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lundi, 28 février 2011

Nouvelle (1)

Ce peintre célèbre vivait comme un petit rentier. Il rentrait tous les jours aux mêmes heures, ayant suivi le même chemin. Il habitait depuis 1875 un petit appartement au cinquième, rue Saint-Jacques, et la plupart de ses voisins ignoraient jusqu’à son nom. D’ailleurs, ils se défiaient de cet homme qui, indifférent aux événements du quartier, faisait lui-même ses provisions, ne saluait personne et opposait aux curieux un silence de maniaque.

A l’heure des maraîchers il quittait son logis, un cabas à la main, allant de son pas de vieil ingénu à travers les ruelles toutes bleues et bruissantes de rumeurs matinales. Les venelles familières dont chaque fenêtre s’éveillait à la même heure, les vieux hôtels aux façades ennoblies par les ans, l’air léger courant dans les arbres d’un petit jardin, tout le quartier enfin, par son existence intime et quotidienne, lui rappelait sa province.

Les boutiquiers, cognant le volet, le suivaient du regard. Son air et sa mine excitaient leur curiosité. On supputait pour des légendes le vague de ses allures ; et son ruban rouge étonnait le populaire, e principalement les paysans du marché avec qui il disputait en patois.

Quand il avait rempli sa filoche, il rentrait tout doucement parmi le tohu-bohu du faubourg au réveil, où des chars-à-bancs se croisaient avec des fiacres attardés. A la terrasse d’un cabaret, il demeurait une heure ou deux entre deux caisses de laurier, allumait une pipe, lisait le Petit Journal ; après quoi, il regagnait son atelier.

Ce lieu épousait le silence maussade d’une sacristie. Des portraits de famille ornaient les murs. Sur les meubles polis par l’usage on voyait de ces vases à fleurs qui sont dans les chambres des vieilles filles en province ; des branches de lunaire s’y consumaient. Il y avait encore un bénitier en vieille faïence, du buis et un grand chapeau de pêcheur. Sur toutes ces choses l’ordre régnait semblable à une poussière, et il semblait que le soleil du matin prît lui-même un air de proprette vieillerie en entrant dans cet intérieur.

Nicolas Sylvain était connu comme paysagiste. Il faisait de mauvaises peintures qui obtenaient un grand succès. Sa réputation tenait à une singulière patience, qui l’incitait à copier la nature à la façon des imagiers du vieux temps. Il peignait des ruisseaux des sous-bois des vergers, des cours et des fermes ; mais il triomphait surtout dans le portrait d’une haie de noisetiers, toujours la même, où son ordinaire patience confinait au miracle. Ce tableau avait fait la popularité de Sylvain qui depuis vingt-cinq ans le rééditait sans parvenir à en épuiser le succès. Dans les intérieurs bourgeois, ce tableau occupait une place d’honneur, au-dessous des portraits de famille ; certaines maisons en possédaient plusieurs reliques, une par ménage.

(A suivre

Voici le début d'une nouvelle, dont on publiera demain et après demain la suite. D'ores et déjà, vous pouvez essayer de retrouver le nom de son auteur.

 

22:08 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, nouvelle | | |

samedi, 26 février 2011

Eugène Brouillard, croix-roussien

C’est un beau nom que Brouillard pour un lyonnais. Je veux dire pour un lyonnais né en 1870, un de ceux qui connurent les heures tout emplies de légendes des lancinants jours de brouillard. Une plaque déjà ancienne célèbre la mémoire d’Eugène Brouillard, au 21/23  rue d’Austerlitz, non loin du Gros Caillou à Lyon, où s'écoula la plus grande partie de son temps, tandis qu'il peignit quelque deux milles tableaux. Non loin de là, dans les années 80, quelque fou a volé le buste de pierre qui le représentait.

Eugène Brouillard (1870-1950), tulliste de son état, demeura longtemps un autodidacte dans cette capitale de province qui n’aimait pas les peintres ; il effectua cependant sa première exposition à 19 ans, et fut l’un des fondateurs du salon d’automne au début du XXème siècle.

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Brouillard reprit souvent l’un de ses paysages préférés : les feux du couchant saisis dans les arbres en bordure des étangs de la Dombes. Paysages, maisons isolés,  ruines : on le sent pénétré de l’influence de Vernay, de Carrand, de Ravier. « Amant passionné des Dombes, Brouillard est le chantre ému des peupliers tremblants, des vernes et des bouleaux au bord des lones. De grands arbres décoratifs se mirant dans le Rhône, des troncs vieillis de mille colorations près des étangs solitaires, des touffes de verdure humides longeant des routes aux grasses ornières parmi un automne ardent et roux. Voilà les fidèles confidents des nappes mortes où survit peut-être la vision antérieure des canaux du Nord », écrivit Tancrède de Visan à son sujet, rappelant au passage que sa famille paternelle venait du Nord. A partir de 1920, Eugène Brouillard devint une sorte de peintre officiel avec notamment la commande de 18 panneaux que lui passa la mairie du IIIème arrondissement pour sa salle des mariages, le Poème des saisons, des arbres et des eaux dont on voit un motif ci-dessous.

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Ci-dessous, Après la pluie

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22:01 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : eugène brouillard, peinture, lyon, peintre lyonnais | | |

vendredi, 25 février 2011

Les rues trépassantes

 

Dans toutes les villes d’Europe, il y a des rues trépassantes

Dont les façades pleurent tous ceux qu’elles ont vécus :

Vieux moines emplis de componction, aux mains jointes sur l’estomac, 

Marchandes de légumes, aux fesses rondes sous des jupes longues,

Vieux célibataires secs à l’épaule qui tombe, sous le frac sombre,

Ecoliers vifs, maîtres sévères,

Et mendiants quémandant, disant à chaque pièce qui tombe : « joie et bonheur sur votre famille »

Et polissons, polissonnes, gueux, gueuses, vaillants, vaillantes,

Tels,

Sur les vitraux emplis de suie des chapelles pleines de suif de l’église du quartier

Les sujets chrétiens, presque effacés par la pénombre ou le vacarme.

 

C’est triste et fade,

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Un bâtiment replâtré, une rue restaurée, ravalée

Et ces arêtes désolées, aux angles des murs qui demeurent,

D’avoir été séparées d’autres, abattues,

Je salue, de ces rues très passantes

Les  fantômes épiphaniques,

L’immense foule de ceux qui ont vécu. 

 

Gravure : Le tournant Saint-Côme à Lyon, Drevet.

 

19:43 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, poésie, lyon, quartier grolée | | |

mercredi, 23 février 2011

Quatrevingt-treize à la Renaissance

Lorsque à plus de soixante-dix ans, un siècle après les événements et quelques années après la Commune, Hugo écrit Quatrevingt-treize, la façon qu’il a d’absoudre la Terreur par la grandeur de l’œuvre révolutionnaire réveille contre lui la haine de la bourgeoisie de son temps : Ce que Cimourdain l’intraitable nomme « la république de l’absolu » c'est-à-dire la Terreur (la Commune), est justifié par Gauvain le pensif, qui en fait « la république de l’idéal. » et rappelle que « sous l’échafaudage de barbarie se construit le temple de la civilisation »

Les personnages du roman sont tous marqués par une double appartenance qui leur a fait adopter un point de vue contraire à celui de leur origine de classe : le girondin Gauvain est de naissance aristocratique, le jacobin Cimourdain est un prêtre défroqué, et même le féodal Lantenac, dans un geste de transfiguration sublime, change de camp : si la révolution est l’avènement du peuple et si le peuple c’est l’homme, la révolution doit être au fond l’avènement de l’homme : la révolution aboutie se trouve au fond dans l’effacement des affrontements partisans ; tel est le message teinté d’utopie littéraire d’Hugo. Tel est le propos que la Cie In Cauda, de passage pour quelques jours à Oullins, donne à entendre au théâtre de la Renaissance.

Toute la scène se déroule sous une unique lampe à suspension, comme à la veillée. Le parti-pris de la mise en scène est ainsi clairement narratif. Dire, dans un huis-clos ténébreux, l’histoire de la révolution, celle avec un H de celle avec un R. Dans ce rond de pénombre qui définit l’espace de jeux, cinq comédiens aux mains nues et au verbe haut endossent les mimiques, les gestes, les silhouettes de tous les personnages du roman ainsi que les voix et les postures du narrateur. Projetées sur deux écrans posés de part et d’autre au fur et à mesure que s’égrènent les chapitres du roman devenus scènes et tableaux, les planches dessinées par Jean-Michel Hennecart surlignent tel visage, tel épisode, tel décor de mer, de tour ou de forêt qu’on est en train de raconter. Devant ces noirs et blancs aussi précis qu’hachurés, antithèses picturales d’asphalte et de craie, on ne peut, bien sûr, s’empêcher de songer aux dessins de Victor Hugo lui-même. Un Victor qu’aurait revisité un autre Hugo, puisque s’impose aussi à l’esprit le crayon stylisé de Pratt. Une allusion scénique à la fresque et la bande dessinée bienvenue, éminemment complémentaire.

« L’histoire, écrivait Jean Vilar, « ce savoir bien aimé qui m’a conduit au théâtre» : Tout spectaculaire ainsi circonscrit dans ce rond de pénombre où se dit et se vit le texte, c’est donc à un théâtre d’histoire que nous sommes conviés par le metteur en scène, Godefroy Ségal, qui a aussi signé l’adaptation. Un théâtre d’histoire et de texte.

Bien plus que sur la mise en scène qui joue de la discrétion autant que possible, tout repose en fait sur la tenue et surl'efficacité de l’adaptation. Car le spectateur est visuellement livré au verbe de Hugo, dans ce spectacle qui se veut lecture de l’œuvre avant tout. L’écueil, à ce point, eût été de tomber dans un didactisme ronronnant, tant il est vrai que le manichéisme hugolien, s’il n’est souligné par l’humour, s’y prête souvent. Ecueil évité :  pour preuve, ces propos entre lycéens, entendus à la sortie du spectacle hier soir, somme toute rassurants :

« - ça donne envie de lire

   - moi j’ai pas la force de le lire

   - je voulais le prendre en biblio

   - je te le passerai, je l’ai à la maison… »

 

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dessin de Jean-Michel Hannecart - photo Incauda

 

 Quatrevingt- Treize, de Hugo,  par la Compagnie In Cauda  - Adapté et mis en scène par Godefroy Ségal, avec Géraldine Asselin, François Delaive, Nathalie Hanrion, Alexis Perret et Boris Rehlinger.   Dessins de Jean-Michel Hannecart - Théâtre de la Renaissance, Oullins,04 72 39 74 91, du 22 au 25 février, 20 heures 

Cette adaptation théâtrale de Quatrevingt-Treize est disponible aux éditions Venenum. 


 

lundi, 21 février 2011

A nos Zemmours

Le polémiste a pour lui l’Antiquité. Si on l’a vu en tous siècles, depuis, déchaîner les esprits, c’est qu’il est associé autant à l’exercice de la liberté qu’à la passion du verbe. Du siècle d’Agrippa d’Aubigné à celui de Louis de Montalte, la France classique a trouvé en la polémique l’occasion de greffer en son vocable renaissant toutes les rodomontades et toutes les finesses de la rhétorique gréco-latine. Tout l’art de l’affrontement et de la recherche de l'autre. La Révolution la vit refleurir comme jamais avec le Père Duchesne, le plus célèbre marchand de fourneaux de son temps, et avec les plus grands orateurs de la Convention. Et comme il y eut Hébert, il y eut face à lui Rivarol. La polémique devint question de style.

On cite toujours LE fameux Napoléon le Petit de Hugo face à Napoléon III. Mais combien plus cinglante (et sans doute plus efficace), fut la sécheresse de ce simple Philippe de Chateaubriand face à Louis-Philippe. « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croit, inconnu, auprès des cendres de Germanicus et, déjà, l’intègre Providence a livré a un enfant obscur la gloire du maître du monde » (1)

Les polémistes de la Restauration,  puis ceux de la Monarchie de Juillet, les Constant, Courier, Carrel, Lamennais, Proudhon ont érigé la satire politique au rang d’institution à la fois littéraire et nationale. Le verbe haut et le plaisir de la joute.

Les vrais polémistes sont tous des dandys de la pensée. Les vrais polémistes ont toujours attiré les foudres des médiocres.

Dans sa préface de Belluaires et Porchers, Léon Bloy parle ainsi des campagnes montées contre sa plume et se moque des lyncheurs : « Nul n’ignore désormais que je suis un envieux, un paresseux, un traître, un mendiant ingrat, un scatologue, un insulteur de fronts olympiens, un assassin disponible, un raté sans pardon. » La peau du pamphlétaire : le XXème siècle, qui a promu l’information comme modèle de pensée l’aura en partie eue.  Malgré tous les efforts de Saussure et de ses descendants pour rappeler que le signe linguistique est arbitraire, on ne badine plus avec les mots. De nombreux pamphlétaires l’ont compris à leurs dépens, spécialement à la droite de l’échiquier : je pense à Daudet, à Céline et à Béraud, solitaires qui n’ont jamais tué personne, mais dont on n'a pas été loin de penser qu’ils étaient des assassins plus dangereux que les exécuteurs de l’aube, que les états-majors des armées ou que certains idéologues convaincus ou manoeuvriers, qui couvrirent de leur prudent silence toutes sortes de crimes.

Je ne suis pas spécialement un fan de Zemmour ni d’ailleurs de Naulleau : ni l’un ni l’autre ne me semblent des polémistes hors pair, n’en déplaise à Laurent Ruquier qui parle de ses deux Eric comme s’il tenait entre les mains deux bâtons de dynamite. Simplement, comment faire plus ridicule, plus veule, plus pisse-froid, que ces associations utilisant la justice pour obtenir gain de cause ?  Abominable procédure, détestable recours que celui du plaideur. Il faudrait que ces gens relisent Racine et sa comédie. Et vraiment, s’il était besoin de le dire, avec leurs termes hyperboliques (haine raciale, diable ! et pourquoi pas génocide à soi tout seul ?), le Mrap, SOS Racisme, la Licra, l’EJF, J’accuse (rien que ça !…) : autant d’associations qui me rappellent des associations de consommateurs plus que des lieux de bien ou de  mal pensance. Il paraît même que certaines se mettent à porter plainte contre des « comités de soutien » (suivre ce LIEN). Et qu'un syndicat (suivre ce LIEN) demande son exclusion de France Télévision ... 

Parce que la pensée, c’est autre chose que la plainte, ces associations se sont ridiculisées comme l’auraient fait des vieilles prudes de Molière, et, en compagnie de ce syndicat qui joue les Tartuffe de service, elles donnent, in fine, raison à celui qu’elles condamnent, si ce n’est sur le fond, du moins sur la forme. 

(1) Chateaubriand, Mémoires d'Outre Tombe, 4ème partie

 

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dimanche, 20 février 2011

Prise de tête à Lugdunum, 193

Le 20 février 197  la mort de Clodius Albinus solda la bataille entre deux empereurs sous les murs de Lugdunum  : Septime Sévère, à qui cette bataille décisive livra définitivement l’empire, et Albin, pour qui Lugdunum avait pris fait et cause.

Septime Sévère de famille sénatoriale, avait été légat de la Lyonnaise en 186-188. Son fils Bassianus, futur Caracalla, était né dans la capitale des Gaules. Albinus, lui aussi de famille sénatoriale, avait été légat de Bretagne. Il s’était tout d’abord rallié à Sévère qui, pour le concilier, l’avait nommé général en chef et lui avait donné le titre de César en 194.  A Rome, on frappa alors un denier à son effigie.

Mais en janvier 196, Albinus rompit avec Sévère et  se fit proclamer Auguste avant de se fixer à Lyon où il établit son gouvernement. De là, il contrôlait les Gaules, l'Espagne et la Bretagne. La guerre était inévitable et Lugdunum, qui prit parti pour Albinus, fut incendiée.

On ne connait pas l’emplacement exact de la bataille (Tassin la demi-Lune ? Sainte-Foy les Lyon ? Saint-Didier au Mont d’or ? la Dombes ? Tournus ?). Les combats furent suivis de la mise à sac de la ville et de la mort d’Albin (exécution ou suicide ?)

Le texte suivant narre la « bataille de Lyon » et la fin d’Albin, les 19 et 20 février 193. Il est traduit de l’histoire romaine de Don Cassius, écrite quelques décennies après l’événement :

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« La bataille entre Sévère et Albin devant Lyon se déroula de la façon suivante. Les deux camps confondus, il y avait cent cinquante mille soldats ; les deux chefs aussi étaient présents parce que, pour eux, il s’agissait ‘une question de vie ou de mort, alors que Sévère n’avait jamais assisté à aucune autre  bataille.

Albin était supérieur par la naissance et par l’éducation. Mais son adversaire était supérieur dans l’art de la guerre et plus habile général (il était arrivé par chance à Albin, dans une bataille antérieure, de vaincre Lupus, un général de Sévère, et de massacrer un grand nombre de ses soldats). La présente bataille comporta de nombreux épisodes et revirements.

L’aile gauche d’Albin fut vaincue et s’enfuit vers son camp : les soldats de Sévère les poursuivirent les assaillirent, commencèrent à les tuer et à piller leurs tentes. Pendant ce temps, sur l’aile droite, les soldats d’Albin qui avaient disposé devant eux des fossés et des trous dissimulés superficiellement par de la terre s’avancèrent jusqu’à eux et lancèrent des javelots de loin ; ils ne s’avancèrent pas au-delà, mais comme s’ils avaient peur, ils firent demi-tour pour obliger leurs adversaires à les poursuivre. C’est précisément ce qui arriva.

Les Sévériens, stimulés par la rapidité de leur assaut et rendus présomptueux par la fuite soudaine de leur adversaire, s’élancèrent à leur poursuite comme si tout l’espace entre les deux armées était praticable. Mais arrivés aux fossés, ils subirent un terrible désastre.  En effet, dès que la couche de terre qui recouvrait les fossés se fut effondrée, les soldats des premiers rangs y furent précipités, et ceux qui les suivaient, perdant l’équilibre, tombaient sur eux et les écrasaient.  Le reste, effrayé, battait en retraite et en raison de la rapidité de leur volte face, ils bousculaient et renversaient l’arrière garde, et ainsi la poussèrent dans un profond ravin.

Il s’ensuivit de lourdes pertes, chez ces soldats et chez ceux qui étaient tombés dans le ravin, hommes et chevaux mêlés.  Voyant cela, Sévère se porta à leur secours avec sa garde, mais loin de les aider, il s’en fallut de peu qu’il n’y laissât aussi sa garde, et lui-même courut un grand danger  en perdant son cheval.  Lorsqu’il vit que tous les siens étaient en déroute, il déchira son manteau, dégaina son épée et s’élança sur les fuyards dans l’espoir de les faire changer d’avis en leur faisant honte, ou de périr lui-même avec eux. Quelques-uns en le voyant ainsi s’arrêtèrent et firent demi-tour.

Par la même, ils se trouvèrent face à face avec ceux qui les suivaient, en frappèrent en grand nombre et mirent en déroute tous ceux qui les pourchassaient. La dessus la cavalerie, sous les ordres de Laetus (un général de Sévère) se jeta sur eux par le flanc et fit le reste. Car Laetus, tant que l’issue du combat était demeurée incertaine, s’était contenté de suivre du regard les événements avec l’espoir que les deux chefs périraient et que les soldats survivants des deux camps lui remettraient le pouvoir. Mais lorsqu’il se rendit compte que les troupes de Sévère allaient l’emporter, il prit part à l’action.

Ainsi vainquit Sévère. La puissance romaine éprouva un très grave échec puisque des deux côtés tomba un grand nombre de combattants. Nombreux parmi les vainqueurs furent eux qui pleurèrent l’événement. La plaine entière était recouverte par les cadavres d’hommes et de chevaux, les uns criblés de blessures et déchiquetés, les autres, bien que sans blessures, ensevelis sous les corps. Les armes étaient abandonnées ça et là, le sang répandu en telle abondance qu’il coulait dans les rivières. Albin, qui s’était réfugié dans une maison près du Rhône, lorsqu’il se vit assiégé, se suicida. A la vue du corps, Sèvère manifesta une grande joie par son regard et ses paroles, puis ordonna de jeter le corps dans le Rhône, sauf la tête qu’il fit envoyer à Rome au bout d’une pique.»

On trouve un dénouement différent chez Hérodien (Histoire des empereurs romains) qui, après un récit similaire de la bataille conclut par cette brève : « Les partisans de Sévère ravagèrent Lyon, qui était une cité grande et prospère, et la brulèrent. Ils firent prisonnier Albin le décapitèrent, apportèrent sa tète à Sévère, puis élevèrent deux grands trophées à la victoire, l’un à l’Est, l’autre au Nord.» 


 

09:49 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (8) | | |

vendredi, 18 février 2011

Le billet d'Alceste

Une nouvelle édition de la Pleïade de Molière, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort, qu'on fêtait hier. J'apprends ça ce matin, en lisant cet article de JLK. Ici, c'est l'esprit maison, les billets sur des billets qu'on republie sans fin. La billeterie (billet heri). Le Misanthrope et Le Malade imaginaire sont les deux pièces de Molière que je préfère.  Texte publié en décembre 2008 :

 

Le premier authentique dramaturge que la finance choisit d’honorer fut un comique : lors du passage au nouveau franc, c’est le visage de Molière qui orna la coupure dont le montant était le plus élevé, soit 500 NF. Le pouvoir d’achat de cette coupure qui circula du 2 juillet 1959 au 6 janvier 1966 avoisinait alors les 600 euros.

En son centre, un regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé. Les plis d'une cascade de mèches, épaisses, grises et bouclées, perruque dont ce grand extravagant qui fit un jour Alceste semble comme embarrassé, épandu le long de son visage encore jeune, et tombant en boucles sur son pourpoint marron, recouvrant ses épaules de noueuses arabesques ; pour encadrer de plus haut et de plus loin cette opulente perruque, et pour cerner véritablement son fin visage, le drapé rouge du rideau de scène dont il a su, lui, si superbement enrober tous les Tartuffe, les monsieur Jourdain, les Philaminte, les Célimène et les Argan de son siècle comme des siècles suivants.

 

 

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Ceux qui servirent de modèles à ses caractères, on les découvre assis côte à côte, tapissant le fond de la vignette. Sont-ils venus dans ce théâtre afin de vraiment rire d'eux-mêmes ? Côte à côte, alignés, des hommes portant chapeaux à plumes, des femmes décolletées, ceux dont pour les corriger, disait le polémiste, il fallut porter les vices, les humeurs et les passions sur la scène. L'une, chuchotant à sa voisine quelque ragot doré, l’autre, incliné pour épier le jeu des violons en train de s’accorder dans la fosse d’orchestre. Le souci apporté à la peinture de chaque ruban, de chaque dentelle, le soin visible du graveur pour chaque détail : ces figurines vertes, rouges, brunes ou bleues, disposées en rangs en cette vieille salle du Palais Royal tels les santons d’une crèche, ne sont pourtant que reproduit, d’après un tableau de Mignard, sur la vignette de ce billet, représentation de la représentation d’une représentation dans la copie d’une copie d’une copie…

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Sur le verso, ce même regard, mais plus brun, le sourcil rehaussé, l’air d’attendre quelque chose. Un soupir ? Un aveu ? Une consolation ? Une recette, peut-être. Le dramaturge, on le sait, tenait le compte de ses registres avec la même soucieuse minutie que celui des syllabes de ses alexandrins.

Des lèvres fines, en tout cas, sur le point de murmurer quelque chose à notre oreille. Un mot, un simple mot nous retenant là, simplement, auprès de lui, de ses avares, de ses misanthropes, de ses faux-dévots, auxquels tant des nôtres ressemblent.  Molière. Molière nous murmurant à l’oreille de ne pas quitter si vite son théâtre, si inconsidérément s'éloigner de sa rime : Quel arôme, quel bouquet imprévisible, issu de quel siècle,  de quelles lointaines années me reviennent en mémoire ?  Une rêverie de masques et de rires, de paroles et d’images, autant dessinées que vécues émanant de ce billet mélancolique.  Quelques répliques lestes, surgies tout droit de cet Illustre Théâtre où l'on donnait ce jour-là une scène du Malade Imaginaire, répliques répercutées depuis lors de salles de patronage en préaux d’école, et dans un tablier de fortune, un fichu de servante noué sur la tête, voici que lentement le cartouche vibre, et Toinette, Toinette qui s’écrie   :

-Elle ne le fera pas, vous dis-je !

- Elle le fera, où je la mettrai dans un couvent.

- Vous ?

- Moi !

- Bon !

- Comment, bon ?

- Vous ne la mettrez pas dans un couvent !

- Je ne la mettrai pas dans un couvent ?

- Non

- Non ?

- Non !

- Ouais ! Voilà qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?

- Non, vous dis-je

- Qui m'en empêchera ?

- Vous-même !

- Moi ?

- Vous n’aurez point ce cœur-là !

- Je l’aurai !

- Vous vous moquez !

- Je ne me moque point  (...)

- Bagatelles ...

- Il ne faut point dire bagatelles

Ce n’est pourtant seulement, encore une fois, qu’une toile de comédie, un vieux papier peint lisse et plat, lui-même inspiré d’une ancienne gravure, tiré à des millions d’exemplaires. Mais de ce billet voila que les arabesques et les tons, les figures et les nombres, les alexandrins et les rires des francs, de tant de Francs,  anciens et familiers, commencent à s’animer, à tournoyer ; et d’un monde englouti, voilà qu’ils voltigent : « Doucement, Monsieur, vous ne songez pas que vous êtes malade ! »

La langue, langue presque parfaite, du Misanthrope :


PHILINTE

Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?

ALCESTE

Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE

Mais encor dites-moi quelle bizarrerie... .

ALCESTE

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE

Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE

Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.


Sur les registres de la troupe de Molière, le 26 février 1673, on peut lire : « On n’a point joué dimanche 19 et mardi 21 à cause de la mort de M de Molière, le 17ème, à dix heures du soir ».

Au centre du billet, ce regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé ...

 

 

 

 

A propos de Molière, lire aussi :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/07/15/vie-de-troupe.html

 

 

Les billets de la même séries sur ce blogue (suivre les liens en cliquant sur les noms)

Victor Hugo, Richelieu, Henri IV & Bonaparte.

 

Le billet 500 francs Clémenceau, qui n'a jamais été publié pour des raisons politiques, ce qui explique la longévité du Molière, qui perdura dans le pli onctueux des portefeuilles jusqu'en 1968

 

10:43 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : molière, billets français, littérature, théâtre | | |

mercredi, 16 février 2011

Eiffage ne convainc pas

Hier, mardi 15 février, le maire de Lyon présentait à nouveau aux Lyonnais le projet retenu pour le réaménagement de l’Hôtel-Dieu, en présence de Michel Chenevat le directeur régional pour la région Centre Est du « secteur Bâtiment et immobilier » du groupe Eiffage, de Didier Repellin, architecte en chef des monuments historiques, de Daniel Moinard, directeur général des Hospices civils de Lyon, de Nadine Gelas, vice-présidente du Grand-Lyon. La salle Justin Godart était à nouveau pleine, témoignage de l’intérêt que ce dossier exceptionnel a auprès le public. Une belle opération de communication, qui pourtant ne convainc pas. Le maire a commencé par exposer ses arguments politiques. Puis Michel Chenevat a brièvement détaillé à grands traits le projet de son groupe. Enfin Didier Repellin et Albert Constantin ont évoqué la nature de la restauration envisagée. 

 

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Intérieur du grand dôme -Photo : Cheumou Phildroso 

 

Pour résumer la situation, le chantier serait à resituer dans la gestion globale des HCL, lesquels « ont beaucoup investi pour le développement d’hôpitaux modernes en périphérie de Lyon :  un milliard d’euros d’investissement, vers le meilleur de la médecine » Le maire fait de la rénovation de l’hôpital Edouard Herriot une « vraie priorité ». Le financement de ces opérations passe nécessairement, explique-t-il, par des désaffectations : avant-hier l’Antiquaille, hier Debrousse, aujourd’hui l’Hôtel-Dieu. On comprend que pour la direction des HCL, ce qui compte est l’exploitation globale du parc hospitalier au sein duquel l’Hôtel-Dieu est un vieillard certes prestigieux, mais désormais inutile et couteux (sa rénovation est estimée à 150 millions d’euros), dont il faut autrement dit se débarrasser.

 

La ville de Lyon seule pourrait-elle reprendre à son compte un tel projet avec un plan de mandat budgétisé à 600 millions d’euros ? Le maire écarte d’un revers de manche une telle idée : « J’aime mieux réhabiliter La Duchère et Mermoz, et laisser Eiffage faire l’Hôtel-Dieu », dira-t-il. Derrière cet apparent intérêt pour le social se cache une étrange conception de la répartition territoriale de la ville. Le centre pour les riches, les ultra-riches, et les périphéries pour les modestes et les sans-le-sou. Est-ce le prix à payer pour devenir une « ville internationale » ? Pour Collomb, ça ne se discute même pas. Et plutôt que de prendre le temps d’établir un dossier à multiples partenaires, joignant musées, bibliothèques, théâtres, cinémas, commerces, restaurants, universités…, il préfère solliciter un groupe unique qui accorde sa priorité à l’industrie de l’hôtellerie de luxe.

C’est alors qu’intervient le groupe Intercontinental, partenaire d’Eiffage (qui s’installera aussi à Marseille grâce à la complicité de Jean Claude Gaudin). On prend grand soin alors de nous dire que cette industrie n’occupera que 30 % des lieux : le hall de l’hôtel sous le grand dôme qui demeurera ouvert au public, et la façade de Soufflot sur le bord du Rhône, qui abritera les duplex et les deux grandes suites :  « Ce site dont on rêve tous », déclare ingénument Michel Chenevat, pour évoquer l’ensemble « dôme façade » ces fameux 30% qui seront dédiés à l’hôtellerie de luxe.  En contrepartie, le groupe affirme rendre l’hôtel Dieu (le reste des bâtiments) aux Lyonnais, avec la réouverture de galeries, l’aménagement de cours intérieures, l’établissement d’un musée de la santé. Mais comment ne pas voir que ce qui est présenté comme « un parti-pris » n’est qu’un prétexte ? Dès 2014 certains commerces s’ouvriront et le tout devrait être livré en 2016.

C’est enfin au tour des architectes de prouver que la rénovation sera de qualité, et respectueuse du caractère historique du bâtiment. Didier Repellin et son adjoint expliquent que l’originalité du classement UNESCO de la ville au patrimoine de l’humanité s’est déroulée au motif non pas d’un patrimoine statique, mais dynamique… Dont acte ! Avec verve et lyrisme, ils nous font un cours sur l'histoire de l'Hôtel-Dieu.  Pour finir, un bref film d’animation nous promène à travers la future rénovation et se clôt par ce slogan : « Lorsque l’Hôtel-Dieu s’anime, c’est tout Lyon qui rayonne »

 

Débute alors un débat avec la salle; un dialogue – évidemment de sourds, puisque toutes les décisions sont déjà prises.

Un étudiant fait remarquer que les figurants placés dans le film qu’on vient de voir, déambulant tous cravatés dans les cours intérieures ou sous le dôme de Soufflot, ne sont, à son sens, guère représentatifs du « peuple lyonnais », et qu’il craint somme toute une forme de « captation » des lieux au profit des plus riches. Gérard Collomb lui répond que s’il possède juste de quoi boire un café, il lui sera toujours plus agréable de boire son café dans un lieu joliment restauré, et parmi des gens cravatés, plutôt que dans les cafés de l’actuelle rue Bellecordière !

 Cette question de « la captation des lieux » par les plus riches est bien au centre du débat qui se prolonge avec l’intervention de plusieurs représentants d’associations. L’Esprit Canut rappelle que si cette rénovation du bâtiment sert de prétexte au détournement du monument (car il s'agit de la mémoire des lieux), elle n’est tout simplement pas concevable. A quoi bon rénover un bâtiment si c’est pour tuer le monument ? La Renaissance du Vieux-Lyon s’inquiète des garanties qu’auront les associations de pouvoir être accueillies au PRES (pôle de recherche de l’enseignement supérieur) lorsque les signatures seront faites. Comment le maire garderait-il la main pour que le projet demeure lyonnais ? Un vieux monsieur accuse : « Il faudrait faire un geste pour ceux qui ne comprennent pas votre projet. Réserver une place pour une crèche et un établissement pour personnes âgées, c’est-à-dire pour les plus fragiles. Autrefois, les édiles lyonnais s’intéressaient à ce type de population ».
Collomb répond toujours de façon biaisée, en évoquant ce qu’il fait ailleurs, des logements sociaux, des rénovations de quartiers : comme si l’un devait forcément exclure l’autre. Comme s'il n'avait pas été possible, en prenant son temps, de ficeler un projet vraiment culturel dans ce site d'exception, au lieu de ce projet bling-bling, tape-à-l'oeil et clinquant.

Et l’on finit par penser qu’on est là au cœur de sa politique : la sectorisation du territoire au prétexte du social et le mépris de la culture patrimoniale au nom de l’affairisme contemporain ...  

 

 

 

11:37 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : hôtel-dieu, lyon, eiffage, gérard collomb, didier repellin, michel chenevat | | |

lundi, 14 février 2011

Comment gagner sa vie honnêtement

 

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Souvent, Jean Rouaud parle à l’imparfait. Souvent, aussi, il utilise le mode infinitif ou le participe présent. C’est ainsi que, par étages, il se réapproprie un vécu retrouvé, afin de le tendre au lecteur, sur une partition oscillant sans cesse entre ce que pourrait être une imitation de Proust et ce que pourrait être une imitation de Chateaubriand.  Mais qui, en février 2011, est du pur Rouaud : dans le paysage littéraire désenchanté français,  un écrivain qui, à travers son écriture, revendique aussi ses lectures, et donc, une histoire de la littérature en laquelle il prend place ; ce qu’est, à mon sens, un écrivain.

Le sous-titre de son dernier roman, « la vie poétique I », annonce déjà un prolongement. Ce sous-titre  pointe aussi une phrase de la troisième partie : « il était entendu que ma vie serait poétique ou ne serait pas ». En ces quelques mots, le narrateur nous dit son mode d’être au monde: quelque peu passif, quelque peu nonchalant à cause de  son éducation où il a appris « à raser les murs », et qui se retrouve « recueilli par une communauté de Haute-Loire », puis « embarqué avec eux sur le plateau du Larzac ». Une façon de traverser la France pompidolienne à la François-René, d’enregistrer les traits d’une époque « où le travail n’était pas la valeur dominante » (p 175), où même « la question de gagner sa vie honnêtement ne semblait plus d’actualité » (p 150)

 

Jean Rouaud a souvent dit qu’il avait appris à parler à travers l’écriture. C’est de la part la plus silencieuse de lui-même qu’il nous entretient dans ce récit de formation ; la part qui passe à travers les espaces et les durées, faite de perceptions développées par le verbe, dont il entretient son lecteur.  Ce livre se veut la mémoire de quelques années précises, situées quelque part entre le plein emploi et les temps de crise, celui « d’un brouillage de l’entendement», années qui furent aussi celles de l’adolescence de l’auteur. Ce personnage qui erre, auteur-stoppeur de routes en routes, intermittent de petit boulot en petit boulot, dans sa généalogie d’orphelin de français moyen plus ou moins livré à lui-même, dans sa condition d’étudiant en lettres déclassé « démuni, prétentieux, rural, sans fantaisie, sans force », dans une société française en plein séisme et déjà en décomposition,  apparaît souvent comme un hologramme littéraire de tous ceux de sa génération, coincé entre un mai 68 déjà classé et un mai 81 qui tordrait le cou aux espérances, « patrouilles perdues » que l’époque lança « sur les chemins de traverse », puis abandonna à leur sort. « L’échouage de ces années a été une grande tristesse », disait Rouaud au salon du livre à Bron, évoquant ce camarade de faculté dont, dans son récit, il apprit la mort « aux abords de la cinquantaine » (sans qu’il y ait le moindre rapport, je songe à Didier Gabilly et à sa destinée si théâtrale, si marginale).

 

Si ce livre ressuscite en effet toute cette période enfouie, une époque qui,  voyant s’affronter deux blocs, fut sans nuances et pourtant emplie de subtilités disparues, il ne faudrait pas le réduire à un récit générationnel comme la critique autorisée semble déjà encline à le faire.  Comment gagner sa vie honnêtement est aussi le récit d’une vocation en germe, et qui se demande, engluée dans l’étroitesse et la veulerie d’une France intellectuelle en train de rompre avec sa tradition littéraire, si elle parviendra un jour à éclore. Ce livre est, d’une certaine façon, la réponse à la question qu’il pose.

Plusieurs fois, Rouaud y évoque en effet la difficile position dans laquelle le place sa vocation naissante, qu’il erre parmi les routards, « candidats déclarés à la route des Inde » ou parmi les derniers ouvriers dont le rêve se bornait à rajouter une balançoire pour enfant au jardin  : « je n’avais pas envie d’être pris pour l’un d’eux. Et je veillais à m’en démarquer » (p 106) «Cette tension entre l’idéal communautaire qui était la figure imposée du temps et l’affirmation d’une singularité qui vous classait aussitôt parmi les ennemis du peuple n’était pas non plus évidente à vivre » (p171-172)   « Les temps n’étaient vraiment pas faits pour moi. Et je n’étais pas au bout de mes peines »

 

Comment gagner sa vie honnêtement brille par la poigne de son style. « Tu sais, interroge Rouaud, ce qu’on demande à un auteur, aujourd’hui ? (…) D’écrire vite, précipité, haché, tout en ellipse et en suspension, factuel et concentré »

Parvenu à sa maturité, Jean Rouaud fait tout le contraire. Il reconstruit avec malice le phrasé proustien que lui avaient interdit ses ainés, ces illustres soixante-huitards qui, après avoir proclamé la mort de l’auteur avaient dit non à la littérature, oui à l’idéologie, et plongèrent au final leurs cadets dans une double impasse : existentielle et narrative.

Ce phrasé proustien, cette syntaxe « aux grands chevaux » qu’il applique dorénavant non plus à Charlus, mais à un simple routier, non plus à Swann, mais aux clochards célestes des communautés improbables d’alors, non plus à Françoise, mais à sa propre mère, ce phrasé proustien tient réellement du phénix, dans la France étriquée d’à présent, dont la langue s’est diluée dans tout autre chose que le fait littéraire, dans le commerce et le marketing, le spectacle et les nouvelles technologies, le parler télévisuel et le parler banlieue. On ne sait donc si Rouaud fait partie des derniers prophètes d’une littérature française parvenue au terme de son désenchantement, ou s’il s’inscrit, à sa façon modeste et discrète - toujours un peu voyou, comme il le dit lui-même - dans le redéploiement de ses énergies, comme l’annonciateur d’un temps qui serait enfin nouveau.

20:42 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature, jean rouaud, comment gagner sa vie honnêtement, gallimard | | |