Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 02 février 2013

Le jeunot

Des fois, tu détestes tellement les parois lépreuses de cette société dans laquelle un égalitarisme sorti de ses gonds a laminé toute l’originalité du monde, le talent, le génie, pour le livrer au sentiment sordide et revanchard des copies, tu te dis qu’il serait mieux d’en finir, et vite, vite.

Sauter, comme le fit un étudiant l’autre jour, du toit d’un centre commercial hip hop dans lequel des millions d’imbéciles viendront au fil du temps consommer de la merde solitaire en plein air. Se foutre sous les essieux d’un TGV lancé sur ses rails, pas davantage qu’une chiure de mouche sur un pare-brise, en somme, tu te dis.

Ce président, t’as plus envie de voir sa gueule de sale con d’arriviste se farcir comme une outre du malheur du monde pour grimper de trois points dans les sondages. Ces pauvres de plus en plus nombreux, tu supportes plus leurs doigts qui se tendent sur la place, et ces faux débats, tous ces mensonges alignés en vertu sur tous les quotidiens. Leur couper l’herbe sous le pied, si tu pouvais. Tu supportes plus la morale qu’ils te font en se gavant comme des porcs.

Ils ont tué l’aventure. Ils ont pillé la vérité. Ils ont piétiné la liberté. Ils ont vieilli la jeunesse. Outrageusement. Passer le cou dans l’anse du câble, quitter ce monde où seuls triomphent les trompeurs, qu’est-ce qui te retient ?

C’est plus l’utilité qui te retient, les cimetières en sont remplis comme on dit, hein ! Non plus l’envie, même ça, ils ont fini par le fracasser contre les parois de la routine, quel tournis, quel tournis !  Parfois tu te sens si inconscient du bonheur que tu dors, tu dors, jusqu’à retrouver l’alcôve où il s’est tapi ton bonheur, recroquevillé sous les coups.

Ce qui te retient, c’est un reste d’amour et d’amitié pour quelques-uns qui te sont chers, très peu dans cette humanité faisandée. Un demeurant de chrétienté, aussi. Un goût sauvage pour ce qui n’existe qu’en toi. Christ au secours, tu dis. Marie, ma bien-aimée, tu souris.

Amedeo-Modigliani-Juan-Gris-Oil-Painting.jpg

Juan Gris, par Modigliani

Tu continueras donc à survivre en te faisant étroit comme une sole en plein cœur de leurs mots décharnés, de leurs actes criminels. De plus en plus âgé, tu resteras à ta façon le jeunot parmi les vieux, comme quand tu te sentais vieux jadis, des siècles sur le dos parmi ceux qui se disaient du même âge que ta pomme, les jeunots.

18:59 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (4) | | |

vendredi, 01 février 2013

Conférence sur Francis Popy

Si les Croix-Roussiens connaissent le parc Popy, la plupart ignorent que Francis Popy fut un compositeur de la Belle Epoque qui connut son heure de gloire, avec notamment l’une des valses qui furent jouées lors du naufrage du Titanic, Sphinx.

Né au 7 place commandant Arnaud, le 1 juillet 1874, Popy fait donc partie du patrimoine musical de Lyon, avec également de multiples pièces pour piano, dont une polka des petits minets dont le titre est comme resté dans son jus. Le 20 février prochain, L’Esprit Canut propose une conférence sur ce compositeur oublié qui porta beau la moustache, et dont tous les spectateurs du film de James Cameron entendirent quelques notes. Faites passer le mot, et venez nombreux (toutes les infos sur l'affiche, cliquez pour agrandir)

conf-rence Francis Popy.jpg


jeudi, 31 janvier 2013

La vie en rose-Brouillard

IMG00689-20130127-1559.jpg

Eugène Brouillard, Rue des Pierres plantées à Lyon. Toile à admirer parmi d'autres au musée Paul Dini, à Villefranche, où se tient jusqu'au 28 février encore l'exposition Lyon et l'Art moderne, 1920-1942.

06:44 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : brouillard, peinture, paul dini, lyon, culture | | |

lundi, 28 janvier 2013

Gazette de Solko (numéro spécial)

Sans-titre---1.gif

vendredi, 25 janvier 2013

Cyber-mariage

Un président qui ne s’est jamais marié va imposer le mariage pour tous pour permettre à long terme à des couples de deux hommes ou de deux femmes d’avoir des enfants. Il y a peu, cet énoncé eût paru digne d’une revue surréaliste et aurait fait la joie de tous les dadaïstes décidés d’en finir avec l’ordre bourgeois.  Il est aujourd’hui en adéquation logique avec ce qui fonde l’ordre totalitaire dans nos cyber-démocraties où la logique et la raison partout brillent par la violence qui leur est faite, au nom d’une confusion criminelle entre le droit des individus et  l’autorégulation du système.

 

Autorégulation du système ; C’était l’idée phare de la cybernétique, telle que Norbert Wiener la théorisa aux lendemains de la seconde guerre mondiale : le monde étant intégralement constitué de systèmes (vivants ou non) imbriqués en interaction, ce n’est plus la raison ni la nature des éléments eux-mêmes qu’il fallait prendre en considération pour réguler le système, mais la forme et la fréquence des relations qu’ils entretenaient entre eux.  Cela revenait à placer la dynamique de la communication au cœur du système, en lieu et place de l’analyse, selon un principe ignoré auparavant par les morales classiques et dorénavant seul admis, celui du fameux « tout se vaut ».  Dans la cellule vivante comme dans un radiateur, dans un éco système comme dans une société humaine, un élément en vaut un autre, dès lors qu’il est apte à entrer en communication avec les autres et à produire avec eux une énergie. Qu’importe sa nature : selon cette idéologie, le concept même de nature propre est balayé, seules comptent la relation et la régulation des éléments entre eux.

On a pu ainsi dégager une chaine de servomécanismes à l’œuvre dans tout ce qui ce qui existe, et croire dégager un ordre intime de l’univers applicable à tous ses étages, y compris les sociétés humaines.

On se souviendra brièvement que le mot  cybernétique provient du grec Kubernator, terme ambigu désignant à la fois le gouvernail et le pilote du navire. Couffignal, un mathématicien français, proposa comme traduction du cybernétique : « l’art de rendre l’action efficace ». Stattford Beer « la science de l’organisation efficace ». Qu’importent ces subtils échanges,, la cybernétique est donc par essence une science du contrôle et de l'information, visant à la connaissance et au pilotage des systèmes : pour que le système s’autorégule, il faut que les individus qui le composent soient aptes à communiquer en plus grand nombre, mais sans évidemment échapper aux voies de communication établis par le système lui-même. On comprend dès lors la nécessité d’intégrer à la normalité du système tout ce qui lui est historiquement déviant, tant dans les faits que dans les mœurs, les concepts que les idéaux. La normalisation sociétale à laquelle la nouvelle gauche s’est alignée n’est au fond qu’une resucée de la standardisation industrielle appliquée aux consommateurs eux-mêmes.


J’ai même entendu de doctes propagandistes du mariage pour tous aller remuer les cendres de Condorcet pour affirmer que leur projet était un progrès de civilisation et une nouvelle étape sur le chemin de la liberté. Tous ceux qui ont perçu à quel point les théorèmes de la cybernétique se sont substitués aux idéaux des vieilles démocraties pour fonder dans les sociétés de masse post modernes une éthique à sa convenance ne peuvent que sourire devant d’aussi ineptes affirmations. Dans ces sociétés de masse où la liberté individuelle n’est qu’un leurre, on feint de détester l’autorité pour admettre aussitôt le diktat de servomécanismes bien plus efficaces qu'elle pour instaurer l'ordre.


Je vais passer ici pour un dément en affirmant qu’entre le mariage pour tous et le nouveau billet de 5 euros que la banque européenne s’apprête à imprimer, il n’y a au fond qu’une différence de formes, parce qu’en structure profonde, tous deux sont deux servomécanismes habilités à conditionner les citoyens post-modernes aux modes de pensée dominants en cyber-démocratie. Et voilà pourquoi un président normal qui ne s’est jamais marié va imposer le mariage pour tous et permettre à long terme à des couples de deux hommes ou de deux femmes d’avoir des enfants : parce que ce que seront ces hommes, ces femmes et ces enfants au fond ne compte plus. En terme de marché comme en terme de propagande, seuls comptent le pouvoir et l'énergie qu'on peut tirer d'eux. Demonstration à suivre ce week-end sur tous les écrans.

mardi, 22 janvier 2013

Lucchini est plus intelligent que l'Education Nationale

Et sans doute que la Comédie Française, contre laquelle il prend la plus subtile des revanches. Alceste à bicyclette ou Quand l'effroyable vient à bout de l'indicible. A voir sans la moindre hésitation.

molière,théâtre,le misanthrope,fabrice lucchini,lambert wilson,cinéma,alceste à bicyclette

lundi, 21 janvier 2013

BUCHNER : L'intégrale

 L’Intégrale…  Quelque chose de magique, dans le terme, quelque chose qui en jette. Pour justifier son choix de monter l’intégrale de Buchner, Ludovic Lagarde a coiffé d’un titre son projet: Désir et pouvoir. Ce qui revient à orienter la lecture des trois pièces de Büchner du côté de deux thèmes génériques : l’érotique et le politique, et les liens naturels aussi bien que culturels qui existent entre les deux. Au risque de réduire d’autres lignes mélodiques du texte.

Ce parti-pris donne à entendre, entre les personnages du jeune dramaturge allemand, quelques oppositions significatives : la truculence de Danton, dont le pouvoir est menacé  (« Pourquoi ne puis-je contenir  toute la beauté en moi, l’absorber toute entière), la lassitude de Léonce, dont le pouvoir est assuré (« Les abeilles sont posées avec tant de nonchalance sur les fleurs et le soleil étire ses rayons par terre avec tant de paresse. Une effroyable oisiveté suinte de partout »), l’inanité sociale de Woyzeck, qui n’a pas même les moyens, lui, de formuler la question (« On sue même en dormant. Pauvres gens que nous sommes »).

La réussite de Lagarde est incontestablement cette unité de lieu qu’il parvient à créer grâce à un dispositif scénique censée représenter « l’évolution d’un même lieu à travers l’histoire. » Elle n’est d’ailleurs jamais autant manifeste et autant réussie que dans la Mort de Danton, lorsque le lit face public, tour à tour lieu d’ébats amoureux, tribune politique, cellule de prison, charrette de condamnés devient l’espace théâtral splendide et sobre sur lequel tout se joue, le plaisir, le politique, la réclusion, la mort. Des trois pièces de Büchner, la Mort de Danton est incontestablement celle qui est la mieux servie par le projet, parce qu’elle en constitue sans doute à la fois le cœur et le commencement. Et cette finale de La Mort de Danton est un très beau moment de théâtre. Mais est-il suffisant pour sauver l’ensemble d’un projet par ailleurs fort discutable ?

Car du même coup Léonce et Léna, bluette à la Musset projetée en plein XXIe siècle, tout comme Woyzeck, chef d’œuvre expressionniste tristement amputé des scènes de foire et de cabarets, souffrent d’un aplatissement certain. Léonce et Léna, proposé par Lagarde comme un aboutissement, n’est en fait chez Büchner qu’un point de départ, un pastiche talentueux fait d’emprunts, et cette fantaisie a du mal à conclure les débats posés par Danton. Woyzeck, au contraire, pièce inachevée proposé comme point de départ, est, comme Lagarde le dit lui-même, « le joyau noir » de la trilogie, le lieu où le mystère se densifie, et non pas la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre.

Je ne suis donc pour ma part pas convaincu du tout de la nécessité de  rapprocher en une seule unité d’action et de temps ces trois pièces qui, il faut le rappeler, n’ont pas été pensées comme une trilogie par leur auteur. Les points de convergence, s’ils existent bien, gomment - et c’est dommage - la singularité esthétique et spirituelle de certaines d’entre elles : où est passée le romantisme désenchanté de Woyzeck dans ce traitement trop linéaire et cette proposition amputée de plusieurs scènes ? Où, la fantaisie gratuite de Léonce et Léna, à qui Lagarde tente en vain de prêter un propos plus sérieux ?

Reste le spectacle. On peut regretter que Lagarde cède à des facilités purement spectaculaires : la nudité insistante de Woyzeck, tout comme l’écran de télé de Léonce et Léna, dans lequel aboient le président entouré du maître d’école et de ses conseillers, ne sont pas les éléments les plus créatifs de cette intégrale, c’est bien le moins qu’on puisse dire. Ils relèvent là encore plus de la volonté du metteur en scène que de l’écoute attentive de ce que l’auteur a écrit. Si l’énergie de l’interprétation (particulièrement chez Poitrenaux, Délatang, Allouf),  la scénographie d’Antoine Vasseur etla régie lumière minutieusement pensée sauvent le spectacle, qui se laisse  finalement regarder, je ne sais, pour conclure, si  le très beau moment central qu’est cette Mort de Danton suffit à combler l’incohérence globale du propos.

 

büchner,woyzeck,ludovic lagarde,intégrale,théâtre,littérature,poitrenaux,théâtre de la ville,

Crédit photo : Pascal Gely


 

samedi, 19 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (3)

Lorsque dans le Prologue Kaethe parle d’une légende « qui dit qu’un château s’est noyé » (1); lorsque Woyzeck regrette que là où il voit «le soleil qui traverse les nuages », pour ses contemporains, « c’est comme si on vidait un pot de chambre » ; lorsqu’il décrit le moment où «la nuit enveloppe le monde et quand pour s’y retrouver, il faut tendre les mains vers les choses et qu’elles vous échappent comme une toile d’araignée. » ; de même lorsqu’est évoqué à plusieurs reprises « le trou dans la nature », Büchner plante son balluchon dans le sillage des romantiques allemands qui, sous la conduite de Schiller et d’Hölderlin, ont glorifié la dimension sacrée de la nature, séjour vide laissé par les dieux horrifiés devant la conduite des hommes. Il fait de l’homme de la rue qui parcourt son théâtre un thermomètre de la nostalgie.

Ce regret de l’immortalité terrestre, témoin impuissant de la vilenie morale de l’humanité, devient sous sa plume une forme acérée de la critique sociale : alors que les petites gens ressentent tous que dorénavant « tout ce qui est terrestre est pourri » (scène des artisans) l’ordre scientifique et bourgeois, qui fit de la nature un simple objet d’étude, refuse d’admettre cette évolution autrement que comme un progrès.

Pensez-à cette remarque d’Hannah Arendt dans la Crise de la Culture : « nous avons commencé à agir à l’intérieur de la nature comme nous agissions à l’intérieur de l’histoire. Nous avons pris la nature, l’immortalité grecque de la nature, et nous l’avons placée dans notre mortalité ».

Ces quelques lignes d’un critique, Albert Béguin, permettent en parallèle d’éclairer notre lecture de la scène dans laquelle Woyzeck est sujet à une vision poétique (au sens où pourrait l’entendre le Rimbaud de la Lettre du Voyant) que le docteur interprète comme une « abberatio mentalis » :

« Un vague remords avertit l’homme moderne qu’il a eu peut-être, qu’il pourrait avoir, avec le monde où il est placé, des rapports plus profonds, plus harmonieux. Il sait bien qu’il y a en lui-même des possibilités de bonheur ou de grandeur dont il s’est détourné. Certains êtres, en particulier, apportent au monde cette nostalgie : les poètes sont ceux qui, non contents d’exprimer les appels intérieurs, ont la redoutable audace de les suivre jusqu’aux plus périlleuses aventures. Insatisfaits de la réalité donnée et des contacts très simples que nous avons avec elle, ils éprouvent ce malaise, cette incertitude qu’il est impossible d’étouffer en soi dès qu’on écoute la voix du rêve. Leur premier sentiment est celui d’appartenir tout ensemble au monde extérieur et à un autre monde, qui manifeste sa présence dans des accidents de toute sorte, interrompant le cours quotidien de la vie. Devant ces brusques déplacements du réel, les poètes s’aperçoivent qu’il se passe quelque chose – ou que quelque chose passe dans l’air. Ils savent alors que ce n’est point si naturel que d’être un homme sur cette terre. Une sorte de réminiscence, enfouie en toute créature, mais chez eux capable de soudaines résurrections, leur enseigne qu’il fut un temps, très lointain, ou la créature, en elle-même plus harmonieuse et moins divisée, s’inscrivait sans heurts dans l’harmonie de la nature ». (2)

A son personnage, un homme simple et criminel, Büchner a donné ce vague remords de poète, signe du crépuscule des dieux qui imprègne toute l’Europe post révolutionnaire. Car le fils de médecin qu’il est lui-même ne peut que constater la  manière ambigüe dont le désenchantement corollaire au développement de la raison affecte différemment pauvres et riches :

Des humbles qui le ressentent comme une « amputation », en effet, il fait des « cas » ; des « cas » pathologiques que les médecins examinent avec une délectation sadique et qu’ils manipulent pour servir leurs ambitions personnelles  (« Je la ferai exploser, la science », s’écrie le docteur) et leur cupidité financière.

Pour Büchner, le désenchantement lié à la perte des dieux semble ainsi occuper une place centrale dans le dispositif répressif qui s’abat sur les pauvres, qui ne peuvent jouir de la révolution scientifique que le docteur assimile à la « conquête de la liberté » et dont il parle avec une emphase ridicule : la connaissance scientifique, au lieu de contribuer, comme le prétend le docteur, à l’émergence d’une humanité libre, permet de mieux faire le tri entre sains d’esprit et fous, pauvres et riches, honnêtes gens et criminels, dominants et dominés.

Même si ce n’est pas la science elle-même qui est condamnée (la construction même de la pièce et de son questionnement ont une dette à l’égard de l’empirisme), la dénonciation du scientisme (religion de la science) et du progrès comme outil de répression est bel et bien au centre de la conception politique de la pièce.

Tel est le sens du propos de Marie (« Tout est mort »). Büchner joue sur les mots lorsqu’il lui fait dire (« Le monde est fou. Le monde est beau »). Dans le premier cas, je l’entends parler de la société humaine, dans le second de cette immortalité terrestre qu’elle ressent encore.

Telle est également la signification qu’on peut donner au conte cruel que la grand mère raconte aux enfants : le héros qui a fait le tour de l’univers et n’a finalement trouvé que des portes fermées revient sur Terre : « Et il était tout seul. Alors il s’est assis par terre et il s’est mis à pleurer, et il est toujours assis par terre, et il est toujours tout seul. » (Scène 22).

Le Christ lui-même n’est jamais cité que sur le mode du regret et de la nostalgie : Woyzcek fait deux fois référence à sa compassion devant le simple en esprit (Laissez venir à moi les petits enfants), et Marie, feuilletant la Bible dans sa chambre,  une fois à son pardon devant la pécheresse (parabole citée de la femme adultère), pour regretter de ne pouvoir, elle même,  «embrasser ses pieds » (scène 20).

La modernité matérialiste, accusée de « faire un trou dans la nature », fabrique une société qui au final rend fous ceux qu’elle exclut de sa logique rationnelle et infernale.

Cependant, si Büchner prolonge la condamnation radicale de la civilisation moderne initiée par les grands lyriques allemands au nom des Tragiques de l’Antiquité, il présente la nature sous un jour beaucoup plus prosaïque et n’est plus pour autant tout à fait un lyrique.

Quand « c’est la nature qui le pousse », Woyzceck a ainsi du mal à se retenir de « pisser dans la rue » et il se fait vertement rabrouer pour cela par le docteur Clarus, lequel lui explique que le « musculus constrictor vesicae » doit obéir à la volonté, pas à la nature. Woyzeck constate, « exprime », mais ne se plaint jamais. Il se présente comme un esprit vide et influençable, qui, de tableaux en tableaux, paraît se charger de réflexions glanées jusqu’à les porter toutes à la fois : la morale du capitaine, l’esprit scientifique du docteur, la religiosité de Marie… Animal mimétique par excellence, il enregistre des propos et des comportements, qu’il reproduit, jusqu’à n’en plus pouvoir. Il est une peau qui se délite, de mauvaise circonstance en mauvaise circonstance, jusqu’à l’ultime geste de désespoir qui peut passer aux yeux de tous pour insensé. Ou moderne, c’est selon.

Du « Sturm und Drang », l’expressionnisme n’aura gardé que le Sturm (tempête). Der Sturm est en effet le nom d’une revue, fondée en 1910, par Herwarth Wiclhen, et qui consacre le mouvement dit expressionniste, dont on peut dire que Büchner et son Woyzeck inachevé furent les pionniers. Les traits de réalisme, la sympathie pour les pauvres, le rejet de la morale bourgeoise, le militantisme révolutionnaire, le recours au pathos pour s’opposer à l’asservissement de l’esprit, la contestation du scientisme, tous ces éléments, dont la pièce se fait l’écho, portent en effet les valeurs de ce mouvement propre à l’image et au muet, comme si cette pièce était déjà cinématographique.

Le langage de Woyzeck est ainsi un mélange hybride, fait de trivialité expressionniste et de poésie romantique, d’un douloureux regret du plein, qui ne dit que le vide : il faut le donner à entendre ainsi, car c’est  ce qui fonde son originalité et peut lui rendre sa pleine visibilité théâtrale aujourd’hui.

 

(1)Ce prologue recomposé à partir des rapports du docteur Clarus, ne se trouve que dans la version de Daniel Benoin publiée par Actes-Sud en 1988.

(2) Béguin: L'Ame romantique et le rêve

Woyzeck_1969_015_450.jpg

Bergmann, Woyzeck 1969

06:48 | Lien permanent | Commentaires (0) | | |

vendredi, 18 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (2)

Un homme en rase un autre, une discussion s’engage : la motivation de cette discussion tient un peu du parler pour ne rien dire. Les propos du capitaine ont donc une visée moins sérieuse qu’il n’y paraît. Ses énoncés sont souvent creux : «  Woyzeck, quel temps fait-il aujourd’hui ? », «La morale, c’est quand on est moral ! » On parle pour tuer le temps, pour combler le silence. Woyzeck, quant à lui, est concentré sur autre chose : il travaille. Plusieurs fois, il répond « Oui mon capitaine », et ce Oui n’a aucune valeur d’acquiescement aux propos du capitaine. Il signifie tout autant « Laissez-moi travailler » que « Taisez-vous donc » et en même temps : « Si vous voulez ! Vous êtes mon supérieur, vous avez forcément raison ».

 L’action, par ailleurs, place Woyzeck (inférieur hiérarchique) en situation de force : il dispose d’une arme (le rasoir) et le capitaine est passif, vulnérable. L’action inverse le rapport de force entre les personnages, et cela oriente également la compréhension qu’on peut avoir de l’échange. Lorsque le capitaine attaque Woyzeck sur sa vie privée (« Il a eu un enfant sans la bénédiction de l’Eglise »), ce dernier sort brusquement de sa réserve.

Cela peut s’expliquer de deux façons : la séance de rasage est terminée ; il ne supporte plus la leçon de morale, il explose. Nul doute qu’il ne l’aurait pas fait dans une autre situation, à la caserne par exemple. Pour une fois, Woyzeck parle vrai : « Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. » 

Il justifie par la misère ses manquements à l’ordre moral. C’est alors que le capitaine introduit la notion de vertu  (la morale est acquise, la vertu est innée). Si on n’a aucune morale sociale, on peut au moins avoir une vertu naturelle ; mais Woyzeck ne fait pas très bien la distinction entre ces deux notions, qui lui paraissent abstraites et qu’il ne comprend pas : Vertu, morale, c’est pour lui la même chose, qui ne s’acquiert que grâce à un statut social  (« Si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon, j’aurais de la vertu »).

Le comportement du capitaine ne l’aide guère à comprendre la distinction entre ces deux notions, puisque la vertu n’est pour ce dernier qu’un moyen de tuer le temps. Au final, comme en témoigne l’épuisement du capitaine à la fin de la scène, c’est le pauvre et l’ignorant qui l’emporte : Il n’a peut-être pas de vertu (= de morale), mais il « suit sa nature » (il est donc vertueux, à sa façon).

       Le point de vue de Büchner est donc exposé à travers l’action : il prend ici clairement partie pour les pauvres, à qui l’ordre social demande d’adopter un point de vue moral qu’ils n’ont pas, pour des raisons économiques, les moyens d’adopter. Cette demande est d’autant plus injustifiée que le représentant de la classe dominante (le capitaine) confond lui-même morale et vertu (culture et nature), a de l’argent (il paye pour se faire raser), et donc possède, selon sa théorie, les moyens d’être moral et vertueux. Or il adresse à Woyzeck des reproches qu’il ferait mieux de s’adresser à lui (« Tu penses trop, tu as toujours l’air si excité ») Ici, mon rôle de metteur en scène est de poser ce point de vue devant le spectateur, et je cherche comment en répétitions.

       Une façon de s’en sortir est de faire attention à la manière dont une notion circule de scène en scène, de personnage en personnage. Prenons par exemple celle de pauvreté : Büchner joue avec le double sens de ce mot  (pauvreté matérielle : « je suis un homme pauvre », pauvreté morale : « je suis un pauvre type »). Son personnage signe les deux à la fois : Sa pauvreté matérielle le rend dépendant, sa pauvreté morale influençable.

 Comme il ne rencontre aucun soutien ni aucune compréhension dans son entourage, il est dès lors entraîné dans la spirale de la folie.

La coïncidence entre misère matérielle et misère morale, le manque de soutien et de compréhension pourrait engager Woyzcek à chercher refuge dans la nature : mais la nature, l ‘homme l’a « trouée » : les dieux sont morts.

Il ne peut donc que mourir avec eux, et entraîner Marie dans la mort. Büchner ne fait pas l’apologie du meurtre ni celle de la violence. Il invite le spectateur à se demander comment venir à bout de la violence que la société fait subir à l’individu.  Comment venir à bout de la misère matérielle et de la misère morale ? Certes, la pièce n’apporte pas de solution rationnelle, puisqu’elle présente un certain usage de la raison et de la science comme étant, précisément, l’une des causes de cet état de fait. Ce n’est donc pas une morale hâtive et superficielle qui peut apporter une solution, mais davantage la réflexion, l’introspection (retour sur soi) de chacun devant le jeu des coïncidences dont Büchner suggère qu’il n’est pas forcément une fatalité. 

628x471.jpg

Woyzeck (Alex Crowther, à gauche) rase le capitaine (Anthony Némirovsky)

Mise en scène de Mark Jackson

 

Quand le capitaine entre, Woyzeck lui enlève sa veste en le malmenant (c’est pourquoi le capitaine dit : lentement, lentement), puis l’invite à s’asseoir.

Le capitaine n’est effectivement assis qu’au milieu de sa réplique. Il prend son temps. Prendre son temps est sa seule force. Ce choix, contraire à la didascalie du début de la scène (Le Capitaine est assis), a été fait pour rompre un effet trop statique (de même à la fin, le capitaine se lève et sort).

Lorsque le capitaine traite Woyzcek de « bête » (quatrième réplique), si l’acteur qui joue Woyzcek fait mine de lui placer le rasoir sous la gorge, le revirement du capitaine (« Woyceck est un brave homme ») prend un autre sens (légitime défense). Sans insister non plus, donner du rythme. 

Les trois « Oui mon capitaine » pas sur le même registre

 Le texte contient un jeu sur les pronoms qui doit être joué. Tandis que Woyzeck vouvoie le capitaine, ce dernier  le tutoie (familiarité) ou  emploie une troisième personne (mise à distance). Au moment où le capitaine, excédé du silence de Woyzeck veut le faire parler (sixième réplique du capitaine) le il et le toi se rejoignent : « quand je dis : il, je veux dire : toi, toi ».  En passant du « il » au « toi » (le second toi étant forcément plus violent que le premier), le capitaine s’adresse enfin directement à Woyzeck, pour le solliciter en tant qu’interlocuteur à part entière et sur un plan d’égalité. Mais ce dernier refuse ce dialogue en n’utilisant pas le pronom  je : Par le silence qu’il laisse entre « nous » et « les pauvres », Woyzeck indique à quel point il a compris que son existence individuelle compte peu parmi la masse, à quel point il est vain que le capitaine essaye de comprendre ce qu’il pense et surtout de lui parler d’égal à égal. Le nous a, dès lors, quelque chose de menaçant pour le capitaine et de réconfortant pour Woyzeck qui, en invoquant une appartenance de classe, peut prendre en son nom la parole dominante de ceux qui savent : (« Voyez-vous mon capitaine… ») et ne pas rentrer dans une illusion d’égalité avec un supérieur hiérarchique.  Habilement, Woyzeck établit ainsi un rapport de force en sa faveur dans le discours. C'est tout ça qu'il faut trouver et retrouver encore. 

 

 

(à suivre) 

08:04 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : thépatre, littérature, woyzeck, büchnet | | |