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vendredi, 31 décembre 2010

Lendemain de 30

Lorsque j’étais petit, j’apprenais à distinguer sur le rebord de mes métacarpes les mois creux qui s’étalaient sur 30 jours des autres, pleins, qui se vautraient sur 31. On commençait toujours par janvier, d’une voix aigue et niaise, à la pointe de l’auriculaire gauche, pour finir sur l’autre main par décembre, à la pointe de l’annulaire droit. Et cela se jouait sur le ton précis d’une comptine qui déclinait ainsi les douze mois du calendrier.
Des mois à 31 jours, chaque année en possède donc sept. Or ces sept jours (tout juste une semaine) m’ont toujours fait l’effet depuis d’un corps bossué ou verruqueux, d’une excroissance d’instants à la durée normale d’un mois qui serait de trente, d’une journée suspecte, somme toute, et qui serait de trop. Le 31 de décembre, plus encore, n’en déplaise au pape Sylvestre qui patronne ce jour-là, et dont Jacques de Voragine nous dit dans La Légende Dorée qu’il ressuscita un taureau au nom du Christ, et cloua le bec à un dragon furieux. N’en déplaise également à tous les fêtards des Champs-Elysées ou d’ailleurs qui font tourner le commerce de l’artifice et de la langue de belle-mère.
Car ce 31 de décembre prononce non seulement l’arrêt de mort d’un mois, mais également celui d’un an.
Il témoigne à ce titre d’un talent doublement meurtrier ; et sa silhouette fatale, comme celle d’un pic vertigineux, symbolise pour les alpinistes qui franchissent son sommet une victoire de plus sur la finitude et sur la mort : tous ceux qui parviendront à passer la sente de ce jour de trop se retrouveront du même coup dans la nouvelle année.
C’est une unité qui vaut pour les 364 qui l’ont précédée, en quelque sorte.

« Dans une époque troublée comme la nôtre, la vie quotidienne se transforme en un exercice de survie. Les gens vivent au jour le jour. Ils évitent de penser au passé, de crainte de succomber à une nostalgie déprimante ; et lorsqu’ils pensent à l’avenir, c’est pour y trouver comment se prémunir des désastres que tous ou presque s’attendent désormais à affronter. Dès lors, l’individualité devient une sorte de luxe, qui n’a pas vraiment sa place dans une période d’austérité imminente… » C’est par ces quelques lignes que débute le dernier essai de Christopher Lasch, Le Moi assiégé. Fut un temps où je ne pouvais m’empêcher de songer, chaque 31 décembre sur le point d’abolir l’année tout entière, que si ce pic ultime n’avait pas ma peau, j’aurais l’assurance qu’on ne graverait pas le chiffre de cette année-là sur ma tombe, à l’autre bout du tiret. Toujours ça de pris, me rassurais-je en croquant un marron glacé. Toujours ça de survécu dans l’étroitesse des bornes humaines.

Nous serons ainsi dans quelques instants plusieurs milliards de survivants à goûter sur Terre les premiers épices de 2011. Ils promettent bien du parfum : Tandis que la Belgique n’a toujours pas de gouvernement, la Cote d’Ivoire se targue d’avoir deux présidents. Ce n’est qu’une folie parmi tant d’autres, dont le rappel serait inutile puisque l’heure est au pétillant champagne et aux confettis colorés :
A tous les lecteurs de Solko, je souhaite une bonne et heureuse année.

 

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Doisneau : Le concierge (du nouvel an)

10:21 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : voeux, nouvel an, 2011, doisneau, littérature | | |

jeudi, 30 décembre 2010

Veille de 31

Drôle de moment, drôle de jour que ce 30 décembre, qui n’est déjà presque plus 2010 mais qui n’est pas encore le 31. Demain,  31, il est déjà écrit que tout le monde va être festif, le champagne devra couler à flots et les klaxons et les pétards résonner partout. Tous les grands shows télé sont déjà préenregistrés. Il faudra en les regardant être quand même sur son 31, même si le proverbe n’a rien à voir avec le réveillon lui-même. A minuit, le record de SMS devra être battu. Etc. Etc…

Mais ce 30 décembre, par contraste, est le dernier jour ordinaire de l’année. Tout le monde sait que le 31, c’est la Saint-Sylvestre ; mais qui sait que le 30, c’est la saint Roger et la saint Timon ?

Un jour sans autre connotation que lui-même et les vingt quatre heures qu’il égrène au même rythme que tous les autres. Un simple jour, comme tous les autres, avant le suivant... 

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14:33 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : actualité, société, réveillon, fin d'année | | |

mercredi, 29 décembre 2010

Un rêve de linguiste et accessoirement d'illuminé, de fou, de poète

« Il y a eu tout à fait au début du XIXe siècle, en particulier dans la première phase de découvertes que permettait la grammaire comparée, cette idée qu’on remontait aux origines de l’esprit humain, qu’on saisissait la naissance de la faculté du langage. On se demandait alors si c’était le verbe qui était né le premier, ou si c’était le nom. On se posait des questions de genèse absolue.

Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’un tel problème n’a aucune réalité scientifique. Ce que la grammaire comparée, même la plus raffinée, celle qui bénéficie des circonstances historiques les plus favorables comme la grammaire comparée des langues indo-européennes, plutôt que celles des langues sémitiques qui sont pourtant attestées aussi à date très ancienne, ce que cette reconstitution nous livre, c’est l’étendue de quelques millénaires. C’est à dire une petite fraction de l’histoire linguistique de l’humanité.

Les hommes qui, vers le XV° millénaire avant notre ère, décoraient les cavernes de Lascaux, étaient des gens qui parlaient. C’est évident. Il n’y a pas d’existence commune sans langue. Il est par conséquent impossible de dater les origines du langage, non plus que les origines de la société. Mais nous ne saurons jamais comment ils parlaient. 

L'idée que l'étude linguistique révélerait le langage en tant que produit de la nature ne peut plus être soutenue aujourd'hui. Nous voyons toujours le langage au sein d'une société, au sein d'une culture. Et si j'ai dit que l'homme ne naît pas dans la nature, mais dans la culture, c'est que tout enfant, et à toutes les époques, dans la préhistoire la plus reculée comme aujourd'hui, apprend nécessairement avec la langue les rudiments d'une culture. Aucune langue n'est séparable d'une fonction culturelle»

Emile Benveniste - Problèmes de linguistique générale 2 - 1974

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1878 : C'était l'âge d'or de la linguistique, cet objet devenu depuis, avec le structuralisme, si austère : le temps des Bréal, des Saussure, des Meillet. Meillet fut le maître de Benveniste dans les années 20. Je ressens quelle passion, quel moteur, cela pouvait constituer pour ces chercheurs contemporains de Pasteur, de Littré et de Darwin, l'idée de revenir aux sources de la culture afin d'embrasser un fragment pur de la nature. Quelle déception cela dut être ensuite, de ne trouver, in fine, aux origines de la culture encore, que de la ...  culture, tristement et bêtement humaine. Et encore, de la plus récente qui soit, de la culture niaisement romantique... On ne s'échappe pas si facilement de l'humaine finitude... 

dimanche, 26 décembre 2010

BHL et les chemises brunes de soie

Le mari d’Arielle Dombasle, qui est à la pensée ce que sa moitié est au chant lyrique, vient de s’illustrer à nouveau dans un débat démagogique par une nouvelle approximation : Dans son dernier édito du Point sur les Assises sur l’islamisation de l’Europe, il vient de confondre Pierre Cassen et Bernard Cassen. Alors qu’il veut attaquer le premier, chef de file de Riposte Laïque, il s’en prend avec véhémence au second, ancien directeur du Monde Diplomatique. L’erreur a depuis été corrigée sur le site internet (voir ICI), mais pas, évidemment, sur la version papier. Dans ses Mémoires Raymond Aron avait déjà, du temps de la sortie d'Idéologie Française (le pamphlet qui avait lancé la carrière du play-boy philosophique en 1981) réglé son compte à la rigueur intellectuelle et la manière de travailler de BHL : « Les nouveaux philosophes ne me touchent pas personnellement. Ils ne représentent pas une manière originale de philosopher. Ils ne sont comparables ni aux phénoménologues,  ni aux existentialistes, ni aux analystes. Leur succès fut favorisé par les media et l’absence, dans le Paris d’aujourd’hui, d’une instance critique juste et reconnue.» (1) 

Cela vaut la peine de relire aujourd'hui ce passage :

« Je consacrai un article à Idéologie française, cédant à l’insistance d’amis, juifs pour la plupart, qui détestaient ce livre à cause même de ses excès et qui craignaient un malentendu. Ils ne voulaient pas que B.H. Lévy, dénonciateur d’une idéologie française commune à Maurice Thorez et au maréchal Pétain, passât pour l’interprète de la communauté juive. Combien de Français échappent à la vindicte de ce Fouquier-Tinville de café littéraire ? (…) B.H. Lévy dénonce, avec plus véhémence que de pertinence, tous les penseurs ou écrivains qui d’une manière ou d’une autre, ont développé des idées proches de Vichy, contre-révolutionnaires, antisémites, doctrinaires de la communauté, du corporatisme, etc. Il s’en prend à tous ceux qui exaltèrent une France charnelle, historique, définie par sa terre et ses morts. Il n’accepte qu’une France, celle de 1789, celle que symbolise la Fête de la Fédération, le serment, commun et libre, de toutes les provinces à la République une et indivisible. Tous égaux en droits et en devoirs : telle est la France qui naît de l’adhésion de ses enfants la seule que Bernard henry Lévy aime, toute aussi abstraite que l’amour qu’il lui porte. (…) Le livre de B.H. Lévy ne mérite pas toutes les polémiques qu’il a soulevées, mais l’écho qu’il a trouvé dans certains milieux appelle la réflexion : peu importe l’usage erratique des citations. Ce qui me frappe, ce sont les sentiments à l’égard de leur pays d’accueil dont témoignent les Juifs admirateurs de ce pamphlet, réquisitoire contre une large partie de la France et de sa culture. Des Juifs, ici et là, de la jeune génération, en viennent-ils à détester la patrie qu’ils choisissent ? »

Où se trouve aujourd'hui l'intellectuel musulman qui, cédant à l’insistance d’amis, musulmans pour la plupart, et qui  craindraient un malentendu, serait prêt à en découdre avec ce faussaire intellectuel et donneur de leçon en chemise (brune) de soie ? On attend avec impatience son intervention dans le débat...

(1) Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983

08:31 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : politique, pierre cassen, bernard cassen, bernard henri lévy, le point, raymond aron | | |

vendredi, 24 décembre 2010

Le Noël du Satinaire

Je pinsavo mo cotaire

Quand la minay a souna

Com’in bravo satinaire

J’ayen fini ma jorna

Quand Michi, notron aprinti

Sauti n a bas de son meti,

Coran come un ecervela

Laissi son corse a marqua

 

La première strophe place le contexte chez les satinaires (fabricants de satin) entre un maître (Dufour) et son apprenti Michel  : « Je pansais mes cautères quand minuit a sonné. Comme un honnête satinaire j’avais fini ma journée, quand Michel, notre apprenti sauta en-bas de son métier, courant comme un écervelé, laissa sa pièce en cours non marquée. »

 

Je li disi : « Nigodaimo

On et-ai don que te va ?

-Je vouai uvri  la liquairna

Per vair ce qu’i dion là-bas.

Accotà  si vo n’aite sor :

I dion que var lo Jagobin

Y’a un infan tot divin

 

A partir de la deuxième débute un dialogue oral par lequel le conteur réactualise l’Evangile. Nigodème (nigaud que j’aime) est une interpellation courante qu’on retrouve dans beaucoup de Noël. Le Noël fait naître l’enfant aux Jacobins qui est alors le plus important couvent de la ville et qui fut vendu comme bien national pendant la Révolution et démoli vers la fin de l’Empire (ce qui permet de dater le texte vers le milieu du XVIIIème) : « Je lui dis : « Nigodème, où est-ce donc que tu vas ?   -Je vais ouvrir la lucarne  pour voir ce qu’on dit là-bas. Ecoutez donc, maître Dufour, écoutez si vous n’êtes pas sourd ; on dirait que vers les Jacobins, il y a un enfant tout divin. »

 

Y dion que c’est lo Messie

Qu’est venu pair nos sauva,

Et que la Viarge Marie

Cette nuit l’a infanta ».

J’u craie prou, Dufor u dit,

Car i ne vodrai pa manti ;

Dufor est un home de bien

Ce qu’i dit, il u sa bien.

 

Pas de difficultés de compréhension dans cette strophe, sinon le cinquième vers, dans lequel le narrateur reprend la parole : « Je le crois bien, lui dit Dufour ». La strophe suivante donne la parole à ce dernier : « femme n’es-tu pas prête, le dernier coup va sonner. Mets par-dessus ta cornette ta coiffe de taffetas. Demande donc à la Fanchon où elle a mis mon manchon. Bernadine, qu’as-tu fait de la clé de mon buffet » :

 

Fuma, n’ai-ce tu pas preta,

Le dari co va souna

Betta dessu ta cornetta

Ta coiffi de taffeta ;

Demina vaire à la Finchon

Ont elle a beta mon minchon.

Bernadina, qu’a-tu fait

De la clia de mon bufait ?

 

Les termes techniques se multiplient dans la strophe suivante, alors que le canut s’endimanche à la mode du petit bourgeois de son temps : habit canelle, cravate de cambrésine, chemise à dentelle, souliers de maroquin, perruque à trois talons, joli chapeau brodé. Un pain blanc à l’anis, une queue de mouton et un morceau d’échine ( « o du china ») en guise de réveillon ( « noutron dina ») que la servante doit faire cuire à l’étouffée (« bete in etuffaie »)

 

Bailla mon habit canella

Ma cravata de cambrin

Et ma chemis’a dintella

Mo solas de maroquin.

Te prendra din celi carton

Ma perruqua a très talon ;

Et pui te me vargetera

Mon joli chapiau broda

 

Lioda, bete in etuffaie

Cela cova de muton ;

Faie in sorte qu’ale saie

Couita quand je revindron ;

Puis te betra l’o du china

Qui sera pair noutron dina

Te prendra cheu lo bolangi

Ain grou pin blan à l’ani.

 

Nous voici « sans transition » dans la strophe suivante à l'intérieur de l'église durant la messe : les antagonismes de classe resurgissent lorsque le satinaire désigne à sa femme (« vait-u din cela chapella ») leur crevé de marchand accompagné de son épouse qui fait la belle au milieu du banc .  « Ne disons pas de mal du prochain, notre marchand est assez bon chien : du moins s’il nous paye mal, il ne nous laisse pas chômer » conclut le canut ironiquement.

 

Vai-tu din cela chapella

Noutron creva de marchan ?

Sa fuma fai bian la bella

U milieu de celi ban !

Ne dion gin de ma du proochin !

Noutron marchan est prou bon chn :

Du moin s’y nous paye ma

Y nos laisse pas choma.

 

Le Noël s’achève par une strophe où il est fait allusion à un empereur, ce qui laisse à penser qu’elle fut rajoutée durant le Consulat, supposition renforcée par les mentions aux guerres avec l’Espagne et l’Angleterre : La prière traditionnelle à Saint-Joseph, patron de la bonne mort, clôt le texte.

 

Sainte Maria, de grâce

Pri par nos le Saigneur

Qu’avan que ceti an passe

No ayon un bon Amperor.
Que los Espagnos, los Anglais,

Fassaissiont vitemin la paix.

Que Saint-Joseph, votre mari,

Nos aidasse a bien muri.

11:35 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : noël, lyon, patois, llittérature, canut | | |

jeudi, 23 décembre 2010

Au brillant d'aujourd'hui

Quand le soir tombe, il m’arrive encore de tomber aussi

De laisser glisser mes yeux dans la pénombre

Et durant quelques heures de n’être plus

Un enfant de l’électricité parmi eux tous

 

Je croise fugace quelque aïeul intérieur

A ce seuil  ancien et pérenne

Malgré le bruit des automobiles dans la rue

Et les foutues guirlandes qui font la ville

 

Je tombe aussi, je respire, j’hume

Une respiration qui n’est jamais certes assez profonde pour me porter d’un coup d’aile seul jusqu’à l’aube

Les pensées me retournent,  elles sont aussi

Electriques, les pensées, pourtant

 

Ce qu’en leur silence au monde furent au soir les aïeux

J’en porte en moi la cicatrice

Comme la plaie salvatrice

De ma naissance inachevée

Au brillant d’aujourd’hui

18:32 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, poésie, électricité | | |

mercredi, 22 décembre 2010

Fabricants d'entropie

Ce crédit, cette dette publique, cette crise,

Ces pauvres qui tendent la main dans la rue,

Là où les pères s’engorgèrent,

Les fils faillent.

 

La ruine des états,  c’est

Pour longtemps, l’étranglement de la plupart,

Quand tout travail ne mène

Qu’à l’eau stagnante du quotidien

 

L’aube se veut rassérénant

D’avance le brûlant du  midi

Mais chaque soir, plus trébuchante,

La nuit hostile s’annonce sèche.

 

C’est leur chair qu’on vole aux  pays,

Leur histoire aux peuples,

Les organisateurs du naufrage :

Quelques barons au rire pincé,  surnagent.

 

Ces quelques faiseurs d’entropie,

Ont la ride austère, la lèvre et le doigt secs

De qui exerce la statistique

Et ne perd jamais son pari.

 

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10:14 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie, dette publique, entropie | | |

mardi, 21 décembre 2010

Defense et illustration des oisivetés hivernales

Oisif proviendrait en ligne courbe du latin otium. Courbe, parce que comme beaucoup de mots de formation populaire, il fit un détour par la langue vulgate, ce latin machouillé médiéval, d’où en 1350 jaillit ouesif, lequel donna d’abord oiseux, puis, par changement de suffixe savant, oisif. Quand je lis chez Robert les définitions des deux mots, je me demande quelle connotation tinte le mieux à mon oreille :

Oiseux : « Qui ne sert à rien, ne mène à rien »

Oisif : « Qui est dépourvu d’occupation, n’exerce pas de profession ».

Le mieux n’est-il pas de ne mener à rien ?

 

De oisif est dérivé oisiveté, qui est l’état qu’on imagine d’une personne oisive  (pas nécessairement oiseuse) C’est un mot qui ne s’emploie, semble-t-il, qu’au singulier (on dit crânement que l’oisiveté serait la mère de tous les vices). Le terme s'utilise également au pluriel, pour qualifier un genre littéraire des plus agréables à pratiquer, les Oisivétés.

Les Oisivetés sont des textes qui se reconnaissent au fait d'être nés sous la plume  d’un oisif. Peut-être même d’un oiseux, puisque les textes, songes, récits en question ne mènent pas nécessairement à grand chose. Sénèque, en conseillant à Lucilius de ne mener d’otium que studieux, n’était guère éloigné de l’Oisiveté entendue comme telle. Montaigne non plus, qui dès le huitième de ses essais, évoqua des « terres oisives » et, causant de son esprit, déclara qu’il ne pouvait lui faire de plus grande faveur « que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi » L’oisiveté favorise le bon comme le mauvais imaginaire, et si le mauvais est le prix à payer pour le bon, il ne faut point être avare de ses vices, contrairement à ce que prétend le proverbe.

Les Oisivetés ne sont guère éloignées non plus des Loisirs, autre genre littéraire oublié du siècle ignare où nous sommes.  Le Loisir pourrait après tout être l’œuvre de l’oisif, même si les étymologistes nous soufflent à l’oreille qu’il n’en est rien.

Comme les Divertissements, les Loisirs sont davantage tournés vers l’extérieur. Dans cette forme de littérature assez libertine, le bourgeois narre des épisodes galants qui l'arriment davantage du réel, et deviennent donc assez rapidement ennuyeux, comme avec les Promenades ou les Souvenirs. Les Loisirs sont partie prenante du printemps, me semble-t-il. Les Promenades de l’été, les Souvenirs de l’automne. Tandis que les Oisivetés, comme les Divagations, dépendent foncièrement de l’hiver. Tous deux sont ensemble comme l'ongle à la main. C’est en ce sens qu’elles coiffent de haut tous les autres genres susnommés. Et qu’en ce 21 décembre, elles sont, plus que jamais, de saison.

dimanche, 19 décembre 2010

Lucide et disparue

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Le monde actuel est complexe, changeant. L'idée du législateur semble être qu'il faut donc faire à ces complexités et à ces changements la plus grande place possible, afin d'y habituer les jeunes en leur enseignant les données : les données sociales, en premier lieu, évidemment, et aussi les données politiques, techniques – en bref, l’actualité. Cela leur plaira plus, les intéressera plus, dans la mesure où l'enseignement rejoindra la presse, la télévision, les débats de la table familiale ou du groupe syndical. Ils ne seront pas désorientés, parce qu'ils seront immédiatement insérés, jetés dans le bain.

Je voudrais plaider, de toute mon âme, pour une démarche exactement inverse. Je crois que la force de tout enseignement par rapport aux « événements qui font l'histoire du monde » est d'imposer aux esprits un détour. Si l'on veut s’orienter convenablement, dans une promenade au cours de laquelle on doit retrouver son chemin, il faut prendre, en pensée, du recul. Il faut se retourner, voir d'où vient le chemin que l'on est en train de parcourir et où sont les repères, recourir à une carte, sur laquelle le paysage confus, masqué de buissons et d'arbres, d'ombres et de creux, se ramène à un tracé schématique, couvrant un horizon bien plus étendu et qui soudain rend compte du paysage. Il en va de même dans les choses de l’esprit.

Complexe, notre société ? Ô combien ! Mais dans ce cas, pour l'appréhender, pour la comprendre, pour en comprendre les problèmes et les tendances, il faut précisément faire le détour et apprendre à connaître d'autres sociétés plus simples. Je crois que, dans l'ordre des conduites humaines, les problèmes peuvent être posés avec une force accrue, lorsque se découvre, au niveau de la famille ou de la cité, le premier exemple éclatant d'un dilemme humain : la mort d'Antigone et la mort de Socrate aident à comprendre l'héroïsme et à le sentir sans sa simplicité absolue.

Ecole vient d'un mot grec signifiant loisir. L'étude doit être à la pause féconde et enrichissante où l'on s'arme pour la vie et pour la réflexion, et où l'on entre en possession de tout un trésor humain, que plus tard on n'aura plus, en général, ni le temps ni l'occasion de découvrir. Peu importe que les jeunes, au sortir de l'université, soient un peu hors du temps, un peu trop entourés d'amis tels que Socrate ou Descartes, Antigone ou Ruy Blas, Virgile ou Rimbaud : la télévision, la radio, le cinéma, rétabliront, toujours bien assez vite, l'équilibre.

Mais si ce sont juste de petits énarques ou de petits syndiqués bien au courant des dernières réglementations et du cours des monnaies, qui rétablira l'équilibre ? Pour tout, il faut du temps, et des exercices austères. Il est besoin de ce qui paraît être inutile et inactuel. C'est cela que l'on appelle la culture, au sens actif du terme.


Jacqueline de Romilly (1913-2010) L'Enseignement en détresse 1984)