lundi, 21 avril 2008
Le Père Coquillat
Les illustres disparus ont leur plaque commémorative pour se rappeler à la mémoire des badauds. Si vous vous promenez à Lyon, dans le premier arrondissement, vous en trouverez-une au 7 de la rue Diderot (à l’endroit où ça grimpe) qui, en substance, raconte cela :
« Ici a fonctionné le Thiatre lyonnais de la Gaieté créé par le Père COQUILLAT (1831-1915). AMICAL COQUILLAT EN SOUVENIR »
Un vieux prospectus, à présent : Théâtre de la Gaîté – 7 rue Diderot Dimanche 2 mai – Pour la première fois à Lyon, le plus grand succès de l’Ambigu : LA MOME AUX BEAUX YEUX - Drame en six tableaux… Suit le détail des tableaux du mélodrame populaire : « Une égarée – La nuit sinistre – Le rapide de Mulhouse – Folie d’Amour – Ce qu’on voit à travers une fenêtre. Les fleurs poussent... »
Une centaine de personnes se coudoient dans la salle, les jours où son propriétaire a fait le plein. Une galerie, au-dessus, en supporte cinquante autres. Une petite scène, la rampe éclairée avec des becs de gaz que le patron des lieux venait parfois régler en cours de spectacle. Neuf toiles de fond pour les décors, huit trappes pour les effets spéciaux. Le chahut est fréquent dans l’assistance où tout le monde se connaît car tous sont gens de la Colline ou du Plateau.
Maintes-fois le Père Coquillat doit suspendre la représentation.
A l’entracte, il rappelle « qu’on est prié de pas pisser dans la cour ».
Description qu’en fait Henri Béraud en 1912 (Marrons de Lyon, « Théâtres à côté ») :
« Le Père Coquillat est un vieillard sec et droit. Il s’exprime d’une voix claire et trainante, avec de pittoresques locutions, en bon canut qu’il est. Car l’art dramatique, auquel il a pourtant dédié sa vie, n’est pour lui qu’un accessoire : le père Coquillat n’a jamais cultivé les planches qu’en amateur, à temps perdu. Son métier de tisseur est là, derrière son théâtre, et le bistenclac en retentit pendant les longues laborieuses. Seulement, chaque soir venu, le canut se fait impresario. Il pose sa navette et d’un pied de jeune premier, court au-devant des enthousiasmes populaires… »
Et de fait, tous les mélodrames et tous les vaudevilles du célèbre Boulevard du Crime parisien sont passés par la modeste scène de la rue Diderot : Les Deux Orphelines, La Porteuse de Pain, La Tour de Nesle, Le Bossu, Le Chevalier de Maison Rouge, Les Pirates de la savane, Julie ou la Fille du marchand de coco, Michel Strogoff, et même Ruy Blas... Répertoire d’un peuple et d’une époque. Né un an tout juste après 1830, sa bataille d’Hernani et sa Révolution de Juillet, le Père Coquillat, en homme pas pressé et toujours un peu décalé, mourut un an après 1914, le suicide de l’Europe et du « monde d’hier », comme l’entend Stefan Zweig. Le vieux théâtre des canuts d’antan demeure, comme un reliquat auquel on n'ose toucher, car on ne sait trop qu'en faire. Alors la mairie du 1er arrondissement de Lyon en a fait une salle municipale dans laquelle elle héberge des associations et tient des conseils de quartier. Patronage.
Quelques mots savoureux du peintre Pierre Combet-Descombes qui, durant son adolescence, fut un spectateur assidu des productions du père Coquillat : « Vrai théâtre populaire, dans lequel jouaient les gens du quartier, ouvriers ou employés de magasin, un public de vrais gens»
Vrai théâtre populaire ...
En ces temps-là ...
Sur le père Coquillat, d'autres informations ICI
10:14 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, théâtre, lyon, marmite colbert, coquillat |
mardi, 15 avril 2008
L'esprit des lois
Sur la page du site de l'Académie Française qui lui est consacrée, on précise qu'il y eut fort peu de monde aux obsèques de Charles de Montesquieu. Etrange information. Contre-éloge ou médisance ? A l'aube du 10 février 1755 , Charles de Secondat, baron de Montesquieu mourut dans sa soixante sixième année, d'une vile pneumonie, loin de ses vignes, de ses arbres, de sa famille, de ses armes et de ses vins. Sa dépouille fut inhumée à la hâte dans une chapelle latérale de la vieille église de Saint-Sulpice.
De fait, on ne possède aucune relation écrite de ses obsèques, ni mention du nom de qui célébra l'office, ni l'écho de quelque hommage rendu au « législateur de l'Europe » par ses pairs. Comme la mort d'Hugo laissa, plus tard, la place libre à l'impatient Zola, Voltaire en premier lieu et quelques Encyclopédistes en second durent sans doute se réjouir de la disparition de cet encombrant aîné, qui venait de triompher avec éclat de la cabale menée par les jésuites et les jansénistes contre L'Esprit des Lois. Ses restes ne survécurent pas à la tempête révolutionnaire et lorsque les chefs de la révolution thermidorienne souhaitèrent les transférer au Panthéon, ils ne les retrouvèrent pas.
« C'est une sotte chose que son propre portrait », avait écrit le Président dans ses Pensées. Il avait attendu la soixantaine venue, en effet, pour faire effectuer le sien par l'illustre graveur suisse Jean Dassier, attaché à la monnaie de Londres, artiste dont la réputation était alors immense. Col ouvert, cheveu libre, fin visage au nez hardi, il apparaît de profil, tel un sage véritablement antique sur la ronde médaille. De ce profil s'inspirèrent tous les peintres et les sculpteurs qui durent par la suite réaliser l'image du Seigneur de la Brède et créateur des Lettres Persanes. Ses biographes ont tous reproduit sa phrase d'accueil au graveur, venu spécialement de Londres :
« Monsieur Dassier, je n'ai jamais voulu laisser faire mon portrait à personne. La Tour, et plusieurs autres peintres célèbres qu'il nomma m'ont persécuté pour cela pendant longtemps. mais ce que je n'ai pas fait pour eux, je le ferai pour vous. Je sais qu'on ne résiste pas au burin de Dassier, et qu'il y aurait plus d'orgueil à refuser votre proposition qu'à l'accepter »
Des souvenirs personnels ont associé à jamais dans mon esprit ce billet ludique et grave aux plateaux de fruits de mer et aux choucroutes garnies de la Brasserie d'Alesia à Paris. La saveur des huîtres de novembre et des saucisses de février que les Montesquieu d'alors me permirent de savourer et d'engloutir tout à la fois est immuable en mon palais. Une certaine foi dans le politique, également, qui flotta quelques années dans l'air après l'élection de François Mitterand, me semble contenue en filigrane dans le vert un peu fané de ce billet mouvementé : La tête comme coupée du Seigneur de la Brède ne donne-t-elle pas l'impression de le traverser d'un coup vif, un peu comme le rêve et l'illusion traversèrent, en ce début des années quatre vingt, la plupart des citoyens d'un peuple, aujourd'hui inquiet de ce qui demeure sous l’ère Sarkozy l'esprit de ses lois?
09:10 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : montesquieu, billets français, culture, francs, littérature |
mercredi, 26 mars 2008
Un regard sur le théâtre du monde
Sur son blog "théatrum mundi", Pascal Adam a écrit un très beau texte, diaboliquement lucide : "une clope de Paques". Et comme il n'est pas possible de lui laisser de commentaires, je dirai ici à quel point j'ai trouvé ce texte juste. Oui, au coeur de la "modernité" et de ses pseudo-créateurs", c'est trop souvent le mépris pour ne pas dire la haine de "l'ancien monde" et de la vieille Chrétienté qui s'exprime. Pascal Adam s'en prend à tous ces "artistes", qui furent à la culture ce que les concepteurs de mobilier urbain sont au paysage. Ah, ces lampadaires en bordures de chemins vicinaux... Nous habitions un monde dont la scène, les paysages, les vallées, les collines, les rivières et les cieux étaient chrétiens : le monde de nos pères dont la brutalité, au contraire de la nôtre, était moins massive, et l'arrogance moins destructrice... La machine, le système, l'entreprise, c'est vrai, applatissent, cloisonnent, juxtaposent, et livrent en spectacles, c'est à dire hors de toute signification, tout ce qui était, jadis, utile, juste et beau. "Petits sabotages internes à cette machine de mort", pas seulement mort du paysage, mort de l'être, aussi, qui le regarde. Car comment ne pas être triste jusqu'à la mort devant les dégats déjà occasionnés ? Flânant un jour dans le Brionnais (une région pourtant préservée - pour combien de temps encore ?), j'entendis quelqu'un jurer contre ces maires dociles et incultes qui délivrent des permis de construire n'importe comment, et qu'il faudrait "bâtonner à mort et laisser sans sépulture"... De même, vous trouverez toujours, parmi cette foule d'élus municipaux, des imbéciles préposés à la culture pour vous lâcher à l'oreille d'un air sentencieux que c'est génial de rendre l'église au théâtre, puisque hein, comme ça, voilà, elle retourne à ses origines...
C'est Bernanos qui rappelait souvent que, pour aimer sa patrie, il fallait aimer ses paysages; et pour aimer ses paysages, il fallait les avoir lus d'abord, avant de les avoir regardés. C'est bien l'allée de peupliers de Proust qui, en effet, a planté en moi un germe d'admiration pour toute allée de peupliers. A Chateaubriand, je dois le presbytère abandonné, le cimetière recouvert de mousses et de lierres, où qu'ils se trouvent, et quels qu'ils soient. A Nerval, la haie verdoyante en bordure d'un pré. A Barbey, la poésie primitive des landes... Que nous ont-ils fait, ces paysages "d'Ardennes ou du Jura, des Vosges ou de Haute-Marne" pour que nous persistions indéfiniment à les détruire ? Rien. Mais nous sommes devenus un peuple profondément illétré. Trop de gens, qui n'ont jamais fait que lire des BD, aller au ciné ou regarder la télé ne les ont jamais lus, ces paysages. Sont-ils pour autant morts ( les paysages, pas les gens ) ? Allez sur le blog de Pascal Adam lire son très beau texte, vous comprendez que non.
14:57 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : théâtre, christianisme, littérature, paysage |
samedi, 22 mars 2008
Bergère, ô tour Eiffel
"Le billet de 200 francs à l’effigie de Gustave Eiffel (1832-1923) rend hommage au génie créatif et au talent de cet ingénieur à travers son chef-d’oeuvre le plus connu, la Tour Eiffel, construite pour l’Exposition universelle de 1889. La Tour Eiffel illustre à merveille la révolution que constitua l’introduction du fer dans l’art de la construction et symbolise l’esprit d’invention et de découverte de la fin du XIXe siècle." C'est ainsi que la BdF présente au public l'émission, fin octobre 1996, de son nouveau billet de 200 francs. Il fait partie de la dernière gamme du Franc, gamme hyper sécurisée ( filigrane, strap, motifs à couleurs variables, encre incolore brillante, transvision, microlettres, numérotation magnétique, code infrarouge...) où l'on rencontre également le Saint Exupéry, le Cézanne et le Curie. Ces billets de la dernière série, qui ressemblent à des coffre-forts, sont de véritables allégories de la société qu'on met alors en place, monde de codes, d'alarmes et de surveillance-vidéo : Sont-ils encore des francs ( rappelons que franc signifie libre ) ou déjà des euros ? Ce que le prospectus de la Banque de France omet de dire, c'est qu'Eiffel et sa Tour ont remplacé in extremis un autre projet consacré aux frères Lumière et au cinéma, projet brusquement abandonné en raison d'une polémique quant à l'attitude des deux frères durant le gouvernement de Vichy.
Au recto, le portrait de Gustave Eiffel se détache devant la silhouette du viaduc de Garabit, construit entre 1880 et 1884 dans le Massif central. Eiffel a la barbe bien coupée et la mêche dynamique des sages élèves de la Modernité. Il regarde vers la gauche ( vers le passé, dit-on). De part et d’autre de l’arche métallique du viaduc, des lignes courbes violettes, bleues, rouges et jaunes — inspirées d’une étude aérodynamique du patron — forment des cercles concentriques et symbolisent le mouvement. À l’arrière plan du portrait, on distingue le détail d’une charpente évoquant la Tour Eiffel, dont la structure métallique seule pèse 7 300 tonnes (avec les équipements, le poids total de la Tour s’élève à plus de 10 000 tonnes). Au verso, une vue de la Tour Eiffel et du Champ de Mars lors de l’Exposition universelle de 1889. Au loin, le dôme du Palais des Beaux-Arts ainsi que la verrière de la Galerie des Machines, construite à l’occasion de la même exposition et démolie au début du XXe siècle. En haut, à gauche du filigrane, une partie de la structure métallique de la Tour Eiffel est reproduite de manière symbolique ; lors de la construction de l’ouvrage, 2 500 000 rivets ont été utilisés pour assembler les quelques 18 000 pièces composant l’édifice. "Nul monument, depuis les cathédrales et peut-être depuis les pyramides, n'a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l'humanité, écrit Rémy de Gourmont en 1901 dans Le Chemin de Velours. Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l'étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d'émotions. On chercha à le détourner, il était trop tard, le succès était venu.", Léon Bloy consacre un article entier (qu'on peut trouver dans Belluaires et Porchers) à la promenade qu'il effectua dans les entrailles de cette nouvelle dame de fer, alors qu'elle n'était pas même achevée. Pages sublimes d'ironie, dans lequel il se réjouit du fait que les ferrailleurs, dont les poutrelles métalliques sont désormais capables de rivaliser avec la pierre des bâtisseurs de cathédrales, devront se montrer à la hauteur de leur moderne ministère. " Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel..." : Tout le monde connait la pétition des artistes contre l'érection de la Tour, qui parut dans le Temps du 14 février 1887, parmi lesquels on retrouve François Coppée, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant... Pour clore cet article, il resterait à se demander si le nombre de Japonais qui ont effectivement photographié cette foutue tour de Gustave est bien, comme l'affirma un jour Serge Gainsbourg ivre à Michel Debré enrhumé, supérieur de trente fois la population autrichienne d'avant-guerre au nombre de libéllules vivant au Vénézuela. Mais une telle vérification, votre serviteur ne se sent pas capable de l'établir avec exactitude. Il suffit de croire, avec l'éditeur du Guide du Routard et celui des oeuvres d'Amélie Nothomb, que ce chiffre est élevé. Très élevé. Autant que le nombre de Monégasques qui photographièrent le viaduc de Garabit ? A l'âge du numérique, nul ne le saurait dire. Et c'est ainsi qu'Eiffel est grand.
08:23 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, eiffel, billets français, belle époque, société, culture |
mercredi, 19 mars 2008
De la Terreur et d'autres querelles
Ce week-end, j'ai relu Les Fleurs de Tarbes. Je dis "relu", parce que j'avais déjà visité ce titre, il y a plusieurs années. En musardant sur les quais, il y a quelques mois de cela, j'avais acheté un vieil exemplaire de la NRF, d'un assez bon marché. C'était, me sembla-t-il, un autre temps, voire un temps carrément autre, ce temps où l'on s'indignait que régnât la Terreur dans les Lettres. Que dirait Paulhan quelques soixante-sept ans plus tard ? Chasser le lieu commun, il revient au galop : à la fin du dix-neuvième siècle, Rémy de Gourmont avait dénoncé le règne du lieu commun sur la production littéraire, notamment au sein de la littérature naturaliste de l'époque. Après Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues, Bloy en avait brillamment établi l'Exégèse. Le lieu commun, symbole de l'écrivain bourgeois, était en sourdine honni de tous. Alors vint Paulhan qui dénonça la Terreur que tous les pourfendeurs de lieux communs avaient fini par semer autour d'eux. Le serpent se mordit si bien la queue que plus personne ne put dire si, pour pénétrer dans l'enclos d'un jardin public, à Tarbes comme ailleurs, il convenait ou non de se chausser vraiment d'un bouquet. Heureuse époque, que celle où le débat faisait ainsi querelle. Heureuse époque. Après l'Epuration qui liquida sans vergogne quelques auteurs ( je songe notamment à l'excellent Béraud et à sa Croisade des Longues Figures menée avec Kessel, Mac Orlan et Carco contre Saints Gide, Claudel et autres gallimardeux - cf. "la nature a horreur du Gide"), la Terreur s'est en quelque sorte institutionnalisée via les quelques gurus sacrés incontournables du structuralisme. L'Université fit régner une sorte de Terreur douce sur deux ou trois générations d'étudiants plus ou moins lettrés. Terreur par éclipse ou omission durant quelques décennies, écartant de ses programmes et de ses travaux tous les "réacs" et les "fachos", jusqu'à ce que cette pseudo Querelle des Anciens et des Modernes s'estompe définitivement parce que, pas davantage que de passeports bleus, on n'avait encore besoin de querelles littéraires dans le nouveau monde. Sous l'égide de l'atroce maison Fnac et grâce aux bons soins de Sa majesté Pivot, le livre devint un produit de consommation courante comme un autre, et les écrivains, les membres résignés d'une profession médiatisée comme une autre Si Les Fleurs de Tarbes sont encore réunies en bouquets, c'est en bouquets plutôt secs, il faut le dire, en rajoutant d'un oeil morne hélas ou tant mieux. Des bouquets comme il en trône sur certaines commodes cirées en d'austères appartements méticuleusement entretenus, ou comme il s'en vend à l'encan en quelques arrière-salles de commissaires priseurs mal lunés. Le style, c'était affaire de lectorat. Pas de public.
15:50 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paulhan, gourmont, béraud, littérature, critique, culture |
mardi, 18 mars 2008
Je me prive de rien
Pourquoi me priverais-je ? Mes ancêtres, serfs, esclaves ou gladiateurs, ont été ou se sont tellement privés de tout, jadis. De tout ! Avec les moyens technologiques dont nous disposons dans notre société, je peux assouvir avec un seul ticket en main mes frustrations et celles qu'ils m'ont léguées, concrétiser mes fantasmes ainsi que les leurs. Ah, le marketing ! Par exemple, si je suis une black, je peux me teindre en Marylin pour aller draguer, et si je suis blond, me relooker façon pote avec des tresses africaines sympas sympas. Et tutti quanti. Ce n'est pas un style que j'adopte, c'est leurs voeux que je comble, si si ! Et je me sens bien comme ça. Ni mon esprit que je gave, mais le leur. Devant un tel déluge de merveilles, la notion même de privation m'est insupportable ! Quand je pense que mon grand frère n'avait même pas de portable ! Mon père même pas de GPV ! Et mon grand-père même pas de télé... La famille Même pas, pour tout dire. Je rachète. Je rachète à tour de bras, moi qui suis enfin libre et cultivé. Dites vous bien que mon arrière grand-mère n'a jamais connu la pilule ! Et mon arrière grand-père, qui ne savait pas skier, jamais vu la mer ! Mais comment faisaient-ils ? Pauvres gens ! Comment faisaient-ils ? Il parait qu'ils se lavaient à l'eau presque froide dans des baquets ! Qu'ils péchaient le poisson dans les rivières ! Et qu'au lieu de télécharger de la musique, ils chantaient ! Quelle horreur ! Moi, c'est un tout autre genre. Moi, je me prive de rien.
"Nous oublions toujours, quand nous comparons le passé au présent, de considérer à quel point le présent est débiteur du passé. En naissant, ou quelques années plus tard, nous nous trouvons les maîtres d'un mécanisme immense et compliqué qui nous parait, ou peu s'en faut, faire partie de la nature. Les villes sont à ce point de vue de mauvaises écoles philosophiques. Quand on a vécu en des campagnes où on manque de presque tout, on se fait déjà une meilleure idée du passé. On apprécie mieux la solidité des fondations établies par les générations anciennes. Les mille petites commodités, les petits luxes modernes nous cachent l'essentiel de la civilisation. En avoir été privé, c'est souvent en apprécier l'inutilité. Mais il y a une partie stable, très ancienne, dont l'homme ne pourrait être dépouillé sans cesser d'être l'homme. Or cette partie ancienne, si on y réfléchit, on trouvera qu'elle n'est pas seulement la plus utile, mais qu'elle est aussi la plus belle. "
1 Rémy de Gourmont, "Une loi de constance intellectuelle" - La Culture des Idées.
09:38 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, gourmont, société, culture |
samedi, 15 mars 2008
Le petit misérable
C'était le temps des numéros de téléphone à quatre chiffres : Balzac 02-04 / Danton 67-78 / Odéon 87-19 ...
Au verso, le front haut ceint de la couronne blanche, le regard droit, la barbe enneigée de Père éternel, l'homme de la Place Royale (actuellement place des Vosges ) et des promenades nocturnes et consignées dans les Choses Vues. Deux jours après son élection à l'Académie Française ( Toto académicien ! s'était écriée Juliette...) au fauteuil de Népomucène Lemercier, le 9 janvier 1841...
IL relate en parlant de soi à la troisième personne (comme plus tard le fera A.D.) la querelle, dont IL est le témoin, entre un jeune bourgeois et une non moins jeune prostituée. Débarquent alors un essaim de sergents de ville : « Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l'homme : - Tu en as pour six mois ». Le récit se poursuit : IL ( V.H., pas A.D.) vit la pauvre femme se traîner de désespoir par terre, s'arracher les cheveux; la compassion le gagna, IL se mit à réfléchir. Et voilà V.H, magnanimement travaillé par la Conscience, en train de signer une déposition contredisant les dires des vils sergents de ville. A ce prix-là (un autographe d'une telle patte, bigre!), la fille est relâchée, bien sûr.
IL, l'Académicien, devient à peu de frais le shérif de la Conscience Pure, le Robin des bois de la Veuve et de l'Orphelin, le douanier intransigeant de la Bonté morale en passe de devenir républicaine. Bref, une légende. « Ces malheureuses femmes ne sont pas seulement étonnées et reconnaissantes quand on est compatissant envers elles, elles ne le sont pas moins quand on est juste. » Le maître-mot hugolien est lâché. Ah, Victor ! On le retrouvera, ce même mot, vingt-et-un ans plus tard dans le premier livre des Misérables lors de la scène entre Fantine, M. Madeleine et Javert : « Allons marche ! Tu as tes six mois. Le Père éternel en personne n'y pourrait rien » : Même au cours de ses passages les plus pathétiques, Barbe Blanche savait manier l'humour.
Au recto, l'homme du Panthéon. Trajectoire normal : l’académicien est entre temps devenu la légende républicaine. Poète millionnaire dans un cercueil de pauvre. « J'étais élevé, témoigne Léon Daudet dans Fantômes et Vivants, dans la vénération de Hugo. Mes grands parents maternels, tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains, savaient par coeur Les Châtiments, La Légende des Siècles, Les Misérables... »
Léon Daudet retrace sa première rencontre avec "l'oracle trapu aux yeux bleus, à la barbe blanche" que le billet de la BdF à présent reproduit devant le Panthéon : "Il articule distinctement ces mots : La terre m'appelle, qui ne pouvaient avoir qu'une grande portée, un sens mystérieux..." Dans ses Souvenirs sans fin, André Salmon brosse le tableau du même fétichisme ridicule autour du vieil Hugo en racontant comment Pierre Quillard ne quitta "le très riche et très encombré appartement de la rue d'Eylau" qu'après avoir recueilli avec des ciseaux "une touffe des poils du chat du maître". L'entrée du cadavre de ce dernier au Panthéon fut le prétexte à des fêtes mémorables, ponctuées par une marche de Chopin et un hymne de Saint-Saëns, jusqu'à cette crypte froide où, narre Daudet, "la torche symbolique qui sort de la tombe de Rousseau a l'air d'une macabre plaisanterie, comme si l'auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l'auteur des Misérables."
Dès son émission en 1954, le billet à l'effigie d'Hugo (qui remplaça le projet initial d'un Louis XIV, jugé trop équivoque pour une république) fut surnommé le petit misérable. Tristounet, jugea le populo, peut-être parce qu’on ne pouvait pas se payer grand-chose avec. . Tristounet ! Plutôt que cet académicien austère et soucieux dans son complet bleu, prenant la pose au-devant de bâ.timents officiels à la silhouette aussi empesée que les alexandrins de La Fin de Satan, le populo aurait probablement préféré un Victor beaucoup plus jeune, plus chevelu et plus fougueux, un véritable Toto, quoi, à la façon du temps des batailles romantiques, un mage véritable comme l'aurait prononcé en chaire le professeur Paul Bénichou ! C'est, au passage, l'occasion de rendre hommage à Jacques Seebacher pour qui « l'image de l'écho trop sonore du moulin à antithèses, du mélimélo dramaturge démagogue, du satyre torrentiel, du politique ridicule, bref, de l'exagéré en tous sens » n'a jamais correspondu à la réalité.
Au vrai, n'était-ce pas, au temps des numéros de téléphone à quatre chiffres, le billet de Monsieur Pinay, celui de Mendes France et d'Edgar Faure ? Entre une nouvelle Citroën, un steak frite et un match de catch, on regrette que le sémillant sémiologue du Quartier Latin n'ait pas, tel quel, consacré à ce billet d'instituteurs l'une de ses Mythologies. Le billet de cinq cents ! Celui dont, chaque hiver, on se mit à remplir les boites en fer des croisades de l'Abbé Pierre ! Et ne devint-il pas, en changeant de valeur, celui de De Gaulle et de ses Nouveaux Francs ? Pinay, De Gaulle, des politiques moins rigolos que le petit Nicolas, certes, et qui n'étaient pas connus pour leur fantaisie... Le populo n'appréciait guère le petit misérable : et pourtant, devenu billet de 5 NF, il ne fut retiré qu'en 1965 du commerce des Français. Il traîna donc quinze années dans leurs poches et dans leurs portefeuilles.
Le plus modeste des billets, le plus quotidien, pour ne pas dire, puisque le Peuple porte en lui la Sagesse de Dieu, le plus misérable...
08:10 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : hugo, billets français, société, seebacher, littérature |
jeudi, 13 mars 2008
J'ai du talent
Cela va de soi !C'est en effet par lui, avec lui et en lui que je suis moi. Grâce à lui que je me réalise. Saurait-on un seul instant imaginer un individu sans talent ? Cela n'existe plus. Rien n'est plus commun que le talent. Désormais toutes les catégories de la société sont concernées par sa production. J'ai du talent. Dans le ventre de ma mère, déjà, n'écoutais-je pas Chopin ? Si, si... tout en effectuant mes premières positions de hatha-yoga... Oh oui, du talent, j'en ai développé en masse. Comme toute le monde. Socialisé dès ma naissance, comment pourrait-il en être autrement ? A mes heures perdues dans la crèche, j'effectuais déjà mes premières aquarelles, toutes très prometteuses - que dis-je, promesse...( promesse de quoi ? - L'œuvre n'était-elle pas déjà promesse que d'elle-même ). D'elle-même, l'œuvre que je suis... A peine ai-je su marcher que des animateurs bienveillants m'ont enseigné avec un ballon rond l'art de la fugue et du détour : je dribble et je tire des pénos comme un Platoche. A peine ai-je su lire que j'ai voulu écrire comme Minou Drouet et Anne Franck. Un poème, une pièce de théâtre, un roman. Car j'ai du talent. J'ai du talent même en politique, domaine essentiel puisqu'il touche à la vie publique de mes contemporains, mes semblables. Je me présente aux élections. Les classes européennes, où l'on parle une langue par matière, m'ont permis de développer en démocratie marchande une telle compétence de globe-trotter que les explorateurs-amateurs du début des Temps Modernes n'auraient rien à m'envier. Qui parviendrait à compter le nombre de photos (de tout, d'êtres, de choses, de lieux et de bâtiments) que j'ai déjà prises sur les cinq continents ? Photos d'art, absolument. Et, de même, je ne sais plus combien j'ai donné de baisers, ni connu de frissons ! J'ai tant de talents divers et post-modernes que je ne suis plus qu'une gigantesque boule de soi réalisée. Dans la grande matrice de l'humanisme marchand, comme tout un chacun, j'ai tant de talent que je n'entre plus en conflit avec rien.
Lorsqu'en 1877, Léon Bloy quitta Paris pour La Trappe, Barbey d'Aurevilly lui déclara : « Je regarderais comme un vrai malheur que vous ne devinssiez pas le grand écrivain catholique dont je perçois en vous les facultés et les puissances. » Rapportant ce propos, Bloy confie à une amie : « Vous me dites que j'ai du talent et vous en déplorez le sacrifice. Je ne le déplore pas. Au contraire, et je serai bien débarrassé. Mon plus grand ennemi, c'est mon talent. Je lui dois le plus ignoble orgueil et l'ambition la plus insensée. Apprenez que je suis dévoré de la plus féroce des passions coupables, la passion de la gloire humaine. Je veux l'exterminer en lui tranchant la tête d'un seul coup et c'est pour cela que je vais à la solitude. Vous dites encore que si je consentais à devenir un religieux militant, je pourrais rendre de considérables services en écrivant sous l'œil de mes supérieurs pour la défense de l'Eglise et l'édification des âmes. Peut-être avez-vous raison, mais je crois qu'un seul Ave Maria dit avec cœur au pied de la Croix dans l'obscurité d'un désert est un fait plus considérable par ses résultats que la bataille d'Austerlitz et que la chute de quarante empires. Après cela, qu'ai-je à faire de votre papier et de vos phrases ? Je méprise absolument la littérature, que je regarde comme un jouet plein de tranchants et de piquants empoisonnés, dans les mains inexpérimentées d'un pauvre enfant. »
14:31 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : lieu commun, léon bloy, barbey d'aurevilly, littérature |
mercredi, 05 mars 2008
Météo
Par la fenêtre, temps clair. Ciel bleu. Très bleu. Où se lantibardanent quelques nuages dodus, rares. Extrêmement lumineux. Il est 14 heures 20. Ce matin même, vers 6h 30, temps couvert. Un peu venteux. Amoncelés sur la ville qu'on domine du haut des collines, aplatissant tout son éclairage, un plateau crèmeux de nuages. Frisquet glacial en prime. Hier soir, vers 22 heures, neige. Neige mouillée, certes. Ne tient pas, certes. Neige quand même. Par la fenêtre, branches d'arbres en bourgeons. Bourgeons naissants. C'est le printemps. Et puis flocons virevoltants dans la nuit. Il neige. Non, il pleut. A présent, soleil. Température qui suit. Comme livrée dans le même colis. Tout comme les sondages, température en yoyo. Tout comme le prix des choses. Dans les autobus : "On ne sait plus comment s'habiller". Eh non ! Le temps, c'est comme les prix. Ca vient, ça va. On peut plus guère compter dessus. A quel moment la vie est-elle, comme cela, devenue la vie chère ? Passage à l'euro, c'est sûr. Billets très laids, d'ailleurs. Billets d'ailleurs, très moches. Plus un humain dessus. Fini, l'humain. Quel est donc le prix qui a fait déborder le vase ? Foutu prix. Foutu vase. Celui des yahourts ? Celui des pâtes ? Quel seuil ? Du petit noir sur le zinc ? De l'essence ? De la redevance ? Du m2 en centre ville ? A la vitesse où l'euro coule, le temps varie. Nous aussi. Sommes, que nous sommes. Guère plus que ça, avec tous nos codes. Fillon au plus haut : 66 %! Comment est-ce possible ? Fillon ! Comment est-ce pensable ? Municipales : sait-on pour qui voter ? Je songe à Winnie, enlisée en son tertre. Visionné plusieurs fois la cassette, avec Madeleine Renaud. "Le vieux style...", dirait-elle. Irremplaçable. Irremplacée. Une articulation impeccable. Merveille d'actrice. Chaque syllabe, immobile. Immobile et interprêtée. Sa solitude, en ce tertre. Lumière, disait Samuel. Chaleur et lumière, vives, sur Winnie. Puis écarquillerait d'abord les lèvres. Ensuite les yeux. Est-ce que ça s'écarquille les lèvres, Samuel ? Ou bien les yeux ? N'en sait rien! N'en sais bien rien, non plus. Dirions plus rien, à la fin. Mais quel beau jour! Quel beau jour, quand même...! Mardi. Hier, mardi ! Mardi de mars! Et à présent, Mercure. Mercredi de Mercure : Encore un de plus. Et quel beau jour ! Quel beau jour ç'aura, été, Willie, encore un. N'est-ce pas ?
14:58 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : météorologie, vie chère, société, actualité, littérature, beckett |