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samedi, 26 avril 2008

Kantor et Mallarmé

Du 25 Juin au 25 juillet 1986, Tadeusz Kantor a dirigé un séminaire à l’Ecole d’Art Dramatique de Milan. Chanceux furent les douze élèves qui y participèrent. Chanceux, ô combien ! « Les Artistes doivent étudier, découvrir, reconnaître et laisser derrière eux les régions conquises. » Le texte de ces  12 leçons, dites « de Milan » existe, on le trouve dans la collection Papiers d’Acte Sud.: « Votre étude ne sera pas scolaire, elle doit être créative », dit-il en apéritif aux douze chanceux présents ces jours-là. Un artiste assène Kantor, «  n’est pas un professionnel comme un autre ». Pire : «la professionnalisation théâtrale de plus en plus marquée conduit à sa défaite (il parle alors du théâtre en général). » Pour lui, rien n’est pire que cette assurance froide, lucide et somme toute irréprochable du technicien qui en effet est devenu maître de son art.  Cette mise en garde contre l’acteur professionnel rappelle un peu le dégoût  qu’exprimait au début de l’autre siècle Anatole France dans  une bonne vieille phrase de spectateur, à propos du Guignol de la rue Vivienne et de ses comparses en bois et en tissu : « Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. Les acteurs vivants me gâtent la comédie. J’entends les bons acteurs. » Cela rappelle aussi cette boutade de Gordon Craig, au début du siècle : «Il faudrait que tous les acteurs meurent de la peste. »

Kantor fit en effet disparaître les acteurs, au sens traditionnel du terme.  L’abstraction qu’il évoque sans cesse  dans les  Leçons de Milan, et qui est le contraire de l’incarnation, au sens où on dit «qu’un acteur a bien joué son rôle », cette abstraction n’est pas si éloignée de celle à laquelle revient sans cesse Mallarmé  dans sa Crise de vers « Je dis : une fleur ! », proclamait ce dernier « et musicalement se lève, idée même et  suave, l’absente de tous bouquets »  Et en effet, comme Mallarmé abolit la performance ordinaire du mot pour le montrer à la tribu sous un jour qui rende un sens plus pur, un jour essentiel, disait le maître des mardis, le maître de Milan abolit la performance ordinaire de l’acteur afin de montrer par cette abolition les contours  grotesques et  pathétiques de l’être humain, dans une abstraction presque sacrée. Car ce n’est bien, en définitive, que lui, l’être humain, qui l’intéresse, l’être humain, cet objet pauvre dont Tadeusz Kantor se fit, sa vie durant, le montreur, - au sens où il y eut un temps, dans les villages de Pologne, de nulle part, d'ici et d’ailleurs, des montreurs d’ours. L’abstraction dont il parle, ce n’est jamais que cela, le corps de l’acteur ou bien la silhouette de l’objet retirés du circuit de la consommation, exposés comme le fut le ready made de Duchamp, exhibés, mais jamais représentés, tout comme le mot de Mallarmé, retiré de la conversation, et comme pris dans le gel, « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », acteurs, objets, mots, signes visibles, palpables jamais absolument ou définitivement compris…

 

 

01:05 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, littérature, kantor, mallarmé, leçons de milan | | |