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mercredi, 22 août 2012

Orages désirés

On a toujours parlé du temps, bien sûr : du temps qu’il a fait, du temps qu’il va faire. Parler du temps, c’est mettre en place une conversation, un rapport sensuel au monde, partager l’instant. « Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la conversation, à vérifier que le circuit fonctionne » professa le linguiste Jakobson lorsqu’il définit sa fameuse fonction phatique du langage. Le temps qu’il fait fait partie de ces énoncés creux, vides, dont la seule signification est donc d’établir une conversation. Le subtil Diderot fait débuter son magnifique Neveu, l’une des conversations littéraires les plus flamboyantes, les plus abouties, par la phrase restée célèbre, « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais Royal ». Le Neveu de Rameau n’est pas seulement une conversation entre Moi et Lui, les deux protagonistes du dialogue. Il l’est également entre les facettes du Moi de Diderot, celles du Moi du lecteur : que le temps météorologique soit convoquée dans ce balancement rhétorique de deux présents signe le sens de l’à propos comme le coup de génie du directeur de l’Encyclopédie. « Il n’y a plus de saisons », disent plus prosaïquement les vieux sur les bancs

Depuis Charles d’Orléans, les saisons et le temps qu’il fait sont aussi un motif de poésie. Tout le Moyen Age s’entend dans son fameux « Hiver vous n’êtes qu’un vilain ». Les saisons de l’année devenant vite une métaphore des saisons de la vie chez les Renaissants, ce lien entre l’homme et le temps devient plus intime encore, se charge de murmurer ses espoirs, ses craintes et ses peines. La rose, aussi bien chez les poètes des Célébrations que chez ceux des Consolations devient l’incarnation poétique de cette fusion entre le temps qu’il fait et le temps qui passe.

Parler du temps qu’il fait, c’est aussi tenir le langage de l’amour ; le roman épistolaire le plus lu du XVIIIème siècle, La Nouvelle Héloise, inventa la météorologie romantique, celle qui permettait d’exposer les variations infinies du cœur et de la raison. Rousseau fut, avant Bernardin, avant Chateaubriand, l’un des premiers grands observateurs du temps en littérature.  La dix septième lettre de la Quatrième partie, et les jeux du soleil et du vent que Jean Jacques dépeint, demeure parmi les plus belles pages de la littérature française, où s’invente pour longtemps ce qui deviendra l’un des clichés les plus porteurs des romans à l’eau de rose à venir : la poésie du lac. Il faut ensuite attendre René et ses « orages désirés » pour que le romantisme de l’Enchanteur fasse enfin du temps qu’il fait un événement politique : le vieux monde s’effondre dans un délicieux crépuscule, la saison qui commence n’intéresse plus le mémorialiste qui s’enfonce dans sa tombe, un crucifix à la main, laissant aux hommes qui arrivent le soin de décrypter les temps nouveaux. C’est alors que Michelet invente le récit historique, la grande météorologie de l’espèce et de ses cycles, des ténèbres à la lumière puis de la lumière aux ténèbres, qui du Moyen Âge à la Révolution donne vie au peuple et sens à la nation.

A présent, quelques décennies plus tard, les hommes  ont cessé d’accorder sens au temps qu’il fait. Si les dépressions et les anticyclones sont encore d’actualité, ce n’est que pour forger une séquence médiatique parmi d’autres, la météo comme le sport ou la politique n’étant qu’un événement du calendrier : après l’été pluvieux et la canicule, donc, les orages. On se souvient de la tempête qui dévasta  naguère la France, du tsunami, le Japon. Ces heures-ci, nous n’aurons à nous mettre sous la dent que quelques orages de grêle et quelques promeneurs foudroyés. Qu’importe : cela suffit à faire l’évènement, comme l’élection de ce pitoyable et sinistre président, dont la rentrée normale se déroule de déjeuners de travail en réunions de palais où l’on se concerte entre soi, ou comme l’organisation de ces JO aux bords de la Tamise, dans lesquels la France ne glana que peu de médailles face à la Perfide Albion. Le temps qu’il fait devenu ainsi non-évènement donne la mesure de l’insipidité des temps qui sont les nôtres, et des gens que nous sommes devenus. Levez-vous ! Levez-vous donc, levez-vous vite orages désirés ! 

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Julie et Saint-Preux sur le lac Léman - Tableau de Le Prince (1824) au musée J.J. Rousseau à Mortmonrency)

samedi, 11 août 2012

16 & 16 = 32

Emplir presque à ras de café noir un bol tout blanc

Sans savoir si on l’engloutira tout entier

Puis des murmures familiers : tu ne vas pas dormir ce soir

Leur opposer qu’avec ce bol s’apprête à l’envol

Sa propre plume sur quelque feuille blanche

Car le vol de la nuit qui débute

Se soucie comme d’une guigne des tableaux où s’affichent

En linéales rouges telle ou telle capitale

Non, ignorance même de ce que je veux dire

Ni peux lire en cette mare ronde de café

Qui a quelque chose à dire né dans ce fief sans relief

Juste envie d’essayer tel Michel en sa librairie

La jeunesse instantanée demeure le privilège de l’écrivain

Pharmacopée de son imaginaire

Tirant pied de nez à tous les dogmes

Tout comme la première fois

 

De laquelle toi parles-tu il y en eut tant

Première fois que tu perçus la lenteur en parfum de la Saône

Que le jus de pêche engloutie à l’arbre s’égoutta à ton palais

Que malgré le midi vif le soleil cessa de t’éblouir -oh c’est toujours

La première fois quand tu l'écris tel ce legs

« O mon crâne étoile de nacre qui s’étiole »

Et comme elle ou comme lui tu souris sûr que Saussure

Aima Rrose Sélavy  le pauvre Lelian et son impair aussi

Qui s’éteignit au 39 rue Descartes chez une ouvrière de la Belle

Jardinière non loin de la cloche de la Sorbonne ce bol

Fol « Qui toujours à neuf heures sonne

Le salut que l'ange prédit»

Un adieu digne de François dont le lent Lais clamait déjà

Ce qu’aucun né d’ensuite ne parvint à mieux clamer 

Qu'assigner sens au dire n’est guère plus sain qu’y mettre fin

Ce dont nous sommes malades autant que vierges et heureux 

22:19 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : verlaine, villon, desnos, rrose sélavy, poésie, littérature | | |

mardi, 07 août 2012

Garder le frais

Dans les fermes du Beaujolais, il y avait toujours une pièce close. Les meubles  des beaux parents s’y recueillaient tout l’an, de nombreux bibelots aussi, des tapis, des tableaux. Dans le reste de la demeure vaquaient les vivants. La maîtresse de la maisonnée, dans un haussement d’épaules, veillait non loin de la porte à ce que personne n’y entrât, surtout pas les gosses ni les chats. Il fallait, disait-elle, « garder le frais ». : L’expression m’est restée.

Nous vivons un été clément. Les séquences anticycloniques, comme grimacent les godillots de la météo, ont été suffisamment réduites pour que nos nuits d’été ne perdent pas leur fraîcheur essentielle. C’est quand le soleil dérobe aussi la nuit que les organismes demeurent  démunis, interloqués, suffoquants.  C’est alors qu’il faut garder le frais.

Tout comme garder le silence, ou garder la forme, garder le frais nécessite un réel entraînement. C’est presque un effort, un art. Par temps caniculaire, je songe toujours à la science domestique des fermières du Beaujolais.

Pour garder le frais, il faut tout d’abord être matinal. Quatre heures du matin, toutes fenêtres ouvertes afin de susciter le plus grand nombre de courants d’air. Parfois, l’air ne veut pas, opaque et statique. Le plus souvent, à cette heure, il consent. Chaque pièce de la maison s’emplit alors d’un baume, d’une respiration. Vers sept heures, il faut tout refermer. On peut alors se recoucher.

Pour bien garder le frais, il faut de fermes volets et de lourdes tentures. La fraîcheur et la pénombre sont deux jumelles, parfums qui n’investissent la maison que si on les y invite. Il faut éviter tout instrument électrique. Pour débusquer le chaud, on peut arroser d’eau fraiche les carreaux. Le carreau retient ce qu’on lui donne.

Après, c’est une question de mouvement. Eviter de trop remuer, de trop parler, de trop respirer : le mouvement cuit. Retenir son souffle, comme dans le mutisme des profondeurs sous-marines. Le battement de jambes des plongeurs, tel celui d’un cil, qu’à cela soit réduit tout remuement.

On comprend pourquoi les vigilantes fermières du Beaujolais veillaient si vaillamment : c’est le vivant qui chauffe et recuit, pour garder le frais il faut le bannir des lieux. Nous manquons d’espace, tous, pour garder vraiment le frais. Dans une maison à ma guise, il faudrait une pièce pour le frais, une autre pour le silence, une troisième pour le parfum. Et le reste pour nous tous. 

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Jacques Barçat, Alice cousant


18:51 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature, poésie, lyon, france | | |

lundi, 16 juillet 2012

Sans le latin

Sans le latin est un ouvrage collectif dirigé par Cécilia Suzzoni, et que viennent de publier les éditions Mille et une nuits. Seize auteurs y rappellent l’importance diachronique du latin dans la création de la langue et de la culture française : Vérité oubliée, parce que niée jusque dans l’enseignement précaire à présent distillé dans les écoles. A l’heure où, pour la énième fois, la démagogie ministérielle propose de « refonder l’école », alors que les si vaines « sciences de l’éducation » s’apprêtent à reconquérir l’espace de la formation des maîtres, il serait salutaire de se demander pourquoi les « fondamentaux », comme on dit pudiquement rue de Grenelle et ailleurs, ont été si violemment sapé en une quarantaine d’années par les volontés hystériques de réforme et de changement des gouvernants successifs. Ce livre apporte des éléments de réponse.  Voici la note de l’éditeur :

 

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« Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde » chantait Georges Brassens. Après lui, malheureusement, l’ennui a gagné du terrain, à commencer par celui de l’école, au point que c’est le sens même de notre langue qui finit par se perdre.

Le latin est la langue mère du français et la conscience culturelle de l’Europe. Que goûter de la culture, que comprendre de l’histoire, que savoir de la science et de son évolution, si l’on renie cette filiation?

Alors qu’on exalte le patrimoine avec fébrilité, on liquide, avec une logique soft de taliban, tout ce qui fait l’enracinement du français dans son passé. Sans le latin, c’est tout bonnement notre « roman familial » qui devient illisible. Raconter cette histoire, ce n’est pas idéaliser une sorte d’épopée nationale. C’est se montrer d’abord attentif aux avatars linguistiques et littéraires d’un français qui s’est édifié sous l’égide et la tutelle éclairée de la langue latine.

Chasser le latin, comme on le fait actuellement dans l’enseignement secondaire par toutes sortes de moyens directs ou détournés, c’est désapprendre le français. Organiser la disparition des filières qui permettaient de maintenir un bon noyau de langue et de culture latines chez les enfants de France, c’est rendre inaccessible aux générations futures notre patrimoine littéraire, philosophique et historique ; c’est ramener le français à un simple outil de communication, qui perd toute chance de s’affirmer dans un monde dont la plupart des communications sont désormais assurées dans un anglais pauvre mais commun. On peut rêver : quel président, quel ministre courageux oseront enfin renverser la tendance en instituant le fait latin à l’intérieur même de l’enseignement du français ? »

Seize auteurs, poètes, écrivains et professeurs attachés à des institutions prestigieuses, rappellent avec érudition et simplicité que le latin est encore une langue vivante non seulement en poésie et en littérature, mais aussi en médecine, en science, en droit, en politique, en philosophie, et ce dans tous les pays européens.

 

Sommaire

Avant-propos, par Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit, « Sans le latin... »

Préface par Rémi Brague, « Perdre son latin »

Conférences, avec les contributions de Frédéric Boyer, Rémi Brague, Jean Canavaggio, Michel Deguy, Vincent Descombes, Michael Edwards, Yves Hersant, François Hartog, Denis Kambouchner, Jacques Le Rider, Pierre Manent, Jackie Pigeaud, John Scheid, MGR Turek, Romain Vignest.

Postface par Yves Bonnefoy, « Le latin, la démocratie, la poésie »

« Faisons un rêve », par Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit

samedi, 14 juillet 2012

Louis Calaferte (1928-1994)

  « Si je parle si longuement des livres, c'est qu'ils favorisèrent en moi une sorte de système d'autodéfense à l'égard de ma condition » écrivit Louis Calaferte au début de Septentrion, dans ce passage très long et très beau qu'il consacre à la lecture :

« La lecture contribuait à tempérer au fond de moi cette anxiété dont j'ai longtemps souffert, de n'être qu'un raté » Ou bien encore : « Longtemps, mes rêves de la nuit ont été encombrés de librairies aux proportions fabuleuses où j'étais accueilli en ami bienvenu, où l'on mettait à ma disposition des bibliothèques cachées contenant des éditions introuvables ».

 Un peu comme son aîné, le briochin Louis Guilloux, qu'il cite souvent dans ses entretiens, Calaferte a promené toute sa vie ses blessures d'enfance dans le paysage littéraire français. Comme lui, il n'a cédé que de façon épisodique au parisianisme littéraire et ne s'est jamais relié à une quelconque chapelle. Né, pour mémoire à Turin le 14 juillet 1928, il a grandi à Lyon, dans la zone, comme il le rappelait, où il a souffert de la précarité de sa condition. Dès l'obtention du certificat d'étude, il est entré comme garçon de courses dans une entreprise textile, puis comme manœuvre dans une usine de piles électriques.  De l'occupation allemande qui marqua sa jeunesse, il a tiré bien plus tard C'est la Guerre, l'un des ses derniers récits écrit en 21 jours (1993), quarante-et-un an après le Requiem des innocents (1952), le premier texte publié et lui aussi inspiré de son enfance difficile.

Louis Calaferte a débarqué à Paris en 1946, dans un dénuement complet, avec l'intention de devenir comédien. On trouve d'ailleurs trace de lui dans des rôles de figurants au théâtre du Vieux-Colombier ou à l'Odéon, où il croisa Jean Vilar, « un cafard galopant sur son manteau », raconte-t-il. Dans ce Paris d'après-guerre, Calaferte vit à l'hôtel, comme Genet, écrit beaucoup, se cherche.  Grâce à Kessel, il entre chez Julliard avec son Requiem des Innocents, qui connaît un large succès. Malgré cela, il revient à Lyon dès 1953, s'installe à Mornant en 56, dans la fameuse maison où il composa durant cinq longues années de mutation intérieure Septentrion, roman dans lequel perce l’influence de Céline, et auquel le ministère de l'Intérieur offrit, en interdisant sa publication, une gloire immédiate. Parallèlement pour assurer son existence, il mène jusqu'en 1974, une activité de producteur-animateur à la radio lyonnaise, ensuite à l'O.R.T.F, puis à F.R.3. 

Par bien des aspects, Calaferte s'est démarqué des auteurs de sa génération. « Je ne suis pas un inventeur de formes », disait-il, prenant à contre pied les adeptes du textuel et du structuralisme.. La seule influence littéraire qu'il se reconnut fut celle d’un bourlingueur, Cendrars, à propos de qui il parle de "révélation" : « Chez un bouquiniste, rue de Provence, j'ai volé un livre de Cendrars, je devais avoir dix-huit ans. A partir de ce moment-là, j'ai cessé de lire des romans, des choses sans intérêt. J'ai compris qu'il y avait deux littératures » On a souvent dit, par ailleurs, que Calaferte était un pessimiste, voire un désespéré, faisant à son égard le même raccourci qu'à l'égard de Léon Bloy. Comme Bloy, dont il se démarque avec vigueur, Louis Calaferte est croyant, pèlerin même, à sa façon. Outre ses Carnets, publiés chez Denoël et l'Arpenteur de 1956 à 1981, on peut lire à ce propos le dernier entretien qu'il a donné à Jean-Pierre Pauty, publié chez Julliard l'année de sa mort, et titré L’Aventure intérieure.


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09:02 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (29) | Tags : louis calaferte, littérature, lyon, culture, quatorze juillet | | |

mercredi, 11 juillet 2012

La promesse de l'aube

La perfection n’est pas d’ce monde : ainsi s’exprime le bon sens des vieux. Le parfait, l’accompli, c’est pourtant ce vers quoi nous aspirons tous dans la fraîcheur, le silence, la contemplation ravie, la promesse de l’aube. La pulsation parfaite nous maintient ensuite à travers tous les désagréments de chaque jour.

Toute journée qui se déroule n’est que la réduction progressive des virtualités offerte par chaque aube. Les pêcheurs le savent mieux que quiconque, dont les pas solitaires et bottés frappent les premières minutes de chacune, à l’instant qu’ils s’éloignent des demeures pour gagner sans bruit les berges des torrents.

Sur les places, le soir, hommes et femmes  s’amassent et boivent. La chaleur restreinte du jour les a cuits, ils ne sont plus que vide. Dans la démence de l’alcool ou du rut, leurs cris cherchent de l’absolu, comme si c’était matière. Mais ils ne trouvent que nuit.

L’aube reviendra. Un chat errant le pressent sur les toits, le corps tendu vers cette lueur qu’une lune moqueuse – oui, c’est bien l’astre travesti par excellence – lui renvoie lorsqu’il galope sur les toits.

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06:58 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, poésie, aube | | |

vendredi, 06 juillet 2012

La mort hideuse de Maupassant

L’actualité se révélant répétitive et socialistement cousue de fil blanc, j’ai commencé avec ce mois de juillet ( et sans vraiment le préméditer) une entreprise de détour par le passé : une sorte de bulletin nécrologique des écrivains décédés en été. Après Céline, Hemingway, Bernanos, c’est devant le spectre encore laiteux de Maupassant, pourvoyeur sans pareil de nouvelles en tous genres devant l’Education nationale, que je vous suggère une petite génuflexion.

« J’apprends la mort hideuse de Maupassant, écrivit Léon Bloy le 6 juillet 1893. Quelques jours de bruit dans les gazettes, puis l’oubli éternel. C’est un des hommes qui m’ont fait le plus de mal. »  (Il devient Gilles de Vaudoré dans Le Désespéré). Sur ce coup-là, le pamphlétaire s’était largement trompé :  Guy (1) mérite-t-il cette étrange postérité, qui fait qu’on lit Le Horla parce qu’on y est contraint en troisième, Pierre et Jean ou Bel-Ami pour les mêmes raisons en première ? Pas davantage peut-être que ne le méritèrent Molière, Voltaire ou Baudelaire.  Pareillement, méritait-il cet hommage posthume que lui rendit Valéry Giscard d’Estaing, qui déclara un jour, lui président, que Guy était son écrivain préféré ?

Un écrivain institutionnel, un écrivain qui fait partie des meubles, à la bibliothèque du coin comme à l’université : un de ceux, donc, les plus difficiles à lire, claquemuré entre Flaubert et Zola dans la famille des réalistes.  A Limoges, à Nice, à Houilles,  à Fleury sur Andelle, à Saint Martin de Fontenay, à Garéoult, à Chaumont en Vexin, à Bacqueville en Caux, à Fécamp, à Colombes, et sans doute ailleurs, ne trouve-t-on pas pour vous en ôter l’envie  des collèges ou des lycées portant son nom, preuve de cet attachement indéfectible de Grenelle pour l’écrivain normand ?

Dans tous les manuels scolaires, le pessimisme de Maupassant passe inévitablement pour être « lucide ». Ce qui, en ce début de République des notables, n’a rien de profondément novateur. Il passe aussi pour être « moderne », bien qu’il appartînt au groupe qui pétitionna avec virulence dans le Temps contre la tour Eiffel : écrivain réaliste, sensuel, n’hésitant pas à publier contes et articles dans des journaux, et –dirait-on de nos jours – plus « décomplexé » que d’autres « à l’égard de l’argent ». Sartre, n’a-t-il pas péremptoirement affirmé que dans « la structure immuable de ses nouvelles, tout concourt à symboliser la bourgeoisie stabilisée de la fin du siècle, qui pense que rien n’arrivera plus, et qui croit à l’éternité de l’organisation capitaliste » ?  Il passe enfin pour être « troublé », la preuve a-t-on longtemps avancé, ce goût inquiétant pour les contes fantastiques. Un pessimisme lucide, moderne et troublé, soit (à quoi il faudrait rajouter institutionnel) - une œuvre colossale faite de morceaux de bravoure et de coins obscurs, dont on se demande s’il existe beaucoup de gens à l’avoir lui extenso, une fin hideuse, en effet : Interné depuis une double tentative de suicide de janvier 92 (au pistolet et au morceau de verre) il meurt paralysé à pas même 43 ans, dans la clinique sans âme de l’aliéniste Emile Blanche

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Maupassant caricaturé par Col-Joc, Les Hommes d'aujourd'hui (1885)

 1. Oui, je dis Guy. Une marotte que j’emprunte aux élèves, qui ont de plus en plus tendance dans leurs copies à se permettre ce genre de familiarités avec les auteurs. 

15:08 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : littérature, maupassant, giscard d'estaing, collèges et lycées maupassant | | |

jeudi, 05 juillet 2012

Bernanos : Les fantômes de la liberté

« Il n'importe pas de condamner ce monde. Il vaudrait mieux le plaindre. Il a besoin de pitié. Seule la pitié pourrait blesser son orgueil. La psychologie actuelle démontre très bien que l'orgueil n'est qu'une des formes du redoutable complexe d'infériorité. Le monde moderne est un monde humilié, un monde déçu, c'est ce qui le rend furieux. Le sentiment de la ridicule disproportion entre ses réalisations et ses promesses donne à cette fureur un caractère de férocité. Tous les ratés sont cruels. Le monde moderne est un monde raté. Il risque aujourd'hui de se jeter dans le suicide pour échapper à l'intolérable aveu de son impuissance ».

Georges Bernanos (« Le monde moderne est un monde humilié » - interview publiée le 10 février 1939 dans O Journal, et repris dans La France contre les robots)

A quel moment, quelle occasion, ai-je compris que j'avais un besoin pressant, criant, urgent de lire Bernanos, de lire Béraud, de lire Galtier-Boissière, de lire Jean Giono, de lire Louis Guilloux - nés successivement en 1888, 1885, 1891, 1895, 1899 ? C'était il y a dix ans, à peu près, que j'ai ressenti le besoin du témoignage de cette génération, pour me laisser par eux expliquer ce qu'avait été le monde avant que leurs fils ne s'en emparent, et ne se mentent à eux-mêmes, et en fassent celui dans lequel j'étais né.

Je me souviens bien avoir, dans les années soixante-dix, commencé à étudier la littérature latine, la littérature française, dans un vieux bon lycée de province qu'avaient construit des chrétiens. L'héritage... Malheureusement, cet héritage venait toujours buter contre cette date de 45, qu'on nous présentait alors comme un renouveau, un commencement, une ère grandiose, une libération.

Moi, j'étais le témoin de cette modernité-là déjà déconfite quelque trente ans plus tard, vraiment dégradée, de Pascal ou Chateaubriand en Jacques Prévert ou Boris Vian, de Madame de La Fayette ou Juliette Récamier en Benoite Groult ou Juliette Gréco, de Vivaldi en Gainsbourg, et de La Tour en Dali...

Et lorsque je me suis alors franchement posé la question de l'héritage, et de ce que je pourrais, moi, faire - me venait toujours cette sensation que c'était vraiment pitié qu'être né dans ces années 50, à l'heure de Kerouac, d'Edith Piaf et du Coca cola. Pitié. Qu'il n'y avait plus rien à faire, de toute façon, car  quelque chose de diffus, d'inexpliqué, comme une malédiction, mais de bien réel, était .

Et je tournais les yeux vers mes copains, et je les saluais.

Pitié, vraiment, mes copains, ces petits frères des soixante-huitards déjà rangés du bon côté de la barricade, déjà cohn-benditisés à souhait, prêts à voter Mitterrand avant même d'être encartés, vraiment. Un de mes excellents potes à l'époque répétait : "ce qu'il faut garder, c'est la dignité, et le sens de l'humour..." Vite dit. Je l'aimais bien quand même.

Nous essayions donc, du haut de nos seize dix-sept ans, de conserver dignité et sens de l'humour, tout en se récitant des pages de Nerval (Ah, Sylvie), comme on se parlerait, sur un terrain vague, du temps d'avant l'explosion d'une raffinerie. En ces années-là, je vis les hommes et aussi les femmes de mon pays commencer à vraiment polluer toutes leurs rivières, se précipiter en hordes dans des centres commerciaux pour acheter des yaourts dans des petits pots en plastique, et chanter La pêche aux moules avec Jacques Martin. Mes copines, alors. Mes copines ?

Pitié, elles aussi. Tragiquement pitié, ces copines, avec leur crédulité de jeunes libérées en mini-jupes, à un point que c'en était ridicule. A dix-huit ans, déjà fatigué d'Arthur Rimbaud comme il dut l'être de  lui-même, je lisais donc Kabîr et Toukaram en me demandant où était passé l'Occident dans tout ça. Déconfiture de la Royauté Technique. Technologique.

L'Occident n'était plus qu'une force technologique, à l'image de ses deux monstruosités : Hiroshima et le premier homme sur la lune. Tout le monde était d'accord pour trouver que la première était monstrueuse. Peu s'aperçurent que la seconde était pire. Mais d'hommes, de spiritualité, point régnant au pays des grandes surfaces et des temples de la consommation. Et certes, ce n'est ni le néant Sartre, ni le néant Beauvoir qui, à l'époque, auraient pu m'expliquer où était passé l'Occident que j'avais appris à l'école. Ces deux là, qui en étaient les fossoyeurs acharnés, avaient déjà décidé de n'avoir aucun descendant. Nada ! Ces deux là, opportunistes sans talent mais roués, étaient fins de race à l'extrême, monstres d'égoïsme et le sachant jusqu'à la moelle, ils appelaient ça existentialisme, deuxième sexe, libération, modernité, littérature et autres conneries mortifères. L'Institution Universitaire faisait alors s'achever la littérature du dix-neuvième siècle grosso modo à Proust, et débuter celle du vingtième à peu près aux alentours de Nathalie Sarraute. Comme s'il n'y avait rien eu entre. Rien. Pas un homme. Que des maudits

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18:17 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (69) | Tags : bernanos, littérature, politique, société, france, béraud, quatorze dix-huit | | |

lundi, 02 juillet 2012

Déflagration en Idaho

Autour des écrivains américains s’est toujours développée une aura plus cinématographique qu’autour des écrivains européens, sommés par l’Antiquité de leur continent d’adopter une posture plus autoritaire : Cinquante ans après sa mort, l’Amérique se passionnait donc encore pour le suicide d’Hemingway comme on se passionnerait pour un roman-photo ou le baiser d'Edouard et Loana dans la piscine du loft; et plusieurs journalistes relançaient la thèse séduisante d’une filature du FBI pour expliquer son suicide à la carabine en pleine nuit, le 2 juillet 1961, dans le bureau de son chalet à Ketchum en Idaho. Le romancier qui s’était plaint à plusieurs reprises d’être filé par Hoover depuis novembre 1960, en raison de ses affinités avec Cuba et son indélicat dirigeant, passait jusqu’alors auprès de ses proches pour quelque peu paranoïaque ; comme dans un thriller palpitant, il se retrouvait propulsé au rang de prétendu agent double et de martyr politique, dans une saga nimbée d’un indéniable halo romanesque.

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Hemingway avec Marlene Dietrich, en 1938. (c) AFP ImageForum

 

Une autre face du discours propagé à l’occasion de ce suicide fut la déprime. Il y a dans la grandiose déprime de l’écrivain américain, lorsqu’elle devient chronique, un constituant véritablement héroïque, un peu comme le spleen baudelairien mais en plus glamour. La figure d’Hemingway se retrouvait alors propulsée dans la peau d’un naufragé de l’impuissance, de la cirrhose et de la dépression. Un homme à fois hors-norme et dans les normes, finalement parfaitement démocratique. Oui car là-bas, tout doit être chargé de sens, parfaitement conforme avec l’idée que le public se fait de l’écrivain internationalement adulé : un homme déjà vieilli à 61 ans, donc, et comme atteint d’un trouble existentiel. Il aurait finalement sombré dans la radicalité d’un blues aux allures de whisky et de bordeaux, jusqu’à devenir véritablement un martyr de sa réussite et de son ascension. Une version à la Marylin,  à la Who’s afraid of Virginia Woolf, dans laquelle Hemingway jour le rôle d’un Cesare Pavese en plus light (l’Atlantique les sépare). Quelque chose de peut-être moins nobélisable, quoique… En tout cas d’encore hollywoodien. La bio d’un écrivain reconnu se doit, jusqu’à ses derniers coins obscurs, d’être conforme aux intérêts de la bannière étoilée dont il véhicule la légende. Et là, incontestablement, Hémingway, avec son geste, lui transfère un peu du Langlois de Giono et de son Roi sans Divertissement.

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Dernière possibilité, d’un glaçant prosaïsme, qui n’est plus trop ni people ni ricain  : Les hémochromatoses. Ce qui serait pour l’homme de la rue une fin parmi les moins compromettantes se retrouve, pour l’écrivain écrasé du poids de la gloire, la plus tragiquement banale : un mal héréditaire provoquant une surcharge de fer dans l’organisme, déréglant le foie, le pancréas, le cœur, l’hypophyse, jusqu’à y multiplier des lésions irréversibles et insupportables. Terrible, pour un écrivain, de ne plus pouvoir s’exprimer.  « M’efforce de penser seulement au jour le jour et de travailler de même, mais les choses ont été dures et sont dures partout » écrit-il cinq mois avant de vêtir sa robe de chambre rouge et de se tuer, victime finalement comme nous tous de sa pauvre vie organique.

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