mardi, 07 février 2012
Toutes les civilisations valent bien une campagne présidentielle
La petite phrase a fait mouche. C’est fait. Dans les états-majors de tous les partis, elle a joué son rôle sordide. « Allumer le feu », dirait un certain rocker presque septuagénaire et amateur lui aussi de lieux communs. Dans le calendrier de la campagne, elle a tenu son rang. « Toutes les civilisations ne se valent pas », et son corollaire tout aussi absurde, « toutes les civilisations se valent », cimentent ainsi chez les éditorialistes de tous crins une polémique bipolaire digne d’un café du commerce qu’on aurait réduit à sa portion de clients la plus alcoolisée.
Que penserait de tout cela un spécialiste de la question comme Georges Dumézil ? Rien, sans doute, sinon qu’il est détestable de perdre son temps et qu’il n’y a rien à penser de ce type de formules, le « tout se vaut » étant aussi dénué de perspective et de sens que le « tout ne se vaut pas. » : Hamon d’un côté, Raffarin de l’autre, un débat s’élève pourtant ! Le Président de la République et le Chef de l’opposition la ramènent à leur tour. Le plus étonnant étant in fine le silence de ceux qu’on appelait jadis les intellectuels (voire les érudits) pour tenter de recentrer la question.
Une telle phrase a donc une fonction : créer le buzz. Faire qu’une journée encore se déroule, durant laquelle on parle de la campagne. Démocratie spectaculaire oblige, la vie médiatique du pays va devoir battre au rythme de la campagne, c’est à dire de ces formules creuses mais si efficaces auprès des militants, puisqu’elles ont l’air de définir pour chaque camp ce que sont le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, le Juste et l’Injuste. De quoi simplifier la vie de l'électeur de base qui n’a plus qu’à placer son indignation dans le parti de son choix. Bref, le Pour et le Contre.
A coups de formules communicationnelles, les deux camps jaugent ainsi leurs forces chez les sondeurs, les militants, les sympathisants. Ces formules dont les mois qui viennent fourniront de nombreux exemplaires (on aura même besoin pour se décider devant l’urne d’un kit complet) animent ce que Julien Benda dans la Trahison des Clercs appelait la passion politique : ce penchant funeste et si dérisoire qui pousse un intellectuel, au nom du « réalisme », à s’engager dans le champ du politique, à faire rentrer les passions politiques dans ses activités de clercs.
Julien Benda
Relisons brièvement ces quelques lignes que j’en tire ce matin :« Pour en revenir à l’écrivain moderne et aux causes de son attitude politique, j’ajouterai que non seulement ils sert une bourgeoisie inquiète, mais qu’il est devenu lui-même de plus en plus un bourgeois, pourvu de toute l’assiette sociale et de toute la considération qui définissent cet état, l’homme de lettres bohème étant une espèce à peu près disparue, du moins parmi ceux qui occupent l’opinion ».
En soulignant l’adéquation entre les changements apportés au statut social des écrivains et la structure de leur esprit, Benda anticipait le monde contemporain : il annonçait déjà la naissance de l’insupportable bobo de gauche, frère jumeau du bien-pensant de droite, la réduction de la vie intellectuelle critique à du lieu commun communicationnel adaptée aux réseaux sociaux et, pour parler bref, la défaite de la pensée. Sa conclusion elle-même, lorsqu’il se fit le chantre de « l’existence désintéressée » face aux « passions politiques » porte tous les germes de l’abstention populaire qui menace les états-majors politiques des deux camps, et qu’ils cherchent à combattre par ce genre de tactiques de partis aussi minables qu’éculées, qu'on appelait jadis de la propagande.
06:45 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature, politique, claude guéant, julien benda, la trahison des clercs, propagande, communication |
dimanche, 05 février 2012
Ciel de suie
On a souvent comparé Lyon à une ville du Sud, vantant sa lumière et sa pierre gallo-romaine. Mais c'est trop vite céder aux charmes trompeurs de l'été. L'hiver, Lyon retrouve sa lumière native et sa nature véritable, quand sous le sortilège de son dieu qui lui vint un jour d'Irlande ou des brumes de Norvège, elle se met à ressembler à Bruges ou Dublin, sous la robe incontestable d'une fille du Nord.
De là vient cette passion froide et cette fidélité extrême qui sommeille au fond du tempérament lyonnais, si l'on en croit toute la littérature écrite en ce pays-là. Tempérament que nul n'a mieux exprimé qu'Henri Béraud dans son roman Ciel de Suie.
06:27 Publié dans La table de Claude | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : henri béraud, littérature, lyon, lug, italie, irlande |
jeudi, 02 février 2012
James Joyce a 130 ans
A la main. Pas encore, l'ordi. Pas encore. Le papier se gratte. Faut que ça crisse. Traits, tracés, lettres. Partir et revenir. Bruire. C’est aujourd’hui l’anniversaire de Joyce. L’ aurait 130 ans. Des pleins et des déliés. 130. Bigre, le bougre.
130 ans ! Il y a peu, Le Figaro titrait : « Vivre 130 ans, l’incroyable révolution de la science ». Assembler ses molécules comme des legos. Régénérer les organes. Hop là ! Tripatouiller le dedans. Laboratoires sans fin. Dans leur folie démocratique, les scientifiques de mes deux déclarent « abolir les inégalités génétiques ». Finirai par plus adhérer du tout à l’égalité si ça continue. Sauver ses gènes de leur sans-gène. L'égalité à tout prix. Envers et contre tous. Jusque dans la programmation céleste. La ruche sans issue. Pour tous, en plus… Pouarkkrr…. De quoi vous dégouter, si le spectacle de leur propagande électorale ne l’avait déjà fait. Pour de bon. Sarkozy déplumé. Hollande enfariné. Pitres pour des pitres. Jamais d'honneur, là-dedans. Jamais.
130 ans, c’est Jeanne Calment + 8. Mais Jeanne n’a laissé aucun écrit. Nothing, nada. Oubliée, la Calment. S'est laissée séchée paresseuse. Dans le trou, à présent. Comme tout le monde. Le trou, la tombe, la fin du voyage. C’est le point crucial. Le point où convergent toutes les lignes de Joyce. Le point de création, d’où tout sort, aussi. Ithaque la pure. Le cœur qui bat, la tombe. « Un type pourrait vivre dans son coin tout seul toute sa vie. Oui, il pourrait. Mais tout de même il aurait besoin de quelqu’un pour le descendre dans le trou qu’il aura pu creuser lui-même » Ça aussi, ça sort d’Ulysse. Page 162. Collection folio, tome 1.
C’est tout le contraire de ce qu’ils disent, les scientifiques, les politiques, les chiens de garde. Vive la mort ! Sans mort, pas de solidarité. Pas de talent. James Joyce a eu 130 ans tout seul. Comme un grand. Un très Grand même. A force de gratter sa plume. A la poigne de la rature. Comme un vieux merle. Du dandysme, là-dedans. Pas peur de son élitisme. De sa morgue. En a fait quelque chose, lui.
Nous quittons tous la maison paternelle comme le fit Stephen, pour chercher infortune. « Peut-être pourriez vous y retourner », suggère Bloom, dans l'Abri du Cocher. La taverne, tout est là. Suggestion de l'impossible retour. Retour, quand même : « Il revient après toute une vie d’absence à ce point du monde où il est né, où il fut toujours, jeune ou vieux, un témoin silencieux, et là, son voyage terminé, il pante son murier. Et meurt. La séance est levée.»
130. Le bon âge des patriarches : «Le nombre de mes années de migrations est de cent trente. Les jours de ma vie ont été peu nombreux et mauvais et je n'atteindrai pas le nombre des années qu'ont duré les migrations de mes ancêtres. », se plaint Jacob à Pharaon. Durer et puis durer. Dieu s'endure. Pas tous capables de tenir. Pas tous. Et Ulysse, combien ? Qui me dira l'âge d'Ulysse au dernier instant ?
Lira-t-on encore Joyce dans 130 ans ? Demander, interroger, mener l’enquête autour de soi, sondages Ipsos, Sofres, Opinion Way : qui a lu Ulysse d’un seul trait ? Sondez, sondez voir, pour voir. Et Finnegans ? Qui s’est tapé Finnegans ? Les Morts, à la limite. Huston au secours. La pellicule, plus la page. Triche. Mais qui s’est tapé Finnegans sans ciller ? Moi pas. Moi pas pu. Qu’importe ! A partir de quand un écrivain survit-il à sa disparition physique ? Je veux dire, à partir de combien de lecteurs, pour exister, grand âge ? Chêne qu'on n'abbat plus. Combien longtemps ? Comme le descendre dans son trou, tout ça, tout pareil. Lire, descendre dans ses mots. L’enrober Pastiche. Dure encore. Dure encore, aujourd’hui. Un feuillet de lui, là-haut. Fortiche.
Aujourd’hui, James Joyce aurait 130 ans. Aujourd’hui, James Joyce a cent trente ans.
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jeudi, 12 janvier 2012
Léon Boitel, précurseur de la décentralisation littéraire
« C’est en flattant les hommes et les peuples qu’on les perd ». Formule choc, somptueuse aussi, d’un romantique à présent oublié, Léon Boitel, étonnant lyonnais dont Chantal Marie Agnès parlera mercredi prochain 18 janvier, dans le cadre des conférences de L'Esprit Canut au cinéma Saint-Denis. :
L’imprimerie du quai Saint-Antoine :
1826, : A peine âgé de vingt ans, le Lyonnais Léon Boitel, fait jouer au théâtre des Célestins un mélodrame dans le goût de l’époque, Le Mari à deux femmes. Quatre ans plus tard, il assiste à la bataille d’Hernani parmi Gautier, Musset, George Sand, Hugo. Cela aurait pu être le commencement d’une carrière nationale. Cependant, convaincu de la nécéssité de la «décentralisation littéraire », en laquelle il voit l’avenir de la littérature nationale et républicaine, c’est dans sa province natale que Boitel choisit de s’installer en se portant acquéreur, dès 1831, d’une imprimerie sise au 36 quai Saint-Antoine à Lyon.
Elle avait été fondée par un républicain d’origine marseillaise, Alexandre Pelzin, qui l’avait léguée en 1828 à sa fille, Claire-Joséphine, une brodeuse des Terreaux amie de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore. C’est donc dans cet espoir de décentralisation culturelle, que Léon Boitel imagina en 1833 la formule de son étonnant Lyon vu de Fourvières, puis créa sa Revue du Lyonnais (1835) laquelle lui survivra grâce à l’écrivain Aimé Vingtrinier.
Lyon vu de Fourvières
Cet ouvrage de 570 pages, pionnier de la « lyonnitude», fut mille et mille fois imité, plagié, pillé. Il contient une quarantaine de chapitres dont le genre oscille entre l’article érudit, la promenade rousseauiste, l’opuscule politique et la nouvelle anecdotique. Léon Boitel en avait confié la préface à Anselme Petetin le directeur républicain du journal Le Précurseur, alors incarcéré dans la toute nouvelle prison de Perrache. pourson soutien aux emeutiers de 1831.
Conscient du fait «qu’une décentralisation littéraire ne surviendrait qu’à la suite de la décentralisation politique», conscient aussi que cette dernière n’était pas encore à l’ordre du jour, ce dernier accepta cependant, du fond de son cachot, d’agréer son « ami éditeur » en participant à sa façon à son utopie :
« Je ne crois pas que vous puissiez me citer aujourd’hui un seul écrivain hors de Paris qui ait quelque chance, je ne dis pas d’immortalité, qui est-ce qui pense à l’immortalité en ce siècle de feuilletons ? Mais de célébrité posthume. Je ne crois pas qu’il existe dans les départements une école littéraire qui ait sa couleur locale propre, et une tendance locale et particulière (…). On a beau porter à Lyon et à Bordeaux des habits faits par Staub, et des cravates toutes semblables à celles qui se voient au balcon de l’Opéra, cela ne fait pas qu’il y ait une société française hors de Paris.»
La plus éclatante réussite de ce livre, cependant, son coup de génie, fut d’inventer pour la première fois un point de vue dont aussitôt tous les guides touristiques, les écrivains, les peintres et les photographes devinrent au fil des ans les dignes héritiers : Le panorama de la ville vue de Fourvières (auquel la tradition locale confèrait encore son s étymologique.)
Lyon, écrivent Léon Boitel et L.A. Berthaud, l’un de ses collaborateurs « est bizarre, vu de Fourvières : on dirait un monstre rabougri, plié sur lui, tordu dans ses larges écailles, se chauffant le dos au soleil, se baignant à la pluie ou se séchant au vent. » Ce qui frappe le plus l’esprit des deux compères, c’est la folie et le désordre du monde humain, la miniaturisation des bâtiments, des places et des statues : « J’ai vu notre Louis XIV de là-haut, et il m’avait tellement l’air d’un singe à cheval sur un chien que j’ai tremblé pour ses jours en voyant un milan qui tournait au-dessus de lui prêt à descendre et à l’accrocher de sa serre. »
La Revue du Lyonnais
Dès 1834, Boitel commence son grand œuvre, La Revue du Lyonnais : «Fiers de l’encouragement que nous ont donné les souscriptions de Lyon vu de Fourvières (...) nous voulons étendre à tout le Lyonnais ce que nous avons fait seulement pour sa capitale » écrit-il dans le prospectus.
On ne peut pas parler de régionalisme ni de folklorisme à propos d’une ligne éditoriale qui affirme haut et fort sa prétention à l’universel : « Concentrés dans le domaine de l’art, nous resterons toujours placés en dehors des passions du moment, nous recueillerons toutes les paroles bien dites, toutes les choses bonnes à savoir et à garder. Notre revue servira d’arène à toutes les luttes d’esprit d’où pourra jaillir quelque lumière ; elle sera un territoire neutre où pourront vivre en paix tous les partis. »
Afin de définir au plus juste son projet, Boitel n’hésite pas à parler de «presse départementale», en saluant au passage les quelques deux-cents revues de la France Provinciale que la Révolution de 1830 et le nouvel espoir de la nation a fait éclore un peu partout dans les départements : «Nous n’aurons une littérature nationale que le jour où Paris aura cessé d’être le centre exclusif de la littérature en France». Propos autant romantiques que téméraires, sans doute prononcés en souvenir des imprimeurs Sébastien Gryphe ou Etienne Dolet qui furent ses devanciers.
Pourtant Boitel lança vraiment quelque chose qui, pour ne pas être vraiment un mouvement culturel, se révéla néanmoins davantage qu’une mode. Son premier titre fut Revue du Lyonnais. Esquisses physiques, morales et historiques; sous cette enseigne elle dura trois ans. En 1838, le format devint in-octavo raisin, le titre perdit son sous-titre. L’histoire de cette revue épousa celle de la carrière de son fondateur; l’atelier du quai Saint-Antoine ne possédait plus que trois presses à bras et employait à grand peine sept ouvriers quand, en 1852, à la suite de sérieux embarras dans ses affaires, il fut obligé de vendre son imprimerie, ainsi que la propriété de la Revue du Lyonnais, à Aimé Vingtrinier, alors bibliothécaire de la ville de Lyon.
Une disparition tragique et prématurée :
Léon Boitel fut également l’un des fondateurs du fameux cercle dit « le Dîner des Intellligences », réunion de trente joyeux convives qui banquetaient une fois par mois au Pavillon Nicolas, à Fourvière. Boitel demeure enfin comme l’éditeur de Lyon Ancien et Moderne ainsi que des deux magnifiques volumes de l’Album du Lyonnais, qui parurent en 1828 et en 1843.
Il se noya dans le Rhône et disparut prématurément, à quarante-six ans, le jeudi 2 août 1855, après un bon repas.
Conférence de Chantal Marie Agnès organisée par l'Esprit Canut
Cinéma Saint-Denis. 18 Janvier à 20 heures. Entrée 5 euros
03:11 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : imprimerie, lyonnitude, cinéma saint-denis, l'esprit canut, chantal marie agnès, léon boitel, lyon, littérature, culture, société, canut, revue du lyonnais |
mardi, 27 décembre 2011
L'huis de l'huitre
« Loin de la mer, je n’ai pas envie d’huitres. C’est comme ça. ! »
Si c’est comme ça, se dit-on, mieux vaut ne pas en discuter. En même temps le contraire pourrait aussi fonctionner très bien. Pour ma part, je n’ai jamais tant avalé d’huitres qu’une certaine année à Paris, alors que je n’avais pas quitté la capitale depuis je ne sais plus combien de temps, et qu’à chaque mollusque avalé c’est l’Atlantique tout entier qui me coulait en gorge.
La grosse dame véhémente s’en est donc allé loin des bourriches, à pas qui trainent.
J’ai toujours pris Francis Ponge pour un imposteur. On a eu beau m’expliquer son parti pris des choses en long, large, travers, son « monde opiniâtrement clos » qu’on peut « pourtant ouvrir » comme métaphore des étages de la signifiance, du brusque dévoilement, etc, etc… Ponge m’est toujours tombé des mains, comme tout ce qui se la joue trop simple pour faire en fin de compte très compliqué.
Je préfère dans Le Rat et l’Huitre, celle, épanouie de La Fontaine. Au moins trouve-t-on là un parti pris affirmé, celui du personnage. Celui de la musique, aussi : Quand je lis « Il laisse là le champ, le grain, et la javelle, Va courir le pays, abandonne son trou. », je me dis que toutes les syllabes d’avant la dernière ont été choisies pour mettre en valeur ce trou paternel trop brutalement abandonné, pas le moindre ou et pas le moindre t avant, avez-vous remarqué ?
Quant à cet autre alexandrin qui dit la marche faussement précautionneuse du Rat vers le piège de l’Huitre : « approche de l’écaille, allonge un peu le cou », il contient juste ce qu’il faut d’insouciance et de fatalité pour être à la fois drôle et tragique, héroï-comique disait-on. Grand art.
Tristan Bernard a défini le comble de l’optimisme dans le fait « de rentrer dans un grand restaurant et de compter sur la perle qu’on trouvera dans l’huître pour payer l’addition. » Est-ce tant que ça le « comble de l’optimisme »? J’y verrais plutôt un art extrême de tenter de sort, ou de se mettre dans des situations difficiles, un art qui est le propre des aventuriers. Nous entrons dans quelques journées dans une année électorale : « compter sur la perle qu’ils trouveront dans l’huître pour payer l’addition », n’est-ce pas un peu tout ce que les candidats venus et à venir vont tenter de faire? A nous de ne pas trop jouer les rats…
Jan Steen - La mangeuse d'huitres
00:32 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : jan steen, francis ponge, la fontaine, littérature, poésie, huitre |
dimanche, 25 décembre 2011
L'indignation en polo Lacoste
Drôle de jour. J’apprends par hasard la mort de George Whitman. La Shakespeare and Co, dont le nom nous ramène à Sylvia Beach et à James Joyce, est en deuil. Cette photo des années 1920 appartient aux mythes de la modernité enfouie. La librairie du 37 rue de la Bûcherie tiendra-t-elle le coup ? Depuis la disparition des PUF, place de la Sorbonne, on n’est plus trop sûr de rien. A Lyon, toutes les librairies d’envergure du vingtième siècle ont fermé. La plupart ont disparu, quelques courageux ont pris le relai et les centres de distribution d’objets culturels Mainstream, pour parler le langage Martel, ont tout avalé.
A propos de librairie, une phrase saisie au vol devant une télé allumée, hier. C’était sur LCP, l’émission Librairie Médicis. Frédéric Beigbeder qui vendait son Bilan après l’Apocalypse (pas lu, lirait pas) et entretenait le chaland de son indignation disait ceci : « Je suis un Stéphane Hessel en polo Lacoste ». Comme si Stéphane Hessel était, je ne sais pas, un terroriste ou un loubard de banlieue. Comme si ce vieux diplomate n’était pas déjà l’image même du polo Lacoste. Du polo Lacoste indigné. Le pire.
Tout ça me fait penser à cette phrase du regretté Christopher Lasch, dans son Culture de masse ou culture populaire de 1981 : « Il est certes tentant pour des gens de gauche de croire qu’en retransmettant des images de rébellion politique ou en diffusant des idées radicales, l’industrie de la communication pourrait être transformée en agence de contre-propagande. Mais loin de subvertir le statu quo, les medias de masse récupèrent les mouvements radicaux et l’idée radicale à l’instant même où ils leur concèdent « un temps de parole égal ».
La différence entre une librairie ancienne et un centre de distribution d’objet culturel indéterminé, c’est que la première avait les moyens d’être parfois une agence de contre-propagande, le second, où s’empile l' indignation en polo Lacoste à 3 euros, incarne le media de masse par excellence. Celui qui n'est là que pour faire des affaires en grand nombre.
11:26 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : george whitman, shakespeare and co, stephane hessel, james joyce, sylvia beach, librairie, littérature, indignation, christopher lasch |
vendredi, 23 décembre 2011
La nuance Puitspelu
D’où vient qu’à la fin du XIXème siècle, tant de grammairiens, érudits, philologues, s’intéressèrent avec passion à la langue, que ce soit le sanskrit, le sodgien ou le patois que parlaient leurs aïeux ? Et d’où vient qu’aujourd’hui, la plupart d'entre eux se soucient comme d'une guigne de la façon dont ils s’expriment, de combien ils se rendent compréhensibles à autrui ? C’est la question que je me posais à la relecture des quelques lignes d’un bon Lyonnais de ce temps-là, Clair Tisseur alias Nizier du Puitspelu. Un petit traité de style, que voici :
« Nombre de ces bonnes gens s’imaginent que pour écrire en lyonnais, il suffit de ne pas savoir le français. C’est peut-être une erreur. Il m’est avis, au rebours, que, pour écrire parfaitement bien le lyonnais, il serait nécessaire de savoir d’abord le lyonnais, puis beaucoup le français, et non seulement le français d’aujourd’hui, mais encore celui d’hier et celui d’avant-hier. Il faut, en effet, opérer dans son esprit comme dans un van un tri entre les expressions anciennes, saines, correctes, françaises dans les moelles, et ces expressions nouvelles, viciées, incorrectes, bâtardes, semblables à des parasites et qui auraient recouvert et à demi détruit notre vieux jardin national. On ne se figure pas combien il est difficile, en écrivant, de se garder de l’argot moderne, qui est comme engrangé dans votre peau par tous les livres, toutes les revues, tous les journaux que vous lisez, que vous ne pouvez pas même vous dispensez de lire, si vous ne voulez ressembler à Saint Siméon-Stylite sur sa colonne. C’est à ce point que je connais un quelqu’un qui s’est imposé la tâche de lire, chaque jour, au moins quelques pages des vieux auteurs, afin de ne pas se laisser envahir par l’habitude du patois, je veux dire par la langue des auteurs contemporains.
Mais ce parler franc de bouche, qui a retenu tant de vieilles expressions de nos aïeux, ne consiste pas seulement dans l’usage d’un certain vocabulaire. Bien plus que dans le vocabulaire, le génie d’une langue gît dans le tour, dans la construction de la phrase. Il ne faut pas tomber dans l’erreur de nos pères du temps de la Restauration qui croyaient fermement ressusciter la poésie du Moyen Age en semant le discours des mots de jouvencelle, bachelette, destrier, palefroi, et quelques autres de ce genre. Sans prétendre à écrire la langue du XVIè ou même du XVIIè siècle, ce qui serait absurde, il est nécessaire que des mots un peu vieillis soient enveloppés dans des tournures appropriées sans quoi ils feraient une disparate dans le tissu du style. On doit fondre, lier tout cela, pardon pour l’image, comme une habile cuisinière une fricassée de poulet dans une sauce onctueuse. Il importe de ne pas non plus aller trop loin dans la voie de l’archaïsme (comme cela se dit aujourd’hui) sous peine de cesser d’être compris et de tomber dans le baroque. Enfin, quoi ! tout cela, c’est affaire de nuance, dirait M. Renan. »
Les Oisivetés du sieur Puitspelu, « Le bon parler lyonnais, pp 262 / 263 », 1889
13:40 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, linguistique, nizier du puitspelu, clair tisseur, parler lyonnais, lyon |
mercredi, 21 décembre 2011
Des mots et des sous
De mémoire, il fut mon premier boulot. Et ne dura que quelques heures, réparties sur trois après-midis. Aide-géomètre, vous savez, ce type planté devant le tachéomètre qui griffonne sur un calepin des mesures. En tout, donc, une dizaine d’heures pas trop harassantes qui me firent découvrir plus en détail le faubourg de Vaise. Toujours ça.
Un Racine pour cette poignée d’heures fut mon premier salaire. Rien qu’un. En même temps c’était déjà ça. Déjà un. Ce prime boulot fut suivi par tout un paquet d’autres, tout un paquet d’après-midi, de semaines, d’années. C’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’il m’avait appris, que les autres confirmèrent par la suite : qu’entre un boulot et un salaire, on cherche en vain le rapport. En vain.
En linguistique, on appelle ça l’arbitraire du signe. Dans le monde du travail, ce qui devrait s’appeler l’arbitraire de la monnaie se nomme du doux euphémisme de différences de traitement. Le tout varie du très simple au fort double. Du smic à ce que touche à présent Anelka chez les Chinois. Entre, toute la gamme, du saisonnier à l’emploi à vie. De plus en plus rare, la dernière espèce. Quant à ce que palpe Anelka, ca reste réservé aux faibles pourcentages. Des milliardièmes de milliardièmes de l’humanité. Pas la part la plus intéressante. La monnaie joue quand même à être fiduciaire. Et ça gaze. Incroyable, non ? Le mot, lui…
Vouloir réparer ces injustices, c’est comme vouloir supprimer l’arbitraire du signe, ça se peut pas. Rien qu’une illusion pour berner l’électeur. Mais comme disent les gourmets politiques : faute de pouvoir réparer les injustices, peut-être qu’on pourrait parvenir à les réduire, non ?
Mon boulot à moi, c’est plutôt de réduire l’arbitraire du signe. Pas l’inégalité des conditions. C’est pour ça que je n’aime pas les politiques. Ni ceux de gauche, ni ceux de droite, pas mieux ceux des extrêmes. Je préfère les écrivains. Je suis écrivain. On fait pas le même boulot.
Nous, on berne le lecteur consentant. C’est ça notre mandat. Moins radical. Moins dangereux. Moins définitif. Moins rentable aussi, par les temps qui courent. Il y a une trentaine d’années, une directrice de collections me disait déjà : vivre de sa plume ? A part San Antonio et les recettes de cuisine, mon petit ami… Me souviens encore du temps qu’il faisait, place Saint-Sulpice ce matin-là. Des limaces grises et bleuâtres qui coulissaient sur Paris. Ç’aurait pourtant été joli de construire une existence à partir de sa plume. Une existence d’homme libre. Mais établir une relation entre réduire l’arbitraire du signe et un gagner sa vie semble un doux rêve de pubère excentrique. La monnaie se cabre. Résiste. Veut pas. Elle a de nombreux adeptes. Vraie peau de chagrin.
J’en ai pris mon parti, j’écris sur ce blog pour des nèfles en termes monétaires et gagne ma vie (comme on dit) autrement. Et quand se pose cette question sans doute non réglée de l’édition, j’éprouve une grande fatigue en songeant à tous ces mois de ma vie qui dorment dans des tiroirs, romans, pièces de théâtre, recueils de poésie. Ces textes ne figureront jamais sur ce blog car ils sont sans rapport avec Solko. Ont-ils encore un moment à attendre ? Un public à atteindre ? Ou bien sont-ils, telles ces âmes perdues errant dans les marais ? Ils naquirent en tout cas d’un but qui n’était pas mercantile d’où la difficulté que j’eus à les vendre. Sans doute étais-je le plus mal placé. A présent, quelle envie grignotée me presserait donc encore ? Autant, somme toute, se planter devant le tachéomètre…
00:52 | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : écriture, littérature, monnaie, vanité, racine, billets français |
lundi, 19 décembre 2011
Vanité du Je
Dans le silence de sa solitude, l’écrivain soucieux de style cherche à ne pas inscrire les mots du monde, les premiers à surgir, tout de suite, à s’imposer. Difficile, car tous ceux qu’il entendit depuis sa naissance lui sont venus de là, du monde. A commencer par celui par lequel sans cesse il s’énonça, et par lequel il se présente encore en levant d’un ongle la visière de sa casquette : celui que tout le monde mâche en bouche pour parler de soi, ce risible, importun, défigurant car si peu figuratif je. Lieu commun, par excellence, territoire de tous. Le je du simple dire.
Avoir depuis toujours qualifié de ce pronom qu’on affirme personnel et qui est si vain son visage, sa pensée, son récit, sa propre sensation, tel est le propre de chacun. L’avoir, ce mot, si souvent accolé à tant d’éléments disparates qui l’ont traversé, d’émois temporels, oui, ce je fugace qui se proclame permanent : l’écrivain n’a donc fort cruellement que ça pour dire tout ce qui s’est passé ; car même s’il préfère en son for intérieur le silence des chats, le relief des couleurs, la résonance des sons, quel autre choix la parole lui laisse-t-elle que de se qualifier au moyen de ce je ?
Pour aussitôt s’en défaire. Car la parole est un tel édifice qu’il faut abandonner cette première clé pour se frotter au il, au on, au nous ou bien encore comme Kafka le fit à la virtuosité d’une simple initiale. Il lui faut, l’écrivain, laisser ce je au monde comme une sale vitre et pourtant, lorsqu’il ferme ainsi son carreau, les profanes croient déjà qu’il impose un masque et le malentendu se tisse. Tout, dans le langage, est vanité.
Le premier des mots du monde étant celui par lequel ce même monde m’apprit à me désigner face aux semblables, alors oui, on comprend de quelle vanité est faite la pate du langage; et que tout l’arbitraire du signe ne soit que déception à l’écoute attentive, et laisse démuni le visage incliné face à la page blanche. Douces, brutales, lancinantes, mornes, fiévreuses, exaltées, douloureuses sont les absences qui me traversent, et m’ont fait masque, que le murmure des mots, malgré cette malédiction, tente d’à nouveau façonner. Je…
Mon corps a une odeur, ma main a une empreinte, ma voix possède un timbre et mon pas son véritable rythme ; parler n’a que ce je à m’offrir, qui comme ce tu n’est qu’une mécanique sourde et sans relief, entonnoir par lequel se recentre sur l’exaspérant lyrisme d’un constant désaccord l’esprit des sept milliards que nous sommes.
Ecrire.
Quand, tel l’habit ôté pour que la peau frémisse, choit ce premier je trop lisse et trop douillet, et qu’un autre s’impose (toujours à son désordre reconnu), la vanité du simplement dire cesse-t-elle enfin pour que débute la témérité de l’art ?
20:50 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature, vanité, l'exil des mots, kafka, dire je |