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samedi, 29 juin 2013

Jean Vilar et Louis Guilloux

C'est assez réjouissant d'écouter Vilar raconter ses tournées dans un pays qui a disparu. Pas d'affiches, mais des parades à l'accordeon pour annoncer les Comédiens de la Roulotte de Paris qui joueront le soir Georges Dandin. Vilar parle de son accent sétois, de son ami André Schlesser, des vaches maigres et des salles pleines. Il porte cravate et cigarette, comme en son temps, prédit un grand avenir à Jean Désailly, et déclare tout de go qu'il n'aimerait pas avoir un théâtre à Paris.

 

Louis Guilloux parle de Coco Perdu dans ces premières minutes d'Apostrophes. Il parle de morlingue et de coûter bonbon, en vrai homme du XIXème siècle, puisqu'il est né en 1899. Guilloux a cette manière qui n'appartient qu'à lui de faire sentir à Pivot que ses questions sont ...

21:09 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : théâtre, jean vilar, andré schlesser | | |

jeudi, 27 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature (4)

Comme le souligne Yves Bonnefoy dans les Tombeaux de Ravenne, le concept et l’ornement ont ceci de commun qu’ils cherchent à fonder la vérité sans la mort, à faire enfin que la mort ne soit plus vraie. ». Or écrit-il « il y a un mensonge du concept en général »(1) ; comme il y a, pourrait-on avancer ici, un mensonge de la description en général, dès lors qu’elle s’applique à un objet aussi improbable que le cadavre.

Dans cette esthétique du cadavre glorieux, il s ‘agit donc de sauver le cadavre de la décomposition qui l’attend, en lui prêtant un prestige qui n’est pas le sien. Au début de son conte Aria Marcella, Gautier met en scène un jeune héros examinant une momie de Pompéi dans le musée archéologique de Naples : « C’était un morceau de cendre noire coagulée, portant une empreinte creuse ». Jusque là, rien de très glorieux, jusqu’à l’introduction d’un comparant dont les auteurs du XIXème usent et abusent pour parler du cadavre : « On eût dit un fragment de moule de statue brisé par la fonte ; l’œil exercé d’un artiste y eut reconnu la coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque ».

La progression du syntagme, de fragment à fragment d’un moule, puis de statue à statue grecque, le tout placé sous l’autorité de « l’œil exercé de l’artiste » invite le lecteur à suivre la composition de l’œuvre d’art en marbre dans l’atelier, à rebours du mouvement de l’universelle décomposition qui frappe le corps de chair. L’objet esthétique se recompose à la croisée de deux chemins culturels : une tradition chrétienne présente dans les termes coupe et flanc, une autre grecque dans les termes pur, style et grecque.  Cette éternité esthétique factice du corps s’inscrit dans la même tradition littéraire du sublime que les corps rêvée dans l’Au-delà de Mme de Mortsauf ou d’Atala. Le commentaire de Gautier rend à la momie sa dimension sacrée de relique humaine : « Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous. Le rondeur d’une gorge a traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé de trace »

La comparaison du cadavre et de la statue est un cliché repris à travers de multiples périphrases (corps de cire, de marbre, de bois) de Gautier et sa Morte Amoureuse à Mérimée et sa Vénus d’Ille ou, plus tard, Barbey et ses Diaboliques. Le cliché procède, à bien le regarder, du syncrétisme entre la théologie chrétienne qui postule l’attente de la Résurrection, et de l’héritage platonicien. Le cadavre incarne à la fois l’éternelle beauté des Idées et la Beauté évangélique du corps du Christ : il est une sorte de produit culturel accompli.

« L’artiste s’occupe paisiblement à sentir sous le monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, écrit Sainte Beuve, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence. Il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clé des symboles et l’intelligence des figures, ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance de la lyre universelle » (2)

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A suivre

(1) « Pour autant qu’elle fut pensée, depuis les Grecs, la mort n’est qu’une idée qui se fait complice d’autres, dans un règne éternel où, justement, rien ne meurt (…)  Il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses, le vaste pouvoir des mots » Yves Bonnefoy, L'Improbable

(2)Sainte-Beuve, Pensées sur Joseph Delorme

 

09:01 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, gautier, bonnefoy, pompei, cadavres, sainte-beuve | | |

mercredi, 26 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature (3)

Paul Bénichou a bien montré comment la manière dont le sentiment qui, chez Rousseau, signait la présence au monde, devenait chez les romantiques l’expression d’un manque du monde :

« Le sentiment implique le désaveu de la vie présente et actuelle, il fait du passé sa nourriture de prédilection ; il vole tristement vers l’enfance, vers le pays natal, et au-delà, vers la patrie céleste dont la vie nous sépare » (1).

Ce qu’exprime par exemple Novalis dans Le Désir de Mort« Nous n’avons plus le goût des terres étrangères/ Nous voulons retourner chez nous, chez notre père »

Dans un tel contexte, la description du cadavre insiste à la fois sur sa misère (il est abandonné à son sort, nu, seul, proche de pourrir), sa  fortune (en attente de résurrection, d’un devenir glorieux), et ce qu’il représente pour le survivant : l’âme romantique rencontre dans le cadavre son frère exilé en cet autre pays dont les connotations sont toutes positives : le repos, la sagesse, le salut. Le mort dont le cadavre est la trace n’est pas véritablement mort, il est parti. Il n’est pas au sens propre anéanti, il est seulement ailleurs. Grâce à cette euphémisation, la matérialité du cadavre est occultée, voire niée ; on préfère d’ailleurs évoquer une dépouille plutôt qu’un cadavre. Ces dernières évoluent dans l’espace élégiaque de la nuit et du tombeau, qui est son palais tragique. Dans cette demeure fantastique, parfois assimilée à la chambre nuptiale, un songe librement dérivé du thème de la Résurrection se fait jour : celui du Revoir, dans une sublimation baroque du désir amoureux insatisfait. Alexandrine La Ferronays, une très jeune femme, s’écrie, devant le cadavre de son très jeune époux emporté par une phtisie pulmonaire (2) : « Ses yeux déjà fixes s’étaient tournés vers moi (…) et moi ! sa femme ! je sentis ce que je n’avais jamais imaginé : que la mort était le bonheur ».

Cette sublimation s’inscrit dans un contexte historique et militaire dont Musset, dans les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle s’est fait le chantre exalté : «La mort fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les cercueils en étaient aussi. Il n’y avait plus de vieillards ; il n’y avait que des cadavres et des demi-dieux ». (3)

Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce que la nuit dans une telle conception ? C’est la perception, infiniment prolongée par un mouvement d’intériorité qui se nourrit de l’instant présent saisi à l’envi,  du désir amoureux dont le cadavre devient la forme sublime et taboue. Tel, pour Claire, l’appel de Julie sur lequel se clôt La Nouvelle Héloïse » et qui monte du cercueil parlant, métonymie de l’effigie elle-même de Julie :

« ô ma Claire, où es-tu ? que fais-tu loin de ton amie ?... son cercueil ne la contient pas toute entière… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps. »

Objet de toute méditation sur la mort et sur le désir amoureux, le cadavre opère ainsi une entrée glorieuse en littérature à l’aube du XIXéme. L’endroit du corps mort ne se lasse pas d’être magnifié par une parole poétique foisonnante. Cette dernière contourne la corruption de la chair ainsi que la tradition du péché, dont elle est la marque dans la conception religieuse.

Le lieu du corps mort peut même devenir un point d’énonciation privilégié ; ce sera à maintes reprises la trouvaille de Chateaubriand dans ses Mémoires : « Que sont devenues Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces mémoires seront publiés. »

Il faudra donc attendre la fin du siècle pour qu’apparaissent en légions les cadavres voués à la putréfaction. Pour l’heure, le cadavre est, par nature, glorieux, et toute sa gloire se lit sur son front. « Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? » s’interroge Chateaubriand dans René.

Arrêtons-nous sur cette description du tableau de Raphaël représentant le Christ , que le héros de La Peau de Chagrin rencontre dans le magasin d'antiquités :

« Sous le front, sous les chairs, il y avait cette éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Cette peinture inspirait une prière recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait les vertus endormies »

On retrouve les mêmes termes aussi bien dans la description de Mme de Mortsauf, l’héroïne du Lys dans la Vallée dont le nom lui-même est tout un programme

« Ce fut ma première communication avec la mort. Je demeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette, fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes les tempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de ses innombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour. Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid ! combien de réflexions n’exprime-t-il pas ? Quelle beauté dans ce repos absolu, quel despotisme dans cette immobilité : tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah ! je l’aimais morte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’alla coucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heure pesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sans témoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avait jamais permis d’exprimer.» (4) 

Félix demeure ainsi toute la nuit les yeux attachés sur Henriette, Chactas avoue n’avoir rien vu de plus céleste que ce visage d’Atala : se dit alors le sentiment de se trouver devant une immense beauté, qui se donne à expérimenter comme un lien fulgurant avec un instant atemporel. Cette dernière fois est souvent présentée comme une première fois : « tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. », s’écrie Félix, à la manière de René devant le cadavre de son père : « C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. »

La blancheur du visage d’Henriette, comme la blancheur du visage d’Atala, donne à lire la transparence d’un sommeil, signe de ce que Jankélévitch appelle « l’escroquerie de la mort », et qu’il définit comme étant « l’apparence de vie que conserve le corps » (5). Devant le cadavre glorieux, le survivant est fasciné, tel le héros de La Peau de Chagrin devant le tableau de Raphaël par cette escroquerie dans lequel il lit l’image de la divinité, comme suspendue hors du temps. Tel quel, le cadavre devient un objet poétique parfaitement malléable. Il n'est plus au monde tout en s'y trouvant encore, motif à la fois abstrait et concret, incarnation somme toute parfaite du sentiment en quoi la subjectivité la plus idéalisée peut se dire, et trouver echo chez le lecteur. La période du cadavre glorieux signe ainsi l'émergence du cadavre en littérature, motif encore tout empreint de religiosité. Avec la diffusion des spiritualités en lutte avec le catholicisme, au premier lieu duquel on trouve et mysticisme de Svedenborg  le spiritisme de Kardec, la description du cadavre prendra d'autres enjeux.

 

 

(1) Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain, Corti

(2) Cité par Ariès dans son remarquable L'homme devant la Mort (chapitre 10, judicieusement nommé Le temps des belles morts)

(3) Musset, Confession d'une enfant du siècle, Première partie. Un des textes des plus limpides sur le romantisme et ses constituants historiques

(4) Balzac, Le lys dans la vallée

(5)La Mort, Jankélévtich, Champs Flammarion  « Nous serions attirés par l’apparence de vie que conserve le cadavre. Nous serions attirés par l’apparence charnelle  de la personne. Mais le sentiment que cette personne est devenue une chose inerte nous repousse. La plus sainte des apparences, celle de la personne, image de la divinité, est ici frauduleusement contrefaite. » 

11:07 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : romantisme, littérature, balzac, chateaubriand, cadavres, rousseau, catholicisme | | |

dimanche, 23 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature (2)

« Les Anciens ont bravé la mort par le mépris de l’existence, écrit Madame de Staël en 1793. Mais nous avons vu des jeunes femmes nées timides, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, des époux qui, s’aimant, avaient dans cette vie ce qui peut seul la faire regretter, s’avancer vers l’Eternité sans croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cette abîme où l’imagination frémit de tout ce qu’elle invente et, moins lassés que nous des tourments de la vie, supporter mieux l’approche de la mort ».

Le préromantisme a connu un engouement pour la mort dont les caractéristiques sont sans doute uniques dans notre histoire, et dont la longue citation ci-dessus, de la plume de Madame de Staël, (1) témoigne. Pour ce qu’on appelle alors « l’âme expansive », le cadavre de l’autre représente pour le survivant le lieu idéal où exercer les forces conjointes du désir et de la compassion. Il devient naturellement l’objet d’une sorte de rêverie animiste qui ne distingue plus de frontière entre la vie et la mort.

Vu par le romantisme naissant, le cadavre est foncièrement transitif : médiateur de la vie sensible et de l’Invisible, il permet une confrontation directe avec l’Au-Delà et, dans une France qui n’est pas encore déchristianisée, il reste doublement sacré :

- d’une part pour un motif religieux : comme on peut le voir sur le tableau de Girodet en 1808,  se profile derrière lui un maître-cadavre, celui, en croix, du Sauveur, et le corps glorieux, que saint Paul associa à la Résurrection, qu’il est appelé à devenir. C'est le sens chrétien de l'inhumation  (2).

- d’autre part pour un motif plus philosophique, le sentiment de pitié naturelle qu’il inspire. D’après Rousseau, il ne peut exister, dans le cœur de l’homme civilisé, de compassion gratuite pour son semblable. C’est donc la tâche de l’éducateur de vérifier qu’elle se développe dans le cœur de l’enfant. Et pour favoriser ce « mouvement expansif de l’âme vers autrui », ce dernier ne trouve rien de mieux que de présenter à Emile, son élève, la figure cérémonieuse et pédagogique du cadavre :

 « Il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand, une fois, cette image s’est bien formée dans notre esprit,  il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper »

Le cadavre se rencontre à la croisée des trois préceptes fondateurs de la pitié naturelle : il est plus à plaindre que le plus démuni des vivants, le vivant ne peut se croire exempté du mal dont il souffre, et le cadavre est apte à recevoir tous les sentiments qu’on dirigera vers lui : cet apprentissage rousseauiste de la pitié naturelle a toutes les allures d’une initiation à la compassion pour soi-même. Faisant mine de les rencontrer, l’âme expansive ne fait, en réalité, qu’englober ses semblables dans son propre excès de sensibilité, dans « une commisération très douce » qui n’a qu’elle-même pour objet. Rousseau invente là le paradoxe de l’âme expansive qui, toujours en quête d’un sublime élargissement de soi à la souffrance d’autrui, ne pourra jamais faire que l’expérience de sa propre solitude.(3) Car le bonheur romantique, ce dont témoignent des récits fantastiques d’amours impossibles et de séparations emplies de ferveur au seuil des tombeaux, est un bonheur solitaire. Un bonheur d’exilé. A l’image du bonheur supposé du cadavre.

 (A suivre) 

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(1) Madame de Staël, De l'influence des passions

(2) C’est la raison pour laquelle, dans Le XIXème siècle à travers les âges, Philippe Muray fait du premier déménagement nocturne du cimetière des Innocents et des restes humains qu’il contenait dans les Catacombes en 1786 un fait inaugural de l’éradication programmée de la foi catholique : profaner un cimétière, cela revient à faire peu de cas du cadavre glorieux et de sa promesse de résurection. On trouvera ICI de plus amples développements sur l’ouvrage de Muray en question.

 (3) « Qu’il soit minutieusement décrit ou simplement évoqué, le cadavre n’est jamais pris pour lui-même. Tant pour l’écrivain que pour tout un chacun, il est bien l’outre-signifiant ; le discours sur le cadavre envoie à autre chose, il est tourné vers les vivants qui tentent désespérément d’y trouver le sens de leur vie. » ( Louis Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Payot, 1976 )

14:30 | Lien permanent | Commentaires (12) | | |

samedi, 22 juin 2013

L'émergence du cadavre en littérature

Plus que toute autre, la littérature du dix-neuvième siècle abonde en descriptions de cadavres. Il est peu de romans, à bien regarder, qui n’en recèlent au moins une : cadavres d’enfants, cadavres de soldats, cadavres de saintes ou de courtisanes, cadavres de vieux chrétiens et d'assassins sans foi ni loi : cadavres, si j’ose dire, en tous genres.

Qu’on en juge par ce constat : Parmi les vingt romans des Rougon-Macquart de Zola, quinze s’achèvent par l’évocation voire la description détaillée d’un cadavre. Comme si la description du corps –souvent dans un très sale état – du héros constituait un vrai dénouement. Celui de Nana demeure un modèle du genre :

« C’était un charnier, un tas d’humeur, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l'autre; et flétries, affaissées, d'un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l'on ne retrouvait plus les traits. Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonement de  la purulence. L'autre, à demi ouvert, s'enfonçait, comme un trou noir et gaté  ».

Le cadavre de la reine de Paris n’inspire plus ni regret ni compassion à ceux qui hurlent A Berlin sous ses fenêtres : on passe à autre chose, la grande Histoire – ou du moins la vision que s’en fait Zola – roule sur le cadavre condamné à l'oubli, et tel est le sens de sa fulgurante décomposition.

Le principe naturaliste de clore une narration par la desciption d'un cadavre, récurrent chez Zola, prend naissance dans l'imitation de Balzac et de son réalisme. Dans César Birotteau, La fille aux yeux d’or, La femme de trente ans, La peau de Chagrin, pour ne citer qu’eux, la description d'un mort parachève la théâtralité de tout le récit. Et le véritable dénouement n’est pas une action, mais un état post-mortem, souvent non exempt d’ironie, comme ici pour le Christ de la parfumerie :

« En présence de ce monde fleuri, César serra la main de son confesseur et pencha la tête sur le sein de sa femme agenouillée. Un vaisseau s’était déjà rompu dans sa poitrine, et par surcroit, l’anévrisme étranglait sa dernière respiration.

-Voilà la mort du juste, dit l’abbé Loraux d’une voix grave, en montrant César par un de ces gestes divins que Rembrandt a su deviner pour son tableau du Christ rappelant Lazare à la vie.

Jésus ordonne à la Terre de rendre sa proie le saint prêtre indiquait au Ciel un martyr de la probité commerciale à décorer de la palme éternelle. »

L’exhibition finale du cadavre n’a pas toujours été de mise : « N’exigez pas de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions », précise le narrateur de Manon Lescaut. On se souvient, de même, avec quelle jalouse pudeur Claire tire le voile sur le visage de Julie dans La Nouvelle Héloïse. Rousseau pourtant évoque les chairs du visage, qui « commencent à se corrompre », là où Prévost se contentait de parler d’un corps « exposé à devenir la pâture des bêtes sauvages ». 

Les romanciers du dix-neuvième siècle n’auront de cesse de prolonger cette tentation. La poésie, elle-même, s’emparera du motif : Une Charogne de Baudelaire, Souvenir de la nuit du 4 de Hugo, Le dormeur du Val de Rimbaud, pour ne citer que les plus institutionnalisés, Enfin, quand la tragédie du grand siècle interdisait qu’on mourût sur scène, tout drame romantique ne saurait se conclure sans un amas de cadavres dans les minutes qui précèdent la chute du rideau. L’acteur doit donc aussi jouer le cadavre, et c’est sur cette improbable figuration que s’achève le spectacle et que le drame trouve sa fin, dans le sentiment que le spectateur emporte.

Dans son grand Sermon sur la mort, Bossuet, au plus établi de l’âge classique, avait pourtant fait preuve d’une solennelle prémonition, rendant compte pour le futur de la difficulté de dépeindre un cadavre :

« La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera plus longtemps : il deviendra un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue ».

L’aigle de Meaux stipulait que dire le cadavre est un artifice impossible. A moins d’être – ce qu’il s’interdit par nature – un rapport d’autopsie, le discours littéraire sur le cadavre n’a donc pour seule ressource que de modaliser à l’infini toutes les variations de la peur et du désir qu’il suscite chez le survivant. 

Si l’on s’intéresse d’un peu plus près à cette mode du cadavre dont la littérature du XIXème témoigne, on découvre assez vite quel problème littéraire elle pose à chaque écrivain : l’objet cadavre étant proprement indicible et indescriptible, à moins de s’en tenir à un rapport d’autopsie  (et encore), c’est donc davantage la somme idéologique des peurs, des désirs, des pulsions et des représentations imaginaires de chacun qui se projette et se donne à lire, en lieu et place du corps mort décrit. Dans leur volonté de dire le Réel, le Beau, le Laid, le Sublime ou le Fantastique, des générations d’auteurs n’ont ainsi pas manqué d’esthétiser, chacune à leur façon, cet objet incontournable, que les siècles antérieurs avaient, plus prudemment, tenu à distance.

Ainsi, Chateaubriand décrivant le cadavre d’Atala en 1801 réconcilie l’homme et la nature dans une harmonieuse mise en scène de la foi chrétienne et du le grand rassemblement fraternel des défunts devant la promesse de la Résurrection.

« Ses lèvres comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d'une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints et ses mains d'albâtre pressaient sur son coeur un crucifix d'ébène. Elle paraissait enchantée par l'Ange de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts (…)  et l’on croyait entendre, dans les Bocages de la mort, le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du solitaire ».

Ni tristesse, ni désespoir de la part de Chactas, le survivant, mais une sérénité raffermie lorsque qu’il offre de ses mains mêmes à « la terre du sommeil » la dépouille  « comme un lys blanc », dont « le sein s’élève au milieu du sombre argile »

Cette vision du cadavre chrétien connait une fortune considérable et de multiples imitations, à tel point que le peintre Girodet s’en empare pour triompher au salon de 1808 avec Les Funérailles d’Atala.

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Du romantisme au naturalisme, dans ce XIXème ébranlé par les soubresauts convulsifs de plusieurs révolutions, hanté par les spéculations spirituelles (spiritisme, martinisme) les plus extrêmes, la représentation du cadavre a ainsi évolué en même temps que celle que l’homme a pu se faire de sa propre condition et de son propre destin, au fur et à mesure également que la représentation issue du catholicisme perdait de son emprise sur les esprits. Qu’il s’agisse d’affirmer la foi chrétienne ou celle dans le positivisme, la description du cadavre est devenu au cours du XIXème siècle un lieu idéologique, qui draine ses figures de style, ses passages obligés et ses lieux communs ; promesse de rédemption chez l'un, siège même de la pourriture excrémentielle chez l'autre, il se charge de tenir sur les vivants un discours sans ambigüité et occupe du coup dans l'oeuvre une place inédite auparavant.

(à suivre) 

00:12 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, romantisme, chateaubriand, balzac, naturalisme, zola | | |

vendredi, 21 juin 2013

La fête du silence

Je me demande ce que ça donnerait : une journée entière durant laquelle l’humanité s’engagerait sur les cinq continents à ne produire aucun son : à ne pas crier, hurler, taper sur des tambours ou frotter sur des cordes tendues. Une journée durant laquelle on éteindrait tous les moteurs, fermerait tous les appareils, poserait tous les outils, mettrait fin à toutes les parades et ne prononcerait aucun mot.

C’est vrai,  n’importe qui, n’importe quoi à sa journée, sa fête, sauf lui. Le silence. On ne serait pas pour autant triste, vide, inoccupé, solitaire, haineux ou malheureux. Au contraire.On pourrait s'aborder sans imiter les grands singes, les oiseaux criards ou les  fauves aboyeurs. On l’appellerait tout simplement  la journée du silence. 

 

08:58 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : fête de la musique, société | | |

mardi, 18 juin 2013

Le teint du ciel

En même temps, il te faut tes obsessions, pour survivre. Tes tocs. Et même une bonne névrose. Tous ces gens bien normaux t’ont toujours saoulé. Sans contacts. Leur teint… Tu n'aurais su par où les sculpter. Toi, tu n’as jamais porté cravate ni complet veston. Tu n’aimes que les vues du ciel. Il n’y a que lui pour porter haut le gris de ses humeurs sans être fade.

Comme lui, il te faut tes ritournelles, ton arrogance et ton geste de fermeture. Ta suavité. Le changement te gave. Proteste. Conserve. N’hésite pas à tout sauver. Dégorge. Regorge. Matière qui respire. Sans les cieux tiens, néant.

 

littérature,poésie


10:23 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, poésie, lyon | | |

lundi, 17 juin 2013

Barrage au front national

Harlem Désir est un fringant quinquagénaire qui ne voit pas le temps passer.  A présent qu’il est Premier Secrétaire du PS, et que l’ancien est président de la République, il se croit encore au bureau national de l’UNEF-ID ou à celui de SOS Racisme. Il n’a pas vu le siècle changer, ni l’air du temps, et surfe sur le sillon d’un vieux vinyle de propagande rayé. Sitôt connu la claque de son parti, dimanche soir, le voilà donc reparti comme en quatorze 2002, à appeler à faire BARRAGE AU FRONT NATIONAL. Qui lui expliquera que le fleuve a coulé, et qu’il faudrait qu’ils sortent un jour, lui et ses potes, de leur étroit et si confortable cadre idéologique ?

Car ce qui est drôle, c’est qu’il ne se trouve plus face à un septuagénaire, ancien de la guerre d’Algérie, mais à un mec de 23 ans fils d’un agriculteur français d’Algérie, étudiant en BTS, et qui le regarde pour ce qu’il est - un vieux notable d’un autre siècle. Dans cette mascarade qu’est le discours politique aujourd’hui, certains n’ont pas craint d’entonner No Pasaran à Villeneuve le Lot, ressuscitant de vieux tubes tandis que le jeune loup bleu Marine se pointait dans la mairie, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.

Le PS tient toutes les instances du pouvoir dans ce pays. Ses grisonnant(e)s notables sont installés partout. Ils ne sont plus que les gardiens frileux de l’ordre moral le plus désuet et de l’ordre économique le plus insupportable. Ils devraient, pendant qu’il en est encore temps, réfléchir sur (comme ils disent) le sort de la fameuse génération Mitterrand, laquelle arrive à maturité en ce moment, génération à laquelle appartient Etienne Bousquet-Cassagne (23 ans), qu’on nous présente comme une peste brune devant lequel le front républicain doit s’elever.

Pas seulement lui, d’ailleurs. Mais aussi Alexandre Dhaussy (22 ans), fils d’ingénieur IBM, devenu SDF après avoir quitté le pavillon paternel non loin de Rambouillet, converti à l’Islam radical depuis 2009, qui, le samedi 25 mai 2013 a tenté d’assassiner Cedric Cordier (23 ans), enrôlé soldat de 1ère classe du 4ème régiment des chasseurs de Gap.

Mais aussi François Noguier (22 ans), élève ingénieur aux Arts et Métiers, tué le 4 juin 2013, pour avoir refusé une cigarette à un jeune chômeur de 20 ans, d’origine nord africaine

Mais encore Clément Méric (18 ans), fils de deux professeurs de droit, étudiant à Sciences Po endoctriné chez les antifas, tué le  6 juin 2013, par Morillo Esteban (20 ans), fils d’un artisan émigré espagnol et d’une mère au foyer, employé de sécurité endoctriné chez les skinheads, lors d’une rixe dans une vente privée de maillots.

Issus de milieux sociaux antagonistes, porteurs de conditionnements différents, ils ne vivent pas dans les années 1930, mais 2013. Ils sont tous enfants de la crise, de la zone euro, du vieillissement, de l’endettement et de l’appauvrissement culturel de ce pays où il ne fait plus bon être jeune. On se souvient des dernières phrases, si ridicules, du moribond Mitterrand, le président qui fit voter Maastricht : « je croix aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas ».  Alors qu'un guignol tente de ressusciter son ombre à l’Elysée en leur jetant à la figure le mariage gay, l'enseignement en anglais à l'université et la flexisécurité comme gages de normalité, on voit de quelles impasses se constitue son héritage pour la génération qui porte son nom, et qui commence à faire parler d’elle.

Et l’on se sent comme envahi de tristesse pour eux, et de mépris pour cette classe dirigeante à ce point illusionnée par ce qu'elle voit dans son rétroviseur, à ce point crispée, si bête et si bornée, et qui est en train de nous conduire, tous, dans le mur.

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Vue pittoresque de Villeneuve-sur-Lot


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jeudi, 13 juin 2013

Tout ce qui est mortel

Bientôt la terre nous recouvrira tous, ensuite, elle aussi se transformera. Et ces nouvelles choses se transformeront à l’infini. Et, si l’on pense à ces vagues successives des transformations et des altérations, et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel.

 

Marc Aurèle, Ecrits pour lui-même


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