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jeudi, 12 novembre 2015

Faux prophètes à la pelle

Prem Pal Singh Rawat est ambassadeur de la paix dans le monde. Pour avoir croisé la route de ce triste sire durant ces fameuses années 70 dont on tente de nous vendre la légende rafistolée, je ne peux m’empêcher d’en dire deux mots sur ce blog. John Mac Gregor, qui fut un agent influent de la secte de Rawat durant presque 30 ans, en dit ceci  « Pour nous, il s'est produit quelque chose que peu de gens ont l'occasion d'expérimenter : les éléments du mythe se mettaient en place sur terre » De quels éléments parle-t-il ? De la paix. La paix sur terre. De la révolution promise par le nouveau millénaire à venir. Et d’un enfant, d’un simple enfant, venu de l’Est pour l’installer.

Lorsque j’ai croisé pour la première fois des disciples de Prem Rawat, en avril 75, ce dernier avait tout juste dix-huit ans. Depuis l’âge de sept ans, me dirent-ils, photos à l’appui, il enseignait à vivre en harmonie avec soi et les autres, grâce à des techniques de méditation dont on peut trouver la description ICI  Il descendait d’une lignée de maîtres dont la trace se perd dans le temps [lignée avérée bidon depuis], et était venu en Occident pour que les gens y vivent enfin en paix. Quoi de plus magnifique ? A l’époque, je lisais l’Evangile de Matthieu dont je me souviens avoir extrait cette phrase « La haine n’a pas d’avenir ». J’aurais mieux fait d’en extraire une autre, qu’on lira un peu plus loin. Dans la suite de sa confession, le même Mac Gregor, disciple repenti, écrit : « On ne peut pas dire que 50.000 personnes ont reçu la Connaissance aux USA (et des quantités équivalentes dans d'autres lieux) au début des années 1970 sans aucune raison. On ne peut pas l'expliquer que par des raisons négatives. (Nous étions jeunes, perdus, manipulés, etc.) Il y a eu une expérience : parfois c'était électrique, parfois océanique. Nous avions la certitude de vivre.»

C’est vrai. Nous avions une ferveur inouïe, la certitude de participer à un dessein qui méritait qu’on s’y dédiât corps et âme, je confirme. Je me souviens de ces paroles de Graeme Alwight, sans doute inspiré d’un discours de guru de cette même étrange et oubliée époque : « Le monde se prépare à un grand changement. Veux-tu aider ? Bénis sont ceux qui font un bond vers l’avenir ». 

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Prem Rawat, sacré maître parfait à l'âge de sept ans 

Rawat, alias Shri Maharaj Ji, alias « Seigneur de l’Univers », avait juré ses grands dieux que sa « connaissance » satisferait le cœur de tous ceux qui l’attendaient sans le savoir : nous étions en quelque sorte ces pionniers d’un monde nouveau, disciples de l’absolue transformation nécessaire de l’humanité. J’aurais oublié tout cela si d’une certaine façon, ces maîtres du « New Age » qui déferlèrent sur l’Occident à cette époque n’avaient pas depuis [mais d’une façon très différente que celle que nous imaginions alors] contribué à changer le monde depuis leurs villégiatures californiennes et à transformer, hélas, l’humanité.

Le guru en question s’est révélé à l’usage un parfait escroc, certes ! Ceux qui le fréquentèrent d’un peu près découvrirent assez rapidement qu’il ne respectait ni les « dix commandements » auxquels l’un de ses modèles avoués, le Christ, se référait pourtant, ni ne pratiquait la vénérable sagesse que l’une de ses autres références, Kabir, recommande à ses disciples dans ses propos d’un autre âge.  Ceux que cela intéressent peuvent visiter ce site, réalisé par d’anciens adeptes, pour en apprendre davantage à son sujet.

Ce qui m’interpelle des années plus tard, c’est que, Rawat, parmi d’autres prédateurs spirituels bien authentifiés, est devenu « ambassadeur de la paix », reconnu par des chefs d’Etat, alors qu’il a lamentablement échoué dans la mission qu’il s’était assignée. La paix ? Un monde en paix ?  Où ça donc ? A ce titre, il continue même à propager les mêmes « clés » sur un nouveau site (ici et ici) , à faire des conférences dans le monde entier et à charmer encore des milliers de gens, au nom du libéralisme libertaire devenu le bréviaire des puissants, cautionné comme ses pairs charlatanesques par des personnalités du monde politique, du show-business, de l’entreprise. Amma, son clone féminin, court elle aussi le monde, courtisant la même clientèle. La méditation, le yoga, le développement personnel, le contrôle de soi, autant de notions jugées il n’y a pas si longtemps communément sectaires et dorénavant partout parfaitement admises comme des clés du bonheur ou des ouvertures à d’autres horizons, y compris [surtout] dans ce qu’on appelle les classes moyennes supérieures mondialisées, prétendument évoluées et faussement progressistes. Les états ferment les yeux. Était-ce finalement ça, un divertissement pour oisifs fortunés, la paix que ce guru aussi opportuniste qu’astucieux parlait alors de répandre dans le monde entier ?

Songeant au discours eschatologique cité par Matthieu [XXIV, 24], je me souviens donc des propos du Christ sur « ces faux prophètes capables d’induire en erreur même les élus ». 

Certes, j’aurais appris beaucoup de ma traversée de cette secte, sur l’instinct grégaire, la fatuité spirituelle, les rapports de domination, la misère affective, le pouvoir de l’autosuggestion, les ravages de l'imaginaire débridé et de l'abandon de la raison. Sur le fait, également, que les maîtres du New Age ne brillent jamais par leur culture, mais plutôt par des techniques de fausse empathie et de réelle manipulation, et grâce à des soutiens logistiques importants, ceux là même dont disposent aujourd'hui d'autres redoutables et plus contemporains inspirés philanthropes, les théoriciens de l'homme augmenté ou du transhumanisme de la Silicon Valley, par exemple.

Mais j’aurais souffert longtemps de cet endormissement de la véritable foi, qui laisse dans l’âme [alors malmenée par l’orgueil spécifique de l’esprit sectaire qu’on trouve désormais un peu partout au point de se confondre même avec ce que certains nomment une culture de parti ou d’entreprise] de vives et grandes blessures. Surtout quand je pense à tous les humbles qui, depuis des siècles, ont fabriqué le monde commun dont tous profitent de manière aussi éhontée

Les faux prophètes ont ensemencé le monde post moderne de leur venin, au point que même François se croit parfois contraint de jouer au pape mainstream livré qu'est le monde au tourbillon du libéralisme planétaire et de l'œcuménisme religieux. Ce venin, je l’ai senti agir dans mes veines. D'autres l'auront senti, le sentent et le sentiront. Le détournement du désir de Vérité, de la soif d'Absolu, de la recherche de la Perfection, de  la quête d'Éternité, risque même de prendre des tours de plus en plus violents et radicaux au sein d'une société dont les dirigeants nient à ce point Dieu, dans un élan matérialiste aussi profondément marqué, évidemment. Il suffit pourtant, dans l’oraison ou la communion avec l’Eglise, de retrouver le sens intime du sacrifice parfait du Christ pour se réconcilier avec la grâce de l’alliance sereine et commune de l’homme avec Dieu. C’est le fil conducteur du monde et de sa tradition, devant lequel les multiples faux-prophètes ne sont, eux, que du vent.

mardi, 10 novembre 2015

André Glucksmann est mort

Lire ICI un éloge impeccable, après lequel je n'ai plus grand chose à rajouter

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14:42 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré glucksmann, maoiste, socialisme, france, société, situationnisme, philosophie | | |

jeudi, 05 novembre 2015

Le mourir ensemble des mauvais joueurs d'échecs

Homme, femme, noir, jaune, arabe, riche, pauvre, juif, non juif, hétérosexuel, homosexuel, de gauche, de droite, de souche ou immigré, il n’y a véritablement aucune gloire à être ce que l’on est. La revendication de je ne sais quelle dignité au nom d’une appartenance à une majorité agissante et plus encore à une minorité prétendument opprimée est ainsi un leurre abject, un piège grossier pour des consciences puériles et  abusées. Tous sont humains pour leur plus grand malheur, car au spectacle du show produit par l’espèce sur la terre, être humain, ce n’est guère reluisant.

En ce sens, le mouvement initié par la Gay Pride, la fierté d’être soi, est une pure aberration, une idiotie qui dépasse le plus simple entendement, mais semble se généraliser à tous les genres et sous-genres de cette humanité errante. Pour être socialement acceptable, il convient dans la France contemporaine et l’Occident déconfit de vivre donc dans l’estime de soi, la fierté de son petit développement personnel acquis à la force du poignet, le contentement de ses travers mesquins, la satisfaction bornée de son égoïsme viscéral, de ses chimères persistantes et maladives, de ses vices chroniques. Dans un tel contexte, celui qui se reconnaît simplement et véritablement pécheur se retrouve d'emblée considéré comme un fou, un scandale vivant monté sur deux pattes, un traitre à la cause commune, un qui n’a rien compris à la modernité et au progrès de la pensée. Se reconnaître  pécheur devant Dieu contrevient à la doxa officielle selon laquelle être né homme suffirait à nous affranchir de tous les efforts moraux et à nous conférer tous les droits civiques : nous serions bons, beaux, exquis même, par essence.  Civilisés par nature.

C’est un monde qui fait naufrage, une société tout entière qui perd pied. Chacun, quels que soient son âge, sa condition, son sexe, s’y retrouve livré seul à son souhait du moment, avec l’assistance technique dont on lui explique qu’il aurait prétendument besoin pour le satisfaire, en toutes circonstances. Hier, dans le métro, j’ai observé un trentenaire qui jouait aux échecs sur son portable. Comme cela, debout, calé parmi deux de ses semblables sur un plancher instable entre deux stations, sans adversaire réel en face de lui, sinon le logiciel dans lequel toute son attention était en réalité maintenue enserrée : Quel plaisir, quel partage intellectuel, vraiment, me suis-je demandé, en de telles conditions ? Étrange comme les échecs, ce jeu qui, si intrinsèquement, suppose la rencontre et la confrontation avec un adversaire, l’élaboration d’une stratégie à l’intérieur d’un dialogue entre deux intelligences, est devenu une sorte d’activité de cruciverbiste améliorée, une manière de développer encore en solo cette fameuse fierté d’être soi, face à la machine qui ne sera jamais fière de rien. Car ce type ne faisait plus que se branler l’esprit, exercer ce malin qui tourne tout seul, constamment à l’affût de la moindre activité, dans la détestation souveraine de l’ennui salutaire où cet homme aurait pu trouver quelques instants matière à méditer. Ne pas perdre une minute de ce fameux développement de soi, censé nous conduire vers l’estime de soi, et qui ne débouche que sur un dérèglement de l’être et une inversion des valeurs.

Tout demeure ainsi conçu pour tirer l’être vers de simples activités  mécaniques et dans le cul de sac des revendications limitées, c'est-à-dire vers le bas. Et si nous n’y prenons garde, nous devenons quotidiennement les uns pour les autres les agents de cette dégringolade, de ce dépérissement de l’âme. Les principaux responsables de cet état de fait, c'est-à-dire les décideurs, ont beau jeu ensuite d’endosser leurs costumes piteux de curés laïcs en parlant de leur foutu vivre ensemble.  Se côtoyer en suivant les mêmes codes et, victimes soumises des mêmes bourreaux, en se laissant assister – voire maîtriser - par les mêmes programmes, ce n’est pas vivre ensemble. C’est au mieux mourir ensemble, mais ce n’est pas ainsi, que je sache, qu’on bâtit une cité.

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07:45 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : kasparov, france, société, communication, développement personnel, echecs | | |

lundi, 02 novembre 2015

Ars moriendi

Face à la mort, nous ne pouvons qu’être soumis. D’une  soumission impeccable, contraints que nous sommes d’accepter sa passivité aussi rigide que définitive, comme figurant dans un premier temps notre destin commun. N’être plus libre de ses mouvements ; de ses paroles ; de ses pensées ; de ses prières ; de ses remèdes ; de ses rencontres. Voilà de quoi heurter de plein fouet notre orgueil inconscient de vivant.

Dans un premier temps…

Y-a-t-il une suite ? Un second temps ? Un au-delà. Chacun à ce sujet avance sa théorie.

Au sujet de l’immortalité de l’âme, je me souviens m’être grisé vers quinze/seize ans des écrits de Lobsang Rampa dans la collection J’ai lu, comme une midinette se serait grisée de romance à l’eau de rose ou de romans-photos. Lire pour croire, croire pour se convaincre, se convaincre pour endurer les misères du temps. Connaître et nourrir son âme : Les sectes de tous poils comblaient alors une sorte de vide laissé par l’Eglise conciliaire qui, renonçant à la messe tridentine séculaire cessa en même temps de parler du surnaturel chrétien à ces fidèles des Trente Glorieuses obnubilés par la 4CV, les congés payés et la libération sexuelle ; Le New Age allait sortir tout armé de ce fossé théologique béant. Combien de copains de ce temps là, en quête de l’instant d’Eternité dont parla un jour Rimbaud suivirent Maharishi Mahesh Yogi, abusés par ces fous de Lennon, Donovan, Jane Fonda, David Lynch et autre Clint Eastwood. A présent, en ces temps de régression affective et spirituelle totalement infantilisants, ils iraient recevoir le câlin consolateur d’une grosse Amma enturbannée, entourés de Claude Lelouch (Le louche ?), de Marion Cotillard et autres Jean Dujardin. Un simple câlin. Voilà où mènent les croyances dans l’Eternité de l’Instant. Plus de trente millions d'adeptes extatiques par le monde.  Tragique cul de sac où tout est dit.

La mort, pourtant. Nous l’avons rencontrée chacun plus ou moins tôt, à travers celle de nos parents et de nos proches. Et très tôt, devant l’insecte écrasé ou le poisson décroché de l’hameçon, nous nous sommes aperçus que nous avions aussi le pouvoir de la donner. Le devoir de la subir un jour, le pouvoir de la donner chaque jour. Étrange compagnie. A peine avons-nous découvert son existence que nous n’avons cessé de la voir partout : cycle des mois et des saisons, feuilles mortes, poules et cochons exhibés dans les marchés, cadavres servis en boucle par les images de  l’actualité. Spectacle incessant que, pour continuer de vivre, nous avons rangé dans une case de notre cerveau. Ne pas déranger : Nous avons appris à faire comme si ça n’était pas, tout en faisant avec…

Il est faux de prétendre que la société post moderne cache la mort. Elle l’exhibe partout, au contraire, dans sa matérialité la plus cruelle et la plus trompeuse. Ce qu’elle cache, c’est la mort chrétienne, dont Bossuet se faisait le chantre et qui sentait si bon le petit Jésus. Mais à l’hôpital comme ailleurs, les professionnels encravatés ont pris le pouvoir. Ils déposent le cercueil sur des tréteaux, retournent fumer une clope au dehors en songeant à leur fin de mois, puis procèdent à la mise en bière. Le talent suprême de leur art du maquillage consiste à nous faire croire qu’ils nous montrent la mort dans sa nudité même, quand chassant toute trace de surnaturel, ils pulvérisent aussi toute trace de religiosité. Dans cet univers réfrigéré, on ne pense plus l’Au-delà. Dame ! On est gens de ce monde. Gens sérieux.

Dès lors que l’on ne réfléchit plus l’au-delà, la mort perd effectivement son sens millénaire et sacré : Elle n’est plus un passage, tout juste la dernière image de la pellicule de notre existence, comme le suggéra l’écrivain médecin Jean Reverzy : « Il existe sans doute une vision du monde et du moi accessible à l’être et au-delà de laquelle il ne peut aller : des pensées aussi révélatrices sont évidemment les dernières ». (1)

Constat plus sec, plus trivial, plus clinique, que celui de Thérèse d’Avila dans les plus hauts degrés d’oraison qu’elle connut : « L’âme est tellement abreuvée de l’eau de la grâce qu’elle ne peut avancer, elle ne sait d’ailleurs comment, ni retourner en arrière ; elle veut seulement jouir de cette gloire immense, semblable à une personne qui va mourir de la mort qu’elle désire et tient déjà le cierge bénit en main. Elle goûte dans son agonie des délices plus profonds qu’on ne saurait exprimer. »»… Et la sainte d’assurer que les martyrs, au milieu de leurs supplices, ne faisaient presque rien par eux-mêmes, car leur courage venait d’ailleurs. Pourtant, pas davantage que Reverzy, elle ne peut décrire cet ailleurs. Dieu et le Néant sont silencieux.

La croyance en l’Au-delà effacée des traces visibles que le monde dresse autour de nous, le sens de la mort disparait donc et, conséquemment, celui qu’on assigna longtemps à la vie. Depuis Julien Offray de la Mettrie et son Homme Machine prémonitoire, le monde s’est ainsi peuplé de personnes se retranchant derrière la posture du froid observateur médical, pour revendiquer fièrement le fait de ne plus croire en rien.

« L'âme et le corps s'endorment ensemble. A mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix et de tranquillité se répand dans toute la machine ; l'âme se sent mollement s'appesantir avec les paupières et s'affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu à peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tête ; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée ; elle est dans le sommeil, comme n'étant point. » (3)

Toute la démonstration de l’athée se borne à assimiler l’image du corps avec celle de l’âme, à faire coïncider les deux en une seule figure existante, qui devient la machine. L’âme devenant le simple carburant du corps, la circulation sanguine, en quelque sorte. La Mettrie est le premier d’une longue lignée de penseurs prétendument objectifs qui, faute de trouver une réponse à la lancinante question de l’ailleurs, renoncent à poser la question. Après tout, ne sommes-nous pas bien chez nous ? Entre nous ? Contentons nous donc de voir ce que nous voyons et d’être ce que nous sommes, telle sera la normalité de monsieur Prudhomme un siècle plus tard, le credo des élites normaliennes de la fille ainée de l’église devenue République et ouverte à tous vents. On chercha ainsi à éteindre cette curiosité métaphysique qui fit la grandeur de l’homme antique, et à tordre le coup de l’héritage religieux qui fit toute la noblesse de l’homme médiéval. Jusqu’à créer cet homme [et cette femme] moderne, aussi prétentieux que ridicule, lequel n’aura même plus le panache du libertin romantique se jetant dans le Néant par révolte contre Dieu, non ! Cet homme moderne en vient tout simplement à ne plus y songer, faisant de son existence une morne routine réglementée par des agents de la circulation et des commissaires européens.

Une machine, donc. Le pré-cyborgisme infatué du bienheureux dix-huitième siècle.

Ainsi s’est systématisée en toute légitimité la posture qu’un Alphonse de Liguori repoussait avec horreur : « Ah Seigneur ! Combien de fois, malheureux que je suis, j’ai osé me livrer au sommeil alors que je me trouvais dans votre disgrâce… » (4) Nous nous livrons non seulement au sommeil, mais à tout le flot de l’existence [qui n’est qu’un vain sommeil] dans la disgrâce, si bien que ne sachant plus ce qu’est un véritable « état de grâce », comment pourrions nous même oser le désirer ?  Comment pourrions-nous même osé désirer le salut ? La gloire éternelle, pour nous même et pour nos proches  ?

Ayant ainsi convenu que cela ne se fait pas de parler de tout ce qui pourrait nous tirer de cette torpeur de gens bien élevés, nous refusons d’admettre le corollaire de cet oubli de la mort : que vaut la vie d’un homme dont la mort ne vaudrait rien ? Rien évidemment ! Il suffit de lire la presse pour s’en convaincre, et de la façon dont on y parle des défunts. Comme le reste, la mort est soumise à la statistique, et n’a d’intérêt que lorsqu’elle surgit en nombre. Quarante dans un autobus, deux cents dans un avion, des centaines de milliers dans un tremblement de terre ou un tsunami. Lorsqu’elle frappe collectivement la société de masse, la mort événementielle se rappelle à notre attention, et à celle des chaines d'info continue. Des politiques qui ne reculent devant aucun sacrilège, aucune obscénité, vont étreindre des survivants devant des caméras. Avec comme tout bréviaire notre déclaration des Droits de l’Homme que la Réalité ne cesse de démentir, nous organisons pour toute messe des marches silencieuses ou des hommages publics, tournés vers on ne sait quel ailleurs décentré de toute tradition. Nous marchons à l’aveuglette, une fleur à la main, soumis comme jamais à ce que les penseurs éclairés qui nous ont conduits en troupeau jusque là dénonçaient avec horreur dans les textes que nous étudions pour le bac de français: la superstition. La superstition vide, le contraire de la foi.

Un tel processus crée de toute évidence une barbarie intellectuelle et spirituelle sans précédent en Europe, devant laquelle l’Eglise s’inquiète (il serait temps) et les imams se réjouissent à l'entrée des mosquées. Car on a beau dire que la mort, ce n’est rien, ce n’est pas rien. Il n’y a pas de foi assumée sans une acceptation totale, inconditionnelle, de sa propre mort à venir. Telle est la foi chrétienne : je ne crois pas à l’immortalité de mon âme, cette dernière peut tout aussi bien être jetée dans la géhenne ou périr dans le Néant. Mais je crois dans le Jugement du Christ et je m’y soumets. La mort me redevient dès lors familière, fréquentable, apud ecclesiam, comme elle le fut au Moyen Age lorsque le cimetière était le lieu public par excellence, la grande place à côté de l’église, où se déroulait aussi le marché des vivants. (5)

 

Nous nous désolons d’être pécheurs, mais nous nous consolons de notre espérance en notre salut, et en celui de nos morts. Derrière le voile qui masque cet ailleurs aussi bien au regard affûté de Reverzy qu’à celui, extatique, de sainte Thérèse, nous croyons que nous attend l’Oint, le Prêtre blanc, le Christ. C’est cela, l’Occident : cet ars vivendi viscéralement identique à un ars moriendi, et rien d’autre. Tel est le sens du culte des morts qui nous occupe en ce mois naissant. Nous ne sommes plus tant préoccupés, comme la toute grecque et fort digne Antigone de simplement fleurir des sépultures en engraissant les petits revendeurs de chrysanthèmes, que de prier réellement du fond de l’âme pour nos morts et de leur donner joyeusement des intentions de messe tant que nous le pouvons encore, au nom même du dogme qui fonde la spécificité du catholicisme avec celui de la rémission des péchés, celui de la communion des Saints. Un art de vivre et de mourir, véritablement.

 

(1) Jean Reverzy, Le Passage, ch. 12

(2) Thérèse d'Avila, Vie écrite par elle-même, ch 16, sur l'oraison d'union

(3) Julien Offray de la Mettrie, L'Homme Machine 

 (4) Alphonse de Liguori, Préparation à la Mort

 (5) Philippe Aries, L'homme devant la mort, tome I

mercredi, 28 octobre 2015

De chair et de laiton (2)

A la messe de 18h30, les fidèles, peu nombreux, demeurent fort dispersés, du fond de la nef jusqu’aux tous premiers bancs. Le petit chignon blanc se trouverait-il parmi eux ? Dompter ce premier mouvement de curiosité pour une génuflexion au centre de la travée, tout d’abord, puis prendre place devant un siège, les yeux pressamment tournés en direction du prêtre qui joignait les paumes devant le milieu de l’autel : « Christe eléison…» Déjà ce dernier élevait les mains. Et tous entonnaient le Gloria. Il ferma les yeux.

Voilà quelques mois qu’il découvrait dans une fascination juvénile tous ces chants immémoriaux, que les atermoiements de Vatican II devant l’hostilité du modernisme avaient depuis plusieurs décennies dérobés à cette multitude d’hommes de bonne volonté à laquelle il se croyait encore agrégé, malgré son esprit encombré et la multitude de coups bas qu’il devait chaque jour livrer dans sa boite pour simplement parvenir à survivre.

Agnus Dei, filius patri, qui tollis peccata mundi, oui, oui, miserere nobis ! Depuis les quelques mois qu’il se montrait assidu à cette messe dite en latin, l’officiant tourné vers Dieu, il acquiesçait de plus en plus à cette révélation véritable que la langue de l’Eglise militante portait jusqu’à lui avec ferveur et autorité, lui faisant parfaitement oublier ces prêtres lisant la messe en baskets, ces épîtres de Paul ânonnées par des paroissiennes à la voix nasale et haut perchée, ces hosties distribuées dans la paume comme autant de bonbons, et surtout ces chants aux paroles vides dans l’interprétation desquels chacun rivalisait de fausseté avec son voisin. La messe conciliaire et ses équipes paroissiales de scouts endiablés avaient bien failli lui faire perdre une foi qu’à quarante ans, contemporain des prières de Saint Clément et de Saint Irénée, il retrouvait là avec une cristalline intensité. Au « mitan de la vie », se disait-il, l’esprit aujourd’hui absent, alourdi, ailleurs, il était encore temps de « revenir » malgré tous les freins posés au dehors par l’actualité. D’autant plus que pour un chrétien, « il n’est jamais trop tard ».

Pourtant ce jour-là, la « Présence » lui échappait, pliant sous le poids de sa distraction du jour, du brouhaha de la salle des ventes, des plaisanteries stupides du commissaire. L’Evangile le consolerait-il ?

« Craignez celui qui après avoir ôté la vie, a le pouvoir de jeter dans enfer… ». L’enfer, il en était absolument convaincu, seule la dissociation de l’être pouvait, au moment de la mort, aveugler tellement une âme qu’elle se détournerait de la Grâce du Christ pour s’y jeter, abusée, comme dans le seul lieu encore abrité de Lui. Dissociation ou pire, dislocation. On est en fait réduit à l’enfer. Ne pas demeurer un être disloqué. « Cor mundum crea in me », chantait David. « et spiritum rectum innova in visceribus meis » (1). Or disloqué, il l’était. Fracassée, son âme, en de multiples puissances contradictoires qui livraient une guerre mortelle en son propre sein, le rendant sourd à Dieu.

Car voici qu’à présent son imagination portée sur la Croix d’autel lui en rappelait la matière toute bornée, étroite, profane, et que son entendement en fixait volubilement le prix estimé – selon qu’elle fut de bronze, de laiton, ou des deux à la fois. D’or, qui sait ? Celui qui est à la fois l’Oint, le grand Prêtre et la Victime innocente, l’Hostie pure et blanche, le Fils qu’il avait surpris, il n’y a pas deux heures de cela, telle une bricole d’autrefois jetée en pâture à des chiens de revendeurs au milieu d’une foule d’indifférents, non, quel tournis !

Le murmure lointain du prêtre qui débutait l’Offrande du pain s’estompait sous le cri des enchérisseurs, combien pour cette haute croix d’autel dix-neuvième ?  Son regard déboussolé se réfugia sur la nappe, splendide ouvrage damassé, et les cadres de canon dorés, et celles-là même que le Servant venait de déposer avec précaution, les deux burettes… Les plaisanteries douteuses du commissaire retentirent, de la verrière à la voute. Cette dislocation n’était pas l’enfer, certes, mais elle l’y conduirait s’il ne parvenait vitement à s’en défaire pour de bon. Eh ! Comment s’en défaire, puisqu’il s’agissait de la dislocation de soi-même, rien de moins…

Or tandis que son imagination vaquait ainsi, et que son entendement jugeait, sa faible volonté surnageait, agrippée au déroulement de l’office « Orate fratres ut meum ac vestrum Sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem » (2) L’heure était venue du canon.

Voir Dieu. Voir Dieu dans ce laiton, où Sa chair n’est évidemment pas. A quoi bon ? Le moment s’approchait de Le recevoir Lui, à l’endroit même où Il réside. Et que la foi suppléât non seulement à la défaillance des sens, comme le chanta un jour Thomas d’Aquin. Mais également à celle de la raison, de la puissante et basse raison de ce siècle qui ne jure plus que par ce qui compte et ne croit plus qu’en ce qu’il est. Le moment venait, et le trouvait désaccordé...

Et c’est alors que - presque par hasard - ses yeux se posèrent sur l’inconnue au chignon rond, blanc, luisant, à quelques mètres de lui, déjà agenouillée, qu’il découvrit absorbée tout entière dans une secrète méditation. Comme tout à l’heure, elle lui montrait une voie, la voie. Il ferma les yeux. Réconcilier la mémoire, l’entendement, la volonté, le cœur, l’âme, enfin unifiée : « Dominus, non sum dignus… » Telle est mon âme blessée, « ut intres sub tectum meum » (3) plus assurément encore conçue de péché que Ta croix ne l’est de laiton, à l’heure que je m’avance vers Toi ; vers Toi dont la Chair a défié toute mort et toute matière, y compris ce froment, Ta Chair que je comprends par la conscience que tu me donnes de Ta Résurrection.

La réconciliation demeurera l’ultime défi que cette humanité, qui se croit de tout triomphante alors qu’elle ne fit que de tout s’éloigner, devra relever. Mais seule, évidemment, elle en sera tout à fait incapable.

 

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Saint-Georges terrassant le dragon, porche de l'église Saint-Georges à Lyon

 

(1)              « Crée en moi un esprit pur et renouvelle un esprit droit dans mes entrailles »

(2)              « Priez mes frères pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre puisse être agréé par Dieu le Père Tout-Puissant. »

(3)              « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit… »

samedi, 24 octobre 2015

De chair et de laiton

Les enchères avaient beau fuser tout autour de lui, en son for intérieur le glaçait un mépris sans appel à l’égard de ces objets salis, ébréchés, dépareillés. Non, rien de saillant, de véritablement beau n’émergeant des lots, malgré les plaisanteries du commissaire-priseur qui n’épargnait ni son verbe ni ses mouvements pour rompre la somnolence de la salle, il songeait franchement à lever l’ancre, quand le maître des lieux annonçant soudain une croix d’autel en laiton et bronze, sur pied, du XIXe,  cette dernière lui  parut émerger pour de bon de nulle part. Les garçons de salle déposèrent l’objet au centre de la banquette, sur un morceau de tapis rouge où il demeura seul, à la fois étincelant et nu. Trois bras se levèrent à l’annonce de la mise à prix (30 €) : Trente, quarante, cinquante… enchaîna joyeusement le commissaire, son marteau pointé dans la direction du dernier enchérisseur, trois rangs derrière lui : une petite dame au chignon blanc, fluette et rose dans un manteau de laine bleu. Dans la brocante, elle aussi ? Jamais vu sa tête auparavant, mais depuis plusieurs mois déjà qu’il faisait faux bond à la verrière, elle pouvait bien s’être installée depuis peu dans le métier, même si de toute évidence, ça ne collait pas, non vraiment… Ali, du fond de salle, avait levé la main. Filoche, de devant la porte, aussi. N’étant pas lui-même brocanteur, il les avait repérés tous, Filoche, Ali, et tous les autres évidemment, leurs marottes, leurs lubies, leurs limites financières à chacun, tous les antiquaires massés au fond, et la poignée de collectionneurs, usagers des ventes sur catalogue et dispersés dans les premiers rangs, tous il les connaissait…

Soixante, soixante-dix… Le marteau pointa à nouveau la petite dame, dans une espèce de symétrie saisissante avec le menton du commissaire dont les sourcils arqués paraissaient suggérer : « quatre-vingts ?» 

Mais elle baissa les yeux d’un air tristement vaincu ; d’un air qui n’était pas affairiste pour un sou et se mura dans le  silence. Il leva alors la main, dans un geste aussi vif qu’irrationnel, et claironna le quatre-vingts  indispensable pour que le manteau ne tombât pas.

« Ah ! Quatre-vingts dans la travée ! » se réjouit le commissaire. Filoche et Ali laisseraient tomber ! Des croix, nom d’un chien, des crucifix ! Leurs stands aux Puces n’en étaient-ils pas suffisamment garnis ? Mais Filoche sur le côté, puis Ali dans le fond, vautours insatiables décidément… et voilà qu’on en était déjà à cent euros, puis cent dix, alors il s’entendit rugir : « cent vingt ! » – Devenait-il complètement fou ? La vieille dame, qui baissait jusqu’alors humblement les yeux, jeta brusquement sur lui un de ces regards qui avaient l’air de dire : « Non, non ; c’est inutile. Ne faites-pas cela ». Et puis : « ça finira par leur porter malheur, vous verrez ! »

On entendit alors une dernière enchère à cent trente, qui emporta l’adjudication. Avait-elle saisi son intention ? Elle avait l’air de le remercier d’un regard à la fois tendre et complice. D’Ali ou de Filoche, lequel avait finalement emporté le lot ?  Le regard de la vieille lui murmurait que ça n’avait pas d’importance. N’était-ce pas même mieux de les laisser à leurs affaires, ces gagne-rien du dimanche ; de toute façon, il ne siégeait plus sur ce laiton désacralisé depuis longtemps, le Christ. Sa silhouette n’était qu’une bricole comme une autre, naufragée de l’ancien temps…

Tout comme, soudainement, cette burette que le commissaire annonçait : décidément, c’est tout l’autel qui y passait ! Une burette, plaisanta-t-il, qui avait perdu sa sœur. En Espagne, ils y versaient du rouge, en France du blanc. Remarquablement ouvragée, du XIXe également… Une rage le saisit au ventre. Il aurait eu envie d’acheter la burette, et tout ce qui risquait de suivre à ce train-là forcément, les nappes, les Bible, les chasubles, les ostensoirs,  mais Ali, mais Filoche, mais d’autres encore se montraient déjà sur le coup, et le marteau voltigeait, jovial et profane, dans l’air. Alors, à quoi bon ?  S’il fallait racheter toutes les burettes, les crucifix, les chapelets, les chandeliers d’autel disséminés partout… Certes, c’était affligeant, cette dispersion effrénée des objets liturgiques, cette désaffection envers le sacré  palpable dans les corps et les visages des démons autour de lui… Il se retourna pour échanger un regard pressant avec la femme au manteau bleu. Mais sa chaise était occupée déjà par un broc bedonnant dans une chemise écossaise, qui, le journal plié en quatre dans la main, battait la mesure sur sa cuisse tandis que le commissaire adjugeait la burette.

Elle avait filé dans la rue, mais ni à gauche, ni à droite il ne la repérait, comment était-ce possible ? Une pensée saugrenue lui vint à l’esprit : s’il devait la revoir tantôt, cela ne pourrait se produire évidemment que dans une église…

Il fonça tout droit, bifurqua au Möwenpick, longea la rue de l’Ancienne-Préfecture quelque cent mètres, et vit se dresser dans le ciel gris le clocher savamment meriméen de Saint Georges de l’autre côté de la rivière : ne restait qu’à se glisser sous la voute, franchir la passerelle, emprunter la ruelle du Bon Rencontre.  Le porche était grand ouvert. Il arriva pile pour le Kyrie.

 

( à suivre)

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mardi, 20 octobre 2015

Le péché

Le Dieu Trinitaire peut aimer les pécheurs, moi pas. Je n’ai pas la réserve nécessaire d’un amour infini, ni la vision totale et constante de l’Être, de son commencement et de sa fin, ni la conscience claire de ce que doit être son salut. Je me perds dans le cheminement de chaque âge, la limite de chaque jour, pour ne pas dire de chaque seconde. Je suis débiteur. Je blesse et l’on me blesse et finalement  je m’épuise en vain et j’épuise en vain. Je suis moi-même pécheur, saisi, frit dans un mensonge millénaire qui me vient de l’ignorance la plus crasse, la plus aboutie, la plus ferme de ma propre nature. Imitant tant bien que mal ceux qui m’ont précédé, ou – ce qui revient au même – prenant tous leurs chemins à rebours, je mène parmi les hommes une vie étrangement répétitive, codifiée, surveillée, ennuyeuse, comme inerte et sans véritable originalité. J’aurai ainsi passé mon temps sur Terre parmi des ignorants à ma mesure ou bien des faux savants à leur dimension. Ce n’est que dans le sentiment intérieur parfaitement assumé de ma propre solitude qu’il m’aura parfois semblé [à de rares moments] percevoir un sens intime et véritablement lumineux à ma venue dans ce monde. C’est aussi en ces occasions que j’ai pu rencontrer autrement que de façon aléatoire et superficielle, une poignée d’êtres humains dans la foule, et que nous avons pu nous reconnaitre et nous aimer.

Si ma nature intime et propre est d’être aimé de Dieu, de pouvoir rassasier mon cœur à sa contemplation  et mon âme à son service, je me mens donc à moi-même ainsi qu’à Dieu à chaque fois que je m’occupe d’autre chose. A chaque fois que je ne Le contemple pas, à chaque fois que je ne Le sers pas. Cela fait beaucoup de fois. Tout le reste de mes entreprises me devient comme une liste répugnante d’actions vaines, sottes, mauvaises, lâches ou stériles, assimilables dans leur globalité à du temps perdu, à du péché. Certes, me rassure le fait que je ne suis pas le seul dans ce cas, que même nous constituons une véritable légion et que, comme le souligne au pluriel sans cesse le Christ, « il y aura des pleurs et des grincements de dents ».

 « Le péché est mensonge par nature et, par voie de conséquence, obscurcissement du discernement intérieur » (1) dit un théologien.

Or cet obscurcissement du discernement quant à ma nature véritable, pour peu qu’il surgisse, se propage à tout le reste à la vitesse de la lumière ; tout le reste : à tout ce que je vois, que je touche, je pense, je dis, le lis et je crois. Il faut pour s’en rendre compte une véritable méditation sur la Croix ou, plus précisément, sur la nudité du Crucifié Lui-même, pour accepter de comprendre (de prendre avec soi) ce qu’une telle affirmation signifie, et tout ce qu’elle contient de désespérant. A la fin de sa Vie écrite par elle-même [qui est tout sauf un moderne et ennuyeux récit de vie], Thérèse d’Avila fait dire à Dieu : « Sais-tu ce que c’est que de m’aimer véritablement ? C’est de comprendre que tout ce qui ne m’est pas agréable est mensonge » Qu’ai-je d’autre, à bien y ressentir, que ce mensonge, ce péché, en ma pauvre nature ?

Je suis bâti, en quelque sorte, de la résistance séculaire de ma race à l’amour divin. L’esprit  ne peut que regimber devant un tel constat, puisque tout lui laisse à penser qu’ainsi blessé par l’existence, il ne peut être aimé de Dieu, que telle n’est pas sa nature. C’est la conclusion des athées. Mais désespérer, cela revient à s’enfermer de nouveau dans un mensonge, à s’enténébrer dans le péché, précisément. (2) Au cœur même du péché réside ainsi une force centrifuge dévastatrice, une force qui est folie, parce qu’implacable déni de soi en tant que créature aimée de Dieu. Ce fut le travail pernicieux de l’intelligence blessée de refuser de s’en rendre compte, de transformer ce déni de soi propre au péché en une individualité qui serait acceptable, voire bonne, par toute une série de degrés et de spéculations sur l’humanisme en général. Mais les faits demeurent, têtus : les vols, les viols, les crises, les guerres, les échecs et les impostures de toute sorte, jusqu’à cette mondialisation du pouvoir et cette abolition des nations, qui me fait penser à ce que Jean appelle « la Bête » dans son Apocalypse, le règne de l’homme sans Dieu.

A ces vols, ces viols, ces crises, ces guerres, ces échecs, ces impostures, que ça nous plaise ou non, nous sommes ficelés par le même lien que nous avons, quand nous marchons sur une route, avec ceux qui l’ont un jour goudronnée. L’accord tacite qui nous fait accepter l’utile, le beau, l’agréable, est aussi notre participation passive, notre connivence avec le laid, le nul, le mal. C’est un rêve oriental de yogi parfaitement abstrait, que de vouloir rompre d’avec cet entrelacs. Le besoin que nous avons de ce que les autres ont de meilleur nous rend solidaires de ce qu’ils ont de pire, chacun d’entre nous qui nous situons tant bien que mal entre ces deux rives, à filer avec notre temps. Le péché inhérent à l’espèce, auquel nous sommes venus rajouter le nôtre, toujours lui !

Heureux, le Juste, qui n’aurait rien rajouté de lui-même à ce péché originel, à l’heure de rendre son corps ! Car ce que le Christ donne à connaître, c’est que l’âme seule est pécheresse, non la chair, don de Dieu. Et l’on voudrait jeter ce péché loin de soi, dans un bon feu purificateur où il brûlerait, où la douleur d’avoir déplu à Dieu se consumerait dans une voltigeante crépitation. Mais tout cela n’est encore qu’orgueil, dans lequel se débat notre cœur souillé, orgueil devant le sacrifice pleinement consenti, pleinement accompli par ce Christ qui nous dépasse tous, alpha et oméga de tout l’Au-delà que nous sommes en mesure d’imaginer, et de celui, surtout, qui nous échappe en tous points. Et dans cette incapacité d’aimer Dieu comme il se doit, et le pécheur comme il le faudrait, nous ne pouvons que prier pour nos vivants et nos morts, au nom du grand revoir des esprits et de la communion des saints, avec les puissances de notre âme à eux tous liée, prier au nom sacré de notre baptême et du leur, passé ou à venir.

(1)          Hans Urs von Balthasar, La prière contemplative, 1959, Desclée de Brouwer.

 

(2)           C’est pourquoi il est dit que le seul péché que Dieu ne puisse pardonner est de désespérer du Saint-Esprit

 

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jeudi, 15 octobre 2015

Thérèse ni de son temps ni du notre

Aujourd’hui, sainte Thérèse d’Avila.  Ses œuvres complètes non loin de moi, acquises chez un bouquiniste pour la moitié de son prix initial. Quel prix,  les écrits d’une sainte, dans la société du smartphone, pourrait-on en conclure ? Mais le mépris de la sainteté a toujours été présent, de nos jours comme dans les jours les plus anciens : « Pourquoi donc certaines personnes passent-elles si tranquillement les jours à bien manger et dormir, à s’amuser et se divertir, autant qu’elles le peuvent ? J’avoue que je n’en reviens pas », s’étonnait Thérèse en ses cahiers, au XVIe siècle.

Ainsi, la carmélite dans ses écrits – vers ou prose – revient sans cesse sur la nécessité vitale de l’humilité, évoquant à maints endroits « ceux  qui après être montés très haut sont tombés dans de grands abimes ». Il n’y a pas, dit-elle, « de sécurité pour nous ici-bas. » Elle se saisit de l’exemple dont le monde a traité le Christ, « après  l’avoir tant exalté le jour des Rameaux ». Le monde, écrit-elle, « ne loue jamais que pour rabaisser, quand ceux qu’il loue sont les enfants de Dieu. »

 

A saisir la contemporanéité de ses pages,  je me dis  que la quête de la sainteté, qu’on pourrait croire d’un autre siècle, n’est pas un sentiment aussi perdu que ça. Car en aucun temps, elle ne fut, somme toute, facile à appréhender et à comprendre. Mais de nos jours, elle est tue, cachée, pudique, discrète et comme voilée par d’autres quêtes plus avouables et mieux tolérées par le vocabulaire, les mœurs et l'idéologie de l’époque. Lire Thérèse d'Avila, entendre et goûter ce qui demeure bel et bien sur la table de Béthanie, ni de son temps ni du nôtre.

 

 

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mardi, 13 octobre 2015

Neque ex voluntate carnis neque ex voluntate viri

Dans son explication de l’oraison de quiétude, Thérèse d’Avila préconise « de ne pas se préoccuper de l’entendement, qui n’est qu’un importun à la recherche de grandes pensées ».  La phrase d’abord me fit rire, car s’y résument bien la malice et la présomption humaine à l’œuvre dans beaucoup de travaux de l’esprit, puis je me demandai quelles grandes pensées l’entendement de mes contemporains, plus préoccupés de réaliser de grands meurtres ou de grands profits que de grandes oraisons, pouvait bien encore générer. Et moi-même ? Qu’ai-je de grand dans l’entendement, tout pollué qu’il est malgré le grand soin que je prends à les éviter, par les préjugés ou les certitudes de l’époque, tout alourdi qu’il se trouve par des contradictions insurmontables, des paradoxes infranchissables ? Et puis, parvenu au bord du second millénaire, quel grand mystère l’entendement humain, sur un plan individuel ou collectif, croit-il encore être à même de percer ? 7 milliards à brasser du vent sur une planète au bord de l’asphyxie, à survivre dans des fables existentielles dignes de piètres héros de polars ou de bandes dessinées…

Il n’empêche que cet importun, comme le souligne facétieusement Thérèse, dès lors qu’on tente de lui échapper un bref instant, fait grand cas de cette volonté d’en finir, en effet, s’agite en tous sens, et, faute de grandes pensées, engendre un grand trouble.

La patronne du Carmel Réformé conseille tout autant de laisser la mémoire s’agiter dans son coin sans davantage la suivre à la trace: dans l’oraison de quiétude, seule la volonté doit demeurer vive à la conscience, telle une étincelle, la volonté indéfectible de s’unir à Dieu. Voilà diront beaucoup de contradicteurs en souriant un projet bien désuet ! Dieu ?

J’ai à ce propos recueilli cet après-midi dans le prologue de l’Evangile selon Jean une remarque capitale à propos de ceux qui croient en Son nom, et « qui non ex sanguinibus neque ex voluntate carnis neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt » (« qui ne sont nés ni du sang, ni d’un vouloir charnel, ni d’un vouloir humain, mais de Dieu lui-même »). Car sauf le respect que je dois à mes deux parents, je ne suis jamais tout à fait parvenu à croire que je n’étais né que d’eux-mêmes, de leur choix, de leur volonté, de leur esprit, de leur matière ou de leur décision, ce qui a toujours laissé pénétrer dans l’antichambre de mon intelligence une certaine lueur d’espoir quant à la nature véritable de mon être spirituel ; une faille, somme toute, dans l’orgueil de l’espèce qui se veut seule pourvoyeuse de ses gènes.  Cela dit en toute véritable humilité : car on ne peut être humble que devant le Très-Grand, puisque ailleurs, paraît-il, nous sommes malgré nos distinctions tous égaux.

La nécessité de cette lueur d’espoir, de cette faille, de cette fêlure, donc, me fait tenir ce despotique droit à l’enfant revendiqué de plus en plus par tout un chacun dépendant de la loi commune (droit de procréer,  même combat que le droit de vote ? ) pour une ignominie qui masque son véritable visage contre les gens à naître. C’est le triomphe de la voluntate carnis etde la voluntate viri en lieu et place de celle de Dieu, ou même de l’amour. Et j’y lis un des derniers soupiraux qui se referme sur la conscience humaine de ces petits à naître, jusqu’à les emprisonner dans cet humain forever jusqu’à clore le couvercle dans une malédiction satanique et sans borne. Mais revenons à Thérèse.

J’ai commencé depuis un bon moment la lecture de sa « Vie écrite par elle-même ». J’y avance à grand peine, car Thérèse, ce n’est ni Leiris ni Rousseau. Sa matière est exclusivement intérieure et l’on ne cesse, du coup, de s’en échapper pour peu que l’esprit ne s’accroche à chaque mot. Ainsi cette phrase, relevée parmi d’autres, à propos de la conscience des conséquences du péché que la sainte rencontra tandis qu’elle atteignait un troisième degré dans l’oraison : « Quand donc, ô mon Dieu, les puissances de mon âme seront-elles unies entre elles pour célébrer toutes ensemble vos grandeurs ? quand donc mon âme cessera-t-elle d’être ainsi partagée sans pouvoir être maîtresse d’elle-même ? »

Ce désir d’unité ainsi soufflé à l’oreille, on reste rêveur, songeur, on pose le livre, on devient facilement méditatif soi-même, à contempler ses propres écartèlements… La plume de Thérèse pousse sans ménagement son lecteur au recueillement, comme un chant venu du dedans, mais sans les boursouflements fumeux du lyrisme romantique ni les à-coups secs du raisonneur empreint de sa logique.

En ce sens, elle est parfaitement désorientante, surtout pour l’époque dont le credo totalitaire dans la machinerie du corps se méfie des volutes de l’esprit et se garde bien d’évoquer les plus subtils encore chatoiements de l’âme. Qu’on puisse consacrer sa vie à « trouver un amour de Dieu dégagé de tout intérêt personnel » est quelque chose qui échappe aussi bien aux sophismes des incrédules qu’aux objurgations des fanatiques. Pourtant, lorsqu’elle dépeint « le peu d’estime que mérite une comédie aussi mal jouée que celle de la vie présente », ne parle-t-elle pas pleinement de notre monde ? La prose de Thérèse est telle une oasis qu’on ressent dans l’intimité vive de soi, et tout en même temps une caresse perdue ou oubliée surgie d’un temps lointain et presque incompréhensible. Elle relate les degrés d’une oraison comme projetée du dehors et du dedans sur un même écran : d’où le charme opérant et toujours difficile de cette lecture. 

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Les remparts d'Avila