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vendredi, 19 juillet 2013

Vacances

On annonce l'arrivée de grosses canicules. C'est le temps de se mettre au frais. Je vous souhaite un bel été et vous dis à bientôt, pour d'intrépides et nouvelles aventures

RUBENS LYON.jpg

Rubens  - Entrevue de Henri IV & de Marie de Médicis à Lyon, Louvre, détail

19:59 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (7) | | |

dimanche, 14 juillet 2013

Son ombre, peut-être

La nouvelle est passée quasiment inaperçue en ce dimanche quatorze juillet : Suzanne Burrier, la doyenne des Français « s’est éteinte », comme on dit pudiquement. A l’âge de 112 ans. Dix de moins que Jeanne Calment, comme quoi ce qu’on nous raconte sur l’allongement de la vie tient de la billevesée.

Au Ventoux, il est interdit de dire qu’on a des soupçons devant la dégaine de celui qui « fait mieux que Lance Armstrong ». Froome et sa tête de E.T. surmoléculé  qui sprinte en pleine côte n’émeut pourtant plus personne. S’il porte bien le maillot jaune, faut dire qu’il porte mal la joie. Il remplit un contrat, l’air pincé. C’est tout. Le Tour mérite mieux.

L’Elysée aussi. La cravate de travers sous les quolibets,  hué, conspué, Hollande a récolté, l’air pincé, ce qu’il a semé. Puis, devant une pelouse de l’Elysée vide et mal taillée, il a parlé pour ne rien dire, « d’être optimiste », comme Sarkozy naguère, devant Claire Chazal qu’un inconnu avait recouverte d’un sceau d’excréments au sortir de TF1 il y a deux semaines. Drôle de pays.  Pendant ce temps, les cigarettes prennent 20 centimes.

En un week-end, Guillaume Pépy, patron de la SNCF, est devenu une star grâce à une éclisse. Il n’empêche. Je ne sais pas ce qui est le plus stupéfiant et horrible à la fois : se retrouver dans un wagon qui est projeté sur un quai, ou sur un quai et se recevoir un wagon en pleine figure. Les cellules de soutien psychologiques, comme les minutes de silence, ne font que masquer l'indicible. En haut lieu, on fait mine de découvrir que les infrastructures des « lignes malades » sont vraiment vétustes. Ce que tout usager normal sait depuis déjà longtemps.

L’héritier(e) de la couronne britannique aura de la classe : pour preuve, malgré tous les journalistes massés devant l’hôpital où sa mère s’apprête à lui donner naissance, malgré l’impatience des sujets de Sa Gracieuse, il a eu le bon goût de ne pas naître le jour de la fête nationale des Frenchies.  Dans ses Mémoires, Las Cases rappelle le propos de Napoléon à l’accoucheur de Marie-Louise, archiduchesse d’Autriche, princesse de Hongrie et de Bohème, « qu’il n’avait qu’à se figurer qu’il accouchait une bourgeoise de la rue Saint-Denis ». Kate Middleton, qui n’est que la fille d’une bourgeoise du Berkshire aura droit, elle, à un accouchement de reine. Quant à Line Renaud, elle vient d'accéder au grade de Grand Officier de la légion d'honneur voulue par l'Empereur. Ainsi va le monde.

Pour finir, comme si les gens s'intéressaient encore aux timbres postes, Olivier Ciappa, l'un des auteurs du nouveau timbre choisi par le président de la République vient d'avouer qu'il lui a été inspiré par l'une des fondatrices des Femen, Inna Schevchenko, ce qui ne manque pas de provoquer émois et débats sur les réseaux sociaux. Mariane, une Femen... Ce monde, aussi vide de surprise qu'il est empli d'excès, décidément, ne mérite que la satire. C'est ce que dirait l'illustre neveu de Rameau, s'il errait encore parmi nous ;  celui qui riait de tout dans les jardins du Palais Royal et poussait le bois dans les beaux cafés... Son ombre, peut-être...

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Gravure de Fernand Siméon pour Le Neveu de Rameau, Jules Meynial Ed

Bibliothèque nationale de France, département Arts du spectacle, 

 

 

mercredi, 10 juillet 2013

Lambert en fumée

Tout le monde connait sa silhouette, à la pointe de l’ile Saint-Louis, quai d’Anjou. Il est classé monument historique depuis 1862. En 2007, le neveu de l’émir du Qatar Hamad Ben Khalifa-Al-Thani (celui qui vient d’abdiquer), Hamad Abdallah al-Thani,l'a rachèté pour la somme de 80 millions d’euros au baron de Guy de Rothschild, lequel mourut quelques jours avant la signature. L’auteur de la discutable formule, « juif sous Pétain, paria sous Mitterrand » y avait organisé des fêtes somptueuses avec son épouse Marie Hélène van Zuylen de Nievelt de Haar.

Il le tenait du milliardaire chilien Arturo Lopez Willshaw surnommé le roi du guano, qui y vivait avec son mignon, le richissime financier et collectionneur d’art Alexis de Rédé, un pote de Pierre Bergé, dont le peintre Pierre Le Tan écrivit ; « Il existe à Paris une poignée d’hommes qui, depuis des décennies, semblent ne pas avoir vieilli, ou presque. Ainsi l’élégant baron de Rédé, souvent drapé dans une cape et chaussé d’escarpins d’une extrême finesse. Ses cheveux d’acajou sont tantôt plaqués, tantôt légèrement bouffants. De loin, sa silhouette est celle d’un homme de quarante ans ».

En décembre 1969, ce dernier donna à l’hôtel Lambert un Bal Oriental qui lui couta un million de dollars et qui est encore considéré comme l’une des plus célèbre fêtes de l’après-guerre. Le maître de cérémonie, déguisé en prince mongol, y accueillait le Tout Paris de l’époque. Des esclaves noirs au torse nu portaient des torches dans le grand escalier menant à la salle de bal, tandis que des automates jouaient différents instruments dans la galerie d’Hercule, considérée à sa création comme une première ébauche de la galerie des glaces de Versailles

Pour assurer la transition entre fêtes parisiennes et fêtes arabes, le nouveau propriétaire a voulu transformer l’hôtel Lambert en « maison de famille », avec ascenseur pour voitures et salles de bains dans chacune des vingt chambres. Le chantier a alors été confié à Bouygues Rénovation privée, une filiale de Bouygues construction.

A titre d’exemples, la construction d'une salle de bains nécessite la destruction de l’ancien cabinet de Jean Baptiste Lambert (premier propriétaire et trafiquant notoire de biens immobiliers) et celle de l’ascenseur de défoncer un plafond peint à poutres et solives au dessus d’un bel escalier en bois sculpté au XIXème.

En décembre 2007, l’association Paris historique estima qu’avec un tel projet, il y avait « perte d’authenticité et de substance du  bâtiment ». Elle porta plainte pour « dénaturation de chef d’œuvre ». Elle obtint de Bertrand Delanoë qu’un projet de parking sous jardin (le premier jardin surelevé de Paris au XVIIeme), avec une porte pivotante percée dans le mur d’enceinte du XVIIe fût bloquée. Le ministère de la Culture s’en mêla et l’affaire devenant publique, chacun joua son image sous l'oeil de la planète entière ; Delanoë et la mairie de Paris doit se montrer capable d’attirer de grands investisseurs dans la capitale, Albanel et le ministère de la Culture de défendre le patrimoine français, les associations de ne pas avoir l’air intolérantes et les propriétaires qataris de demeurer des propriétaires respectueux des édifices qu’ils achètent.

Mais voilà que la Pologne s’en mêle à son tour : Avant le roi du guano et son éphèbe proustien, l’hôtel Lambert, avait appartenu au prince Adam Czartoyski qui avait accueilli sous ses plafonds  les nombreux exilés polonais en fuite devant la répression russe après la Grande émigration de 1831. A cette époque, l’hôtel avait connu de grandes fêtes romantiques et s’y croisaient Chopin, George Sand, Liszt, Balzac et Delacroix. L’hôtel lui-même, par les soins du prince, devint alors un centre intellectuel majeur de la résistance polonaise en Europe.  L’ambassadeur polonais, Tomasz Orlowski s’émeut donc de la destruction programmée de l’escalier du XIXe, principal témoin de cet épisode.

Depuis cette nuit, le feu, ce grand purificateur dont Léon Bloy écrivit à la fin de La femme pauvre qu'il est le symbole de la justice éternelle, met tout le monde d’accord. Cent quarante pompiers sont mobilisés pour éviter que ce haut lieu de luxe et de débauche ne parte définitivement en fumée. Hyperbolique et peut-être même un peu à côté de ses pompes, le maire de Paris vient de proclamer qu'un tel incendie faisait partie des épreuves que connait Paris...

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lundi, 08 juillet 2013

Le coureur perdu

 A la lucidité de Thibaut Pinot

Le podium n’était pas son rêve. Le podium n’en était qu’un des éléments les plus tangibles. Et pas davantage les micros tendus des journalistes. Ni les files de spectateurs braillant le long des routes. Tout cela ne tenait que de l’apparent. Sur le Tour comme ailleurs, on passe son temps à chercher de quelle sienne réalité l’apparent s’est fait la brume.

On lui avait parlé très tôt du mythe : Le podium devenu triomphe. Les micros devenus gloire. Les longues échappées de solitaire, chevalier devenu son propre cheval. Le pays tout entier au bout des pédales, et les plaines, les forêts, les pavés, les cols, les églises. Quelque chose du Graal encore vivant dans ce cycle de fer. Rouler dans une histoire.

Il y avait aussi les grands devanciers, les pionniers. Pas de légendes sans quelques noms propres, grappillés au Parnasse des Grimpeurs. Des noms et des surnoms : l’indomptable. Le cannibale. Le pirate. Tout ça justifia ses premiers efforts, dans – c’est ainsi qu’on le répète niaisement devant la caméra – son « rêve de môme ». Vivre le plus longtemps possible dans ses tout premiers albums de bandes dessinées, quand la ligne est bien claire et la route droite, chacun à sa place,  le monde et le peloton enchantés.

Mais alors, quel était son rêve ?

Satisfaire quelqu’un qui vous sourit, comme quand on est petit et qu’on court vers lui. Gagner sa reconnaissance. Conquérir son amour. Mais ce quelqu’un, qu’il est difficile à rencontrer à présent dans la foule des passants qui, déjà, arpente son existence ! A moins que ce ne soit soi-même, à bâtir ? Ne pas trop se poser de questions sur la selle. Pas le lieu ni l’heure. Les questions sont des portes ouvertes sur le rêve. Et dans le rêve, on a beau être invincible, on ne gagne jamais. C’est dans le Réel qu’il faut placer ses efforts. Là qu’il faut pédaler. Discours d’entraîneur. Sensations physiques.

Surtout, il y a la France. Nul n’est prophète en son pays, songes-y. A l’heure de la mondialisation frénétique et du règne de l’Autre marchand, il est plus facile de gagner le Tour quand on vient d’ailleurs, et que le lieu n’est qu’un stade comme un autre, qu’on ne s’embarrasse pas de lui ni de soi en lui.

Il les a donc accomplis, ses efforts.  On ne pourra, ça au moins, jamais le lui retirer. Il a même joui de les faire. Il est passé si souvent par lui-même qu’il s’est dépassé. Et dans la rage, il s’est arraché. C’est même devenu un plaisir, une raison, un but, un moteur. Un métier ? Des mois, des ans que ça l’agrippe. Gagner.

La compétition entre en soi, peu à peu. Se forge. Il faut avoir aimé la victoire de quelqu’un et subi en vaincu humilié sa propre défaite, ou celle de ceux qu’on aime. Après, ça pousse tel un sortilège. C’est banal et douloureux, un sortilège. Tu t’alignes au clan, tu t’intègres, tu te fonds, jusqu’à tous les surpasser. Ils ont gagné, tu as les ailes qu’ils ont voulues. Mais tu les as vaincus, tu voles au-dessus d’eux.

Par bonheur, il y a l’équipe, qui laisse à penser que la loi de la compétition n’est pas non plus souveraine. Le cyclisme est un sport collectif, te l’a-t-on assez rabâché ! Pourtant tu te sens tout seul sur la ligne. Si seul ! Quand tu grimpes et qu’il faut redescendre.

La compétition, finalement, oui, pourquoi pas. Même si tu n’aimes pas les compétiteurs, tu accepteras d’en devenir un. Tu trouveras bien le moyen de faire comme si c’était une solution, et pas une fin en soi. Tu tenteras d’obéir à sa règle, veillant à ne pas te briser. Tu réaliseras ton rêve sans le fracasser, comme un moteur ardent. Il va falloir t’aimer dans cette nouvelle peau. Tu essayes. Eux, ils disent que tu grandis. Tu progresses. Graine de champion. Un espoir, qu’ils t’appellent. Tu te méfies de leurs mots. Des clichés, leurs mots. Des clichés qu’ils se repassent. Le monde des people t’effraie et te fascine. Ecraser les autres, après tout, ce n’est qu’un jeu. Demain c’est toi qu’ils écraseront. Leur loi. C’est toi ou eux, n’est-ce pas ? Mais quand enfin tu auras gagné, tes ailes intérieures auront fondu. Eux, ils auront vaincu.

Dans la chaleur qui fige tout, la nervosité qui t’ébranle, leur monde t’apparaît : ton rêve ? Leur rêve… Tout reste encore à surpasser. Les vrais cols sont à l’intérieur, il faudrait pédaler les yeux fermés, oui, ne plus voir. Ne plus les voir.

Car derrière ces meutes massées sur la route, il y a la bêtise humaine. Le grand show qui avala des millions de figurants et même les plus Grands. Même les plus grands s’y sont brûlés. Ils ne furent jamais des dieux, on t’a menti, petit. Que des gladiateurs. Des imbéciles.

Derrière ces micros tendus, il y  a le vide. C’est bouleversant, ce vide, bien plus que celui des falaises. Tu voudrais le remplir de tes mots, mais le vertige te gagne devant ces journalistes qui ne font que leur boulot en tendant leurs micros. Ils suent. Eux-aussi, des crédits par-dessus la tête. Leur ligne, c’est le scoop. Eux, tu ne les as jamais cherchés. Ils sont là, pourtant. Des falsificateurs. Des imbéciles.

Il y a ce président de la République à lunettes venu parader, gras, infatué de lui-même, comme les autres refait du cheveu et des dents, faux de la tête aux pieds. Il parle de Tour propre, ah ! ah ! Son sourire, une grimace. Vanité, ses paroles. Un politique qui veut baiser l’Histoire. L’Histoire le baisera comme les autres. C'est le plaisir des peuples de les regarder tomber, un à un. Un imposteur. Un imbécile.

Et puis l’argent, surtout. Celui que tu fais gagner à ceux qui te mentent, Ils parlent de te faire gagner des étapes, il ne s’agit que de leur faire gagner des millions. Des millions, en veux-tu ?

L’argent, bien sûr. Les sponsors sont les pires. Eux, les puissants. C’est ton sang qu’ils doperont. Ton propre sang vaut-il ce jeu ? La question que tu n’oses poser à personne. Surtout pas à toi-même. Loyauté en allée. Tu es minuscule dans leur jeu.

Ah, s’ils pouvaient voir, ton mépris, dans ta tête !

Mais voilà que ton mépris te casse. Et toi, qui es-tu ?

Tu perds à présent quelques secondes. Décroché, comme ils disent. Et si tu décrochais, pour de bon ? Pour voir ? Tu as encore tant de choses à comprendre. Les jambes sont encore là, certes. Mais la tête, diras-tu, n’y était plus. Tes coéquipiers ont passé le col sans t’attendre. La voiture de ton entraîneur aussi. Ce qui devait te sourire ne te sourit plus. Le doute te brûle : ce qu’il faudrait, c’est gagner dans le monde dont ils t’ont fait rêver, pas dans celui-ci, qui pue.

Oui, mais…

C’est bien là tout le sens de l’épreuve. Tu t’éprouves. Tu penses alors qu’il ne faudrait pas penser. Tu dévales à plus de 80 kms heures les pentes du col. Mais les trajectoires fusent, les réelles et les irréelles. Quand tu franchis la ligne, il est trop tard. Tu diras que ta déception est immense. Tu aimerais avoir le temps de comprendre toute la force, la vivacité, la nature de ce que tu as entrevu : comme si l’apparent n’était fait que d’illusoire. Il en faut peu pour devenir un coureur perdu. 

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Daussy - Le Tour de France, 1945

samedi, 06 juillet 2013

Le cadavre pensif (2)

Ce qui étonne le plus dans le cadavre, c’est son silence. Car le siècle a foi dans la parole. C’est cette même foi, que le XXème égarera dans la propagande et la technicité, qui caractérise ce temps que Bénichou a si bien appelé celui des prophètes. De la parole, en effet, doit naître l’avenir A la question de la survie de l’esprit, par exemple, Hugo répond par l’affirmative dans le célèbre alexandrin de Suite dans lequel il postule la toute puissance du mot sur la lumière et sur le monde sensible.

« Mon nom est Fiat Lux, et je suis ton aîné ».

Qu’un homme aussi  « éclairé » qu’Hugo ait pu donner crédit aux théories spirites interroge aujourd’hui ; d’autant plus qu’il ne fut pas le seul.

C’est que la doctrine de Kardec offre plusieurs intérêts pour qui souhaite s’affranchir du catholicisme sans quitter le domaine de la croyance :

- en donnant la parole aux défunts, le spiritisme invente un lien idéalisé entre morts et survivants. Il place la parole et la communication au cœur de son dispositif, cédant en cela à l’engouement de tout le romantisme pour elles.

- d’autre part, il transpose dans un univers spirituel où les esprits se meuvent d’eux-mêmes et sans l’intercession d’un Sauveur, le concept moderne et bourgeois du progrès social. Dans son best-seller, Le livre des Esprits, Allan Kardec fait répondre à un esprit interrogé (question 766 : « la vie sociale est-elle dans la nature ») :

« Certainement. Dieu a fait l’homme pour vivre en société. Dieu n’a pas donné inutilement à l’homme la parole et toutes les autres facultés nécessaires à la vie en relation ».

Le manifeste spirite affirme par ailleurs de nombreux principes révolutionnaires  (la liberté de penser, l’égalité devant Dieu, la fraternité entre tous) comme des droits inaliénables accordés directement par Dieu à chacun. (1) Il n’a pu se concevoir que sur la base d’une vaste idée de l’humanité en mouvement, en progrès, au sein de laquelle vivants et morts communiquent leurs savoirs solidaires : « Nul homme n’a des facultés complètes. Par l’union sociale, ils se complètent  les uns par les autres pour assurer leur bien-être et progresser ». Sans doute est-ce ce qui explique que le spiritisme ait pu être pratiqué avec une stupéfiante naïveté par des individus issus de tous les milieux, et souvent par des hommes de lettres et des artistes. En 1862, Kardec, qui est lyonnais, recense quelques 30 000 spirites dans sa ville natale, dont l’essentiel se trouve dans une population canut par ailleurs très férue d’humanisme sociale.

Ce qui intéresse dans ce phénomène, c’est là encore ce mélange de négation et d’exaltation de la mort qu’il manifeste de façon aussi intempestive que théâtrale. Les esprits des morts « incorporent » les médiums et parlent aux vivants ; devant le cadavre, les spéculations les plus folles semblent permises, comme celle de parler en son nom.

Car « Le vaste et profond silence » de la mort, dont Hugo se fait au temps des Contemplations le chantre, est en réalité peuplé de paroles :

« Mais d’où je suis, on peut parler aux morts

Ah, votre cercueil s’ouvre  - Où donc es-tu ? – Dehors,

Comme vous. – Es-tu mort ?  Presque. J’habite l’ombre. » (2)

« Le souvenir de la vie reçue dans le néant et donnée dans la mort en appelle à l’espérance folle en une Parole Absolue parfaitement identique à son effet, la vie, note D.Vasse (3), et au regard de laquelle la mort ne se donne plus à lire comme un échec, mais comme le lieu de son surgissement éternel, ce dont témoigne, dans l’espace et le temps la vie de chaque homme »

La foi en cette parole quasiment performative devient une arme pour affronter les duretés de l’existence. Dans le chapitre « Le Roi des morts » de la Sorcière, Michelet regrette qu’on ait « tiré la fête des morts du printemps, où l’antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre ». Il imagine ensuite cette prosopopée, faite de « je ne sais quelles faibles voix qui montent du cœur » :

« -Bonjour ami. C’est nous. Tu vis donc. Tu travailles comme toujours. Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous. Mais nous, pas de toi, non, jamais ».

On a bien affaire à un nouvel au-delà, dans lequel tout poète digne de ce nom se doit non seulement de croire, mais dont il doit également témoigner.

Un poème de Hugo, dont le ton mélodramatique a souvent été critiqué et qui connut un succès gigantesque auprès du public, Le Revenant, met en scène une mère dont le fils est mort et qui ne s’en console pas. Jusque là, rien que de très banal. Lorsque « elle se sentit mère une seconde fois », elle refuse d’abord cette nouvelle grossesse, ce nouvel enfant, jusqu’à ce que le nouveau-né la reconnaisse :

« Elle entendit avec une voix bien connue

Le nouveau né parler dans l’ombre entre ses bras

Et tout bas murmurer : c’est moi. Ne le dis pas »

Si un cadavre, dans un contexte aussi exalté, peut donner matière à penser, c’est bien, plus que tout autre, le mien.

Ainsi, le narrateur du Dernier Jour d’un condamné imagine sa tête décapitée, roulant comme une balle, découvrant les ténèbres dans lesquelles il va s’enfoncer :

« Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes (…) Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront que le ciel sombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin, dans le fond, de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. »

Nodier, dans cet extrait de Smara, pousse à l’extrême cette même vision, faisant de la tête de son cadavre l’instrument d’un jeu cynique et symbolique :

« Ma tête était tombée… elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l’échafaud et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants qui se jouent avec les têtes des morts, elle s’était rattrapée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la rage prête à l’agonie. »

Cette figure du cadavre, qui n’est plus appelée à ressusciter, mais pas encore à disparaître hante la littérature occidentale et traverse le XIXéme siècle à travers un genre qu’il affectionne particulièrement, le fantastique. Que sont la créature du docteur Frankenstein, et le comte Dracula, sinon des cadavres en instance de départ et de retour à la fois, des cadavres pensifs, amalgames d’un nouveau credo qui hésite entre scientisme et paganisme, et ne parvient pas à se défaire non plus du christianisme, dans une confusion des genres et des valeurs plus que jamais, si l’on peut parler ainsi, littéraire

 

rubens - The Head of Medusa. 1617. Oil on wood. 69 x 118 cm. Kunsthistorisches Museum, Vienna, Austria.jpg

 Tête de Méduse, Rubens

 

1 Allan Kardec, Le livre des Esprits

2 Hugo, Contemplations – « Ecrit en 1855 »

3 D.Vasse, « l’effet d’une parole dans le lieu de la mort », Cahiers de Psychanalyse, 5, Lumen Vitae, 1971

vendredi, 05 juillet 2013

Résultats du bac

Surpris ce matin sur la place de la Croix-Rousse un dialogue entre deux lycéens :

- Alors ?

- C'est bon !

- Cooool...

Je vous laisse imaginer de quoi ils parlaient.

Aujourd'hui que le bac n'est qu'une formalité, je me demande pourquoi les gouvernements successifs s'ingénient à le maintenir sous une forme nationale. Pour des raisons électoralistes, sans aucun doute. Dès lors que l'examen n'est plus sélectif, et il ne l'est plus depuis longtemps, cela ne sert à rien de mobiliser toute cette énergie, tout ce temps et tout ce pognon pour le conserver sur le plan national et en gros recaler deux individus sur 10. On pourrait tout aussi bien le faire passer dans les lycées, un peu comme le permis dans les auto-écoles.

Mais je crois que le bac est un des ingrédients de ce qu'on pourrait appeler la fatuité française, ce grand mal bourgeois déjà dénoncé par le bon La Fontaine en son temps. Or la fatuité est un des élements constitutifs du vote en démocratie. C'est peut-être la raison pour laquelle  l'état, qui est un grand rusé, aura préféré renoncer à sa monnaie et à ses frontières; plutôt qu'à ce rite de passage archaïque, dont il ne fait plus, à grands frais, qu'organiser chaque année la pantomime. Il sait bien que quand tout le monde est bourgeois, au moins en apparence, il n'y a plus de prolétariat ni de défavorisés.. Du moins, en apparence.

Je ré'edite pour l'occasion un texte de 2009  (comme quoi, rien ne change) qui, en substance mais de manière plus humoristique, disait déjà ça :


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mercredi, 03 juillet 2013

Aux plages, citoyens !

Eté: 5.000 policiers et gendarmes déployés pour la sécurité des vacanciers

On prend presque peur en lisant le titre de 20 Minutes : Al Qayda aurait-il envoyé des hordes de terroristes islamistes ? Le vilain Bachar, las d’entendre les rodomontades fabiusiennes, aurait-il lâché ses armes chimiques sur les plages de la Douce France ? A moins que ce ne soit une armée de fachos, électeurs de Marine, homophobes et ultra-catholiques, tout prêts à répandre leur peste brune sur le sable chaud  et citoyen des vacances ?

Pas d’inquiétude. Ce contre quoi les policiers et gendarmes payés par le contribuable sont censés protéger le sacrosaint vacancier en bermuda et crème à bronzer du 1er juillet au 31 août, c’est tout simplement lui-même. Pas-même son voisin qui risquerait, au vu de l’état délabré de la sociabilité, savamment entretenu par la classe dirigeante dans ce pays, pour un oui pour un non, de l’agresser. Non. Si l’Etat bonne maman délègue pour ce triste boulot 3000 gendarmes, ainsi que 2000 agents, CRS et motards, afin de  prêter mains fortes aux équipes déjà existantes sur les plages et sur les montagnes, vous avez bien entendu, c’est pour le protéger de lui-même...

Des vacances en toute liberté, en somme. L’Etat protégeant les citoyens d’eux-mêmes. A bien les regarder vivre et penser et consommer, on admet, certes, qu’il y a du travail. Mais tout de même. Tout de même…


On voit bien sur quelle base repose cette propagande. Je prends un exemple : Vous êtes en pleine possession de vos moyens intellectuels, vous partez à la Réunion et vous ne trouvez pourtant rien de mieux à faire que d’aller vous essayer au surf, afin de  ressentir quelque chose, une sensation, dire à quel point votre vie sur Terre est fascinante ! Vous voilà donc en train d’aller et venir sur la grande bleue comme un Christ balnéaire sur un Tibériade façon Trigano, quand tout à coup un requin qui vous prend pour une otarie (se trompe-t-il tant que ça ?) vous dénoyaute une jambe. La mer est toute rouge, femme et enfants parcourent la plage en tout sens, un américain crie « My Goodness ! », et une jeune néerlandaise s’évanouit à la vue de votre cadavre rejeté par l’Océan outragé. Finalement, votre mort fait le 20 heures de l’austère Pujadas qui, aussi flegmatique que devant un Tapie déchaîné, lâche : «une nouvelle attaque de requin, que fait l’Etat ? ». Il est vrai que laisser les gens libres et responsables d’eux-mêmes et de leur propre connerie serait, pour certains cercles influents, une atteinte intolérable aux Droits de l’Homme festif et de l’Electeur abruti ; interdire tout simplement le surf serait un acte insensé d’autoritarisme qui risquerait d’être mal vécu « au niveau du ressenti ». Les cercles d’influence préfèrent gérer. 5000 policiers, gendarmes et CRS, donc. Comme le consommateur a pris l’habitude de faire la fête devant les matraques, il prendra bien aussi l’habitude de faire bronzette et toutes les conneries qui vont avec devant des unitormes. « Hélas ! prophétisait Bernanos en 1945, le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir gardé l’habitude de s’en servir » (1)


Nous y voilà : Aujourd’hui, Google rend  « hommage » à Kafka pour l’anniversaire des 130 ans de sa naissance (ce qui ne manque pas de sel en soi)  ; c’est pourquoi, sur sa page d’accueil, on peut voir cette espèce d’horrible Pinocchio en nœud pap’. Ce que les régimes autoritaires ne sont pas parvenus à faire par la répression, les régimes prétendus démocratiques l’ont fait par la prévention : Le monde libre est devenu une gigantesque crèche, surveillée par un Big-Brother aux allures de Big-Nounou socialisante, lequel peut se frotter les mains. Au vu de l’universelle connerie, il est au pouvoir pour longtemps encore. Où faudra-t-il aller pour ne pas être observé, imposé, cultivé, sondé, informé, distrait et – le pire – protégé par l’Etat ? La question mérite d’être soulevée.  Au fond de son lit, peut-être. Au fond d’un trou, sans doute. Et encore… Dans son infinie bienveillance, il parait que l’état démocratique prépare une loi sur le comment mourir pour tous, afin de nous y conduire aussi. par la main L’état, qui est un bon bougre, ne dit d'ailleurs pas conduire, mais accompagner. En attendant, le soleil arrive. Réjouissez-vous,  et aux plages, citoyens !

 

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(1) La France contre les Robots, Georges Bernanos

08:49 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : france, culture, sécurité, bernanos, surveillance, kafka | | |

mardi, 02 juillet 2013

La beauté des paysages

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De mauvais esprits diront que le Tour de France commence aujourd’hui. Jusqu’ici, il n’a fait que barouder trois jours en Corse, pour quitter l’île de Beauté avec un maillot jaune aussi belge qu’inattendu, Jan Bakelants, dont c’est la première participation à la Grande Boucle. Derrière lui, 71 coureurs classés en embuscade à 1 seconde. Quand le profane voit ça, il se demande à quoi servent tous ces coups de pédales enchaînés les uns aux autres durant tant d’heures : la vie de cycliste est ingrate, croyez moi.

Celle de commentateur aussi. Cette année, pour cause de rétro-dopage, le service public a perdu Jalabert qui racontait parfois ses souvenirs ou donnait tel argument d’autorité sur tel ou tel point technique. En Corse, ses collègues n’ont fait qu’insister sur la beauté des paysages, l’Empereur et Tino Rossi, tandis que le peloton, après avoir laissé filer durant des heures une échappée, la rattrapait sans grande surprise au final. Avant et après l’étape, Gérard Holtz pose des questions toujours aussi stupides aux différents coureurs, genre : « Vous êtes heureux d’avoir gagné le maillot vert ? » ou « C’est pas trop dur d’avoir perdu l’étape ? », en donnant du Alberto, du Peter ou du Sylvain, comme un instituteur dans sa classe distribue parole, bons et mauvais points à la remise des copies.

Je ne sais pas pourquoi je trouve Pierre Rolland si niais lorsqu’il répond. Peut-être parce que ses propos n’ont vraiment aucun intérêt. Je ne vois que Ribéry pour faire pire, quand il vous explique que le foot, c’est que du bonheur. Tout à l’heure, Pierre Rolland disait qu’il était content d’avoir le maillot à poix sur les épaules. Dieu le garde ! Lui, il est toujours content de sa course et finit toujours par conclure qu’il fera encore mieux la prochaine fois. On a dû le briefer comme ça chez Europcar. D'un ton paternel, Gérard Holtz l'assure immanquablement qu’il est très heureux pour lui, avant de sauter sur Christopher ou Andy, qui passent à portée de micro. Quand Holtz commence à interviewer en anglais, c’est un grand moment de téléfranchouillarde. On sentirait presque que Danièle Gilbert n'est pas loin. Surtout quand celui qu’il interviewe est, par exemple, allemand ou italien. Il y a du Babel dans cet aimable baragouinage. C’est une des choses qui, dit-on, fait son charme.

Mais le Tour de France, on le disait au début, débute aujourd’hui. Dans l’étape de contre la montre par équipes, les Sky devraient « faire la différence », comme on dit, et Christopher prendre la tête du général. Oui, moi aussi, je fais mon Gérard. Non pas que je sois un fan des Britanniques, qui roulent comme des bulldozers, à la Lance (voyez ce que je veux dire. Le d…., c’est comme la corde au théâtre, paraît qu’il ne faut pas prononcer le mot.) Mais bon. On a beau leur préférer la Française des jeux par chauvinisme, à en croire les spécialistes, la messe est déjà dite.

En parlant de spécialiste, question Tour de France et petite reine, si vous voulez du sérieux, c’est par ICI 

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lundi, 01 juillet 2013

Le cadavre pensif (1)

On a pu voir dans les billets précédents comment avait émergé dans la littérature une figure, celle du cadavre glorieux. Sa description fait toujours l’économie de la matérialité du corps, esthétisant jusqu’au sublime la forme, selon les modèles de la beauté grecque. Il est d’ailleurs probable que la plupart des descriptions aient été inspirées davantage par des tableaux ou des statues que par de véritables cadavres. Par ailleurs, elle exprime toujours  l’idée de Résurrection à venir, fidèle en cela au dogme catholique. Cette esthétisation toute empreinte de religiosité des dépouilles est d’ailleurs un fait de société, comme l’a très bien noté Philippe Ariès :

« Dans les chambres les plus banales de la bourgeoisie occidentale, la mort a fini par coïncider avec la Beauté, dernière étape d’une évolution qui a commencé tout doucement avec les beaux gisants de la Renaissance. Mais cette apothéose ne doit pas dissimuler la contradiction qu’elle renferme : cette mort n’est plus la mort, elle est une illusion de l’art. La mort a commencé à se cacher malgré l’apparente publicité qui l’entoure dans le deuil, le cimetière, dans la vie comme dans l’art et dans la littérature : elle se cache sous la beauté » (1)

Lorsque Louis XVIII revient sur le trône et que s’achève l’héroïque épopée napoléonienne, une génération dont Musset a si bien dit « le mal du siècle » va se donner pour tâche d’interroger cette beauté et, à travers elle, le dogme de la Résurrection. Ce « cadavre de toi » avec lequel dialoguaient si sereinement les préromantiques, et qu’on se promettait de retrouver au Ciel, sans perdre son caractère sublime et sacré, va devenir une troisième personne, cadavre de lui,  vers qui se tournent les doutes et les questions du survivant.

« Hélas, hélas, s’écrie Musset. La religion s’en va. Nous n’avons pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. (…) Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire : quelle épaisse nuit sur terre ! et nous serons morts quand il fera jour ! » (2)

On retrouve le même constat chez Nerval :

« Pour nous, nés dans les jours de révolutions et d’orages, où toutes les croyances ont été brisées, il est bien difficile  de reconstruire l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs la figure toute tracée » (3)

Ce faisant, la description du cadavre demeure le lieu où convergent toutes les spéculations spirituelles que l’ébranlement du dogme occasionne ; que l’âme conserve ou non le souvenir de son identité terrestre, qu’elle expérimente une alternance plus ou moins heureuse de vies dans l’au-delà, qu’elle s’épanouisse en un nirvana radieux, s’abîme dans le Néant ou accomplisse une trajectoire de comètes dans un espace sans fin, les variétés imaginaires que les tenants de la « religion romantique » ont élaborées sont presque sans fin et s’expriment dans une multitude de croyances nées au carrefour de multiples influences : résurgence de l’illuminisme, prolongation du déisme voltairien ou du matérialisme enchanté de Diderot, développement du spiritisme, goût pour l’orientalisme qui introduit dans le champ des croyances le thème de la réincarnation et celui de la Maya (l’Illusion), variations sur les thèses de Swedenborg comme on en trouve jusque chez Balzac et sa Séraphita.

Cependant, même si le dogme catholique est malmené, la volonté de déchristianiser le pays bute encore sur une pratique bien installée, surtout lorsque la mort est en jeu et le deuil de mise. Le cadavre demeure donc une figure hautement sacrée. Entre Musset, Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Gautier, Nerval, par ailleurs, l’éclectisme des doctrines est tel qu’il est impossible d’évoquer une conception religieuse commune de l’Au-Delà. Pourtant, lorsqu’on lit de près les descriptions des cadavres qu’ils produisent, force est de constater qu’elles obéissent à une logique qui leur est commune : avec ces auteurs, disparait ce que nous avons appelé la figure du cadavre glorieux, et les descriptions empreintes de religiosité qui en découlent. Une autre figure surgit, plus problématique, qu’on pourrait appeler ici le cadavre pensif.

 

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« Rien n’est encore trouvé, rien n’est encore compris,

Car beaucoup, ici-bas sentent que l’espoir tombe

Et se brisent la tête à l’angle de la tombe » (4)

Au centre de cette hérésie, comme l’appelle Bénichou (5), la figure souveraine qui se détache n’est plus celle du Christ et du corps glorieux, mais celle du Moi quêtant, souffrant. La foi que le romantisme oppose au christianisme diffère « non seulement par le contenu mais par la nature même : c’est une autre région de l’esprit » écrit Paul Bénichou, dans son remarquable Temps des Prophètes. Si confuse soit-elle sur le plan conceptuel, cette « religion » prône l’émancipation de la tradition et accompagne le développement de  l’individualisme bourgeois. Il est donc de moins en moins question de salut de l’âme ou de conversion religieuse, mais de survie de l’esprit et de sublimation du désir.

Dans le même temps, la notion de paradis se matérialise : on confond l’Au-delà avec le monde sidéral où Swedenborg voit les anges voler et Kardec les esprits se purifier. La nature, de laquelle l’homme classique s’était vivement méfié comme d’un lieu diabolique, devient une sorte de Temple de Dieu ; l’idée et le sens même du péché originel se perdent : les énergies se tendent vers le confort et le progrès social. Et si l’âme du défunt se retirait dans un au-delà dont le survivant, mélancolique, pouvait encore contempler la diaphane majesté sur le front de son cadavre, l’esprit du défunt, lui, à l'image du naufragé, erre encore parmi nous :

« A chaque vent qui s’élève

   A chaque flot sur la grève

   Je dis : n’es-tu pas leur voix », peut ainsi chanter Lamartine dans sa splendide Pensées des Morts.

A suivre 

(1) Philippe Ariès, « Le temps des belles morts », L'homme devant la mort, II, 

(2) Musset, Confession d'un enfant du siècle, Première Partie

(3) Nerval, Aurélia

(4) Hugo   Chants du Crépuscule

 (5) Paul Bénichou: Le temps des prophères, Les Mages romantiques

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