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dimanche, 03 juin 2012

Disparition de K

Après la mort d’un homme, écrivit Kafka, « une fièvre terrestre a pris fin ». Peu après sa disparition survenue le 3 juin 1924, Narodini Listy écrivait ce beau texte :

« Avant-hier est mort au sanatorium de Kierling près de Klosterneuburg, à côté de Vienne, le Dr. Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. Peu de gens le connaissaient ici, car il allait seul son chemin, plein de vérité, effrayé par le monde ; depuis bien des années, il souffrait d'une maladie des poumons, et s'il la soignait, il la nourrissait aussi consciemment et l'entretenait dans sa pensée.  Lorsque l'âme et le cœur ne peuvent plus supporter leur fardeau, le poumon prend sur lui la moitié de la charge, ainsi la charge est au moins également répartie, a-t-il écrit une fois dans une lettre, et sa maladie était de cette espèce. Elle lui conférait une fragilité presque incroyable et un raffinement intellectuel sans compromis presque terrifiant ; mais lui, en tant qu'homme, avait déposé toute son angoisse intellectuelle sur les épaules de sa maladie. Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu'il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l'homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont des êtres beaux et nobles, qui sont incapables d'engager le combat avec la peur qu'ils ont de l'incompréhension, de l'absence de bonté, du mensonge intellectuel, parce qu'ils savent d'avance que ce combat est vain et que l'ennemi vaincu couvre encore de honte son vainqueur. Il connaissait les hommes, comme seul peut les connaître quelqu'un de grande sensibilité nerveuse, quelqu'un qui est solitaire et qui reconnaît autrui à un simple éclair dans son regard. Il connaissait le monde d'une manière insolite et profonde, lui-même était un monde insolite et profond. Il a écrit les livres les plus important de toute la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d'aujourd'hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont vrais, nus et douloureux, si bien que, presque naturalistes. Ils sont pleins de l'ironie sèche et de la vision sensible d'un homme qui voyait le monde si clairement qu'il ne pouvait pas le supporter et qu'il lui fallait mourir, s'il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher recours dans les diverses erreurs de la raison et de l'inconscient, même les plus nobles. Franz Kafka a écrit le fragment Le Soutier (paru en tchèque dans Cernen, chez Neumann), le Verdict, conflit de deux générations, La Métamorphose, le livre le plus fort de la littérature allemande moderne, La Colonie pénitentiaire et les esquisses Regard et Médecin de Campagne. Le dernier roman, Devant la loi, attend depuis des années en manuscrit. C'est un de ces livres qui, quand on les a lus jusqu'au bout, laissent l'impression d'un monde si parfaitement compris qu'il rend inutile le moindre commentaire. Tous ses livres décrivent l'horreur de l'incompréhension, de la faute innocente parmi les hommes. C'était un artiste et un homme d'une conscience si sensible qu'il entendait encore là où les sourds se croyaient faussement en sûreté. »

De passage à Mayence l’année suivante, Alexandre Vialatte, découvrait les écrits de Kafka. C’est grâce à lui que le Procès parut en France en 1933. Je ne sais trop comment Vialatte et ses contemporains lurent Kafka alors. Car je suis convaincu qu’il y a eu une lecture de Kafka d’avant la Seconde Guerre Mondiale, la découverte des camps, Hiroshima, l’absurde, l’existentialisme, et une autre, d’après. La lecture de Listy, sans esprit de doctrine, et celle de l'après-guerre, entièrement revisitée. The Trial sortit en 1962. Deux ans après Psychose, Antony Perkins y brillait entre Jeanne Moreau, Romy Schneider, Madeline Robinson… Et Orson Welles, bien sûr. On peut, sur Daily Motions, revoir la totalité du film. Voici les neuf dernières minutes de cette version de Welles, qui ré-oriente totalement la fin du roman.




                                                                

02:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : kafka, k, kierling, vialatte, welles, littérature | | |

vendredi, 01 juin 2012

Et toi, tu es de gauche ou de droite ?

SI être attaché à la transmission de la  culture dite classique, y compris – en Europe – celle du catholicisme, si se battre en vain pour qu’un patrimoine historique comme l’ Hôtel Dieu de Lyon ne devienne pas un hôtel de luxe du groupe Eiffage, c’est être un vieux réac de droite voire un facho alors je suis un vieux réac de droite et un facho.

SI s’opposer au principe d’endettement des Etats par la loi de 1973 ou au traité de Lisbonne qui, de Pompidou à  Hollande, a été accepté par tous les présidents de la République sans exception, si protester en vain sous formes de textes de toute nature contre la privatisation éhontée de la monnaie commune, c’est être d’extrême gauche, alors je suis d’extrême gauche.

Si  comprendre le fait que les plus pauvres commencent à flipper de se sentir sans la protection souveraine de leur monnaie historique et de leur frontière nationale et votent Le Pen en nombre croissant face à des marchés dérégulés, des états impuissants et des élites qui se foutent ouvertement ou normalement de leur gueule , c’est être lepéniste, alors je suis lepéniste.

Si critiquer les formes technologiques du divertissement de masses parce qu’on voit  trop à quel point elles servent de rempart contre la transmission de la culture universelle tout en étant attaché à la liberté de chacun, qui se revendique de plus en plus d’une communauté spécifique et des formes technologiques de divertissement, c’est être en contradiction avec soi-même, alors je suis en contradiction avec moi-même

Si considérer que des formes d’artisanat et de pensée reléguées aux oubliettes par le tout technologique furent des facteurs de civilisation autrement plus efficace que l’égalitarisme postmoderne, le consumérisme passif et le multiculturalisme mercantile, c’est être un nostalgique dépressif, alors je suis un nostalgique dépressif.

Si refuser la confusion entre la morale et le fait politique, et admettre qu'il n'y ait pas de solutions miraculeuses à tous les problèmes que soulèvent la nature humaine et le monde moderne, tout en continuant à les soulever, c'est être un contradicteur inutile ou un fataliste déprimé, alors je suis un contradicteur inutile et un fataliste déprimé. 

Enfin si mettre sur le même plan la démagogie des racistes et celle des antiracistes, qui entretiennent un débat médiatique et juridique incessant sur les valeurs des uns ou les valeurs des autres, si dénoncer les discours sur la repentance comme ceux sur le révisionnisme, l’indignation militante ou l’intégration citoyenne, comme des moyens pour les gouvernants d'éviter de soulever la question économique, c’est-être un inconscient voire un salaud, alors je suis un inconscient voire un salaud.


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Photo de Jules Sylvestre

00:00 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : politique, france, europe, lyon, société, littérature | | |

jeudi, 31 mai 2012

L'Annonciade

Pour faire un bon polar, il faut d'abord un vrai quartier. Cette vérité bien connue de Simenon, Didier Fond l’a reprise à son compte dans le roman qu’il vient de publier chez Chloé des Lys. Sur les pentes de la colline de la Croix-Rousse à Lyon, autour de cette rue Pouteau où il a grandi dans les années soixante, il délimite donc un périmètre qui s’étend de la montée de l’Annonciade à la côte Saint-Sébastien. La rue Pouteau, étroite et tout en escaliers successifs, c'est lorsqu'il fait chaud beaucoup de lumière tombant abruptement sur beaucoup d'ombres. Les murs des petits commerçants de naguère suintaient de ragots en tous genres. C’est en tendant vers eux l’oreille, en les recueillant, en les croisant, que le narrateur de l’Annonciade a filé son texte. De l’entrelacs des cancans émergent alors peu à peu des silhouettes, des personnages, une intrigue, une époque, un quartier.

 

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rue Pouteau de nos jours, théâtre de l'Annonciade dans les années soixante 

Dans la tradition littéraire lyonnaise, la toponymie très spéciale de la Croix-Rousse, avec ses escaliers, ses pentes, ses hauts immeubles  et ses traboules, a donné naissance à plusieurs formes d’écrits : le flamboyant lyrisme de certains récits poétiques, dont Béraud demeure le maître inégalé; un réalisme sociologique aujourd’hui suranné, dont les nombreux romans de la Fabrique qui fleurirent entre 1880 et 1930 sont les exemples les plus aboutis ; le polar, enfin, celui qu’un Léon Daudet, un Charles Exbrayat, un San Antonio, voire même un Paul Jacques Bonzon et sa série des six Compagnons de la Croix-Rousse (dont Fond a sans doute été un vibrant lecteur dans son enfance) ont - sur différents registres et pour des publics différents- tour à tour incarné. Terre de passions brumeuses, de mystères reclus ; terre de cancans, rajoute avec malice l’auteur de l’Annonciade

 C’est donc bien dans le sillage de cette dernière tradition lyonnaise qu’il inscrit sa voie (voix) : mais derrière un théâtre populaire à la Audiard, si léger qu’on pourrait le croire futile, perce comme chez les romancières anglaises à la si cruelle voix, la profondeur d’un drame familial que le dénouement, placé sous les auspices de l’Archange Saint-Michel qui domine la ville et ses secrets d’alcôve, rend d’autant plus retentissant. Il faut lire cette Annonciade, qu’on habite à Lyon ou non, qu’on ait ou non connu cette société aujourd’hui engloutie des employés de bureaux et petits commerçants des années soixante dont le divertissement principal était déjà (et un peu) la télé, mais encore (et principalement) la rue et tout ce qui se tramait derrière les rideaux à demi-tirés des voisins… 

 

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L'Annonciade - Didier Fond - Chez Chloé des Lys - 2012

01:45 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : l'annonciade, didier fond, lyon, croix-rousse, littérature | | |

mardi, 29 mai 2012

Jean Antoine Meyrieu (2)

Jean-Antoine avait conservé le parfum de la ferme dans le sel de sa peau. Il avait beau se tenir à présent droit au métier, loin de la terre, des bêtes, de la dépendance au temps qu’il fait, et de toute les inquiétudes dont il avait vu se creuser en quelques saisons le front de Jean-Claude, dès qu’un peu de chaleur se saisissait du chahut de l’atelier, l’odeur du paysan, faite de bouses, d’orages et de foins, montait encore d’entre le cuir de ses cuisses et celui de ses aisselles.  Tandis qu’il surveillait l’agnolet, son esprit brouillé galopait alors vers ce temps qu’il avait cru perclus dans le tréfonds de soi-même. Ce n’était ici que les odeurs de la fosse d’aisance et celles des eaux ménagères stagnant entre les pavés de la cour que la sueur au travail attrapait contre soi jusqu’au soir, et dont elle emplissait le coton de ses nuits. Une odeur aigrelette qui avait tout enrobé et contre laquelle luttait la sueur de sa mémoire. Là-bas ! Se pouvait-il d’être d’humeur si tournante ? Mais le regard d’Etiennette mère, lorsqu’il avait quitté Aveyze, un regard à trancher un clou, l’avait fait citadin quoiqu’il lui en coutât pour le restant de ses jours

Pour lutter contre ça, il y avait le soir. Quand la journée était tirée, il allait retrouver le calme en quelque coin esseulé d’où l’on voyait la ville s’épandre à ses pieds. Ce confluent où s’entassaient des toits de tuiles à boc et tabac et qui n’avait jamais été qu'un mythe hostile et lointain pour son père défunt, ses reins confus de crampes lui donnaient sens : il avait gagné d’y être recensé chaque année dans le territoire des Grandes Terres, auprès d’Etiennette dont bientôt le ventre allait s'emplir. Il tendait le bras, clignait de l’œil puis, entre le pouce et l’index portés vers le vide, enserrait l’une et l’autre rive de la Saône, ce pont de pierre.si imposant de l’autre côté de l’eau mais d’ici presque malingre comme une planche en bois par-dessus un ruisseau : voilà, c’était ça, ce n’était que ça et c’était tout ça à la fois le sentiment d’être en ville, sentir bruissant autour de soi tous ces compagnons à l’œuvre, se dire puissant de leurs forces amoncelées là, de tous leurs métiers multipliés jusqu'à la plaine par les quatre coins de l’horizon…

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Pont de Saône, daguérréotype, 1843

16:40 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : jean antoine meyrieu, littérature, lyon, pont de saône | | |

mercredi, 23 mai 2012

De la République et des extrêmes

Les tripatouillages financiers que les divers montages de sauvetage ou de sortie de la Grèce de la zone euro sont proprement incompréhensibles par la plupart des gens appelés à voter dans les divers pays européens. Coup de poker politicien, le catéchisme de la croissance est en train de remplacer dans le discours des politiciens celui de l’austérité ; le monde économique est ainsi peuplé de credo qu’on vient marmonner en groupes devant les électeurs, tel ou tel cierge à la main.  Ici comme ailleurs, les mots sont illusoirement dotés de pouvoirs qu’on croirait magiques : eurobonds, projects bonds. Les chiffres qui s’alignent ne donnent même plus le tournis, tant la disjonction entre économie et raison est accomplie : Jamais l’arbitraire du signe monétaire n’a été aussi palpable et impalpable. Nous vivons dans la dette souveraine, plus dans l’état souverain. Nous vivons dans l’irrationalité de la valeur.

Du coup, les solutions dites politiques : rembourser, ne pas rembourser, mutualiser, nationaliser… échappent elles-aussi à l’entendement. Toutes, semble-t-il, se valent, pour peu qu’elles soient démocratiquement débattues. Illusion dans laquelle prolifèrent les medias. Comme elles voltigent sous la plume des chroniqueurs, on a l’impression que toutes pourraient s’essayer au fil des alternances. Comme la finance est devenue un jeu virtuel avec le porte-monnaie du consommateur, la politique en est devenue un des plus sordides avec la cervelle du citoyen. Dans les deux cas, comment s’étonner que la confiance si scandaleusement hypothéquée du chaland s’évapore comme neige au soleil ?  Car dans les deux cas, la disjonction est telle entre le mot et la chose qu’il n’y a plus guère que des militants pour s’enthousiasmer (ou feindre de le faire) des solutions proposées par tel ou tel parti.

Devant le règne de tant de relatif, partout exposé à l’attention de tous, chacun se prend à rêver d’un pouvoir qui serait à la fois juste et absolu. Rien de plus humain que cela. Qu’est-ce que l’extrémisme, sinon ce rêve là ? Le rêve qu’un dieu, qu’un dictateur, qu’une idéologie, qu'une technologie ou qu’un principe souverain vienne comme par magie rétablir un peu de clarté au milieu de cette confusion généralisée. Un peu de lisibilité au sein d’une telle complexité. Qu’au coeur d’une telle folie, une saisie claire du monde demeure encore possible à ma raison solitaire... C’est la radicalisation des propos engendrée par ce rêve de chacun qui menace le monde, le monde commun, la république.

L’extrémisme, au contraire de ce qu’on veut nous faire croire, ne réside pas dans un parti clairement identifié à un extrême ou à un autre de l’échiquier politique : ce serait bien trop beau ! bien trop simple ! cela satisferait certes notre goût malsain pour les boucs-émissaires ! l'extremisme rode dans tous les partis, comme une tentative absurde en chacun d'entre nous de renouer le lien toujours perdu entre les mots et les choses, devant l'angoisse suscitée par ce qu'est au fond cette crise dans sa version culturelle : l'exhibition permanente et subie de l'arbitraire de la valeur, celle de la parole politique comme de la monnaie fiduciaire. 

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Cordonnier des rues, Ukraine, 1925


09:47 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : politique, littérature, france | | |

mardi, 22 mai 2012

Etiennette Buisson

On ne sut trop pourquoi le fils d’Etiennette épousa une Etiennette. Le vingtième siècle étant passé par là, d’aucuns pourraient aujourd’hui alléguer un motif de divan. A consulter les registres d’état-civil de Saint-Symphorien et du département du Rhône en général, on découvre pourtant que ce prénom y fut beaucoup porté sous l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet. La proximité de Saint-Etienne y était-elle pour quelque chose ? En ces temps fort lointains, on était encore soit Marie, soit Claudine, soit Etiennette, par là. C’est ainsi.

Un soir, elle lui avait glissé quelques mots de son père. On l’avait retrouvé pendu à Saint-Pierre la Palud en juin 1825. Que faisait-il en cette grange, le boulanger de Bessenay ? Sa mort avait causé grand bruit et frappé bien des esprits dans le pays, celui de sa mère, en particulier. Jean Antoine avait alors quatorze ans. Son père à lui, son propre père allait mourir quelques semaines plus tard au bord d’un champ, laissant les paysages qu’il avait connus jusqu’alors comme frappés de stupeur. C’est ce soir-là, non loin de la rue des Chevaucheurs, qu’il avait en la serrant dans ses bras porté sur Etiennette Buisson un autre regard. Il s’était souvenu de cette fillette croisée à l’enterrement, qui le contemplait à présent, les yeux humides de désir. Comme elle avait poussé ! Obéissant à de secrètes voix, c’est donc lui qu’elle l’avait choisi ?

Sa mère s’était faite domestique à Sain-Bel et l’avait placée rue des Farges, au 117, chez un ami de son oncle qui taillait des habits rue de Trion, voyait-il ? Si, si, il voyait très bien l’échoppe au tournant. Elle, alors, se souvenait-elle de La Chivas, de sa mère Etiennette, de l’odeur des granges qui suintait encore de ses paumes, quoiqu’il eût beau tisser ? Car ils avaient beau loger en ville, tout ça qu'ils étaient au fond restait dans l’air du soir à portée d’horizon, leurs paroles non loin des heures de naguère, dès qu’ils s’accoudaient à un muret. C’est comme ça que Jean Antoine s’était épris d’Etiennette. Fallait entendre comme elle embobelinait son patron pour remonter au petit trot toute la rue des Farges puis toute celle de Trion jusqu’aux Grandes Terres, jusqu’à lui, quand il avait fini son jour et que, les naseaux humant les senteurs de l’Ouest dont ils venaient, ils rêvaient l’un contre l’autre aux promesses de la ville. Maitre ouvrier tisseur en fil d’or et d’argent, comme on nommait jadis la corporation. Le chouïa que ça gagnait à présent, y’avait de quoi chevrer disait-il, mais retourner à la ferme, non jamais ! Non, jamais, renchérissait-elle.

C’est comme ça que le 17 novembre 1841 à midi, « par devant nous maire de Lyon » comparurent Jean Antoine et Etiennette et que mademoiselle Buisson devint Madame Meyrieu. Venue d’Aveyze pour la première fois à Lyon, Etiennette mère avait versé ses gouttes de larmes devant ces deux beaux enfants. Auquel des deux pères avait-elle songé précisément ? Claude Buisson, s’était pendu de désespoir et Jean-Claude, son époux, était mort quelques semaines plus tard.  S’ils pouvaient, ces deux là, au moins les conserver au cœur, ce bonheur du moment, cette senteur du bâtir commun… Car toute paysanne qu’elle fut, elle n’ignorait pas que la Fabrique allait mal, que les hommes au pouvoir étaient mauvais, et que les nuages s’accumuleraient sur leur France. Croyait-il, le Jean-Antoine, que posséder un métier, c’était comme posséder une charrue ? Eh ! Le métier à tisser ne labourerait jamais la terre du Bon Dieu, mais la commande des marchands seule. Les fruits que finissaient toujours par donner la charrue ne les avaient jamais liés, comme ça, à la production et à la dépendance organisée par autrui. Mais la liberté dont cette jeunesse avait plein la bouche les fagotait à  trop de monde ! Voyaient-ils pas ?  Comment le lui parler, et contenir ce flux qui les emportait tous si loin du sillon natal ? Leur République ! La mort  qu’ils gagneraient en ville, la mort ! Elle le savait d’instinct, tournant ses yeux sauvages comme les grains de son chapelet, les regardant qui se murmuraient oui, robustes et fragiles tels, au soir, deux bêtes d’étables rompues des champs, trouvant leur place l’une contre l’autre dans le foin sec, comme séparés du vrai monde...

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Edwin Holgate, Le Labour, Gravure sur bois, 1928

Les noms en rouge renvoient aux textes précedents


07:29 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : etiennette buisson, littérature, lyon, canuts, france, aveyze, grandes terres | | |

lundi, 21 mai 2012

Jean-Antoine Meyrieu

Etiennette l’avait mis bas au commencement de l’automne, l’année même que naquit l’Aiglon. On sait que ce dernier vint au monde au forceps et que Marie-Louise n’eut pas d’autre enfant. Tel ne fut pas le cas d’Etiennette qui, à sa naissance, avait déjà agnelé d’une fille (Michelle), d’un garçon (Jean-Claude). Après lui s’étaient annoncés Jean-Louis, Jean-Pierre, Jean-Marie, Claudine, Jean-François, Jean-Etienne et puis un autre Jean-Marie, pour remplacer le premier, qui s’était noyé vif dans une boutasse à quatre ans. Et cela aurait pu continuer si leur père à tous, Jean-Claude, n’avait fini par s’effondrer net d’un lâcher du cœur en poussant sa charrue, non loin de la Chivas, un soir de septembre 1824, laissant la bonne Etiennette au repos. Etait survenue l’hécatombe de 1825 (Michelle qui n’avait que dix-neuf ans, Jean-Claude qui n’en avait que dix-sept, Jean-Etienne qui n’en avait que deux). Sur un coup de colère, Jean Antoine avait décidé de laisser Aveyze pour s’installer à la ville. Il s’était rendu chez un tisseur des Grandes Terres, un pelaud comme lui et tous les siens, qui avait déserté Saint-Symphorien à pieds jusqu’à Lyon vingt-cinq ans avant lui, pensant faire fortune à la nouvelle que le Premier Consul était venu jusqu’en Bellecour pour y poser la première pierre de la reconstruction des façades abattues naguère sur l’ordre de la Convention. C’est avec des chemins comme ça que s’écrivit l’histoire de France.

trion,jean antoine meyrieu,

Louis FROISSARD (1815-1860). La Place des Minimes à Trion

 

Sur le chemin des Grandes Terres, qui prenait au-dessus des Minimes à Trion et se répandait jusqu’au Point du Jour, s’étaient amassés des immeubles en pisé où s'entassaient les frais débarqués des campagnes venus rejoindre la Grande Fabrique renaissante. Presque deux cents gars pour un peu plus de cent-dix filles, tous placés chez des maîtres pour ouvrager. Tous savaient compter, déchiffrer et signer leur nom. Ils avaient entre cinq et sept ans pour apprendre tout le reste. Des unis, des jacquards, des velours, en tout presque cent soixante métiers battaient là, non loin de la chapelle de Fourvière où trônait la Vierge Noire qu'ils allaient prier le dimanche. Avec son maître, Jean Antoine avait traversé les guerres du tarif de 1831, celles pour la République de 1834. Tous ces combats pour la survie lui avait appris la grande vanité des causeurs, et qu’il ne pourrait compter que sur ses bras et sur sa tête à lui. Et qu'il lui faudrait passer longtemps à croiser du fil. C'est ce qu’il avait expliqué aux cadets venus d'Aveyze qui l’avaient rejoint l’un après l’autre. Tous croiseraient le fil désormais, loin du labour des aïeux. Et d’Etiennette qui, souvent, songeait à eux. 

17:25 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : trion, jean antoine meyrieu, lyon, littérature, canuts | | |

dimanche, 20 mai 2012

Volée de plomb

C’est une revue que ne manqueront pas d’apprécier celles et ceux qu’intéresse la typographie. Volée de plomb, proposée par l’association Retour de manivelle, a été composée à l’aide d’une fondeuse Ludlow. La couverture a été réalisée avec  des caractères bois et des symboles en plomb. L’ensemble a été tiré sur une presse à épreuve FAG contrôle.  « Dans le froid, la chaleur, la bonne humeur », précise-t-on.

Une tonne de matériel de récupération pour un acte militant qui prend son temps. La revue qui vient de voir le jour se veut « un instrument de propagande par le fait ». On pouvait rencontrer ses auteurs dont certains sont encore étudiants samedi 19 mai au bar associatif De l’autre côté du pont. De 18 à 20 heures se tint un débat où il fut question de la réappropriation des savoir-faire, de la dématérialisation du livre numérique, du bon usage de la technique, de la signification du travail, des conditions de formation d’une pensée critique en accord avec une action collective…

La revue en est à son numéro 1. Pour tout renseignement à son sujet, on peut contacter le groupe Retour de manivelle au 99 avenue de Paris, 42300 - Roanne

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mercredi, 16 mai 2012

Terra Nostra

De cette journée du 15 mai, on se souviendra surtout  de la mort de Carlos Fuentes, parce que pour le reste…

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J’ai lu Terra Nostra alors que je n’avais qu’une trentaine d’années. De  ce pavé éblouissant, n’émerge d’abord, avec le recul, que la haute figure de Philipe II battant la dalle du pavé de son Escurial. Une mémoire tout autour. Un imaginaire. La mémoire d’un entrelacs de récits et d’époques hautement maîtrisé, vertigineux. Du peu que nous sommes. D’un plaisir de la conquête, à venir à bout d’une page, puis d’un chapitre, de quelques tentatives juvéniles de réécriture, d’un isolement de soi magnifique ressenti en une terre étrangère. D’une spiritualité austère et emplie de parfum, d'un sortilège. Le langage politique, devant ce langage-là, n’est qu’une vaste fumisterie. 

07:33 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : carlos fuentes, littérature, terra nostra | | |