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samedi, 14 juin 2008

Monter en puissance

Le terme provient, je crois, du football. Un joueur monte en puissance lorsqu’il bénéficie, auprès de son entraîneur, de plus de considération et donc d’un « bénéfice » de temps de jeu. Dès lors, il devient pour son club une valeur marchande plus importante : il « monte en puissance ». Et c’est ainsi que, sur le plateau de tournage d’un navet programmé pour la rentrée, le petit figurant considère le rôle secondaire qui lorgne sur le rôle principal, qui jalouse déjà le metteur en scène, lequel se verrait bien dans la peau du producteur. A la polyclinique des Trois Phoques, l’aide-soignante se demande pourquoi elle n’est pas dans la peau de l’infirmière, l’infirmière dans celle de l’interne, l’interne dans celle du chef de clinique, le chef de clinique dans celle du directeur général, et le directeur général dans celle d’un quelconque prix Nobel. L’élève veut prendre la place du prof, le prof celle du proviseur, le proviseur celle du recteur, le recteur celle du ministre, et le ministre celle du président. Petit jeu de rôles qui conduit pareillement à l’intérieur de chaque entreprise le balayeur de service à rêver qu’il est devenu le principal actionnaire, le stagiaire le boss, et dans chaque parti politique, le militant de base le premier de liste à chaque élection… Dans la société libérale, qui est aussi société du spectacle, chacun rêve ainsi de supplanter chacun, aux yeux de toutes et de tous, dans une montée de sève qui n’aurait plus jamais de fin; métaphore de l’érection comme de l’ascension sociale, la montée en puissance est donc à la fois un jeu de séduction (on bande pour quelqu’un dans le regard de quelqu’un) et d’exercice de pouvoir (jamais satisfaisant, s’entend) ; formidable allégorie de la toute puissance fantasmatique et narcissique, la montée en puissance génère ainsi des rêves en carton pate dans l’esprit de millions de nos contemporains. Lieu commun qui ne peut exister sans son triste corollaire, la descente aux enfers, que, si on en croit Diderot et la fameuse pantomime des gueux si plaisamment mise en scène par le personnage éponyme du Neveu de Rameau, on assimilait déjà au XVIIIème siècle à une inique et interminable déchéance, figure déjà de la débandade et de la dé-bandaison : « Comment l’abbé, lui dis-je ? Vous présidez ? voilà qui est fort bien pour aujourd’hui ; mais demain , vous descendrez, s’il vous plait, d’une assiette ; après demain, d’une autre assiette ; et ainsi de suite, d’assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche, jusqu’à ce que de la place que j’ai occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra dui coglioni »

Il n’y a pas, cela dit, que les êtres humains qui soient condamnés à d’incessants jeux de yo-yo. Dans une société saturée d’objets, ces derniers peuvent désormais espérer à leur tour un bref règne. Tel produit, telle marque «monte en puissance ». Tel concept. Telle notion. Tel genre. Tel lieu. La montée en puissance d’un festival, d’une destination, d’un style, d’une émission devient synonyme d’efficience autant que de notoriété. La montée en puissance de l’écran plat a jeté dans les décharges nos vieilles télés ventrues comme celle de Laurence Ferrari est en train d’écarter de nos écrans plats le vieux PPDA. La montée en puissance est donc un phénomène intrinsèque à l’ère médiatique, à la société démocratique du libre marché, de la notoriété, de la publicité, de l’instant  : la montée en puissance est marchandisation. Bonne raison, où qu’on se trouve dans la pyramide, pour ne pas bander pour elle.

17:52 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : actualité, culture, littérature, langue française, football | | |

jeudi, 12 juin 2008

Le cinéma-Grévin

Après Piaf, Sagan. J’ignore ce que ces deux femmes ont fait au Ciel pour mériter tel traitement. Après Marion Cotillard, Sylvie Testud et toute une production s’acharnent donc en parfaits charognards sur l’image de la pauvre Sagan, avec la bénédiction d’un pseudo-monde littéraire à l’agonie. Ce qui a marché pour Edith La-Vie-En-Rose (un césar, un oscar…) se dit-on, pourrait marcher pour Sylvie Bonjour-Tristesse : mais d’où sort-il, d'où nous vient -il, ce mauvais cinéma, cet anti-cinéma,  ce cinéma dégueulasse dont l’ambition se borne à des effets de couper-coller hyper-naïfs, symptomatique d’une époque ivre de bling-bling et de pête-au-cul ? L’ « être-comme », le « ressembler » comme base de l’interprétation. Aïe ! aïe ! aïe !… C'est-à-dire l'imitation au lieu de l’interprétation. L’acteur chosifié, englué dans du maquillage comme un pitre dans sa sueur, une guêpe dans une tache de…  On se souvient du Mitterand-Bouquet du Promeneur du Champ de Mars qui fut une sorte de préfiguration de ce nouveau cinéma-Grévin. Puis du carrément ridicule Torreton-Jaurès… Et la critique béate ou bien vendue, de s’extasier devant des acteurs starifiés c'est-à-dire lobotomisés au sens propre, acteurs dont le graisseux génie se borne à une prouesse de sosie : que devient le talent dans tout ça ? Et quel peut bien être l’intérêt de tels films (hormis économique)  sinon impressionner pour quelques heures des masses de spectateurs eux-aussi lobotomisés (mais pas starifiés) ! 

Au Célestins de Lyon, Claudia Stavisky propose plus discrètement et plus intelligemment deux spectacles de marionnettes pour la saison prochaine : du 10 au 28 décembre 2007, Les embiernnes recommencent, un spectacle sur Guignol d’Emilie Valentin ( que la municipalité de Montélimar vient scandaleusement de virer de son théâtre du Fust qu’elle occupait avec talent depuis trente ans), L’Opéra de Quat’sous de Brecht, par Johany Bert, du 25 février au 7 mars. Spectacles dont on aura l’occasion de reparler. Car je me dis que face à la boulimie hystérique de l’acteur contemporain, Anatole France avait sans doute raison, qui proclamait, dans  La Vie Littéraire : « J’ai vu deux fois les marionnettes de la rue Vivienne et j’y ai pris un grand plaisir. Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. S’il faut dire toute ma pensée, les acteurs, me gâtent la comédie. J’entends les bons acteurs. Je m’accommoderais encore des autres ! mais ce sont les artistes excellents que décidément je ne puis souffrir. Leur talent est trop grand : il couvre tout. Il n’y a qu’eux. Leur personne efface l’œuvre qu’ils représentent… »

Epoque étrange, n'est-ce pas ? Car au demeurant, de quoi rêvent Torreton, Bouquet, Testud, Cotillard et consorts, tous les sublimes et interchangeables maquillés de la pellicule, sinon d’avoir un jour, comme tous leurs copains politiques, leurs marionnettes aux Guignols de l'in-faux ????

10:28 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sagan, cinéma, testud, valentin, célestins, théâtre, littérature | | |

vendredi, 06 juin 2008

Marrons de Lyon

Le 9 janvier 1912 paraît chez Grasset une première série de nouvelles, écrites par Henri Béraud, en collaboration avec Charles Fenestrier, et titrée les Marrons de Lyon  L’expression provient en droite ligne une chronique que les deux journalistes tiennent dans Le Septième Jour, une feuille hebdomadaire satirique dont Fenestrier, aussi nommé Hop-Frog, est le directeur. Il s’agit d’épingler des personnalités locales, de relever des faits divers significatifs de la semaine, de débusquer les contradictions, les ridicules, la vanité de la vie mondaine à l'orée du nouveau siècle.

En jouant sur la polysémie du mot marrons (les châtaigniers sont nombreux dans la ville), les auteurs donnent le ton dès leur invocation préliminaire et propitiatoire : « O lyonnais, grands hommes immobiles et majestueux, que nos modernes Cineas prennent pour une assemblée de rois, nous savons votre horreur de la publicité…Deux insensés forcent votre immense incognito »  Il s’agit d’exposer « aux étonnements de nos contemporains » les « visages tout nus » des lyonnais, « cohorte de sots et de tartufes. ». De cogner dur et pour de bon. Et puisque Edouard, Herriot, le jeune maire de Lyon, confondant la reconstruction de sa capitale assoupie avec le fondement d’une nouvelle Athènes se prend pour Périclès, les deux compère usent d’une arme antique qui, entre Rhône et Saône, demeure un gage de sa bonne santé républicaine en temps de paix : l’épée de la polémique. 

Vingt-et-une nouvelles promènent leur lecteur d’une réunion électorale dans l’arrière salle d’un café au siège de l’Automobile Club du Rhône, du foyer du Grand Théâtre à la salle minuscule du père Coquillat, (1) de la Faculté Claude Bernard qui borde le Rhône à la salle des Pas perdus du Palais de Justice que longe la Saône. Toute proportion gardée, ces vingt et une nouvelles seront, pour leurs deux auteurs ce que fut pour Joyce les Gens de Dublin : un galop d'essai réussi. Dès l'avertissement de leur "Gens de Lyon", les folliculaires déclarent adopter le point de vue de Steyert, de Tisseur ou de Vingtrinier, c’est à dire celui des littérateurs érudits de la génération précédente, les "pères" qui ont, dans chacun de leur livres, contribué à tisser la légende de "l'âme lyonnaise". Au nom de « l’amour de Lyon », les deux acolytes vont donc se livrer à une entreprise de démystification en bonne et due forme : Les Marrons de Lyon proposent, en pastichant la méthode du Lyon de nos pères, d'en prendre le contre pied idéologique. Ils dressent un tableau caustique du Lyon des fils, singulièrement dépourvus d’âme comme d’esprit, de charité comme de lyrisme, de sentiment comme de culture. Aimer Lyon, ce n’est donc pas travestir en particularisme local la banalité de ses préjugés et de ses vues, c’est au contraire mettre à nu le conformisme prude et marchand qui, scandaleusement, y sert de sagesse : 

« La moindre originalité est crime aux yeux des lyonnais. Ils conspuent les femmes élégantes et laissent crever de faim les artistes pour les mêmes raisons. Quand un bourgeois d’ici veut accabler quelqu’un de son mépris, il dit : c’est un original. Non, mais regardez-moi ce cortège, Monsieur : ils se ressemblent tellement qu’ils ont l’air de porter pour uniforme la livrée de l’Ennui. »( L’étrange rencontre)

Aimer Lyon, ce n’est pas magnifier avec complaisance l’académisme de sa culture marchande et industrielle, c’est tout au contraire dévoiler publiquement la prétention ridicule et la sottise sans fonds de son élite :  « Il y avait aussi M. Georges Martin, désolé qu’on ne jouât point Sigurd, et M. Verpillat, qui pleurait dans le giron de M. Aurand-Wirth l’agonie des orphéons. Sur un fond d’or, M. Leroudier portait le masque d’un Van Dyck comptable et M. Degors le facies d’un Brutus hépatique. M. Clapot poussait son ventre débonnaire. Un ennui mortel engourdissait ces personnalités diverses, qui n’avaient plus rien à dire, ni à faire, s’étant dûment congratulées. Soudain la sonnette retentit. La salle ouvrit à deux battants ses portes, où la foule s’engouffra. Le deuxième acte commença, et tout ce petit coin d’univers se tut, se retint de remuer, de respirer, de souffler, afin de juger avec plus d’impartiale quiétude le ténor, le baryton, la chanteuse. Et tout va son train dans la bonne ville de Lyon. » ( L’Africaine, troisième nouvelle)

Aimer Lyon, enfin, ce n’est pas taire les conflits qui la traversent, vanter niaisement la bonhomie de ses coutumes, c’est dénoncer tant qu’on peut la dureté des mœurs des soyeux, louer la jovialité de son peuple et ressusciter une tradition satirique qui soit digne, au moins, du premier Guignol de Laurent Mourguet. A la façon de l’héméraphile, maniaque qui collectionne anecdotes, croquis et faits divers contemporains, les narrateurs saisissent en flagrant délit d’insignifiance ou d’insipidité tous leurs illustres compatriotes, dont ils citent par ailleurs les véritables patronymes avec une minutie clinique. Leurs pères étaient, affirme la légende, dignes de mémoire ; sont-ils, eux, digne d’intérêt ? Ridiculiser les mœurs locales  en retournant contre eux la méthode qui les a érigés en mythes, tel est le principe et la signification de ce premier essai. Vifs et comiques, les tableaux s’enchaînent : « Autour de nous ne se trouvent que visages convulsés, bouches béantes, têtes, bras et jambes épileptiques. Les honnêtes dames poussent de grands cris de bonheur et leurs amis crient avec elles. Le parterre et les loges sont soulevés d’une même frénésie ; on s’interpelle, on se provoque, on excite les matcheurs, on brandit des chaises et des cannes, et les messieurs graves, eux-mêmes, congestionnés et farouches, hurlent plus fort que les autres. Dans les galeries roulent les trépignements d’enthousiasme : la Terreur de la Guille et le Vampire des Charpennes « reconnaissent leur sang dans ce noble courroux ». Et c’est un merveilleux unisson de passions déchaînées ». (Sports, onzième nouvelle)

La rhétorique au service du reportage : car ces croquis en sont déjà, à leur façon. Les terrasses, les salles de café, les rues, les visages et les habits, tous ces lieux anodins, inlassablement saisis dans leur instantané, leur monotonie, finissent par former un contraste comique avec la rhétorique convoquée pour les dépeindre. L’historiographe se trouve mise à mal par la platitude du sujet traité et toute la légende du Lyon mystique s’évapore peu à peu dans causticité du propos : « Les spirites parlent souvent de photographier la pensée. Voici, mon cher monsieur, du spiritisme à la portée de toutes les bourses et de tous les cerveaux. Ce que je tâche à réunir, sans médium ni table tournante, c’est en somme, si vous me passez cette expression sternutative, une collection de photographies psychiques : l’âme de nos contemporains, dans une tache d’encre, sous le soleil : »  (Un héméraphile , quatorzième nouvelle)

A ces scènes vues et glacées sur le vif, qui restituent toute l’ambivalence de l’urbanité régnant à cette époque, se mêlent des scènes loufoques et imaginaires, comme la fondation de la Société des Meilleurs Peintres de Lyon, soirée de réconciliation entre peintres, critiques et politiques, qui s’achève en pugilat et laisse sur le tapis les cadavres de ses trois organisateurs. La démystification vise à mettre à nu autant l’académisme de l’éloquence que la démagogie du discours politique, comme en témoigne le long et grotesque discours d’une réception fictive de Raoul Cinoh (2) à l’Académie de Lyon prononcé, par M. Exupère Caillemer (3) « Nous avons longtemps hésité à prononcer en votre faveur le dignus est intrare qui fait à cette heure, du petit nyonsais que vous étiez en 1880, un lyonnais digne de mémoire et qui marque votre place parmi cette galerie de bustes où resplendissent les nobles visages des Raspail, des Ballanche, des Meissonier et des Brunard. Les temps sont changés. Les raisons mêmes qui nous contraignaient naguère à vous ignorer nous font un devoir de vous appeler parmi nous. Le flot démocratique gagne tous les mondes, et singulièrement celui des bourgeois, dont nous sommes à Lyon les représentants incontestés. Nous n’aimons pas la plèbe, mais nous la tolérons, et nous n’en saurions donner une preuve plus éclatante que d’admettre celui dont le talent réalise le mieux les désirs, le goût et les aspirations du faubourg. Le peuple lyonnais tout entier, Guignol et sa tavelle[9], Gnafron et sa chopine, les jouteurs, les mutualistes, le Denier des Vieillards, le Village en Bois, les Rigolards danseurs, les Branquignols, les Guillemochains et les Panouflards même, pour ne rien dire de plus ; toute la population sordide de la Guille et celle, goguenarde, du Plateau, les canuts, les mitrons, les clarinettistes, les voituriers, les bandagistes, les ronds-de-cuir et les marchands de fromages entrent à l’Académie à vos côtés, et c’est faire montre, je pense, d’un esprit moderne que recevoir tant de monde en un seul jour… »  (Soirée Académique, dix-neuvième nouvelle)

Une réalité trivialement bourgeoise, tristement démagogique et partout régnante, en lieu et place de l'aristocratique, historique et fort digne de la fameuse "Ame de Lyon"… Comment le public de l’époque pouvait-il réagir ? Car si la déconstruction d’un motif littéraire devenu aussi académique que stérile était indispensable à celui qui pressentait déjà son destin d’écrivain national, la bourgeoisie locale de l’époque pouvait-elle lui pardonner qu’elle s’opérât publiquement, et de surcroît, à ses frais ? Le différend entre Béraud et une partie de ceux qui le jugèrent durement plus tard commençait. Il se prolonge encore aujourd'hui, puisque une municipalité qui prétend être sacrée en 2013 "capitale européenne de la culture" s'apprête à faire l'impasse sur le cinquantenaire de la mort au bagne, en ocotbre 1958, de l'un de ses plus illustres écrivains.



1. Bibaste, alias le père Coquillat. Canut et comédien. De 1831 à 1915, le Père Coquillat fut le très populaire directeur du théâtre de la Gaieté sur les pentes de la Croix Rousse, rue Diderot.

2. Raoul Cinoh (anagramme de son réel patronyme, Chion) : Journaliste républicain effectivement né à Nyons, qui écrivit avec succès plusieurs revues ( Passons le pont, Ohé le gones, Perrache-Brotteaux), lesquelles furent jouées au Casino, à l’Eldorado, aux Célestins.

3. Exupère Caillemer : Directeur de la Faculté de droit depuis 1875, correspondant de l’Institut, membre de l’Académie de Lyon

 

14:22 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, béraud, lyon, herriot, culture, nouvelles | | |

samedi, 24 mai 2008

Florilège de C.F.Ramuz

 « L'ambition me dévore. Je crois avoir conscience de ma valeur et je souffre de ce qu'autrui ne la remarque pas, cet autrui qu'on dédaigne si souvent et qui nous est si nécessaire. J'aurais besoin d'encouragements. »  (7 novembre 1896)

« Je crois que le bon sens crie qu'il vaut mieux être ignorant tout à fait que de l'être à moitié et qu'il n'y a pas d'inspiratrice de plus mauvais conseil qu'une demi-instruction. » (21 juillet 1898)

« Noël ; un des jours les plus terribles de l'année; l'ennui lourd, les gens atroces, le désœuvrement noir du temps qu'on doit à sa famille, - toutes ces choses adorables pour les simples et si touchantes quand il s'agit d'eux, si absurdes pour les compliqués. » (25 décembre 1901)

« Je n'ai besoin que de ce qu'il me faut pour vivre, avec un peu de confort que j'aime et de quoi m'acheter des cigarettes et du tabac. Le succès ? Non comme on l'entend, je veux dire le bruit, mais l'estime de quelques hommes qui ont la mienne. Où mon ambition est très vive, c'est au-dedans de moi-même. J'aspire à me réaliser : voilà où je mets toute mon ardeur, toute ma force et toute ma volonté. C'est sans doute pourquoi je suis incapable du moindre effort pratique, de la moindre démarche ou même du moindre métier. On me dit : Vous n'avez point de volonté. C'est vrai. Elle est toute intérieure et se consume à des œuvres presque secrètes. » (23 janvier1905)

« L'écrivain se trouve une fois, tout entier, et c'est un hasard, et c'est toujours un hasard. Mais enfin il se trouve et il est une fois lui-même. Le sentiment de force et de bonheur qu'il éprouve le porte alors à regarder sans cesse vers cet état supérieur, d'où il est bientôt retombé » (24 juin 1910)

« Les pauvres gens ne résistent plus. Il y a une vertu dans cette non-résistance, une inconsciente sagesse aussi. Céder, c'est courir la chance d'échapper encore, résister, c'est être brisé. Ils se laissent faire; un coup de vent vient, ils se laissent aller dans le sens du courant comme les feuilles mortes, comme les fumées. » (16 aoüt 1914)

 « J'ai mis tout l'enjeu de ma vie sur une seule carte qui n'a pas chance de sortir. Mais si elle sort, ce sera beau. En attendant, il faut faire souffrir. » (1er novembre 1916

« Je déchire plus de deux cents pages : fragments, essais, plans,projets, - de quoi remplir ma corbeille à papier qu'on portera dans le jardin dès qu'il fera beau, et on allumera un grand feu de feuilles mortes. » (8 mars 1920)

« La guerre de nouveau (la seconde) Et dire que, jusqu'au dernier moment, il y a eu des gens qui n'y croyaient pas. Et elle est là, maintenant. Et ils n'y peuvent pas croire encore. » (2 septembre 1939) 

« Les découvertes techniques de l'homme (et dont l'homme est si fier) sont à double emploi et à double fin : elles accroissent infiniment ses pouvoirs (au sens actif du mot), on veut dire ceux qui tendent à faire, mais, par une espèce de malédiction, accroissent bien plus encore ses pouvoirs négatifs, on veut dire ceux qui tendent à défaire. De sorte qu'on met deux siècles à construire une cathédrale, mais qu'ensuite on invente une espèce d'obus ou de torpille qu'on n'aura qu'à laisser tomber du haut des airs pour réduire à néant en une seconde la somme de tant d'efforts. » (8 septembre 1939) 

« Beaucoup d'hommes ont perdu le sens du sacré. Ils ont perdu le respect de ce qui est, à cause de la confiance qu'ils mettent en eux-mêmes. Il y a respect et vénération dans le mot sacré : c'est que l'homme avait peur et nous n'avons plus peur;  c'est que l'homme admirait et nous ne savons plus admirer. Nous ne sommes plus reliés à rien »  ( juin 1940)

« Parfait nihilisme. On ne croit à rien, on ne tient à rien, on n'aime rien. Et si, par hasard, on aime au moins quelqu'un, cet amour n'est que dérision parce qu'on voit qu'il n'est fondé sur rien, il faut entendre rien de durable. Alors tout devient négligeable et tout devient indifférent. Sortir égale ne pas sortir, manger ne pas manger, faire ne pas faire. Les contraires se valent. Puisque tout doit finir, qu'importe ? » (Décembre 1942)

 

Tous ces fragments sont tirés du Journal de Ramuz, lequel est mort le 23 mai 1947.

 

14:43 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ramuz, littérature | | |

jeudi, 15 mai 2008

Les chagrins de Mercure

7dffbc6d49e863bbb53b59f38f295b9b.jpgDieu des messagers, mais également des menteurs et des commerçants Mercure est un hôte régulier de la Banque de France depuis ses premiers filigranes. Prince des éphèbes, patron des contrats, porteur de tous les messages, qu'ils soient ou non codés, Hermès est un ambigu notoire. Du chapeau rond (pétase) dont il est parfois affublé, il n'a gardé sur la reproduction très années trente ci-contre que les ailes. Fragiles, pas très développées, presque ridicules, ces ailes. Mais admirez au passage la droiture du nez. Cela voyez-vous, c'est du profil commercial, où l'on ne s'y connaît pas. Du profil poétique également. La vigueur de ce Mercure-là, que Valéry ne renierait pas, nous fait aussi penser à quelques fragments du Narcisse :

" ..... Le bruit
Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !
Tu trembles !...."
  

Cette vignette est le verso du trois cent francs Clément Serveau, une valeur qui aujourd'hui se négocie très cher en salon numismatique, lorsque le billet a pu conserver sa blancheur d'ivoire et et son craquant d'origine. Fort cher... Au recto, le visage de Cérès. Entendons-nous bien, une Cérès des années trente également, une Cérès qui ressemble vaguement à Beauvoir. et dont il fut question ici. Une Cérès, vraie pendant féminin de ce Mercure-là, lequel n'a, lui, pas grand chose à voir avec Sartre, convenons-en, mais plus avec quelque Jean Marais qui poursuivrait sa lecture des Fragments du Narcisse, glissant à l'oreille d'une dame mure :   

O visage ! ... Ma soif est un esclave nu ...
Jusqu'à ce temps charmant je m'étais inconnu,
Unique coupure de trois cent francs, qui ne circula que quelques mois, après la seconde guerre. A la base du cou sur la droite, se devinent les chiffres mauves, et de l'autre côté au sommet, la somme en toutes lettres. Mauve ? Eh! Pour quelle raison cette couleur ? Qui fut celle du souvenir furtif, celle de la mélancolie... Mercure, me direz-vous, comme Narcisse, Mercure ne peut, en ce vingtième siècle, qu'habiter en mélancolie, et dans l'alcove fanée de quelque appartement parisien, charmer comme Paul une femme lettrée, rieuse, en déshabillé élégant. Colette, par exemple. Colette qui mourut en 1954, tint ce billet en main. Rien que de penser à cela aiguise je ne sais quel appétit d'art émoussé, quelle réverbération intolérable du souvenir : Oui, la moue de Mercure est emprunte, oui, d'une sorte de mélancolie spirituelle et méditative, moue de chat qui me fit penser à Colette, à Valéry, parce qu'elle recèle de la bouderie. Et combien songe-t-on, combien longtemps et insolemment bouderaient un tel Mercure, une telle Cérès, devant la laideur exceptionnelle des billets européens sur lesquels plus un humain ne parait, plus la moindre véritable arabesque, plus le moindre chagrin et plus le moindre doute. George Steiner a souvent rendu de lucides hommages à la mélancolie. Je veux dire la mélancolie intelligente, celle qui donne à penser, celle sans laquelle il n'existe d'ailleurs pas de Véritable Pensée, digne de majuscules. Cette face de Mercure pourrait ainsi être l'allégorie d'une dernière réflexion, d'un dernier songe, avant l'abandon définitif du monde par les dieux.

 

15:29 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture, billets français, paul valéry, mercure | | |

vendredi, 09 mai 2008

La vérité sort toujours du cul des corneilles

« Paris. Mon premier voyage en métro. Travail gigantesque, j’y consens, et même non dénué d’une certaine beauté souterraine ; mais bruit infernal, danger certain, mort probable – et quelle mort ! – toutes les fois qu’on descend dans ces catacombes. Impression de la fin des sources, de la fin des bois frissonnants, des aubes et des crépuscules. Dans les prairies du Paradis. De la fin de l’âme humaine »

Paroles de Léon Bloy (Quatre ans de captivité, 15 mars 1904). Pour faire le lien avec la note qui précède. Autre chose vue dans ce lieu de vérité, ma foi, il y a déjà un bon moment : Tous les occupants d’une rame plongés dans la lecture du même Métro. Métro Pravda : même combat. Il y a cependant des choses vues plus jolies, plus réjouissantes. Le cul dactylographique d’une corneille fort lève-tôt, en train de déterrer des vers, sur la pelouse. Et malgré les lambeaux de l’intense pollution matinale sur la ville, je ne sais quelle ardeur à s’emparer de chaque journée, qui monte de la terre, dont l’oiseau se saisit, à chaque trémoussement.

21:44 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société, littérature, bloy | | |

vendredi, 02 mai 2008

A propos des Molières

« Le théâtre participe à ce discrédit dans lequel l’une après l’autre tombent toutes les formes de l’art. Au milieu de la confusion, de l’absence, de la dénaturation de toutes les valeurs humaines, de cette angoissante incertitude dans laquelle nous sommes plongés touchant la nécessité ou la valeur de tel ou tel art, de telle ou telle forme de l’activité de l’esprit, l’idée de théâtre est probablement la plus atteinte.  On chercherait en vain, dans la masse des spectacles présentés journellement, quelque chose qui réponde à l’idée que l’on peut se faire d’un théâtre absolument pur 

 

Si le théâtre est un jeu, trop de graves problèmes nous sollicitent pour que nous puissions distraire, au profit de quelque chose d’aussi aléatoire que ce jeu, la moindre parcelle de notre attention. Si le théâtre n’est pas un jeu, s’il est une réalité véritable, par quels moyens lui rendre ce rang de réalité, faire de chaque spectacle une sorte d’événement, tel est le problème que nous avons à résoudre.

Notre impuissance à croire, à nous illusionner est immense. Le théâtre est la chose au monde la plus impossible à sauver. Un art basé tout entier sur un pouvoir d’illusion qu’il est incapable de procurer n’a plus qu’à disparaître »

(prospectus de la 1ère saison du théâtre Alfred Jarry, signé d’Antonin Artaud, 1er novembre 1926).

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21:50 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : molière, littérature, théâtre, artaud | | |

samedi, 26 avril 2008

Kantor et Mallarmé

Du 25 Juin au 25 juillet 1986, Tadeusz Kantor a dirigé un séminaire à l’Ecole d’Art Dramatique de Milan. Chanceux furent les douze élèves qui y participèrent. Chanceux, ô combien ! « Les Artistes doivent étudier, découvrir, reconnaître et laisser derrière eux les régions conquises. » Le texte de ces  12 leçons, dites « de Milan » existe, on le trouve dans la collection Papiers d’Acte Sud.: « Votre étude ne sera pas scolaire, elle doit être créative », dit-il en apéritif aux douze chanceux présents ces jours-là. Un artiste assène Kantor, «  n’est pas un professionnel comme un autre ». Pire : «la professionnalisation théâtrale de plus en plus marquée conduit à sa défaite (il parle alors du théâtre en général). » Pour lui, rien n’est pire que cette assurance froide, lucide et somme toute irréprochable du technicien qui en effet est devenu maître de son art.  Cette mise en garde contre l’acteur professionnel rappelle un peu le dégoût  qu’exprimait au début de l’autre siècle Anatole France dans  une bonne vieille phrase de spectateur, à propos du Guignol de la rue Vivienne et de ses comparses en bois et en tissu : « Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. Les acteurs vivants me gâtent la comédie. J’entends les bons acteurs. » Cela rappelle aussi cette boutade de Gordon Craig, au début du siècle : «Il faudrait que tous les acteurs meurent de la peste. »

Kantor fit en effet disparaître les acteurs, au sens traditionnel du terme.  L’abstraction qu’il évoque sans cesse  dans les  Leçons de Milan, et qui est le contraire de l’incarnation, au sens où on dit «qu’un acteur a bien joué son rôle », cette abstraction n’est pas si éloignée de celle à laquelle revient sans cesse Mallarmé  dans sa Crise de vers « Je dis : une fleur ! », proclamait ce dernier « et musicalement se lève, idée même et  suave, l’absente de tous bouquets »  Et en effet, comme Mallarmé abolit la performance ordinaire du mot pour le montrer à la tribu sous un jour qui rende un sens plus pur, un jour essentiel, disait le maître des mardis, le maître de Milan abolit la performance ordinaire de l’acteur afin de montrer par cette abolition les contours  grotesques et  pathétiques de l’être humain, dans une abstraction presque sacrée. Car ce n’est bien, en définitive, que lui, l’être humain, qui l’intéresse, l’être humain, cet objet pauvre dont Tadeusz Kantor se fit, sa vie durant, le montreur, - au sens où il y eut un temps, dans les villages de Pologne, de nulle part, d'ici et d’ailleurs, des montreurs d’ours. L’abstraction dont il parle, ce n’est jamais que cela, le corps de l’acteur ou bien la silhouette de l’objet retirés du circuit de la consommation, exposés comme le fut le ready made de Duchamp, exhibés, mais jamais représentés, tout comme le mot de Mallarmé, retiré de la conversation, et comme pris dans le gel, « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », acteurs, objets, mots, signes visibles, palpables jamais absolument ou définitivement compris…

 

 

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mardi, 22 avril 2008

Jacques Seebacher

J'apprends avec beaucoup de tristesse la mort de Jacques SEEBACHER. Dans le tintamarre médiatique, les grandes intelligences et les beaux esprits s'en vont fort discrètement. Jacques Seebacher a été mon professeur à Paris VII pendant plusieurs années. Je lui dois, comme beaucoup d'autres de ses étudiants, des centaines d'heures d'un plaisir exquis, rare, indicible : celui de comprendre un grand texte auquel on consacre, pour rien, quelques heures de sa vie. Et cela chaque semaine. Et cela durant plusieurs années. Jacques Seebacher qui prit la succession de Pierre Albouy était un spécialiste de Victor HUGO (il dirigea l'édition du centenaire dans la collection Bouquins). 

seebacher.gifC'était un dix-neuvièmiste complet, si une telle expression a du sens, un homme réellement cultivé, attaché à la transmission comme un paysan à sa terre. Je me souviens d'explications de lui de Michelet, de Renan, de Sainte-Beuve, de Musset, de Baudelaire, de Lamartine ou de Sand, bien sûr, mais également de Ronsard, de Racine, De Pascal, de Montesquieu, d'Apollinaire, de Valéry... Des explications scrupuleuses et lumineuses, au sens propre.  Des explications généreuses, qui donnaient à leur auditeur l'impression d'être intelligent... Il était un professeur à la fois plein d'humour, de rigueur et d'intégrité, capable d'être cassant lorsqu'il se trouvait devant une personne qu'il jugeait malhonnête sur le plan intellectuel, heureux lorsqu'il apprenait qu'un de ses étudiants avait réussi quelque chose. La dernière fois que j'ai parlé avec lui, c'était de Béraud, par téléphone, il y a quelques années déjà. Je n'ai eu que très peu de véritables professeurs dans toute ma scolarité, déjà ancienne. J'en dénombre trois, tous de lettres : il était l'un deux. Il était parti à la retraite au tout début des années quatre-vingt dix.

L'époque, déjà, n'était plus trop littéraire, et avec son départ, j'eus l'impression, oui, qu'un siècle, qui jusqu'alors avait été mien, avait été nôtre,  commençait à s'en aller aussi.  Voici quelques lignes de lui que je tire de la préface qu'il avait alors rédigée pour Victor Hugo ou le calcul des profondeurs (PUF écrivains, 1991) :

« Voilà un peu plus d'un demi-siècle, en un Noël de guerre, un enfant de neuf ans commettait sa première inconvenance littéraire en demandant qu'on lui offre Les Misérables, pour en avoir lu un fragment dans ce merveilleux livre de lecture de l'école publique qui s'intitulait Une heure avec... Ce fut un couple d'Anglais, que l'invasion nazie allait bientôt contraindre à l'exil dans leur propre pays, qui consentit à ce caprice, avec les quatre volumes de la collection Nelson.  « De l'Angleterre, tout est grand », dit l'auteur de L'homme qui rit. Peu importe de combien d'exils se compose toute pairie et de combien d'escarpements se conquiert le plain-pied quand on a compris comme Romain Gary et Ajar réunis qu'avec Hugo, l'éducation européenne consiste à avoir la vie devant soi ».

 

16:32 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature, jacques seebacher, paris7, jussieu | | |