chronologie significative.

« Comme une gouache peinte sur une ardoise » : Lyon, dans cette perspective, devient un cadre, un espace vide de toute idéologie, un site, un pays. Son ciel, ses fleuves, ses collines, les devantures alignées de ses anciennes boutiques, les enfilades de ses vieilles rues pavées, le damier de ses quartiers, tout cela fuse comme autant d’images peintes, afin de tendre des toiles éphémères derrière les exploits quotidiens des personnages revenants. Les personnages : une véritable collection de centons. Chacun, par son habit, son odeur, ses manies, ses expressions, ses gestes, reconstruit le pourtour anonyme de la dernière décennie du dix-neuvième siècle : Chacun occupe une place significative dans la reconstruction idyllique de ce qui n’est pas, à proprement parler, un moment de l’histoire, mais une façon heureuse de la percevoir.

M. Ecuyer, le libraire antiquaire, nostalgique de l’An II :

« Nous allions, par les berges agrestes de la Saône. Il me montrait, aux portes de la ville, cette grotte où Jean-Jacques, arrivant à Lyon, las, fourbu, s’était endormi, par un soir d’été. Il me parlait de la Terreur dans un langage démodé, un peu emphatique, à la Louis Blanc. Il me faisait peur avec la guillotine. Quand il mourut plus tard, beaucoup plus tard, en 1917, ce fut du chagrin de la guerre, et pour avoir appris que l’histoire s’écrit avec de vraies larmes et du sang rouge ».

M. Duvernay, un érudit retraité :

« Il sert dans mes souvenirs de premier plan aux perspectives du Lyon de 1890. Je le vois passer, tel qu’il était en ce temps-là, beau quadragénaire à la Monsalet, la face pleine et gourmande, sous des flocons de cheveux gris, un cordon de moire tombant du lorgnon jusqu’au nombril, une noble corpulence, une démarche épiscopale, un sourire de célibataire. »

M Fournets, un inventeur autodidacte :

« Homme jeune encore, massif, il plaisantait avec amertume, d’une voix d’airain, dont il contenait les éclats. Je ne vis jamais son regard, abrité qu’il était par des verres fumés. M. Fournets portait une fine moustache, fort triste, tombant à la chinoise, autour de ses grosses lèvres. Marchant à pas comptés, comme un homme qui suit un cortège, il fumait sans relâche des cigares d’un sou, dans un fume-cigare en ambre à virole d’or ; il en tirait, à force d’art et de lenteur, une fumée balsamique.»

Au centre du dispositif, un vivant pantagruélique : Lorsqu’il parlait, confie le narrateur, le père Béraud n’aimait pas qu’on le contrarie. Il était très fort, non seulement pour bien nommer des enseignes, mais également raconter ses chasses, des histoires villageoises, des farces de lurons, des batteries entre clochers et, à tous, distribuer des sobriquets. Lors de la Saint-Honoré (fête des boulangers), il provoquait chez son fils une admiration à perdre le souffle, tout simplement parce qu’au centre du banquet des boulangers et de leurs épouses réunis, lorsque une voix du fond de la salle criait : La parole est à Béraud, il chantait et parlait avec une aisance stupéfiante : « Il avait certainement une rare facilité de parole. Que n’ai-je hérité de lui ce don précieux ? ». Un détail, pourtant, frappe l’enfant : Si le père Béraud faisait face à quiconque (« Ces yeux, qui n’avaient pas froid, mon père se flattait de ne les baisser devant personne, et c’était vrai. »), devant un homme instruit, cette parole, si libre en privée, se tarissait immédiatement.  Trait de génération, précise le texte : « On ne se représente plus très bien, aujourd’hui, ce que fut le prestige des cuistres au temps des Paul Bert, des Duruy, des Larousse… C’était l’apogée de la redingote, de la barbe en herbe foulée, de la cravate au nœud cousu, du binocle circonflexe ». En tout cas, rajoute le fils, lui, si beau parleur en privé « restait tout court pour peu que la plus pelée des bêtes à diplômes se mit à braire devant lui ». La parole, quoi qu'en dise la fiction embellie, la parole n’était donc pas toujours au père Béraud. « Il règne une fierté, un orgueil dans ce livre, un éblouissement », écrira le romancier Bernard Clavel à propos de la Gerbe d’Or. Un orgueil ! Soit ! Mais quel orgueil ?

Parce qu’il avait « au plus haut degré le préjugé de l’instruction », on doit en convenir, celui du père dut souvent en rabattre. Car c’est un homme intimidé, peut-être même humilié, qui, un matin de septembre 1898, s’adresse en ces termes au proviseur du lycée Ampère : « Monsieur, je vous amène mon fils unique à qui je voudrais donner de l’instruction » Cette seule phrase, un document d’époque, tout un programme, n’est-ce pas ? Un orgueil ?  Il possédait bien, nous avoue le texte, « le patient et naïf orgueil des ancêtres paysans… Lui, le petit campagnard parti pour la ville, il avait fait son trou. Eh bien ! Il fallait continuer, creuser encore !  Chacun son tour. Le nom des Béraud en valait un autre ! »

Le discours de l’autobiographe croise ici celui du romancier, dans le Bois du Templier Pendu, qui écrit d’un de ses personnages, Louis Chambard : « Qu’était-ce, pour un pareil homme, que l’ordre détruit, sinon un vain regret, une saignée d’éternels vaincus ? Ce qui le faisait marcher droit, c’était l’appel de la race, un cri venu du fond des âges, et qui commandait aux pères de travailler sans relâche à l’élévation de leurs fils ».

On se trouve là à la croisée d’un discours fictif et d’un discours autobiographique. Sous la plume du fils, la geste du père Béraud paraît bel et bien prolonger de façon romanesque celle des Lurons de Sabolas, dans une sorte de rêverie identitaire qui croise à la fois les genres, les personnes et les personnages. Cette confusion, ce « dédoublement » sont fréquents chez Béraud qui, dans son futur juge, lors du procès caricatural qu’il lui faudra subir, croira plus tard reconnaître Chambard et se vivra littéralement, bien avant Camus, comme un étranger à son propre procès.  Ce que Béraud souligne avec beaucoup de justesse ici, c’est que le peuple ayant « conquis le pain », restera coi et sans recours tant qu’il n’aura pas aussi conquis la parole. Si dorée, si lumineuse fut la croûte des pains que le boulanger cuisait « chaque jour pour des hommes endormis », si justes, si clairvoyants doivent être les mots qui construisent son tombeau. Car la Gerbe d’Or ressuscite le genre perdu et l’art ancien des tombeaux. La fierté, l’éblouissement, l’orgueil  qu’on sent traverser ce récit sont bien celui du fils qui, ayant accompli l’ultime conquête, forge de lettres et de lignes sa gerbe où dort en repos le plus chéri de ses personnages, ciselant une parole qui ait, in memoriam, l’allure croustillante du pain. 

La boutique, précise l’incipit, date du XVIIème siècle. Et l’on a vu qu’elle a disparu, « comme beaucoup d’autres choses », après la guerre de Quatorze. Son existence réelle couvre donc une période qui s’étend de Louis XIV au président Fallières, c’est à dire de 1661 à 1913. Elle correspond à un cycle historique qui conduisit la France de l’apogée de la monarchie absolue à la fin de l’âge d’or républicain. De cette période, le père Béraud constitue le point d’orgue,  la vivant emblème de cette conquête du pain commencée en ce règne qui, si l’on en croit le Bois du templier Pendu, laissa les manants dans un  pays fou de faim :

« Ceux qui, durant ces années, levaient en mourant leurs yeux naïfs et désespérés, cherchaient en vain dans le grand ciel vide, ce Roi Soleil, dont tous les vents du royaume portaient le nom, et qui pareil à Dieu, demeurait invisible aux regards silencieux des questions des pauvres ».

Le père Béraud, dont le texte figure le tombeau en majesté, est d’ailleurs implicitement assimilé au Roi Soleil, par la couleur qui les caractérise tous deux (l’or), mais également par un jeu de mots qui explicite la comparaison entre leurs deux royautés:  « L’or de la gerbe, en pâlissant peu à peu, prenait la patine de l’ancien, si bien que finalement, l’agreste attribut semblait, lui aussi, dater du Roi Soleil. »

Roi, le personnage l’est par la place qu’il occupe dans la narration, le charisme qu’il incarne au foyer, mais surtout par le fait qu’au contraire de Louis XIV qui refusait le pain, lui le fabrique chaque jour pour les hommes endormis, nous apprend son fils. Et l’on sait quel double sens le mot endormi a pour Béraud. Aux limites du noble, la Gerbe d’Or c’est avant tout le sacre de ce roi républicain, dont la guerre et ses bourreurs de crâne, ses politiciens instruits, et ses obus meurtriers ont brusquement interrompu le règne, ou dissipé les illusions. Si Dumas violait parfois l’Histoire, Béraud la confond. Les princes de sang autrichiens dorment en paix dans la crypte des Capucins à Vienne, ceux de France à Saint-Denis.  Requiescat in pace.  Au centre de ce qu’il faut bien nommer un tombeau trône ce que La Bruyère aurait appelé, lui, un caractère, et qu’avec Béraud, nous qualifierons de tempérament. Vers ce personnage central, foyer originel de la métaphore, étalon précis de la République et de ses plus modestes espoirs,  convergent tous les enjeux du récit : Car c’est seulement au cœur du texte de son fils qu’il repose doucement, le roi républicain :

 

7 Repose doucement père

8 Puisque tu es allé dormir

8 Dors sans tourments et sans regret

8 Tu ne dois rien à ton enfant

6 Tu lui as tout donné

8 Et bien plus que des parchemins

8 La fi-erté d’être ton fils

7 Et la plus belle fortune

6 Celle du souvenir

7 Si par-dessus mon épaule

6 Tu regardes courir 

7 la plume sur le papier

3 + 8 Tu sais bien comment je vais finir mon livre

9 + 5 Et que bientôt je le porterai là-bas à la mère

9 Qui l’attend assise sur sa chaise

7 Près de la fenêtre d’où

7 l’on voit la rue Ferrandière.  

 

Le récit a débuté par une vision d’enfance, la somnolence d’une mère, mains qu’a polies le travail posées sur un tablier, devant son petit garçon, tandis que le père est à Paris où il visite l’Exposition Universelle. Même image, même vision en excipit. Mais cette fois ci, la mère questionne :

« En le prenant (ce livre qui lui est destiné) dans ses mains que le travail a tant usées, elle dira : Pourquoi remuer toutes ces choses, mon petit ? Le temps passé ne peut pas revenir dans les livres… » Une vieille boulangère presque illettrée parle, à cette époque, au contraire de Proust. Alors pourquoi ? Oui. Pourquoi ? Pourquoi, aller réveiller « tous les chagrins qui dorment » ?  Si on laisse opérer le charme de cette poétique (en lisant le texte à voix haute, par exemple), on sent bien que le texte joue de l’écart entre ce qui fut et ce qui n’est plus, comme si méthodiquement il prenait la mesure de ce qui sépare deux époques. C’est presque un travail de géomètre qu’effectue Béraud, car il s’agit là de prendre la dimension historique du changement :

C’est alors que le lecteur peut se demander quelle puissance, quel sortilège, quel événement a bien pu transformer chez le narrateur de simples souvenirs en reliques, dans l’indifférence de tous à quel bouleversement ? En creux, bien sûr, comme dans Lazare, se profile l’événement monstrueux qui ne serait pas un sujet de littérature, mais qui pour n’être jamais nommé, est là, pesamment et fermement là. Au contraire de chez Proust, à qui la guerre fut épargnée, le travail de la mémoire n’est nullement ici le moteur de l’écriture. L’attente de la réminiscence n’est point le motif entrepris. Sa révélation ne fait l’objet d’aucune quête. « La sagesse n’est-elle pas d’entrebâiller, sans les rouvrir tout à fait, les portes que le temps a fermées sans bruit sur nos illusions ? ».

Dans les  Lettres des poilus, un certain Fernand écrit ceci à ses parents : « Il est inutile que vous cherchiez à me réconforter avec des histoires de patriotisme, d’héroïsme ou choses semblables. Pauvres parents ! Vous cherchez à me remettre en tête mes illusions d’autrefois. Mais j’ai pressenti, j’ai vu et j’ai compris. Ici-bas tout n’est que mensonge, et les sentiments les plus élevés, regardés minutieusement, nous apparaissent bas et vulgaires. »

En sens inverse, les sentiments les plus communs, les plus vulgaires, les plus simples ne peuvent-ils pas apparaître comme les plus dignes, les plus rares et les plus élevés, lorsqu’ils sont ainsi évalués, à l’aune d’un tel sacrifice ? Car ils sont bien clos, les volets d'avant quatorze. Et ce sont bien des bêtises qui commencent, avec cette folle victoire et cette non moins folle modernité. Tout le lyrisme, l’incomparable beauté de ce récit d’enfance tient à ce non-dit clairvoyant qui cache l’horreur de la tranchée sous le sillon de la ligne, la boutique et le pain du père derrière le bouquin et la parole du fils, afin d'offrir au lecteur -mère de toute survie-  pour affronter le monde de l'après, une gerbe qui soit véritablement faite d’or.

 

 

 

 

 

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Envoi manuscrit de Béraud :

A son ami Régis Gignoux, en souvenir de notre village

 

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samedi, 24 janvier 2009

Lecteurs en situation

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Le commentaire de Mère Grand sur Béraud hier m'a fait énormément plaisir. A lui seul, et avec ses mots, il témoigne de la force du temps. C'est cela. Au milieu de la cohue générale, il y a des lecteurs qui tiennent bon. Les livres ont besoin d'eux. De ces lecteurs qui n'oublient rien. Qui gardent. Conservateurs comme le sont les rocs durs d'Ouessant tout autour du Créac'h. C'est un lieu magique dans lequel j'ai lu quelques livres, autrefois. Je me souviens de La Mer, de Michelet, dévoré dans le fracas des vagues. Et puis aussi de René Char. Et puis de quelques Béraud. Le monde manque de plus en plus de lieux où lire un livre, tout en étant en harmonie avec lui. Quand j'étais brancardier de nuit à l'hôpital Saint-Joseph, j'ai voyagé durant des nuits en solitaire dans la nuit de ce seul bâtiment à présent détruit et dans les tomes d'Ulysse de Joyce. Je me souviens avoir lu Madame Bovary vers l'âge de dix-sept ans, à l'intérieur d'une ferme savoyarde où tout était resté en état, comme au dix-neuvième siècle. Homais était là, sous la tonnelle. Lorsque j'habitais à côté du Père Lachaise, j'allais évidemment lire sur une tombe ou sur une autre. Par boutade, je dis parfois à des élèves qu'on comprend toujours mieux un auteur quand on l'a, lui, sous les fesses, plutôt qu'un simple bout de bois. C'est ainsi que j'ai dévoré César Birotteau, par exemple. Régulièrement, chaque après-midi sur le banc de la tombe d'Hanska et d'Honoré. Et ces folles Spendeurs et Misères des Courtisanes. Pour Les Chimères, je n'avais qu'à traverser l'allée. Gérard était là. Sur sa pierre tombale, j'ai découvert ses Promenades et Souvenirs en Valois, d'où était sortie Sylvie. Il a fallu aller à Sète pour, devant celle de Valéry, et comme en une sorte d'hommage cette fois-ci, lui déclamer son Cimetière Marin. Très belle expérience de Guilloux à Saint-Brieuc. De Renan à Saint-Sulpice. De Giono dans un mas des Cévennes. Pour en revenir à Béraud, Béraud c'est Lyon. Ou l'île de Ré. Sur l'ile d'Ouessant, j'avais un peu triché. Mais peut-on faire autrement, parfois ? Sur l'Ile de Ré boboïsée et jospinisée que c'en est à pleurer - ce monsieur Jospin à la blanche crinière qui discute aux terrasses, assis sur la selle de son vélo à l'arrêt -, je me souviens avec une redoutable précision de cette longue promenade à vélo, de l'ancien bagne reconverti en je ne sais plus quoi à la maison des Trois Bicoques, et de là, au petit cimetière de Saint Clément les Baleines. Contre la haie de lauriers du cimetière, Marthe Deladune, Germaine et Henri Béraud demeurent tous trois,  à présent côte à côte, à deux pas des Trois Bicoques. Le chiffre romain s’obscurcit sur la stèle nue de l’écrivain. Le buste qui le figure a le regard fixé vers l’Ouest, où finissent les terres. En ce lopin écarté de la pointe extrême de l’île, on le ressent frissonnant de l’orgueil crépusculaire de ces auteurs de l’ancienne France. Cet isolement stoïque et singulier sied bien, in fine, au pari assumé de cette œuvre. Le lecteur que le préjugé indiffère la découvrira, tel ce buste en pierre blanche, magnanime, sauve et debout, ainsi que l’aura maintenue jusqu’à nous le souvenir têtu de quelque Mère Grand. Alors merci.

00:18 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : écriture, littérature, lecture, culture, béraud, trois bicoques | | |

vendredi, 23 janvier 2009

Henri Béraud : La force du temps

Je quitte à l’instant l’œuvre de Béraud. Et il me semble qu’il ne l’a jamais écrite, à peu de gens près, que pour lui-même. Comme tous les écrivains. Je ne parle pas, bien sûr, des grands reportages ni des pamphlets polémiques. Comme Joseph Kessel, comme Albert Londres, auxquels il ouvrit bien des portes, il rédigea les premiers pour vivre. Quant aux seconds, dans le contexte rudement cauchemardesque de la seconde moitié des années trente, il estima que c’était son devoir d'être de la bagarre en les faisant publier.

Je parle d’une bonne quinzaine de livres, ce qui n’est pas absolument rien. Et je n’hésite pas à croire que si la littérature française doit sortir vivante de la vacuité sidérante et du conformisme accablant dans lesquels l’ont plongée aussi bien l’institution universitaire que les politiques éditoriales de ces quarante dernières années, la redécouverte de cette œuvre par de jeunes ou de nouveaux lecteurs aura un rôle déterminant à jouer.

Car il y a dans la phrase d’Henri Béraud  quelque chose d’asséné et de brutal,  de juste et d’élégant, et même souvent de raffiné, qui fait sa fête à tout amoureux de la langue française. Henri Béraud ne fut ni un idéologue, ni un penseur, ni un politique Contrairement à beaucoup d’hommes de sa génération, il sortit la vie sauve de l’enfer des tranchées de quatorze dix-huit. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, il sut alors qu’il avait sacrifié son existence, car la société au sein de laquelle elle s’apprêtait à se dérouler avant que la boucherie ne commence, cette société, bel et bien, n’était plus. C’est pourquoi il jeta sur le monde un regard à la fois baroque et lyrique, l’un de ceux qui siéent mal au sérieux que lui demandait son temps : un regard de revenant désenchanté. Iceberg anachronique et têtu, n’explique-t-il pas encore, en 1944 ainsi sa conception politique : « Elle s’exprime toute dans l’amour de la France , la haine des Anglais et le refus de toute obédience étrangère » Cette politique qui, dit-il « a suffi à nos vieux rois, aux hommes de 93, à Napoléon, peut bien suffire à un fils de boulanger

L’effacement d’un grand auteur, quel qu’il soit, est toujours significatif de quelque chose. Dans une démocratie sur-médiatisée de pied en cap, le fait d’honorer chaque 11 novembre la mémoire d’un soldat inconnu est évidemment moins compromettant que le fait de perpétuer la mémoire d’un soldat qui fut trop connu et, surtout, inconsidérément bavard. Pour sa défense, c’était son métier de parler ainsi. Loin de moi l’idée d’attenter à la justesse d’une commémoration dont Béraud lui-même écrivit un jour que les Allemands nous en enviaient l’idée. Le fait est que, pour son malheur, Henri Béraud a appartenu à cette génération-là - que des cadets opportunistes auront singulièrement réduite au silence- et qui, parce que la gloriole la faisait rire, a laissé faire. Brasillach eut les honneurs d’un procès en bonne et due forme. Celui de Béraud, qui passa avant, lui, est une atroce caricature. .  

«Pour moi la guerre n’est pas un sujet de littérature», écrivit un jour ce dernier. Elle fut, à vrai dire, cette guerre de Trente ans qui l'a conduit de l'an quatorze à l'an quarante-quatre, un horizon indépassable qui conditionna toute sa trajectoire parmi les hommes. Tandis que d’autres, de sa génération, se bornèrent à romancer leur guerre, il s’ingénia à démontrer qu’il n’y eut pas, qu’il n’y aura jamais d’autres guerres que la guerre économique entre les riches et les pauvres, en écrivant La Conquête du Pain, un ensemble de trois récits, fondé sur la dialectique du servage et de l’affranchissement. Témoin des bouleversements irrémédiables que le siècle imprimait à la société, il a dressé le tombeau éblouissant des jours qu’il vivait à mesure qu’ils s’écoulaient. Et sur le monde contemporain qu’il traversait avec effroi, il a passé son temps à rédiger des reportages, faisant de tout, même de sa propre mort, le prétexte d’une enquête.

Parce qu’il fut identifié au régime honni de la Troisième République dans laquelle ses pamphlets lui attirèrent des ennemis en nombre incalculable, ses juges ont eu intérêt à ce qu’il disparaisse avec elle. Soit. Henri Béraud qui était l’habitant d’un autre monde, n'a pas voulu, lui-même, être du leur. Quiconque ne regarde cet autre monde qu’avec l’œil abstrait de notre époque ne comprendra rien à la beauté, à la puissance et au grand effroi dont elle porte la gravité jusqu’à nous :  "Par ma jeunesse, je touche au temps des diligences. J’ai connu les grand’routes, quand il y avait encore des auberges et des rouliers. Mon enfance, que hante le souvenir des pataches à bâches vertes, des picotins aux relais, des palefreniers à blouses blanches et bleues et bonnets de coton, me fait plus proche de mon bisaïeul que de mon cadet, plus semblable à un Mil huit cent trente qu’à un Moins de trente ans. Et je me crois jeune !"

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10:23 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (29) | Tags : littérature, lyon, béraud, histoire, troisième république | | |