mercredi, 27 février 2008
Notre société
C'est la nôtre! Et elle est rien qu'à nous. A nous ! Notre société, c'est la plus belle des sociétés, comme notre maman est la plus belle des mamans. Là ! Notre société : lieu commun qui atteint le bel âge depuis peu. Au XVIIème siècle, La Bruyère parlait dans ses Caractères du « dédain de la société » ou « du plaisir de la société » dans un chapitre entièrement consacré au sujet (« De la société et de la conversation ») Et sous la plume de son rêveur de père, Alceste ne songeait qu'à fuir « la société des hommes », c'est-à-dire leur commerce, leur compagnie, leur conversation, en effet.
Société : nom commun, normalement déterminé par un article défini. On trouve dans Le lys dans la vallée de Balzac les bienveillantes recommandations d'Henriette de Morsauf à Felix de Vendenesse : « Acceptez la société comme elle est, et ne commettez point de fautes dans la vie » . A la fin des Illusions Perdues, ceux de Vautrin à Lucien de Rubempré : « Le grand point est de s'égaler à toute la société. » Et lorsque le même Vautrin, déguisé en abbé espagnol, emploie un déterminant possessif (votre société), c'est pour évoquer péjorativement auprès du jeune imbécile qu'il a sous les yeux cette société dans laquelle il n'est plus qu'un forçat évadé.
De La Bruyère à Balzac, le sens du mot s'est donc infléchi (on passe de compagnie des hommes à corps social). Mais cela serait pareillement une faute de français (et une faute de goût) de s'attribuer à soi-même la société en la disant « nôtre ». L'emploi du possessif ne se justifie que dans le cas où on veut opposer la société contemporaine aux sociétés précédentes (notre société par rapport à celle des Anciens) ou bien la société française aux sociétés étrangères, les bas-fonds aux beaux salons. « Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention à la société élégante » ecrit encore Proust au début du vingtième.
Une société commerciale peut en revanche devenir mienne de façon métonymique, pour peu que j'aille y user le fond de mes culottes un nombre d'heures conséquent chaque jour. Ma société, ma boite... Notre société, notre entreprise : nous touchons à la racine du lieu commun, à l'instant pivot. A ce moment satanique (vers le milieu des années 80 ) où il est apparu, lorsque la publicité est devenue « une culture », et « la société » « notre société ». Que n'a-t-on pas écrit à propos de cette libéralisation de l'espace public, de cette lente dilution des frontières entre le public et le privé, du rachat progressif du premier par le second, de l'envahissement de la sphère social par le moi prédateur... La res publica, la chose commune, celle qui justement, n'appartenant à personne, ni aux « nouveaux arrivants » ni à ceux qui sont sur le départ, est disponible à tous, devient comme un produit, une marchandise ou un divertissement, quelque chose de nôtre.
Notre société ! Insignifiante et sordide faute de grammaire qui, l'air de rien, transforme le citoyen averti en consommateur abruti. Alors que l'intégration est un échec patent, un simple déterminant pour en donner l'illusion et discréditer toute critique, toute opposition : Car de même que tu n'as pas intérêt à toucher à ma mère, tu ne touches pas à ma société...
15:57 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, société, balzac, la bruyère, proust |
samedi, 16 février 2008
Reporters des années trente
« Trop souvent, j’ai écrit trop vite, pour de l’argent » regrettera Joseph Kessel (1) lorsque, couvert d’honneurs, il sera en 1963 élu à l’Académie Française. Singulier aveu, qui rejoint le regret constant d’Albert Londres de n’avoir pu trouver, entre deux reportages, le temps d’écrire autre chose … que des reportages. Un roman, déclare-t-il publiquement ? « Cela suppose qu’on s’arrête un moment, et j’ai bien peur de ne m’arrêter jamais ». (2) Dans une France où la presse demeure le seul accès à l’information, où le champ de la curiosité populaire augmente incessamment, les opportunités fourmillent pour qui a du talent, des idées, du culot. Sur le monde des Lettres, règnent les lois de la vitesse, de l'opportunisme, de l’argent. « La guerre avait appris à lire aux Français … Cet accroissement imprévu du nombre des acheteurs de livres explique les rapports nouveaux qui s’établirent entre auteurs, éditeurs et librairies. » raconte Galtier Boissière.(3)
Dans les colonnes de quotidiens dont les tirages impressionnent aujourd’hui (Le Petit Parisien, par exemple, tire à deux millions d’exemplaires), « une plume qui marche » est un produit providentiel, que s’arrachent les directeurs. La parole devient une forme de marchandise. Le phénomène n'est certes pas nouveau : Henri Béraud cependant, le constate avec ironie (4) :
« Lousteau vivait d’écrire un article par semaine. Tant de facilité émerveillait et effrayait Barbey d’Aurevilly. Un article par jour ne suffit plus à nourrir son auteur. Il lui faut, à présent, se colleter avec l’idée qui s’échappe ; il doit saisir à la gorge sa propre pensée. Il se règle lui-même comme un luminoir à écrits. Il s’use. Il jette au vent le meilleur de lui-même. »
Joseph Kessel, Albert Londres, Henri Béraud : trois reporters de l'entre deux-guerres, dont les destins divergents prennent chacun racine sur ce même Vieux Continent, celui d'après le Traité de Versailles et d'avant le Rideau de Fer. Une terre véritablement engloutie, à présent. Continent sillonné par des express aux couleurs rouges et bleues, aux couloirs déserts et tapissés sous les lampes en veilleuses par les portes de sleepings aux judas bien clos. Europe à multiples langues et multiples monnaies. De l'Arc de Triomphe à la porte de Brandebourg, c’est alors l’affaire d’une petite journée pour un train hennissant sur ses rails. Albert Londres n'est jamais revenu de son voyage en Chine en 1932. Henri Béraud est mort tristement, après son long et scandaleux emprisonnement au bagne de l'île de Ré, en 1958. Kessel, quant à lui, s'est éteint progressivement en 1979, au coin de son feu et les pieds dans ses pantoufles. Quant à cette Europe, leur Europe, elle a donné naissance au mythe du petit reporter dont le trop lisse Tintin demeure de nos jours une sorte d'icone hygiénique.
1 Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du lion
2 Interview à Gringoire du 19 juillet 1929, cité par Pierre Assouline dans la biographie que ce dernier consacre à Albert Londres.
3.Jean Galtier Boissière Mémoires d'un Parisien
4. Henri Béraud Le Flaneur Salarié
08:30 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, journalisme, galtier boissière, béraud, reportages, albert londres |
jeudi, 14 février 2008
Mais où sont les polémistes d'antan
Le 9 novembre 1944, Georges Bernanos rédige un article, « La France dans le monde de demain », que je relisais ce matin. (1) Et tandis que le bus tournait dans les rues sombres de la ville où ne se distinguait vraiment que le rond des lampadaires dans une brume sale et de pollution, je me disais que les polémistes de naguère croyaient encore à la possibilité de bousculer la société par le moyen d'un livre. (« J'ai la conviction de parler au nom d'un grand nombre de Français » écrit Bernanos). De quelque bord qu'ils fussent, ils croyaient à leur cause. (« O vous qui me lisez, commencez par le commencement, commencez par ne pas désespérer de la Liberté ») Tels les anciens soldats, ils allaient, armés de figures, de lyrisme et de naïveté dans le sillon de leurs lignes. S'ils n'étaient pas tous prets à « mourir pour des idées », du moins croyaient-ils que la parole avait encore le pouvoir d'alerter les hommes, qu'il suffisait pour cela de mettre le paquet, voire d'en rajouter une louche. Extrait de cet article de Bernanos, contre la « civilisation des machines » à laquelle il oppose ce qui reste de la civilisation des Droits de l'Homme :
« L'énorme mécanisme de la Société moderne en impose à vos imaginations, à vos nerfs, comme si son développement inexorable devait tôt ou tard vous contraindre à livrer ce que vous ne lui donnerez pas de plein gré. Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre Liberté au nom des machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'Universelle Machinerie. Le danger n'est pas que vous finissiez par adorer les machines, mais que vous suiviez aveuglément la Collectivité - dictateur, Etat ou Parti - qui possède les machines, vous donne ou vous refuse la production des machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ».
Où en sommes-nous, soixante quatre ans plus tard ? A lire le bouquin d'Olliver Dyens, La condition inhumaine, qui se veut une réflexion critique sur ce même sujet, nous serions en plein marasme. Nous serions devenus, au centre des machines qui nous font naître, nous surveillent, nous guérissent, nous alimentent, nous instruisent, construisent nos villes et nos maisons, « une machine qui palpite »... La polémique s'arrête sur cette belle vue de l'esprit. En comparant l'écriture de Bernanos et celle de Dyens. on voit à quel point la technique (contre laquelle pestait Bernanos) a intégré, via la promotion de la linguistique et celle des sciences humaines, l'espace de la littérature comme celui de l'édition. Si bien que, ô vaste ironie, ô vaste fumisterie, même la pensée critique- même la polémique-, est devenue une technique. Je ne suis pas en train de dire que les polémistes du passé écrivaient sans technique : ils maîtrisaient évidemment toutes les règles de l'éloquence. Mais ils ne se laissaient pas, du moins les meilleurs d'entre eux, maîtriser par elle. Leur démonstration donnait encore à entendre la voix de leur passion, celle de leur désir, celle de leur colère. La sincérité de Bloy, malgré -et même contre le langage-, est, par exemple, évidente. Celle de Bernanos ne l'est pas moins. Si je trouve, dans l'édition contemporaine, si peu de polémistes dignes de ce nom, n'est-ce donc pas à cause « de cet homme habitué dès son enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner », cet homme que cette civilisation s'est efforcé, depuis une cinquantaine, d'années de former ?
(1)Il se trouve en annexe dans l'édition de poche de La France contre les robots.
11:35 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : polémistes, polémique, bernanos, bloy, littérature |
mardi, 12 février 2008
Saturation d'écrits
L'écrit se perd. C'est un constat effectué par tous ceux dont le métier est de se pencher sur des copies. Et pourtant, direz-vous, la société dans laquelle nous vivons est saturée de toute sorte d'écrits. Ecrits lapidaires, approximatifs, fautifs autant que multiples et bariolés. Ecrits identitaires ou communautaristes, brandis sur des écrans ou du papier, comme le sont de simples images. Ecrits pub, écrits slogan, écrits gros-titres... Partout, des écrits ; des écrits, cependant, que plus personne de visible ni d'incarné ne produit jamais sous nos yeux. Je me souviens, il y a déjà une bonne dizaine d'années de cela, m'être fait arracher un chèque des mains par la caissière d'une pizzeria qui - au demeurant - n'était pas des meilleures : "ne le remplissez pas, la machine s'en chargera...." Impression bizarre d'avoir presque pissé contre l'autel ou enfreint le protocole de je ne sais quelle cérémonie de fourmis. Etait-il désormais obscène d'écrire en public ? Et la machine s'est chargée d'écrire, en effet, le montant du chèque à ma place. Rien que du banal.
Rien que du banal que les enfants voient sans cesse se produire autour d'eux. Qui écrit encore, de façon réelle et régulière, de vrais textes dignes d'intérêt dans sa vie quotidienne ? Dans la saturation d'écrits qui nous environne, nous perdons collectivement l'écriture. Il n'y a bien que les collégiens, les lycéens et les étudiants auxquels d'indélicats conservateurs demandent encore de produire du texte écrit, et encore, pas toujours de façon manuscrite. Les résultats, maintes fois décrits autant que décriés, sont des résultats le plus souvent catastrophiques. Et le mouvement est irréversible. Car nous avons quitté la civilisation de l'écrit : l'écrit avait besoin d'espace, de temps, de nature, d'individus libres, autonomes, conscients, cultivés et singuliers. L'espace se restreint, le temps coagule, la nature se transforme, la culture se massifie, que dire des individus libres, autonomes, conscients, singuliers ? L'écrit ne pouvait se maintenir que dans un monde nuancé - où sont les nuances, dans la civilisation techno-médiatique de masses dans laquelle nous sommes entrés. Notre perception du monde est à la fois trop lourde et trop rapide pour l'écrit. Bien sûr, demeurent les irréductibles dont je fais partie - pour combien de temps, ou plutôt pour combien de générations ? Maîtriser correctement la langue écrite est encore perçu par beaucoup d'hommes et de femmes comme un acte encore nécessaire, certes. Mais nécessaire à sa survie, pas à sa vie. Un acte certes encore nécessaire, mais, déjà, un acte qui n'est plus du tout fondamental. Or un acte qui n'est plus perçu comme fondamental, dans quelque civilisation que ce soit, est condamné, à plus ou moins long terme, à disparaitre : « a quoi ça sert? » s'interrogent en effet en chœur les plus nombreux, qui sont toujours ceux que Bernanos appelait les imbéciles." Ainsi s'effaça de la mémoire du peuple l'habitude de croire et de prier, lorsque le système imposé à tous l'exigea de chacun. Car je suis convaincu que, de la même façon qu'on m'ôta le chèque à remplir des mains, on retira le livre de prières de celles de mes ancêtres. Avec de semblables arguments. Ainsi va la civilisation. Tant qu'à la fin elle se brise.
16:50 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : écriture, littérature, langue française, bernanos |
mardi, 05 février 2008
La disparition
Que dire de ces livres plats, sans relief, sans profondeur, dont la société du spectacle nous inonde ? Quel intérêt y avait-il, déjà, à lire un ouvrage consacré à la pauvre existence de Rachida Dati ? A celle, non moins exaltante, de Cécilia Sarkozy ? Et quel nouvel intérêt y aurait-il à se pencher sur l'un de ceux qui racontent la vie de Carla Bruni ?
Je remarque au passage que le e muet, qui laisse de façon si douce en suspens à l'oreille une consonne, ou bien qui lui permet de s'essoufler lentement dans un bruissement vaporeux, le e muet est bizarrement (ou tragiquement) absent du nom des femmes du président. Le nom et le prénom de chacune de ces dames qui ne donnent pas dans la nuance, au contraire, ne possèdent qu'une voyelle claironnante et sonnant sec en finale. Comme, entre parenthèses, celui de leur mentor Nicolas Sarkozy qui ignore aussi abruptement qu'un claquement de porte la tendre suggestion et la fine délicatesse du e muet si caractéristique de la langue de Bossuet (qu'il écorche d'ailleurs tant qu'il le peut). De la plus fermée (A, noir) à la plus ouverte (I rouge, disait Arthur.), les voyelles des femmes du président et du président lui-même sont donc sans mystère, sans ambiguïté, sans profondeur. Starlettes, tout au plus. De là à dire que celles et celui qui les portent sont, de même ....
Cette disparition ferait en tout cas une bonne intrigue pour un Pérec post-moderne qui aurait du temps à perdre à broder sur la vie de tous ces êtres insipides dont le destin n'est que de passer de rayons en rayons, tout en empochant un maximum de blé. Signes éphémères, pauvres livres de vent... "L'Art s'intéresse à l'objet pauvre, disait Tadeusz Kantor, pour le faire passer de la poubelle à l'Eternité." Belle formule inspirée du dadaïsme et du ready-made, façon Duchamp. Et pour de vrai, ni le banc de la Classe Morte, ni la roue du char du Retour d'Ulysse, ni le pistolet de Marcel Duchamp ne sont entièrement passés à la poubelle. Qui aurait, pourtant, la folie de vouloir sauver de la consommation frénétique dont ils sont les repoussants emblèmes tous ces haïs, icones si vertigineusement et si tragiquement vides et indignes du moindre e muet ?
17:30 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : politique, littérature, société, voyelles |
lundi, 04 février 2008
Un monde en toc
Assiégé par des rebelles, un palais présidentiel tremble. Dans un autre, un avocat véreux épouse une courtisane liposucée. Seul sur un banc, un homme lit la philosophie d'un Grec ancien, qu'on vient de lui fourguer avec le journal du soir. Au magasin bio du coin, une cliente antipathique se fait tirer son sac par un malfrat malin. Le lendemain, un club breton de CFA 2 sort d'une compétition footballistique pourrie un club pro. Quelques jours auparavant, le conseil d'administration d'une banque avait reconduit son PDG qui venait pourtant de laisser partir en fumée rien moins que 7 milliards d'euros. Ce qu'on retient des primaires aux Etats-unis, c'est que pour être noir, il faut quand même être né d'une mère blanche afin de partir à l'assaut de la Maison du même adjectif. Tout ça ne nous dit pas l'heure, assurément. Mais quand même.
On ne peut imaginer à ce jour le nombre de mères de famille âgées de la cinquantaine qui rêvent de voir leur progéniture, mâle ou femelle, s'imposer enfin à un jeu de téléréalité. Compensation narcissique ? Economique ? 78 millions d'euros, c'est le budget d'un film érigé à la gloire de la connerie française et diffusé dans le monde entier. Un traité rejeté par référendum est ratifié en catimini par des députés et sénateurs réunis en congrès à Versailles. Tous plus ou moins maqués dans une loge ou dans une autre. Cela ne sera que le énième calamiteux traité de Versailles. Celui-ci, nous dit-on, n'est qu'un mini. Comme les fourmis. Pendant ce temps, des millions de consommateurs de démocratie participative s'activent à préparer les élections municipales à venir, comme si ça devait changer quelque chose à leur morne existence. Dame, vous disent-ils, un maire, c'est un élu de proximité avec lequel on peut causer. Soit. Mais tout ça ne nous dit toujours pas l'heure.
A quoi bon, me direz-vous l'heure, l'heure ? « Nous disparaissons ». Tels sont les premiers mots d'un essai qui vient de paraître chez Flammarion (voir ci-contre). Analyse brillante, par son auteur canadien Ollivier DYENS, de la relation qui s'est tissée entre chacun d'entre nous et ceux que Georges Bernanos appelait déjà, en 1944, "les robots". Analyse brillante mais in fine décevante car finalement impuissante. Cet auteur, comme beaucoup de verbeux officiels, ne sort du rang que pour mieux aller y occuper une place un peu plus en tête au box-office des centres de distribution d'objets culturels. Le tout guidé par "l'effroi technologique" qui n'a pas l'air de le terroriser tant que ça, ni intellectuellement, ni moralement, ni spirituellement : car s'il n'y a rien à faire, véritablement, qu'être cette "machine qui palpite", alors pourquoi avoir écrit ce livre ? Et où sont passés les polémistes d'antan ? Techniciens, le seraient-ils devenus jusqu'aux confins de leurs lacunes? A ce rythme-là, le monde en toc ira, par nos soins, proliférant, en effet... Et qu'importe l'adjectif qu'un petit malin ira plaquer sur le mot condition. Cette prolifération, quand chacun d'entre nous et tout ce que nous consommons en fait partie, n'est plus même une condition. A quel point Beckett avait, non pas vu ( Qui voit ? Où sont les voyants, où sont les visionnaires ? ), mais subi - et décrit - juste ! Sous le ciel gris d'un monde en toc, pour se faire un chapeau de paille, toute l'actualité du monde, et tous les essais qu'on peut écrire à son sujet, ne suffit plus.
14:06 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : société, actualité, culture, politique, critique, littérature, beckett |
mercredi, 30 janvier 2008
Décasyllabe
Est-ce une plaisanterie ? Devant la craie brève du poème qu'à peine j'achève de tracer sur les dalles de la rue Berger vient de passer un individu aussi encravaté que pressé et qui poussait son sosie assis sur un fauteuil roulant. Le fait peut, certes, aisément s’expliquer : les jumeaux, comme d'ailleurs les handicapés, sont de plus en plus voyants dans les couloirs et les niches de la société. Personne, cependant, n’arrêtera jamais aussi longtemps son regard sur eux deux que je ne le fis. Etrangeté. C’était un couple de trentenaires, tous deux vêtus d'un costume de marque, l’un poussant, l’autre assis, nimbés également dans une citoyenneté rigide et triste, déjà fanés parmi la foule de l'après-midi : Celui qui était assis portait sur la sienne et sur ses genoux la mallette de celui qui poussait, comme s'il était sa seule famille sur Terre. Quoi d'essentiel dedans ? Ils n'avaient plus la même chevelure, et je ne saurais dire lequel des deux s'était teint. Comment, non plus, déceler lequel était l’original et lequel la copie ?
Relevant les yeux sur la foule, je découvris alors que tous, en la rue Berger jadis si ensoleillée, avaient l’air de faire tout de même, véhiculant contre soi, ou bien en soi, ou bien au pire au dedans de soi, la lourdeur empesée de son propre sosie, handicapé. Sosie comme préventif, contemplant la lointaine sécheresse et la fadeur martiale d'une aventure ici-bas déjà numérisée, et dont les mains posées sur les genoux n’oseraient plus ni bâtir, ni caresser, ni gifler, ni voler, ni mendier.
Et lequel tirant ?
Et lequel poussant ?
Mon trouble passé, je reprenais là où je les avais laissés le lent cheminement et la patiente répartition sur le sol des lettres du décasyllabe du matin, du soir ou de la nuit, que sais-je ?
Mais qui creusa ma paume, ô ! si peinée ?
15:00 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, décasyllabe, solko |
samedi, 26 janvier 2008
Si Cérès m'était contée...
Cette coupure demeure aujourd'hui l'une des plus recherchées sur le marché numismatique, en raison, de sa valeur faciale- unique, il est vrai, dans l'histoire du billet français (300 francs).
Elle représente sous un jour pour le moins moderne le visage de la déesse CERES, déesse latine des moissons, du blé, mais également de la semence, de la prodigalité, de la fécondité et de la jouissance féminine, comme le rappelle en souriant le bon vieux Saint Augustin de La Cité de Dieu.
Bien connue des philatélistes, CERES l'est aussi des numismates : la Banque de France, en effet, la pratique depuis le dix-neuvième siècle, et l'on trouve son portrait en filigrane sur de nombreux billets antérieurs à celui du Clément Serveau mis en circulation à l'occasion de l'échange de billets de 1944.
Mère au cœur inconsolé, qui perdit à jamais son enfant, Cérès est devenue pourtant la figure de la mère nourricière universelle, adorée et célébrée à Eleusis.
Pourquoi La Fontaine, dans le Pouvoir des Fables, la fait-il aller si bon train, en compagnie d'une anguille et d'une hirondelle ? Le peuple tout entier, en tout cas, se demande comment elle passera le fleuve, quand le fabuliste interrompt son récit pour amener sa morale :
Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Pour en revenir au billet, j'ai toujours trouvé dans son dessin ce qu'il faut de sensualité et de sévérité pour former ce qu'on appelle un beau visage : cet ovale assez long et rond, ma foi, cette chair rosée sur fond d'écran blanc, bien que saisi de trois-quarts; ces fossettes, ces lèvres pulpeuses, ce regard marron, la ligne de ce cou puissant et fin. Un accessoire, surtout, attire l'œil, ce foulard fait d'épis de blés, dont au centre repose une sorte de coquillage nacré.
La création de ce billet remonte à l’année 1938, et à son climat international « tendu ». La Banque de France qui a besoin de billets de réserve décide de toute urgence la création de deux valeurs, l’une 300, l’autre de 3000 francs. Seule la première verra vraiment le jour, d’après une maquette de Clément Serveau destinée depuis le début des années 1930 à une coupure de 10 francs, avec en son verso l’effigie de Mercure, dieu du commerce et des voyageurs, assimilé durant l’ère classique à l’Hermes grec.
Mais alors que ces billets sont sur le pont d’être émis, les accords de Munich apaisent la tension et on sursoit donc à leur impression définitive.
Au mois d'Août 1944, les autorités allemandes à la veille de leur départ exigeant un acompte sur les indemnités d'occupation, Monsieur Favre-Gilly alors secrétaire général de la Banque de France propose en règlement cette coupure de réserve ainsi que le billet de 5000 Francs dit "de l'empire colonial". Les allemands refusèrent ces billets compte tenu du fait qu'ils n'avaient jamais été mis en circulation, considérant qu'ils n'avaient aucun pouvoir libératoire. Il faudra attendre le 5 Juin 1945 pour que l'échange des billets oblige la mise en circulation du 300 Frs type 1938 ainsi que le 5000 Frs type 1942 Union Française alors gardé en réserve. Ces deux coupures seront rapidement retirées en 1948.
L’histoire de ce billet est, on l’a compris tourmentée. Il sera d’ailleurs retiré de la circulation, en même temps que l’Empire Français, en 1948.
Et c’est ainsi que la Cérès des années trente va devenir une héroïne de la Libération.
J’imagine en ces années-là Jean Paul Sartre et Maurice Merleau Ponty, enfilant la rue des Saints-Pères en débattant du premier numéro d'une revue de gauche qu'ensemble ils viennent de fonder. En se dirigeant vers la rue Sébastien Bottin, ils passent devant une photo de Clark Gable et Vivien Leigh : Six ans après sa sortie aux Etats-Unis, Autant en emporte le vent arrive à Paris.
Le temps est un temps d'octobre, un ciel un peu venteux, gris et filandreux sur une capitale pas encore remise des traces les plus douloureuses de la guerre... Non loin d'eux, le deuxième sexe trottine à bons pas, et ses talons pas encore plats claquent l'asphalte fraîchement humide : une Cérès aux Temps Modernes, ce billet en main...
Je l'imagine fort bien, Simone, se faufiler vers une boutique de Saint-Germain située entre deux cinémas - on jouerait dans l'un La Belle et la Bête de Jean Cocteau et dans l'autre Les Enfants du Paradis de Marcel Carné. Elle aurait donc ce billet à la main et pour trois cent francs s'offrirait l'un de ces foulards à la Cérès, puis le nouerait sur sa brune chevelure. Ne trouvez-vous pas cette ressemblance éloquente ?
Pas plus qu'on ne nait Cérès, en des temps antiques comme en un siècle plus moderne, « on ne naît pas femme, on le devient ».
Il ferait beau voir le contraire.
08:00 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : cérès, simone de beauvoir, billets français, écriture, littérature |
lundi, 31 décembre 2007
Tables d'antan
Dans ses Oisivetés du sieur Puitspelu, Clair Tisseur inaugure un genre de littérature fort spéciale, la littérature gastronomique. Manger, affirme-t-il, est une chose d’esprit par laquelle l’homme se distingue de l’animal. :
« Car ne soyez point assez sots de croire qu’un bon morceau se goûte seulement avec le palais ; il se goûte bien plus avec l’esprit. Le palais n’est qu’un agent de transmission. C’est comme si vous disiez d’un Raphaël ou qu’un Ruysdaël qu’il se juge avec les yeux. Apprenez que vous jugez d’un plat exactement avec les mêmes facultés de comparaison, de réflexion, de généralisation, qui vous font juger d’une pièce de vers, d’un tableau ou d’un opéra. »
C’est pourquoi il n’est de bon repas qui ne se fasse sans commentaire :
« Car, si vous visitiez un musée en compagnie d’artistes amis, ne vous éclaireriez-vous point de vos impressions et de vos idées respectives ? Et ne croyez point qu’un bon repas ne soit pas le meilleur des tableaux ? Manger d’une bonne chose sans en parler, autant dire que les caresses entre amoureux se peuvent échanger sans doux propos »
Le repas pris en commun, voilà ce qui le rend savoureux :
« C’est grand heur que de manger bien et bon, et boire d’autant, mais qui n’existe qu’à condition d’avoir en face de soi des visages amis ».
Ayant défini ainsi les conditions de la bonne table, Puitspelu affirme que « les dîners lyonnais ont plus que tous les autres en partage ce parfum de la cordialité. »
Quelques années plus tard, Vingtrinier prolonge la chanson un peu sur le même air, avec trois chapitres entiers consacrés, dans La Vie Lyonnaise, au « Ventre de Lyon », à « Lyon à table », au « Gosier de Lyon ». Dans la lignée de Nizier de Puitspelu, il cite avec une sorte de mélancolie admirative les immenses plats chargés de viande, de poissons et de légumes qu’on dévorait sous l’Ancien Régime. Énumérations à la Rabelais de volailles (chapons, poules, poulets, coqs d’Inde, canards, oies, pigeons et paons...), de gibiers à plumes (cigognes, hérons, aigrettes, cygnes, grues, perdrix, cailles, ramiers, tourterelles, faisans, merles et mauviettes, bécasses, becfigues, ortolans, gélinotte de bois, poules d’eau, sarcelles, canetons sauvages, outardes, râles) ou à poils (lièvres, lapins, daims, faons) et de poissons d’eau douce (ablettes, anguilles, barbeaux, brochets, carpes, chatouilles, écrevisses, goujons, lancerons, perches, tanches, truites, ombres...). De quoi se désoler du manque d’opulence des tables démocratiques, conclut-il, « la Révolution ayant coupé l’appétit à ceux dont elle avait épargné la tête. ».
Pouvoir d'achat en berne, moral, dit-on, dans les chaussettes, les Français termineraient mal l'année 2007 ? Tsss tsss... On a, il est vrai, l'impression qu'une majorité parmi eux se réjouissent avec Sarkozy d'avoir échappé à Royal, tandis que l'inverse aurait pu tout aussi bien arriver. Souhaitons-nous une année 2008 pleine de santé, prospérité, bonheur, paix et bonne chère, si les uns veulent bien aller de pair avec les autres. Joyeuses fêtes à toutes et tous.
20:20 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, société, lyon, gastronomie, culture, reveillon, sarkozy |