lundi, 31 mars 2008
Du PSG, des ch'tis et de ce qui se passe au Tibet...
Une histoire de banderole brandie dans un virage du stade de France, une histoire survenue durant un week-end de sidaction, et ce tandis qu'on parle pour la énième fois de libérer Ingrid Bettencourt et qu'on se demande ( pas pour la dernière fois) si on ne devrait pas boycotter les JO de Pekin à cause de « ce qui se passe au Tibet... » Et voilà la France généreuse choquée, ulcérée, croit-on savoir en lisant la presse du jour. Pauvre France ! Ses sportifs auraient donc une conscience morale ? Surtout ceux du « haut niveau »? Tiens tiens... Première nouvelle ! Bateleurs brevetés de l'humanitarisme, au même titre désormais que les politiques et les journalistes... On n'en peut plus de ces écrans dégoulinant de l'humanitarisme bêlant de tous ces nouveaux clercs. On n'en pleut plus de ces gens empochant des centaines de milliers d'euros tout en se proclamant nos frères. On n'en peut, littéralement plus, de ces leçons de morale à trois sous, tenues par ces milliardaires qui veulent que tous les hommes s'aiment. Voici une courte page de Julien Benda, tirée de La Trahison des Clercs, qui remet, entre humanitarisme et humanisme, quelques pendules à l'heure, bien après le naufrage, hélas....
« Je tiens à distinguer l'humanitarisme tel que je l'entends ici - la sensibilité à la qualité abstraite de ce qui est humain à la forme entière de l'humaine condition » (Montaigne) - d'avec le sentiment qu'on désigne ordinairement sous ce nom et qui est l'amour pour les humains existant dans le concret. Le premier de ces mouvements (qu'on nommerait plus justement l'humanisme) est l'attachement à un concept; il est pure passion de l'intelligence, n'impliquant aucun amour terrestre; on conçoit fort bien un être s'abimant dans le concept de ce qui est humain, et n'ayant pas le moindre désir de seulement voir un homme; il est la forme que revêt l'amour de l'humanité chez les grands patriciens de l'esprit, chez un Erasme, un Malebranche, un Spinoza, un Goethe, tous gens peu impatients, semble-t-il, de se jeter dans les bras de leur prochain. Le second est un état de cœur et, à ce titre, le fait d'âmes plébéiennes; il prend corps chez les moralistes à l'époque où disparaît chez eux la haute tenue intellectuelle pour faire place à l'exaltation sentimentale, je veux dire au XVIIIème siècle, principalement avec Diderot, et bat son plein au XIXème, avec Michelet, Quinet, Proudhon, Romain Rolland, Georges Duhamel (...) J'ajoute que cet humanitarisme, qui honore la qualité abstraite de ce qui est humain, est le seul qui permette d'aimer tous les hommes »
11:44 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : julien benda, humanisme, humanitarisme |
mercredi, 19 mars 2008
De la Terreur et d'autres querelles
Ce week-end, j'ai relu Les Fleurs de Tarbes. Je dis "relu", parce que j'avais déjà visité ce titre, il y a plusieurs années. En musardant sur les quais, il y a quelques mois de cela, j'avais acheté un vieil exemplaire de la NRF, d'un assez bon marché. C'était, me sembla-t-il, un autre temps, voire un temps carrément autre, ce temps où l'on s'indignait que régnât la Terreur dans les Lettres. Que dirait Paulhan quelques soixante-sept ans plus tard ? Chasser le lieu commun, il revient au galop : à la fin du dix-neuvième siècle, Rémy de Gourmont avait dénoncé le règne du lieu commun sur la production littéraire, notamment au sein de la littérature naturaliste de l'époque. Après Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues, Bloy en avait brillamment établi l'Exégèse. Le lieu commun, symbole de l'écrivain bourgeois, était en sourdine honni de tous. Alors vint Paulhan qui dénonça la Terreur que tous les pourfendeurs de lieux communs avaient fini par semer autour d'eux. Le serpent se mordit si bien la queue que plus personne ne put dire si, pour pénétrer dans l'enclos d'un jardin public, à Tarbes comme ailleurs, il convenait ou non de se chausser vraiment d'un bouquet. Heureuse époque, que celle où le débat faisait ainsi querelle. Heureuse époque. Après l'Epuration qui liquida sans vergogne quelques auteurs ( je songe notamment à l'excellent Béraud et à sa Croisade des Longues Figures menée avec Kessel, Mac Orlan et Carco contre Saints Gide, Claudel et autres gallimardeux - cf. "la nature a horreur du Gide"), la Terreur s'est en quelque sorte institutionnalisée via les quelques gurus sacrés incontournables du structuralisme. L'Université fit régner une sorte de Terreur douce sur deux ou trois générations d'étudiants plus ou moins lettrés. Terreur par éclipse ou omission durant quelques décennies, écartant de ses programmes et de ses travaux tous les "réacs" et les "fachos", jusqu'à ce que cette pseudo Querelle des Anciens et des Modernes s'estompe définitivement parce que, pas davantage que de passeports bleus, on n'avait encore besoin de querelles littéraires dans le nouveau monde. Sous l'égide de l'atroce maison Fnac et grâce aux bons soins de Sa majesté Pivot, le livre devint un produit de consommation courante comme un autre, et les écrivains, les membres résignés d'une profession médiatisée comme une autre Si Les Fleurs de Tarbes sont encore réunies en bouquets, c'est en bouquets plutôt secs, il faut le dire, en rajoutant d'un oeil morne hélas ou tant mieux. Des bouquets comme il en trône sur certaines commodes cirées en d'austères appartements méticuleusement entretenus, ou comme il s'en vend à l'encan en quelques arrière-salles de commissaires priseurs mal lunés. Le style, c'était affaire de lectorat. Pas de public.
15:50 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paulhan, gourmont, béraud, littérature, critique, culture |
mardi, 18 mars 2008
Je me prive de rien
Pourquoi me priverais-je ? Mes ancêtres, serfs, esclaves ou gladiateurs, ont été ou se sont tellement privés de tout, jadis. De tout ! Avec les moyens technologiques dont nous disposons dans notre société, je peux assouvir avec un seul ticket en main mes frustrations et celles qu'ils m'ont léguées, concrétiser mes fantasmes ainsi que les leurs. Ah, le marketing ! Par exemple, si je suis une black, je peux me teindre en Marylin pour aller draguer, et si je suis blond, me relooker façon pote avec des tresses africaines sympas sympas. Et tutti quanti. Ce n'est pas un style que j'adopte, c'est leurs voeux que je comble, si si ! Et je me sens bien comme ça. Ni mon esprit que je gave, mais le leur. Devant un tel déluge de merveilles, la notion même de privation m'est insupportable ! Quand je pense que mon grand frère n'avait même pas de portable ! Mon père même pas de GPV ! Et mon grand-père même pas de télé... La famille Même pas, pour tout dire. Je rachète. Je rachète à tour de bras, moi qui suis enfin libre et cultivé. Dites vous bien que mon arrière grand-mère n'a jamais connu la pilule ! Et mon arrière grand-père, qui ne savait pas skier, jamais vu la mer ! Mais comment faisaient-ils ? Pauvres gens ! Comment faisaient-ils ? Il parait qu'ils se lavaient à l'eau presque froide dans des baquets ! Qu'ils péchaient le poisson dans les rivières ! Et qu'au lieu de télécharger de la musique, ils chantaient ! Quelle horreur ! Moi, c'est un tout autre genre. Moi, je me prive de rien.
"Nous oublions toujours, quand nous comparons le passé au présent, de considérer à quel point le présent est débiteur du passé. En naissant, ou quelques années plus tard, nous nous trouvons les maîtres d'un mécanisme immense et compliqué qui nous parait, ou peu s'en faut, faire partie de la nature. Les villes sont à ce point de vue de mauvaises écoles philosophiques. Quand on a vécu en des campagnes où on manque de presque tout, on se fait déjà une meilleure idée du passé. On apprécie mieux la solidité des fondations établies par les générations anciennes. Les mille petites commodités, les petits luxes modernes nous cachent l'essentiel de la civilisation. En avoir été privé, c'est souvent en apprécier l'inutilité. Mais il y a une partie stable, très ancienne, dont l'homme ne pourrait être dépouillé sans cesser d'être l'homme. Or cette partie ancienne, si on y réfléchit, on trouvera qu'elle n'est pas seulement la plus utile, mais qu'elle est aussi la plus belle. "
1 Rémy de Gourmont, "Une loi de constance intellectuelle" - La Culture des Idées.
09:38 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, gourmont, société, culture |
jeudi, 13 mars 2008
J'ai du talent
Cela va de soi !C'est en effet par lui, avec lui et en lui que je suis moi. Grâce à lui que je me réalise. Saurait-on un seul instant imaginer un individu sans talent ? Cela n'existe plus. Rien n'est plus commun que le talent. Désormais toutes les catégories de la société sont concernées par sa production. J'ai du talent. Dans le ventre de ma mère, déjà, n'écoutais-je pas Chopin ? Si, si... tout en effectuant mes premières positions de hatha-yoga... Oh oui, du talent, j'en ai développé en masse. Comme toute le monde. Socialisé dès ma naissance, comment pourrait-il en être autrement ? A mes heures perdues dans la crèche, j'effectuais déjà mes premières aquarelles, toutes très prometteuses - que dis-je, promesse...( promesse de quoi ? - L'œuvre n'était-elle pas déjà promesse que d'elle-même ). D'elle-même, l'œuvre que je suis... A peine ai-je su marcher que des animateurs bienveillants m'ont enseigné avec un ballon rond l'art de la fugue et du détour : je dribble et je tire des pénos comme un Platoche. A peine ai-je su lire que j'ai voulu écrire comme Minou Drouet et Anne Franck. Un poème, une pièce de théâtre, un roman. Car j'ai du talent. J'ai du talent même en politique, domaine essentiel puisqu'il touche à la vie publique de mes contemporains, mes semblables. Je me présente aux élections. Les classes européennes, où l'on parle une langue par matière, m'ont permis de développer en démocratie marchande une telle compétence de globe-trotter que les explorateurs-amateurs du début des Temps Modernes n'auraient rien à m'envier. Qui parviendrait à compter le nombre de photos (de tout, d'êtres, de choses, de lieux et de bâtiments) que j'ai déjà prises sur les cinq continents ? Photos d'art, absolument. Et, de même, je ne sais plus combien j'ai donné de baisers, ni connu de frissons ! J'ai tant de talents divers et post-modernes que je ne suis plus qu'une gigantesque boule de soi réalisée. Dans la grande matrice de l'humanisme marchand, comme tout un chacun, j'ai tant de talent que je n'entre plus en conflit avec rien.
Lorsqu'en 1877, Léon Bloy quitta Paris pour La Trappe, Barbey d'Aurevilly lui déclara : « Je regarderais comme un vrai malheur que vous ne devinssiez pas le grand écrivain catholique dont je perçois en vous les facultés et les puissances. » Rapportant ce propos, Bloy confie à une amie : « Vous me dites que j'ai du talent et vous en déplorez le sacrifice. Je ne le déplore pas. Au contraire, et je serai bien débarrassé. Mon plus grand ennemi, c'est mon talent. Je lui dois le plus ignoble orgueil et l'ambition la plus insensée. Apprenez que je suis dévoré de la plus féroce des passions coupables, la passion de la gloire humaine. Je veux l'exterminer en lui tranchant la tête d'un seul coup et c'est pour cela que je vais à la solitude. Vous dites encore que si je consentais à devenir un religieux militant, je pourrais rendre de considérables services en écrivant sous l'œil de mes supérieurs pour la défense de l'Eglise et l'édification des âmes. Peut-être avez-vous raison, mais je crois qu'un seul Ave Maria dit avec cœur au pied de la Croix dans l'obscurité d'un désert est un fait plus considérable par ses résultats que la bataille d'Austerlitz et que la chute de quarante empires. Après cela, qu'ai-je à faire de votre papier et de vos phrases ? Je méprise absolument la littérature, que je regarde comme un jouet plein de tranchants et de piquants empoisonnés, dans les mains inexpérimentées d'un pauvre enfant. »
14:31 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : lieu commun, léon bloy, barbey d'aurevilly, littérature |
mardi, 11 mars 2008
Vesoul for ever, ensemble et autrement
On prend peur, je vous assure, en parcourant du regard les feuilles consacrées aux résultats des municipales en France. Vous saute alors aux yeux le panorama sinistrée de l'ambition politique de vos contemporains. Premier constat : comme s'ils étaient saisis de honte à l'idée de prononcer leurs noms (leurs sigles plutôt, initiales obligées auxquelles les ont réduits les médias), il n'est plus un parti pour oser se déclarer ouvertement. On parle encore d'UMP, de PS, de Modem et de FN sur les ondes, certes. Mais sur les listes, si vous prenez le petit village type de Clochemerle les Oies, cela donne : En avant pour Clochemerle, Agir autrement à Clochemerle, Réussir ensemble à Clochermerle, Faire front à Clochemerle. Vivre ensemble à Clochemerle les Oies incarne donc un but, un idéal, une volonté, une ambition, un combat, c'est selon. « VESOUL FOR EVER » aurait chanté Jacques Brel. « T'as voulu le voir, t'as désormais le nez dedans ». Le nez et tout le reste.
Cette France de conseillers municipaux donne le tournis, le vomi.
Vivre ensemble est devenu le seul programme envisageable à droite. Sa variante de gauche, c'est vivre autrement. Ensemble et autrement, c'est le pari fou du centre. Voilà tout.
Deux adverbes devenus deux clichés, pour résumer la pensée politique d'un pays en état de coma cérébral avancé. Le citoyen ordinaire se pavane sur les écrans, joue son petit Nicolas ou sa mariale Ségolène, comme quoi, on est tous bien égaux, hein ! Demain Clochemerle, Clochemerle avec vous, Ma passion Clochermerle, Clochemerle mon village, Avantage Clochemerle, Grandir et aller toujours plus loin à Clochemerle, Ouvrons l'avenir à Clochemerle, Clochermerle Citoyen...
France des nains de jardins, France des mots croisés.
France de l'anniversaire des trente ans de la disparition de Claude François, France des jeux de boule sur la place du village et des mariages devant Monsieur le Maire ou Madame la Mairesse, France du vivre ensemble et de Julien Courbet, lieu commun qui étale sa vulgarité, s'affiche, s'auto congratule sans complexes aucuns.
C'est un paradis étriqué plein de vin rouge et de doux flons-flons. A peine sa puberté achevée, chacun y devient électeur - mais plus lecteur, il parait qu'un livre par mois, c'est déjà énorme! Paradis qui, en Clochemerle de Gabriel Chevallier avait trouvé dès 1934 sa profession de foi prémonitoire.
08:19 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : élections municipale, gabriel chevallier, vesoul |
samedi, 08 mars 2008
IL FAUT VOTER !
Celui-ci a la vie dure et la peau solide. Il faut voter ! Je connais gens de toutes sortes et de toutes générations, capables de vous l'asséner en toute occasion. Si vous ne filez pas droit, vous êtes un mauvais citoyen ! Mauvais ! Vous ne songez pas à tous ces nobles esprits, à tous ces braves gens, à tous ces sacrifiés et ces martyres qui sont morts pour la démocratie ! Eh, dites ! Si vous n'aviez pas eu la chance extraordinaire d'être leur con-citoyen, si vous étiez né dans l'un de ces pays de sauvages ou de malheureux qui ne connait pas l'élection, ah ! ... Vous vous rendriez compte de votre égoïsme, de votre insouciance... Non! non ! Il faut voter, il faut y aller. Même blanc ! Mais il faut se déplacer.
Ce catéchisme républicain ignore pour commencer que le droit de vote n'est pas un devoir. Remarquons bien que la confusion entre droit et devoir, (comme celle entre individu et citoyen, client et consommateur, choix et option...) est monnaie courante autour de nous. Cela ne signifie pas que j'aie le devoir impératif de voter : d'ailleurs il m'est arrivé de voter au moins aussi souvent qu'il m'est arrivé de ne pas voter, à des élections de toutes sortes. Et je dois dire que j'ai plus souvent regretté d'avoir voté que regretté de ne pas avoir voté. Toute une génération (celle d'Elections / pièges à cons) semble avoir à ce point viré sa cuti qu'elle culpabilise les plus jeunes aujourd'hui. Dans un de ses poèmes, Gaston Couté décrit ces chars à bans de moribonds qu'on traîne à la maison commune pour déposer dans l'urne au jour dit le bulletin sacré. Aujourd'hui, ce ne sont plus avec des bulletins de morts ou de moribonds qu'on bourre les urnes, mais avec des bulletins de téléspectateurs. Est-ce un progrès ?
08:48 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : politique, élections, lieu commun |
lundi, 03 mars 2008
Le devoir de mémoire
Des milliers de « professeurs de citoyenneté » entretiennent ce lieu commun dans l'esprit de plus en plus explosé et indifférent d'une jeunesse rendue parfaitement amnésique. Depuis une vingtaine d'années, en effet, la société moderne a fait de la mémoire des camps un devoir ; devoir que le président Sarkozy a même eu l'idée - en apparence saugrenue- d'imposer à tous les enfants dès l'école primaire, et ce au même titre qu'un autre. Dans une nouvelle qu'il intitule « Repos éternel », l'écrivain russe Vassili Grossman a décrit en des termes que je crois indépassables ce qu'est l'horreur de la mort. L'horreur de la mort, c'est qu'elle n'est précisément que silence. Silence devant lequel même les tombes, les monuments, les paroles, les épitaphes, les exvotos et les pleurs font figure de vacarme et de profanation. C'est, dit-il, pour les passants qu'on écrit le nom, la fonction et les sentiments qu'on a eus pour les morts sur leurs tombes. Ce n'est jamais pour eux. Silence : C'est d'ailleurs parce que le mort se tait absolument qu'il était sacré pour les Anciens. Que n'aura-t-on pas fait dire aux millions de malheureux gazés dans les camps de la mort ? De quel vacarme aura-t-on empli l'infini de leur silence !
« Lorsque Auschwitz est devenu un mythe social, une métaphore de la vie moderne, les gens ont perdu de vue l'unique leçon qu'il avait à offrir : à savoir qu'il n'offre aucune leçon » : c'est ainsi que Christopher Lasch, dans Le Moi assiégé, conclut le chapitre qu'il consacre à Auschwitz et à ce qu'il appelle le "survivalisme". L'étrange point de vue de Sarkozy, fort heureusement provisoirement écarté par une commission, qui visait à associer un enfant mort en camp à un enfant vivant aujourd'hui, aurait eu pour effet d'imposer "ce survivalisme" comme unique vision et unique morale, dans un monde soumis à la Loi de la jungle du libéralisme devenu une sorte de camp de concentration de luxe. Chaque enfant mort serait devenu une sorte de double ou d'alter ego, sinistre ange gardien et scolaire veillant sur le destin de chaque enfant vivant. Faire porter tout cela à des enfants, la commission a fort justement estimé que c'était proprement inacceptable. Pourtant on réfléchit encore à d'autres solutions pour imposer ce devoir de mémoire érigé à la fois en dogme officiel et en lieu commun de la bien pensance. Quel silence, quel grave et nourricier silence, ce faisant, estompe-t-on ?
11:51 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : christopher lasch, vassili grossman, le moi assiégé |
mercredi, 27 février 2008
Notre société
C'est la nôtre! Et elle est rien qu'à nous. A nous ! Notre société, c'est la plus belle des sociétés, comme notre maman est la plus belle des mamans. Là ! Notre société : lieu commun qui atteint le bel âge depuis peu. Au XVIIème siècle, La Bruyère parlait dans ses Caractères du « dédain de la société » ou « du plaisir de la société » dans un chapitre entièrement consacré au sujet (« De la société et de la conversation ») Et sous la plume de son rêveur de père, Alceste ne songeait qu'à fuir « la société des hommes », c'est-à-dire leur commerce, leur compagnie, leur conversation, en effet.
Société : nom commun, normalement déterminé par un article défini. On trouve dans Le lys dans la vallée de Balzac les bienveillantes recommandations d'Henriette de Morsauf à Felix de Vendenesse : « Acceptez la société comme elle est, et ne commettez point de fautes dans la vie » . A la fin des Illusions Perdues, ceux de Vautrin à Lucien de Rubempré : « Le grand point est de s'égaler à toute la société. » Et lorsque le même Vautrin, déguisé en abbé espagnol, emploie un déterminant possessif (votre société), c'est pour évoquer péjorativement auprès du jeune imbécile qu'il a sous les yeux cette société dans laquelle il n'est plus qu'un forçat évadé.
De La Bruyère à Balzac, le sens du mot s'est donc infléchi (on passe de compagnie des hommes à corps social). Mais cela serait pareillement une faute de français (et une faute de goût) de s'attribuer à soi-même la société en la disant « nôtre ». L'emploi du possessif ne se justifie que dans le cas où on veut opposer la société contemporaine aux sociétés précédentes (notre société par rapport à celle des Anciens) ou bien la société française aux sociétés étrangères, les bas-fonds aux beaux salons. « Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention à la société élégante » ecrit encore Proust au début du vingtième.
Une société commerciale peut en revanche devenir mienne de façon métonymique, pour peu que j'aille y user le fond de mes culottes un nombre d'heures conséquent chaque jour. Ma société, ma boite... Notre société, notre entreprise : nous touchons à la racine du lieu commun, à l'instant pivot. A ce moment satanique (vers le milieu des années 80 ) où il est apparu, lorsque la publicité est devenue « une culture », et « la société » « notre société ». Que n'a-t-on pas écrit à propos de cette libéralisation de l'espace public, de cette lente dilution des frontières entre le public et le privé, du rachat progressif du premier par le second, de l'envahissement de la sphère social par le moi prédateur... La res publica, la chose commune, celle qui justement, n'appartenant à personne, ni aux « nouveaux arrivants » ni à ceux qui sont sur le départ, est disponible à tous, devient comme un produit, une marchandise ou un divertissement, quelque chose de nôtre.
Notre société ! Insignifiante et sordide faute de grammaire qui, l'air de rien, transforme le citoyen averti en consommateur abruti. Alors que l'intégration est un échec patent, un simple déterminant pour en donner l'illusion et discréditer toute critique, toute opposition : Car de même que tu n'as pas intérêt à toucher à ma mère, tu ne touches pas à ma société...
15:57 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, société, balzac, la bruyère, proust |
lundi, 25 février 2008
Profiter de la neige
C'est la saison. Ce lieu commun fait office de version hivernale pour « profiter du soleil », plus ancien que lui. Dans la bouche des premiers vacanciers, « profiter du soleil », cela se concevait par rapport à une conception éprouvée du temps qui passe. De la même façon, on profitait aussi du jour, par rapport à la nuit, de l'été, par rapport à l'hiver, de sa jeunesse, avant la décrépitude ... Profiter relève donc d'une conception épicurien et bon enfant de l'existence, sorte de carpe diem économique dont Léon Bloy dirait qu'il est le propre de la satisfaction bourgeoise, et aussi d'un certain renoncement spirituel. Il rappellerait aussi que ce profit de jouissance, ce carpe diem anodin, a forcément aussi un coût de souffrance pour un salaud de pauvre, et d'argent pour un quelconque exploiteur. Qui profite en vrai du soleil ? Le touriste qui se fait bronzer par lui, ou les métiers du tourisme que ce dernier fait vivre en profitant ? Accorder à un seul verbe (profiter) un champ sémantique susceptible de se déployer tout aussi bien dans le domaine du pragmatisme que dans celui de l'hédonisme, la langue du bourgeois a de ces capacités !
Mais laissons cela. En février, c'est de la neige, donc, qu'on profite. Avec le développement du tourisme de masses, selon le point où l'on se situe, on tire de la neige toutes sortes de profits : un profit en terme de jouissance du côté du touriste, un profit en terme de pognon du côté des stations, sauf que certains consommateurs (on ne dit pas profiteurs ?) se plaignaient ce matin d'avoir trouvé des remonte-pentes fermés pour cause de grève. On aura bien tout vu, n'est-il pas ? Pour que la France entière puisse sans encombre profiter de la neige, l'Etat Providence a donc créé ces trois zones ( A,B,C) qui relèvent du n'importe quoi le plus pédagogique. Mais que font les Sciences de l'Education ? La neige, dite aussi poudreuse ou (métaphore plus significative du profit qu'on peut tirer d'elle) or blanc, la neige, donc, a le mauvais goût (avec le réchauffement climatique) de se faire (à certains endroits) tirer l'oreille pour tomber de façon juste et égalitaire, comme tout flocon devrait pourtant le faire en démocratie. Les stations de moyenne et basse altitudes emploient par conséquent des « re-enneigeurs (métier d'avenir ? ) pour répartir de façon plus conforme au droit de l'homme et du touriste la précieuse matière. Je ne sais pas s'il existe un BTS de ré-enneigement. Ce serait fort bon : Sigismond Bétéhesse se porterait sans doute volontaire pour enseigner à ces étudiants-là le charme des très beaux poèmes qu'Yves Bonnefoy a consacrés à la neige en train de tomber durant des nuits et des nuits, sur des plaines et des plaines. Ce n'est pas « du mouvement et de l'immobilité de la neige », mais ça lui ressemble. Bref, avec la poésie- vers laquelle mon cœur ne peut s'empêcher de revenir -, je quitte le lieu commun.
Profiter de la neige, c'est pourtant tout un programme :
1. prendre son pied en prenant le moins de gamelles possible sur des pistes encombrées de ses congénères -
2 payer au prix fort des locations de meublés pourris dans des stations de moyenne altitude ré-enneigée chaque nuit par les étudiants de Sigismond.
3. Vendre aux touristes les tomates, le café et tout le tsoin-tsoin trois fois plus cher que le restant de la saison
4. Tant qu'il y a encore de l'or blanc et avant que la planète ne soit en surchauffe toute l'année, apprécier en poète (que le bourgeois est toujours à ses heures perdues) les courbes et les arabesques de chute et de dépôt d'une blancheur éphémère sur le paysage.
Enfin, profiter, dans la société de consommation, c'est aussi détruire... Mais ça, le lieu commun ne le signifiera jamais explicitement.
19:12 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : bonnefoy, bloy, lieu commun, sigismond bétehesse |